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Les commissaires aux comptes des Amis de Nicolas Sarkozy se rebiffent

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À droite, les commissaires aux comptes se réveilleraient-ils ? Après le signalement effectué à la justice par ceux de l'UMP (dans l'affaire de l'amende de Nicolas Sarkozy réglée par le parti), on apprend que les commissaires aux comptes des « Amis de Nicolas Sarkozy », l'un des partis de poche de l'ancien chef de l’État, ont émis des « réserves » lors de la certification des comptes 2013 de l'association.

Rien de suffisamment grave pour refuser de valider les comptes, ni pour saisir la justice, mais visiblement les deux experts chargés d'auditer le parti, c'est-à-dire de vérifier la « sincérité » des comptes et de repérer d'éventuelles irrégularités, ont été empêchés de contrôler correctement.

C'est l'ami de trente ans de Nicolas Sarkozy, Brice Hortefeux, qui préside ce micro-parti depuis sa création à l'été 2012, avec Nadine Morano pour trésorière et Christian Estrosi comme secrétaire général.

Brice Hortefeux, Christian Estrosi et Nadine Morano au meeting des Amis de Nicolas Sarkozy à Arcachon, en 2013Brice Hortefeux, Christian Estrosi et Nadine Morano au meeting des Amis de Nicolas Sarkozy à Arcachon, en 2013 © DR

Or les deux commissaires aux comptes se plaignent de n'avoir pu accéder à certains devis. « Concernant les deux principales manifestations de l’année réalisées par le parti (probablement un gros meeting à Arcachon, ndlr), nous n’avons pu obtenir les devis ou budgets acceptés et signés en amont de la facturation des prestations », écrivent-ils dans leur rapport.

Y a-t-il seulement eu des devis ? Quels étaient les prestataires de ces colloques ? Y a-t-il un risque de surfacturation ? Après les révélations de l'an dernier sur le système de fausse facturation entre Bygmalion et l'UMP, la question mérite d'être posée.

D'autant que le mode de financement du meeting d'Arcachon, organisé en partie aux frais de la municipalité en septembre 2013, fait l'objet d'une enquête préliminaire ouverte par le parquet de Bordeaux (comme Mediapart l'a révélé).

Les commissaires aux comptes du micro-parti se sont également heurtés, si l'on comprend bien, à quelque obstacle quand ils ont voulu contrôler la facture d'un autre prestataire, celui chargé d'engranger les adhésions. « Nous n’avons pu, faute d’informations, recouper la facturation contractuelle faite par le prestataire au titre des adhésions avec le nombre mensuel des adhésions pour la période de janvier à mai 2013 », dénoncent les experts. À l'arrivée, bizarrement, pas la moindre recette n'apparaît dans les comptes au rayon « cotisation des adhérents ».

Comptes 2013Comptes 2013 © CNCCFP

Sollicitée par Mediapart, Nadine Morano n'a pas retourné pour l'instant notre appel.

Il s'avère difficile, par ailleurs, de saisir à quoi ce parti de poche, qui a enregistré 496 000 euros de dons en 2013, a exactement servi. Les comptes précisent bien que 4 900 euros ont été dépensés en voyages, 26 600 euros en loyer, ou encore 41 400 euros en congrès, mais plus de 330 000 euros sont rangés en vrac à la ligne « autres charges externes », des plus opaques.

Du coup, la Commission nationale des financements politiques (CNCCFP), chargée de vérifier les comptes des partis, a usé du nouveau pouvoir que les lois sur la transparence de 2013 lui ont conféré, pour réclamer pièces comptables et factures aux trésoriers. Elle a ainsi demandé des justificatifs, que les « Amis de Nicolas Sarkozy » lui ont fournis. Mais ces échanges restant secrets, les citoyens continueront de s'interroger sur la nature de ces 330 000 euros de dépenses...

La prochaine dissolution du micro-parti a toutefois été annoncée par Brice Hortefeux, qui compte la proposer « au printemps ». Depuis que son champion a été élu président de l'UMP fin novembre, « l'association qui ne tournait qu'avec des bénévoles n'a plus de raison d'être », a précisé Nadine Morano, satisfaite du bilan du micro-parti qui aura permis « d'entretenir un bruit de fond autour de Nicolas Sarkozy ».

Deux autres structures dédiées à l'ancien président resteront quoi qu'il arrive dans le paysage, dont l'« Association de soutien à l'action de Nicolas Sarkozy » (Asans), un parti de poche dont Mediapart avait dévoilé l'existence en 2010 à la faveur de l'affaire Bettencourt. Là encore, la nature de ses dépenses interpelle. En septembre, Le Monde a en effet révélé que l'Asans avait réglé la facture d'un vol Paris-Bordeaux emprunté par Nicolas Sarkozy le 21 mars 2013 pour répondre... à sa convocation par les juges de l'affaire Bettencourt.

Cet usage privatif des fonds est-il bien conforme à l'objet social du micro-parti, tel que défini dans ses statuts ? Interrogé par Mediapart, le mandataire financier de la formation politique, Didier Banquy, nous a répondu que l'Asans comptait « financer l’action de Nicolas Sarkozy au sens large… ». Très large, donc. Pour une véritable transparence sur l'argent des partis, il reste du chemin à parcourir.

→ Voir les comptes 2013 des partis publiés le 31 décembre au Journal officiel, ainsi que  l'avis de la Commission nationale des financements politiques.

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Le barrage de Sivens, l'Europe et l'Etat têtu

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Le gouvernement ne sait toujours pas quoi faire du projet de barrage de Sivens (Tarn). Dernier épisode : le processus de concertation lancé par Ségolène Royal début novembre après la mort de Rémi Fraisse est dans l’impasse. Les experts nommés par le ministère de l’écologie pour faciliter la discussion entre monde agricole et associations de défense de l’environnement devaient restituer jeudi 18 décembre une synthèse des débats menés depuis un mois et demi, en vue d’un texte d’accord ce vendredi. Mais les différends restent trop substantiels pour que ce calendrier d’apaisement se déroule comme prévu. Le ministère de l’écologie a finalement annulé la réunion de restitution et convoqué séparément professions agricoles et écologistes à rencontrer Ségolène Royal. Les experts proposent trois solutions, selon RTL : un barrage plus petit mais toujours à Sivens, des retenues d'eau ou des canalisations.

Lors de la dernière réunion, le 5 décembre, la création d’une réserve latérale sur la rivière Tescou, afin de compléter les volumes d’eau utilisés pour les cultures, a été proposée, en sus d’un meilleur usage des réserves existantes. Les opposants au barrage de Sivens y semblaient favorables, tandis que les représentants des agriculteurs ne paraissaient pas s’y opposer. Mais depuis, la FNSEA a appelé à manifester en défense du barrage de Sivens lui-même. Et la tension a continué de monter dans le contexte de la campagne pour les élections départementales. La maison de Ben Lefetey, porte-parole du collectif pour la défense de la zone humide du Testet, a été taguée (« Ici vit Ben Laden »). Dans ces conditions, difficile de trouver un consensus. La concertation pourrait se prolonger en janvier.

En fait, depuis le départ, l’État est passé en force pour faire construire le barrage, malgré les alertes. En même temps que les élus, ses représentants locaux se sont fourvoyés dans un projet sans issue et ont ainsi couru à la catastrophe.

Le feuilleton rocambolesque de la subvention européenne, qui représente 30 % du financement de l’ouvrage, est exemplaire de l’égarement auto-entretenu de la puissance publique sur ce dossier devenu dramatique depuis la mort de Rémi Fraisse, tué par un gendarme dans la nuit du 25 au 26 octobre.

En novembre 2011, à la fin du quinquennat Sarkozy, les ministères de l’écologie et de l’agriculture publient un rapport sur les retenues de stockage d’eau dans le bassin d’Adour-Garonne, entre les Pyrénées et le Massif central. Le projet de barrage de Sivens y est décrit sous un jour favorable mais sous réserve. Les auteurs mettent en garde la puissance publique : « Le recours à un financement européen est conditionné au fait que les superficies irriguées ne soient pas accrues. Dans l’hypothèse alternative, le plan de financement devrait être modifié. » C’est une remarque importante car les développeurs du projet comptent sur des subsides européens. Près d’un an plus tard, en septembre 2012, le dossier d’enquête publique (p. 68) indique que les surfaces irriguées devraient augmenter de 100 hectares (de 409 à 509 ha). Soit exactement la situation décrite par le rapport ministériel de 2011 comme incompatible avec une aide européenne.

Démarre alors un échange de courriers ubuesque entre le Collectif pour la défense de la zone humide du Testet, regroupant des opposants au projet de barrage, et la puissance publique. Sa lecture permet de reconstituer la construction par l’administration d’une véritable barrière d’opacité. En juin 2013, le collectif demande à la direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt de Midi-Pyrénées (DRAAF), une antenne régionale du ministère de l’agriculture, si les conditions d’éligibilité à l’aide européenne sont bien réunies. Réponse en juillet : voyez avec la direction départementale des territoires (DDT) du Tarn qui instruit la demande de financement FEADER, le Fonds européen agricole pour le développement rural. Surprise, c’est la préfète du Tarn elle-même, Josiane Chevalier, qui répond au courrier suivant : « L’instruction de la demande de subvention liée au projet de retenue de Sivens est actuellement en cours. L’éligibilité ne peut être prononcée à ce jour. » En août 2013, l’État explique donc instruire une demande de subvention pour un projet de barrage dont il ne peut garantir l’éligibilité à l’aide en question. Mais alors, qui décide ?

Dessin en hommage à Rémi Fraisse (Tant qu'il y aura des bouilles).Dessin en hommage à Rémi Fraisse (Tant qu'il y aura des bouilles).

En octobre, le comité de programmation FEADER se réunit à la préfecture. Selon le compte-rendu que Mediapart a pu lire, Bruno Lion, de la DRAAF, y explique que c’est l’autorité de gestion, c’est-à-dire la préfecture de région, qui décide d’attribuer ou non le financement. Quelques semaines plus tard, en novembre 2013, la DRAAF, en tant que service déconcentré de l’État, notifie au conseil général du Tarn, porteur du projet de barrage, que 2,03 millions d’euros leur sont accordés au titre du fonds européen.

Mais pourquoi ce feu vert, malgré le problème de l’irrigation ? Le feuilleton des questions et des non-réponses continue. En février 2014, l’eurodéputée (EELV) Catherine Grèze demande à la Commission européenne si elle peut bloquer cette subvention. Mais pour Bruxelles, « il revient prioritairement aux services nationaux de contrôle de vérifier si l’octroi de l’aide s’est fait dans le respect des règles en vigueur ». Qui donc contrôle, alors ? Le collectif du Testet reprend la plume pour interroger cette fois l’Agence de services et de paiement (ASP) Midi-Pyrénées, un établissement public interministériel. Encore raté ! En juillet 2014, l’ASP leur explique qu’elle a « pour obligation de vérifier l’éligibilité des dépenses présentées pour paiement et leur régularité par rapport aux décisions juridiques prises par l’Autorité de gestion ». Et non pas de contrôler si la subvention européenne lorgnée peut bien être sollicitée. « Il n’y a pas de contrôle indépendant, aucune possibilité de contestation, analyse Ben Lefetey, porte-parole du collectif. Comme l’État porte le projet, il est validé automatiquement. »

En octobre 2014, les experts nommés par Ségolène Royal remettent un rapport critique sur le projet de barrage qui a valeur d’alerte : « Il y a un véritable problème de compatibilité entre le projet, tel qu’il est actuellement présenté, les règles d’intervention du FEADER, et les règles applicables en matière d’aides publiques. » Fin novembre, l’Europe ouvre une procédure d’infraction contre la France pour non-respect de la législation européenne. Elle ne vise pas l’éligibilité à la subvention européenne en tant que telle mais elle s’appuie sur l’augmentation du prélèvement en eau sur le bassin, de nature à détériorer le milieu ambiant, soit ce fameux critère d’éligibilité jamais pris au sérieux par les autorités françaises.

Le projet de barrage de Sivens ne soulève pas qu’une question environnementale. Il pose aussi un sérieux problème de démocratie : conflit d’intérêts du maître d’ouvrage, la compagnie d’aménagement des coteaux de Gasgogne (revoir ici notre débat filmé à ce sujet), capture de l’intérêt général par le conseil général du Tarn, sourd et aveugle aux critiques, brutalité de la répression des opposants. C’est aussi la crise d’un État carapaçonné derrière ses procédures administratives et n’acceptant jamais de rendre des comptes, ni d’entendre les alertes lancées par ses propres instances de veille. Ce fut le cas au niveau départemental et régional. Mais aussi à l’échelle ministérielle.

Le 12 octobre 2012 Delphine Batho, alors ministre de l’écologie, met en place un moratoire sur « la réalisation de travaux de création de retenues de substitution ».

Tous les barrages sont bloqués et une mission parlementaire est nommée sur « la gestion quantitative de l’eau en agriculture ». Elle est confiée à Philippe Martin, député du Gers, département voisin du Tarn, qui rend son mémoire en juin 2013. Un mois plus tard, Batho est limogée et remplacée par… Philippe Martin. Le 11 octobre, par une lettre aux agences de l’eau, il lève le moratoire de sa prédécesseure : « Dès à présent, à titre transitoire, pour les projets administrativement bien engagés et devant bénéficier d’une aide FEADER programmée en 2013, vous pourrez proposer à vos instances le financement de telles retenues de substitution à certaines conditions (amélioration de l’état des milieux, objectif de réduction des prélèvements pour l’irrigation). »

Lettre de Philippe Martin levant le moratoire de Delphine Batho.

C’est cette missive qui débloque le projet de barrage de Sivens.

Dans son livre, Delphine Batho écrit : « On raconte en Deux-Sèvres qu’au lendemain de mon remplacement par Philippe Martin à la tête du ministère de l’écologie, les céréaliers irrigants de Vendée et de Charente-Maritime ont sablé le champagne pour fêter ça. » Et elle ajoute : « J’ignore si l’anecdote est vraie, mais ils avaient une bonne raison de se réjouir puisque le moratoire que j’avais mis en place sur les bassines – ces retenues de substitution destinées à l’arrosage massif des grandes cultures céréalières – a presque immédiatement été levé. »

Sollicité par Mediapart, Philippe Martin répond qu’il n’a fait qu’appliquer la feuille de route de la conférence environnementale, conclue quelques semaines plus tôt. Une table ronde y a été consacrée à l’eau. Elle inscrit parmi les chantiers prioritaires la « sortie du moratoire sur les retenues de substitution ». Pour l’ancien ministre, « dans un cadre un peu difficile, ma lettre aurait dû donner des clés pour que les gens sur le terrain vérifient si le projet qu’ils s’apprêtaient à financer répondait aux différents critères ».

Mais pourquoi le ministère n’a-t-il pas tenu compte des avis critiques sur le barrage de Sivens livrés par ses propres instances : clairement défavorables, pour le Conseil national de la protection de la nature (CNPN) en avril et de nouveau en septembre 2013 ; pas opposé mais réservé pour l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (juin 2012) ? Qu’est-ce qui empêchait le ministère d’exclure du moratoire les projets à problèmes ? La réponse de Philippe Martin fait froid dans le dos : « Je ne sais pas. Je n’ai pas le souvenir d’avoir eu connaissance de ces avis négatifs. Ce n’est pas remonté jusqu’à moi. »

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Affaire Pérol : quand un banquier passe aux aveux (3/3)

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L’instruction judiciaire réalisée pour percer les mystères de l’affaire Pérol est décidément hautement instructive : elle permet de comprendre les charges qui pourraient être retenues contre le patron de BPCE, François Pérol, si le juge Roger Le Loire décidait son renvoi devant un tribunal correctionnel pour y être jugé du chef de prise illégale d’intérêt (lire le premier volet de notre enquête Affaire Pérol : quand la justice se libère de ses entraves 1/3). Mais elle permet aussi – chose rare – de pénétrer dans les coulisses du capitalisme parisien et de comprendre quels en sont les codes et les mœurs.

Ces codes et ces mœurs, nous avons pu déjà en partie les comprendre à la lecture des mails qui figurent dans le dossier judiciaire et que nous avons évoqués dans le deuxième volet de cette enquête (lire Affaire Pérol: ces mails confidentiels qui ont guidé l'enquête judiciaire 2/3). Mais ils transparaissent aussi dans les différentes auditions auxquelles la police judiciaire a procédé. À commencer par celle de Bernard Comolet, l’éphémère patron des Caisses d’épargne, qui prend la présidence de la banque le 19 octobre 2008 quand, sous pression de Nicolas Sarkozy, son prédécesseur Charles Milhaud est poussé vers la sortie après la perte de quelque 750 millions d’euros sur les marchés financiers, et qui restera en fonction jusqu’au 26 février 2009, date à laquelle il est évincé à son tour, pour céder sa place à François Pérol.

Personnage effacé, qui n’a présidé les Caisses d’épargne que quatre mois, et qui n’était visiblement pas préparé à jouer le premier rôle, Bernard Comolet a été visé par une perquisition, à son domicile, le 12 décembre 2013. Et le même jour, il a été longuement entendu par un commandant de la Brigade centrale de lutte contre la corruption.

Cette audition constitue un événement à double titre. Au plan judiciaire d'abord, car le banquier a très précisément expliqué le rôle qu’a joué François Pérol et dans quelles conditions ce dernier a pris le pouvoir au sein de la banque. Événement sociologique aussi car, tantôt candide, tantôt naïf, le banquier a expliqué au policier dans quelles conditions d’autres proches de Nicolas Sarkozy l’avaient pris en main avant même que n’intervienne François Pérol, pour le parrainer dans la vie parisienne des affaires dont il ne connaissait pas les arcanes. D’autres proches, tel Alain Minc, le conseiller de Nicolas Sarkozy et grand entremetteur du capitalisme parisien ; ou encore René Ricol, l’expert-comptable le plus connu dans les milieux du CAC 40, que Nicolas Sarkozy nommera d’abord médiateur du crédit puis commissaire général à l’investissement.

Bernard Comolet raconte d'abord dans quelles conditions il est entré en contact avec Alain Minc – qui était déjà secrètement le conseil de son prédécesseur, Charles Milhaud : « Au sujet d’Alain Minc, rapporte-t-il, je dois vous dire que je suis issu de la banque et de la Caisse d’épargne et que ma nomination en qualité de Président du Directoire de CNCE [il s’agit de la Caisse nationale des caisses d’épargne, l’instance de direction de la banque] m'a projeté dans un monde dont je n'étais pas familier. Je vous précise que hormis mes connaissances de la banque, je ne fais pas partie de la haute administration et que je n'ai pas de réseau. C'est M. René Ricol qui est venu me voir après ma nomination (je le connaissais depuis qu'il avait été commissaire aux comptes de la Caisse d'épargne d’Ile-de-France en 1985) pour me dire qu'il fallait que je rencontre Alain Minc. J'ai donc rencontré une première fois Alain Minc en octobre-novembre 2008 en compagnie de René Ricol et d'Alain Lemaire [à l’époque, l’éphémère numéro 2 des Caisses d’épargne]. À cette occasion M. Minc nous a indiqué que compte tenu de l'ampleur de la tâche (la fusion avec Banques populaires) et de sa complexité, nous aurions besoin d'être conseillés. À ce titre, il accepterait de regarder notre dossier pour se déterminer s'il pouvait accepter d'être notre conseil. À cette occasion, M. Minc nous a indiqué que nous serions bien inspirés de nous choisir maintenant un inspecteur des finances pour nous aider, qu'aujourd'hui, on avait certainement encore le choix du nom mais que dans quelques mois le nom s'imposerait. »

Alain Minc, qui est le conseiller occulte de Nicolas Sarkozy et qui rencontre donc aussi fréquemment son ami François Pérol à l’Élysée, fait-il donc comprendre à Bernard Comolet qu’il aurait tout intérêt à enrôler ce dernier à ses côtés, faute de quoi l’intéressé risque fort de lui prendre sa place de force ? Bernard Comolet ne le précise pas, et poursuit son récit de la manière suivante : « Avec le recul, je décode ces propos ainsi : nous aurions eu bien moins de problèmes avec un inspecteur des finances à nos côtés, lequel aurait été familier dans nos relations avec les pouvoirs publics. »

« À l'issue de cette première rencontre, poursuit le patron par intérim des Caisses d’épargne, un deuxième rendez-vous a été programmé sans que je l'aie sollicité et pour lequel M. Lemaire n'a pas jugé utile de m'accompagner. Au cours de cet entretien, j'ai fait savoir à M. Minc que je n'avais besoin de rien. C'est après cela que j'ai eu la surprise de recevoir le petit mot d'Alain Minc que vous avez saisi, et qui est en fait une lettre de récriminations dans laquelle il se plaint qu'on se prévaudrait de ses services alors qu'il ne nous a point offert ses services. »

En quelque sorte, Bernard Comolet a été pris, si l’on peut dire, en sandwich. D’abord, il a été approché par deux intimes de Nicolas Sarkozy, René Ricol et Alain Minc. Puis, c’est avec un autre proche du même Nicolas Sarkozy qu’il aura affaire, François Pérol. Et cela se passera exactement comme Alain Minc le lui avait par avance suggéré : faute d’avoir appelé à ses côtés un inspecteur des finances, c’est ledit inspecteur des finances qui lui a finalement piqué sa place.

C’est cette seconde partie de l’histoire que Bernard Comolet raconte ensuite au policier, qui l’interroge pour savoir comment il a su que François Pérol serait le futur président de BPCE. « C’est le président de la République lui-même qui me l’a appris et je vais vous dire dans quelles conditions », raconte-t-il.

Bernard Comolet se lance alors dans un long récit, au cours duquel on a tôt fait de comprendre que tout a été organisé à l’Élysée : « Quelques jours avant le samedi 21 février 2009, j'avais été prévenu que François Pérol nous donnait rendez-vous à M. Dupont [le patron des Banques populaires] et à moi, à l’Élysée pour rencontrer le président de la République, ce samedi matin précisément à 11 h 45. À cette occasion le président de la République, Nicolas Sarkozy, nous a indiqué qu'il savait qu'on avait besoin de 5 milliards d’euros et que l’État avait pris la décision de les mettre à notre disposition. À cette réunion il y avait Pérol, Guéant, Dupont, le Président et moi. Le Président est ensuite entré dans les modalités selon lesquelles cette intervention pouvait avoir lieu, c'est-à-dire un prêt convertible en actions dans un délai de 3 à 5 années si des critères fixés dans un MOU (Mémorandum of Understanding) n'étaient pas respectés (conditions de remboursement). Il était précisé par M. Sarkozy que le prêt de 5 milliards d’euros ne serait attribué qu'à l'organe central une fois la fusion Banques populaires et Caisses d’épargne réalisée. »

Et le banquier poursuit : « Le président de la République nous indiquait ensuite, en rappelant que l’État prêtait 5 milliards, qu'il entendait que François Pérol dont il dressait le meilleur tableau, soit proposé comme futur directeur général exécutif du nouvel ensemble. Il nous a indiqué ensuite que le président du nouvel ensemble serait issu des Banques populaires et j'en ai conclu que c'était soit Dupont président du conseil d'administration avec Pérol directeur général, soit Pérol président du directoire et Dupont président du conseil de surveillance. »

En quelque sorte, Bernard Comolet raconte dans quelles conditions il a été prestement débarqué au cours d’une réunion à l’Élysée. Sans que les instances statutaires de la banque n’aient été réunies. Sans que le ministère des finances n’ait été associé en quoi que ce soit à la décision. Le fait du prince, ou un coup de force, comme on voudra…

Visiblement, le chef de l’État a transgressé toutes les procédures et il a congédié le banquier sans même se montrer courtois. « [Nicolas Sarkozy], conclut Bernard Comolet, a indiqué enfin que je devrais traiter avec François Pérol de mon rôle et de ma place dans le futur groupe. Cette annonce était sans appel et m'a été présentée comme une décision. À la fin de cette annonce, le Président s'est excusé du fait de ses occupations et nous a demandé d'en mettre en œuvre les modalités avec François Pérol, dont il disait regretter de devoir se séparer à l’Élysée. Puis il a quitté la salle de réunion. »

En clair, rien ne se passe normalement : Bernard Comolet est démis de ses fonctions, sans que les procédures légales ne soient respectées ; et François Pérol est intronisé patron de la nouvelle entité fusionnée de la même manière.

Est-ce d’ailleurs François Pérol qui a fixé à 5 milliards d’euros les apports d’argent public qui vont être faits aux deux banques dont il sait qu’il va prendre ultérieurement la présidence ? Si François Pérol est renvoyé devant un tribunal correctionnel, la question risque naturellement d’être longuement débattue. Voici la version de Bernard Comolet, telle qu’il l’a présentée au policier qui l’interrogeait : « Si vous me posez la question de savoir qui a déterminé le montant de 5 milliards, ce que je peux vous répondre et dont je suis sûr c'est que c'est le président de la République qui m'a dit : “Je sais que vous avez besoin de 5 milliards et on vous les prêtera.” À la question de savoir qui a défini les 5 milliards, je présume que la Banque de France a déterminé ainsi le montant minimum de fonds propres dont nous avions besoin pour respecter les ratios réglementaires. Le ministère des finances a dû évaluer la possibilité de mobiliser 5 milliards de fonds publics pour nous aider et je présume que François Pérol, par son expérience de la banque et sa connaissance du dossier Banque populaire Natixis Caisses d'épargne, a pu se faire sa propre opinion sur le besoin en fonds propres et conseiller ainsi le chef de l’État dans sa décision politique d'intervention. »

Et la fin de la réunion se déroule dans des conditions, pour anecdotiques qu’elles soient, qui révèlent les mœurs du capitalisme français de connivence : « La réunion étant dès lors terminée, François Pérol nous a proposé à Philippe Dupont et à moi-même de déjeuner dans un petit restaurant de la rue Gay-Lussac, proche de son domicile. C'était un repas convivial, où il s'est comporté avec moi comme un "patron souriant". Je me souviens qu'on a parlé au déjeuner de mon conseil en communication, conseil que j'ai indiqué ne pas avoir. Selon lui, c'était regrettable, me précisant qu'il avait Anne Méaux, d’Image 7 ; Dupont à son tour précisait avoir Stéphane Fouks, d'Euro-RSCG, comme conseil. »

Au cours de cette audition, le policier a également interrogé Bernard Comolet sur un contrat trouvé lors d’une perquisition et liant son prédécesseur, Charles Milhaud, à Jean-Marie Messier, l’ancien patron de Vivendi Universal qui s’est reconverti en banquier d’affaires et que nous avons déjà croisé comme conseil secret des Caisses d’épargne dans le deuxième volet de notre enquête. Ce contrat, Bernard Comolet dit alors ce qu’il en connaît : « J'ai eu connaissance à mon arrivée de ce contrat dont l'objet était une mission sur le rapprochement CNCE [la Caisse nationale des Caisses d’épargne] et BFBP [la Banque fédérale des Banques populaires], signé en date du 8 octobre 2008 et prévoyant une rémunération pour Messier Associés [la mini-banque d’affaires créée par Jean-Marie Messier] de 2 millions d'euros... Ce contrat avait été signé quelques jours avant mon arrivée. Ne sachant pas ce à quoi il allait servir, n'en voyant pas l'utilité et étonné des montants en cause, j'ai demandé quand je l'ai découvert à ce qu'il ne soit pas honoré. J'ai fait savoir qu'en cas de contestation, j'utiliserais toutes les voies de droit. Et je n'en ai plus entendu parler. »

Refusant les services d’Alain Minc ; ignorant de surcroît que tout bon grand patron fait forcément appel à l’un des grands cabinets de conseil en communication, celui d'Anne Méaux ou celui de Stéphane Fouks ; dénonçant un contrat conclut avec Jean-Marie Messier, un autre « chouchou » de Nicolas Sarkozy : l’impétrant ignorait décidément tout des us et coutumes du capitalisme du Fouquet’s et ne pouvait tenir longtemps à son poste.

C’est d’abord Alain Minc qui a fait comprendre à Bernard Comolet qu’ils ne faisaient vraiment pas partie du même monde, en lui adressant un petit mot vachard écrit sur une carte de visite retrouvée lors d’une perquisition : « ... Notre dernier rendez-vous m'a laissé un sentiment de malaise... une certaine manière de jouer de votre part, sous couvert d'humilité... Je n'ai jamais fonctionné avec mes interlocuteurs que dans une confiance totale et réciproque... tel n'est pas aujourd'hui et de votre fait, le cas... »

Le modeste et trop provincial banquier a dû finalement abandonner ses fonctions de président. C’est alors que commence l’affaire Pérol…

BOITE NOIREDepuis 2008, Mediapart a consacré pas loin de 150 enquêtes à la crise des Caisses d'épargne puis à l'affaire du pantouflage de François Pérol, qui a conduit à sa mise en examen pour prise illégale d'intérêt. À l'origine de très nombreuses révélations, nous avons fait l'objet de onze plaintes en diffamation, avec constitution de partie civile, de la part de l'ancienne direction des Caisses d'épargne emmenée par Charles Milhaud, à la suite de quoi François Pérol a ajouté une douzième plainte, après que nous avons révélé qu'il quittait l'Élysée pour prendre la direction de cette banque dans des conditions controversées. Edwy Plenel, en qualité de directeur de la publication de Mediapart, et l'auteur de ces lignes en qualité d'auteur des enquêtes ont donc été mis en examen à l'époque à douze reprises.

Mais finalement, à quelques jours du procès, les plaignants ont redouté la confrontation judiciaire au cours de laquelle nous entendions établir la véracité des faits et l'honnêteté de notre travail, et ont retiré leurs plaintes. Pour finir, Mediapart a donc engagé contre eux une procédure pour poursuites abusives et a obtenu réparation. On trouvera un compte rendu de cette confrontation judiciaire notamment dans ces deux articles : Mediapart gagne son procès contre les Caisses d'épargne et Caisses d'épargne : un jugement important pour la liberté de la presse.

Cette histoire des Caisses d'épargne croise aussi la mienne. C'est à la suite de la censure d'un passage de l'une de mes enquêtes sur les Caisses d'épargne, du temps où j'étais éditorialiste au Monde, que j'ai pris la décision à la fin de 2006 de quitter ce quotidien. À l'époque, j'avais cherché à comprendre les raisons de cette censure et j'avais découvert que le président du conseil de surveillance du Monde, Alain Minc, était aussi secrètement le conseil rémunéré du patron des Caisses d'épargne, auquel il demandait par ailleurs des financements pour renflouer Le Monde. J'ai raconté l'histoire de cette censure au début de mon livre Petits conseils (Stock, 2007), et dans la vidéo suivante : Pourquoi je rejoins Mediapart.

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Affaire Pérol: un banquier passe aux aveux

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L’instruction judiciaire réalisée pour percer les mystères de l’affaire Pérol est décidément hautement instructive : elle permet de comprendre les charges qui pourraient être retenues contre le patron de BPCE, François Pérol, si le juge Roger Le Loire décidait son renvoi devant un tribunal correctionnel pour y être jugé du chef de prise illégale d’intérêt (lire le premier volet de notre enquête Affaire Pérol : quand la justice se libère de ses entraves 1/3). Mais elle permet aussi – chose rare – de pénétrer dans les coulisses du capitalisme parisien et de comprendre quels en sont les codes et les mœurs.

Ces codes et ces mœurs, nous avons pu déjà en partie les comprendre à la lecture des mails qui figurent dans le dossier judiciaire et que nous avons évoqués dans le deuxième volet de cette enquête (lire Affaire Pérol: ces mails confidentiels qui ont guidé l'enquête judiciaire 2/3). Mais ils transparaissent aussi dans les différentes auditions auxquelles la police judiciaire a procédé. À commencer par celle de Bernard Comolet, l’éphémère patron des Caisses d’épargne, qui prend la présidence de la banque le 19 octobre 2008 quand, sous pression de Nicolas Sarkozy, son prédécesseur Charles Milhaud est poussé vers la sortie après la perte de quelque 750 millions d’euros sur les marchés financiers, et qui restera en fonction jusqu’au 26 février 2009, date à laquelle il est évincé à son tour, pour céder sa place à François Pérol.

Personnage effacé, qui n’a présidé les Caisses d’épargne que quatre mois, et qui n’était visiblement pas préparé à jouer le premier rôle, Bernard Comolet a été visé par une perquisition, à son domicile, le 12 décembre 2013. Et le même jour, il a été longuement entendu par un commandant de la Brigade centrale de lutte contre la corruption.

Cette audition constitue un événement à double titre. Au plan judiciaire d'abord, car le banquier a très précisément expliqué le rôle qu’a joué François Pérol et dans quelles conditions ce dernier a pris le pouvoir au sein de la banque. Événement sociologique aussi car, tantôt candide, tantôt naïf, le banquier a expliqué au policier dans quelles conditions d’autres proches de Nicolas Sarkozy l’avaient pris en main avant même que n’intervienne François Pérol, pour le parrainer dans la vie parisienne des affaires dont il ne connaissait pas les arcanes. D’autres proches, tel Alain Minc, le conseiller de Nicolas Sarkozy et grand entremetteur du capitalisme parisien ; ou encore René Ricol, l’expert-comptable le plus connu dans les milieux du CAC 40, que Nicolas Sarkozy nommera d’abord médiateur du crédit puis commissaire général à l’investissement.

Bernard Comolet raconte d'abord dans quelles conditions il est entré en contact avec Alain Minc – qui était déjà secrètement le conseil de son prédécesseur, Charles Milhaud : « Au sujet d’Alain Minc, rapporte-t-il, je dois vous dire que je suis issu de la banque et de la Caisse d’épargne et que ma nomination en qualité de Président du Directoire de CNCE [il s’agit de la Caisse nationale des caisses d’épargne, l’instance de direction de la banque] m'a projeté dans un monde dont je n'étais pas familier. Je vous précise que hormis mes connaissances de la banque, je ne fais pas partie de la haute administration et que je n'ai pas de réseau. C'est M. René Ricol qui est venu me voir après ma nomination (je le connaissais depuis qu'il avait été commissaire aux comptes de la Caisse d'épargne d’Ile-de-France en 1985) pour me dire qu'il fallait que je rencontre Alain Minc. J'ai donc rencontré une première fois Alain Minc en octobre-novembre 2008 en compagnie de René Ricol et d'Alain Lemaire [à l’époque, l’éphémère numéro 2 des Caisses d’épargne]. À cette occasion M. Minc nous a indiqué que compte tenu de l'ampleur de la tâche (la fusion avec Banques populaires) et de sa complexité, nous aurions besoin d'être conseillés. À ce titre, il accepterait de regarder notre dossier pour se déterminer s'il pouvait accepter d'être notre conseil. À cette occasion, M. Minc nous a indiqué que nous serions bien inspirés de nous choisir maintenant un inspecteur des finances pour nous aider, qu'aujourd'hui, on avait certainement encore le choix du nom mais que dans quelques mois le nom s'imposerait. »

Alain Minc, qui est le conseiller occulte de Nicolas Sarkozy et qui rencontre donc aussi fréquemment son ami François Pérol à l’Élysée, fait-il donc comprendre à Bernard Comolet qu’il aurait tout intérêt à enrôler ce dernier à ses côtés, faute de quoi l’intéressé risque fort de lui prendre sa place de force ? Bernard Comolet ne le précise pas, et poursuit son récit de la manière suivante : « Avec le recul, je décode ces propos ainsi : nous aurions eu bien moins de problèmes avec un inspecteur des finances à nos côtés, lequel aurait été familier dans nos relations avec les pouvoirs publics. »

« À l'issue de cette première rencontre, poursuit le patron par intérim des Caisses d’épargne, un deuxième rendez-vous a été programmé sans que je l'aie sollicité et pour lequel M. Lemaire n'a pas jugé utile de m'accompagner. Au cours de cet entretien, j'ai fait savoir à M. Minc que je n'avais besoin de rien. C'est après cela que j'ai eu la surprise de recevoir le petit mot d'Alain Minc que vous avez saisi, et qui est en fait une lettre de récriminations dans laquelle il se plaint qu'on se prévaudrait de ses services alors qu'il ne nous a point offert ses services. »

En quelque sorte, Bernard Comolet a été pris, si l’on peut dire, en sandwich. D’abord, il a été approché par deux intimes de Nicolas Sarkozy, René Ricol et Alain Minc. Puis, c’est avec un autre proche du même Nicolas Sarkozy qu’il aura affaire, François Pérol. Et cela se passera exactement comme Alain Minc le lui avait par avance suggéré : faute d’avoir appelé à ses côtés un inspecteur des finances, c’est ledit inspecteur des finances qui lui a finalement piqué sa place.

C’est cette seconde partie de l’histoire que Bernard Comolet raconte ensuite au policier, qui l’interroge pour savoir comment il a su que François Pérol serait le futur président de BPCE. « C’est le président de la République lui-même qui me l’a appris et je vais vous dire dans quelles conditions », raconte-t-il.

Bernard Comolet se lance alors dans un long récit, au cours duquel on a tôt fait de comprendre que tout a été organisé à l’Élysée : « Quelques jours avant le samedi 21 février 2009, j'avais été prévenu que François Pérol nous donnait rendez-vous à M. Dupont [le patron des Banques populaires] et à moi, à l’Élysée pour rencontrer le président de la République, ce samedi matin précisément à 11 h 45. À cette occasion le président de la République, Nicolas Sarkozy, nous a indiqué qu'il savait qu'on avait besoin de 5 milliards d’euros et que l’État avait pris la décision de les mettre à notre disposition. À cette réunion il y avait Pérol, Guéant, Dupont, le Président et moi. Le Président est ensuite entré dans les modalités selon lesquelles cette intervention pouvait avoir lieu, c'est-à-dire un prêt convertible en actions dans un délai de 3 à 5 années si des critères fixés dans un MOU (Mémorandum of Understanding) n'étaient pas respectés (conditions de remboursement). Il était précisé par M. Sarkozy que le prêt de 5 milliards d’euros ne serait attribué qu'à l'organe central une fois la fusion Banques populaires et Caisses d’épargne réalisée. »

Et le banquier poursuit : « Le président de la République nous indiquait ensuite, en rappelant que l’État prêtait 5 milliards, qu'il entendait que François Pérol dont il dressait le meilleur tableau, soit proposé comme futur directeur général exécutif du nouvel ensemble. Il nous a indiqué ensuite que le président du nouvel ensemble serait issu des Banques populaires et j'en ai conclu que c'était soit Dupont président du conseil d'administration avec Pérol directeur général, soit Pérol président du directoire et Dupont président du conseil de surveillance. »

En quelque sorte, Bernard Comolet raconte dans quelles conditions il a été prestement débarqué au cours d’une réunion à l’Élysée. Sans que les instances statutaires de la banque n’aient été réunies. Sans que le ministère des finances n’ait été associé en quoi que ce soit à la décision. Le fait du prince, ou un coup de force, comme on voudra…

Visiblement, le chef de l’État a transgressé toutes les procédures et il a congédié le banquier sans même se montrer courtois. « [Nicolas Sarkozy], conclut Bernard Comolet, a indiqué enfin que je devrais traiter avec François Pérol de mon rôle et de ma place dans le futur groupe. Cette annonce était sans appel et m'a été présentée comme une décision. À la fin de cette annonce, le Président s'est excusé du fait de ses occupations et nous a demandé d'en mettre en œuvre les modalités avec François Pérol, dont il disait regretter de devoir se séparer à l’Élysée. Puis il a quitté la salle de réunion. »

En clair, rien ne se passe normalement : Bernard Comolet est démis de ses fonctions, sans que les procédures légales ne soient respectées ; et François Pérol est intronisé patron de la nouvelle entité fusionnée de la même manière.

Est-ce d’ailleurs François Pérol qui a fixé à 5 milliards d’euros les apports d’argent public qui vont être faits aux deux banques dont il sait qu’il va prendre ultérieurement la présidence ? Si François Pérol est renvoyé devant un tribunal correctionnel, la question risque naturellement d’être longuement débattue. Voici la version de Bernard Comolet, telle qu’il l’a présentée au policier qui l’interrogeait : « Si vous me posez la question de savoir qui a déterminé le montant de 5 milliards, ce que je peux vous répondre et dont je suis sûr c'est que c'est le président de la République qui m'a dit : “Je sais que vous avez besoin de 5 milliards et on vous les prêtera.” À la question de savoir qui a défini les 5 milliards, je présume que la Banque de France a déterminé ainsi le montant minimum de fonds propres dont nous avions besoin pour respecter les ratios réglementaires. Le ministère des finances a dû évaluer la possibilité de mobiliser 5 milliards de fonds publics pour nous aider et je présume que François Pérol, par son expérience de la banque et sa connaissance du dossier Banque populaire Natixis Caisses d'épargne, a pu se faire sa propre opinion sur le besoin en fonds propres et conseiller ainsi le chef de l’État dans sa décision politique d'intervention. »

Et la fin de la réunion se déroule dans des conditions, pour anecdotiques qu’elles soient, qui révèlent les mœurs du capitalisme français de connivence : « La réunion étant dès lors terminée, François Pérol nous a proposé à Philippe Dupont et à moi-même de déjeuner dans un petit restaurant de la rue Gay-Lussac, proche de son domicile. C'était un repas convivial, où il s'est comporté avec moi comme un "patron souriant". Je me souviens qu'on a parlé au déjeuner de mon conseil en communication, conseil que j'ai indiqué ne pas avoir. Selon lui, c'était regrettable, me précisant qu'il avait Anne Méaux, d’Image 7 ; Dupont à son tour précisait avoir Stéphane Fouks, d'Euro-RSCG, comme conseil. »

Au cours de cette audition, le policier a également interrogé Bernard Comolet sur un contrat trouvé lors d’une perquisition et liant son prédécesseur, Charles Milhaud, à Jean-Marie Messier, l’ancien patron de Vivendi Universal qui s’est reconverti en banquier d’affaires et que nous avons déjà croisé comme conseil secret des Caisses d’épargne dans le deuxième volet de notre enquête. Ce contrat, Bernard Comolet dit alors ce qu’il en connaît : « J'ai eu connaissance à mon arrivée de ce contrat dont l'objet était une mission sur le rapprochement CNCE [la Caisse nationale des Caisses d’épargne] et BFBP [la Banque fédérale des Banques populaires], signé en date du 8 octobre 2008 et prévoyant une rémunération pour Messier Associés [la mini-banque d’affaires créée par Jean-Marie Messier] de 2 millions d'euros... Ce contrat avait été signé quelques jours avant mon arrivée. Ne sachant pas ce à quoi il allait servir, n'en voyant pas l'utilité et étonné des montants en cause, j'ai demandé quand je l'ai découvert à ce qu'il ne soit pas honoré. J'ai fait savoir qu'en cas de contestation, j'utiliserais toutes les voies de droit. Et je n'en ai plus entendu parler. »

Refusant les services d’Alain Minc ; ignorant de surcroît que tout bon grand patron fait forcément appel à l’un des grands cabinets de conseil en communication, celui d'Anne Méaux ou celui de Stéphane Fouks ; dénonçant un contrat conclut avec Jean-Marie Messier, un autre « chouchou » de Nicolas Sarkozy : l’impétrant ignorait décidément tout des us et coutumes du capitalisme du Fouquet’s et ne pouvait tenir longtemps à son poste.

C’est d’abord Alain Minc qui a fait comprendre à Bernard Comolet qu’ils ne faisaient vraiment pas partie du même monde, en lui adressant un petit mot vachard écrit sur une carte de visite retrouvée lors d’une perquisition : « ... Notre dernier rendez-vous m'a laissé un sentiment de malaise... une certaine manière de jouer de votre part, sous couvert d'humilité... Je n'ai jamais fonctionné avec mes interlocuteurs que dans une confiance totale et réciproque... tel n'est pas aujourd'hui et de votre fait, le cas... »

Le modeste et trop provincial banquier a dû finalement abandonner ses fonctions de président. C’est alors que commence l’affaire Pérol…

BOITE NOIREDepuis 2008, Mediapart a consacré pas loin de 150 enquêtes à la crise des Caisses d'épargne puis à l'affaire du pantouflage de François Pérol, qui a conduit à sa mise en examen pour prise illégale d'intérêt. À l'origine de très nombreuses révélations, nous avons fait l'objet de onze plaintes en diffamation, avec constitution de partie civile, de la part de l'ancienne direction des Caisses d'épargne emmenée par Charles Milhaud, à la suite de quoi François Pérol a ajouté une douzième plainte, après que nous avons révélé qu'il quittait l'Élysée pour prendre la direction de cette banque dans des conditions controversées. Edwy Plenel, en qualité de directeur de la publication de Mediapart, et l'auteur de ces lignes en qualité d'auteur des enquêtes ont donc été mis en examen à l'époque à douze reprises.

Mais finalement, à quelques jours du procès, les plaignants ont redouté la confrontation judiciaire au cours de laquelle nous entendions établir la véracité des faits et l'honnêteté de notre travail, et ont retiré leurs plaintes. Pour finir, Mediapart a donc engagé contre eux une procédure pour poursuites abusives et a obtenu réparation. On trouvera un compte rendu de cette confrontation judiciaire notamment dans ces deux articles : Mediapart gagne son procès contre les Caisses d'épargne et Caisses d'épargne : un jugement important pour la liberté de la presse.

Cette histoire des Caisses d'épargne croise aussi la mienne. C'est à la suite de la censure d'un passage de l'une de mes enquêtes sur les Caisses d'épargne, du temps où j'étais éditorialiste au Monde, que j'ai pris la décision à la fin de 2006 de quitter ce quotidien. À l'époque, j'avais cherché à comprendre les raisons de cette censure et j'avais découvert que le président du conseil de surveillance du Monde, Alain Minc, était aussi secrètement le conseil rémunéré du patron des Caisses d'épargne, auquel il demandait par ailleurs des financements pour renflouer Le Monde. J'ai raconté l'histoire de cette censure au début de mon livre Petits conseils (Stock, 2007), et dans la vidéo suivante : Pourquoi je rejoins Mediapart.

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Piketty et la légion d'honneur: l'amnésie du pouvoir

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Des artistes, des savants, des acteurs publics qui refusent la légion d’honneur, il y en a des dizaines, pour des motifs les plus divers. L’indépendance, comme Edmond Maire l’ancien patron de la CFDT ; la protestation, comme la chercheuse Annie Thébaud-Mony en 2012 ; la colère, comme Hector Berlioz à qui l’État devait de l’argent ; le haussement d’épaules comme le dessinateur Jacques Tardi en 2013 ; Georges Brassens en son temps, se moquant du « fatal insigne qui ne pardonne pas », ou Léo Ferré dénonçant « ce ruban malheureux et rouge comme la honte ». Claude Monet, Georges Bernanos, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Albert Camus, Georges Sand, Pierre Curie, à chaque refus son anecdote et son bon mot.

La différence avec Piketty, c’est que l’État n’a pas écrit de roman avec Georges Sand, n’a pas cherché avec Pierre Curie, n’a pas chanté avec Brassens ou Ferré, ni dessiné avec Tardi, alors que le candidat François Hollande n’avait à la bouche que « la grande réforme fiscale »inspirée par un économiste en vue, dont le nom circulait sur toutes les lèvres.

Thomas Piketty, dans la campagne victorieuse de François Hollande, de l’automne 2011 au printemps 2012, ce n’était pas un conseiller parmi tant d’autres, c’était l’inspirateur, et la caution. La preuve que les quelques hardiesses économiques du candidat n’étaient pas improvisées. Si l’équipe entourant le futur président, et si le candidat lui-même promettaient d’agir sur la relance en pleine période de crise, c’est qu’une répartition plus juste de l’argent public recueilli par l’impôt allait créer un choc de confiance. À chaque question sur le déficit, ou sur la faisabilité de telle ou telle mesure, François Hollande répondait par « la grande réforme fiscale », et cette grande réforme fiscale, avec, entre autre, la fusion de la CSG et de l’Impôt sur le revenu, était issue des travaux de Thomas Piketty…

“Piketty”, c’était le Sésame, un mélange de magie et de science… La réponse globale et la réponse à tout (lire ici le débat Piketty/Hollande organisé par Mediapart en janvier 2011).

Après les élections, la réponse globale s’est transformée en une succession d’ajustements qui ne répondaient qu’aux exigences de la droite et des organisations patronales, et le Sésame fut renvoyé à ses chères études, ses conférences, ses critiques, puis son best-seller mondial, tandis que le nouveau Président se consacrait aux 20 milliards d’allègements de charge du CICE, puis aux 40 milliards du pacte de responsabilité.

La grande réforme fiscale fut vaguement évoquée par Jean-Marc Ayrault en décembre 2013 avant d’être définitivement enterrée par la nomination de Manuel Valls au printemps 2014.

Si bien que l’attribution de cette Légion d’honneur apparaît, au seuil de 2015, comme une brassée de fleurs et de couronnes jetées sur la tombe d’une promesse, plutôt que l’aboutissement d’une carrière au service de la Nation… Geneviève Fioraso, la secrétaire d’État chargée de l’enseignement supérieur, à l’origine de cette proposition, aurait pu deviner que cette “récompense” ne chatouillerait pas la vanité du bouillant Piketty, mais l’agacerait plutôt.

Elle n’a pas réalisé. Elle n’a pas mesuré la dimension symbolique de cette décision a priori anecdotique, et elle n’est pas la seule. Quand l’affaire a éclaté, c’est tout le gouvernement qui a semblé frappé d’amnésie. Piketty n’était plus l’homme qui avait travaillé avec les ministres d’aujourd’hui, autour du candidat devenu Président, il était un intello, une espèce d’allumé, une star de l’édition dont on moquait les caprices…

Pour l’excellent Stéphane Le Foll, porte-parole du gouvernement, il y a d’un côté quelqu’un « qui a des idées intéressantes mais qui est un chercheur dans son bureau, qui fait des calculs », et de l’autre « la politique, qui est confrontée à la réalité ». Ah bon… Donc, François Hollande ne faisait pas de politique pendant sa campagne présidentielle !

Pour le secrétaire d’État Thierry Mandon, la réforme fiscale de Thomas Piketty est simplement inapplicable. Ah bon… Une réforme peut donc être inapplicable et promise à la fois !

Pour Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du numérique, Thomas Piketty « confond peut-être le fait qu’une légion d’honneur est une récompense pour un mérite reconnu par la Nation, et pas une adhésion à une politique économique »… Ah bon. Donc, François Hollande n’adhérait pas au discours de sa campagne.

De bout en bout, de l’attribution de la médaille aux éléments de langage distillés dans les médias, le gouvernement et le Président se retrouvent confrontés à eux-mêmes, dans une sorte d’amnésie collective, et c’est ce face-à-face avec soi-même qui donne son côté accablant à cette affaire au départ insignifiante.

Pire encore. En opposant le mauvais coucheur Piketty au bon récipiendaire Jean Tirole, prix Nobel d’Économie, qui a accepté la médaille, les ministres confirment leur virage politique, c’est-à-dire la “trahison” que leur reproche le Front de gauche, la plupart des écologistes, et les frondeurs du PS. Car Tirole, pour Nobelisé qu’il soit, n’est pas un homme de gauche. Il a dû frémir au discours du Bourget (« mon ennemi, c’est la finance ») inspiré par Piketty. Jean Tirolle, le nouveau compagnon de route, est d’abord un libéral, et c’est lui le bon élève.

Pour compléter le tableau, notons encore ce “détail” de l’histoire… L’année éditoriale de la France a été marquée par deux livres. La vengeance de Valerie Trierweiller, et les errances d’Éric Zemmour. Tout le monde en parle parce qu’ils se sont beaucoup vendus. Le succès de Zemmour serait même un symptôme de l’extrême droitisation de la société française. Or Piketty, dans un pavé de 900 pages, publié en 2013, un ouvrage exigeant qui démonte les excès d’un libéralisme tout puissant en Europe, a vendu trois fois plus, et que trouve à déclarer le gouvernement PS, vexé : que cet économiste ferait mieux de retourner à ses chères études.

Si ce n’est pas un divorce, c’est carrément une fracture.    

 

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   Retrouvez ci-dessous le débat Alain Badiou-Thomas Piketty organisé en octobre 2014 par Mediapart

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Aux sources de la régression française : l’affaire Renaud Camus

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Ce qui fit alors scandale, c’est que Renaud Camus, n’ayant pas encore adopté la précaution de mettre en sourdine son antisémitisme pour mieux libérer sa haine des arabes et des musulmans, y exprimait son obsession de la présence juive, notamment dans les médias. Cette polémique parisienne, où Le Monde dont je dirigeais alors la rédaction joua son rôle d’alerte, fut la scène inaugurale des évolutions à venir, ce boulevard offert à la nouvelle idéologie raciste : Renaud Camus, malgré l’évidence de son positionnement xénophobe, fut d’emblée soutenu par le philosophe Alain Finkielkraut, par ses deux éditeurs (Fayard, qui le publie toujours, et POL – ce dernier ayant pris silencieusement ses distances après 2009) ainsi que par l’establishment dominant, tandis que Le Monde devenait la cible à abattre en raison de son engagement prémonitoire face à ces nouveaux barbares.

En témoigneront d’abord un débat organisé au printemps 2002 à Sciences-Po dans un amphithéâtre comble, en présence de la hiérarchie de l’Institut d’études politiques – dont son directeur Richard Descoings, décédé depuis –, où je fus confronté à Alain Finkielkraut par la « Société des lecteurs de Renaud Camus », fondée par un enseignant de Sciences-Po, Rémi Pellet. De ce débat inégal, mise en accusation plutôt, témoignent des enregistrements disponibles sur Dailymotion en cinq épisodes (c’est à écouter ici). Ainsi, au début des années 2000, Renaud Camus posait-il déjà en héros intellectuel parmi ceux qui avaient la charge de former les futures élites administratives et économiques du pays. 

Puis ce fut, début 2003, la charge de La Face cachée du Monde, publiée chez Mille et Une Nuits (département de Fayard) par l’éditeur de La Campagne de France de Renaud Camus. Dans son réquisitoire qui visait essentiellement mon animation éditoriale du quotidien, ce pamphlet retenait à charge l’affaire Camus, en prenant sans réserve la défense d’un auteur qui aurait « subi la plus insistante et la plus virulente des fatwas médiatiques qu’ait connues un écrivain en France depuis des décennies » (sic). 

Entretemps, à l’automne 2002, j’avais pris la peine d’une mise au point sur le fond, dans un chapitre de La Découverte du monde (Stock, puis Folio). M’attardant à lire vraiment Renaud Camus – ce qu’à vrai dire, personne ne fit à l’époque –, j’y dévoilais, en démontant sa perverse cohérence, la nouvelle idéologie raciste qui allait s’installer à demeure, jugée fréquentable et recevable jusque sur les ondes de France Culture, la radio où, hier, Camus s’alarmait d’une trop forte présence juive. Au passage, le lecteur découvrira que, loin d’être une récente surprise avec la parution annoncée de Soumission (lire ici), le cas Houellebecq, en matière de préjugé islamophobe, était déjà pendable.

Afin que nos lecteurs, et notamment les plus jeunes, prennent la mesure du processus de régression intellectuelle et morale qui, en une grosse décennie, nous a conduit, aujourd’hui, au bord de ce précipice que serait une prise de pouvoir par l’extrême droite, je reproduis in extenso ce chapitre que j’avais intitulé « Une campagne française ». Les notes, essentiellement des références des citations, sont à consulter sous l’onglet « Prolonger »

Une campagne française (2002)

Les mots, les mots fragiles et blessés, les mots que l’on ne peut plus aligner comme avant. Avant le désastre, avant la catastrophe. Un écrivain français, parmi d’autres, le rappelait : « Il faut remonter au désastre. Ce n’est pas bien difficile, car le désastre a nombre de visages, et le temps passerait-il sur lui que pourtant il ne serait jamais loin. Mais il faut remonter au plus grand des désastres. Il faut remonter à la question d’Adorno sur la possibilité d’écrire encore des poèmes, après Auschwitz. […] Si la poésie est inadmissible ou put paraître telle, après les camps de la mort, c’est que toute parole est passée par la bouche des bourreaux. » (1) Adorno avait tort : il y eut des poètes après Auschwitz, et l’un des plus grands, Paul Celan, fut de langue allemande, langue qu’il avait choisi d’habiter en étranger, langue maternelle devenue étrangère depuis qu’elle avait été celle des bourreaux, justement. Mais, sur l’essentiel, Adorno avait raison : après Auschwitz, la culture ne sera plus jamais innocente et aucune tradition ne nous met définitivement à l’abri du crime.

C’est ainsi que le même écrivain français, fort cultivé au demeurant et très convaincu de sa maîtrise de la langue, écrit également ceci : « Les lois que personnellement j’aurais voulu voir appliquer, aux groupes et surtout aux individus d’autres cultures et d’autres races qui se présentaient chez nous, ce sont les lois de l’hospitalité. Il est trop tard désormais. Elles impliquaient que l’on sût de part et d’autre qui était l’hôte, et qui l’hôte. À chacun ses devoirs, ses responsabilités, ses privilèges. Mais les hôtes furent trop nombreux dans la maison. Peut-être aussi restèrent-ils trop longtemps. Ils cessèrent de se considérer comme des hôtes, et, encouragés sans doute par la curieuse amphibologie qui affecte le mot dans notre langue, ils commencèrent à se considérer eux-mêmes comme des hôtes, c’est-à-dire comme étant chez eux. L’idéologie dominante antiraciste leur a donné raison. Il n’est plus temps de réagir, sauf à céder à des violences qui ne sont pas dans notre nature, et en tout cas pas dans la mienne. » (2)

Cette parole-là, précisément, est aussi passée par la bouche des bourreaux. Avec les mêmes euphémismes de précaution. Extérieur à notre monde (« la maison »), l’étranger (« les hôtes… d’autres cultures et d’autres races ») s’est installé à demeure (« trop longtemps »), se comportant en occupant d’un pays qui n’est pas le sien (« comme étant chez eux »), protégé par la condamnation morale du racisme (« l’idéologie dominante antiraciste »), et seul le recours à la violence pourrait nous en défaire. Si l’écrivain aux mains pures se refuse à ces extrémités, on peut supposer que, l’ayant entendu, d’autres, plus courageux, seraient prêts à s’en charger, un jour. Car, s’ils lisent l’écrivain, ils auront aisément compris qu’il leur décrit une invasion, un danger qui menace leur identité, un péril où leur être même est en jeu. Quelques lignes avant le passage cité, il leur a dit, en effet, que « la société métissée va vaincre », que « la France sera bientôt un quartier comme un autre du village universel », que « les Arabes et les Noirs ne seront pas intégrés aux Français de souche, et les Français de souche ne seront pas intégrés à eux » et que cette évolution inéluctable signifie « la disparition du monde ancien, ce monde français, au sens étroit désormais, qui est celui qui m’a nourri, pour lequel j’avais été préparé, et que je trouve éteint lorsque arrivé à l’âge mur je pouvais espérer me fondre harmonieusement en lui ».

Renaud Camus, puisque c’est de lui qu’il s’agit, exprime-t-il une vision raciste du monde, paisiblement et habilement raciste ? La question est d’importance tant cet auteur, loin d’être marginal, peut exciper d’une œuvre copieuse et abondamment commentée, succession de « romans d’idées » – la formule est heureuse – dont il est à la fois le protagoniste et le narrateur (3). Elle a fait un certain bruit en l’an 2000, dessinant des lignes de partage inédites qu’en 2002, l’intéressé a paru vouloir approfondir, se lançant dans la proclamation, électronique mais grandiloquente, d’un « Parti de l'In-nocence » qui s’en prend aux « nuisances » en général et à l’immigration en particulier à laquelle il souhaite que l’on mette « un terme effectif » (4). Quant au jugement qu’appelle la réponse, il n’est pas d’indignation morale, encore moins d’appréciation littéraire, simplement de juste évaluation politique. Et si l’on s’oblige, dans ce qui suit, à une lecture au plus près des textes, décryptage aussi déprimant que minutieux, c’est avec la conviction que surgit ici une forme nouvelle, postmoderne en quelque sorte, de cela même qui nous occupe et nous inquiète.

L’auteur de La Campagne de France – l’ouvrage qui fit débat et polémique –, s’il continue de penser qu’il y a des races, veille à ne pas abuser du mot, dévalué par le désastre : « Presque tenté parfois (mais il ne cède pas à cette tentation, d’ailleurs faible), écrit-il à son propre propos, de se dire raciste, par amour des races (dont il paraît qu’elles n’existent pas). Mais à la vérité ce ne sont pas là des mots à lui. Pense plutôt en termes de peuples, de nationalités, de religions, de territoires, d'origine. » (5) Donc faire attention au mot, mais garder l’idée : la construction arbitraire d’une identité close à laquelle l’autre est assigné et dans laquelle il sera enfermé. Toutefois, son problème – son fantasme – n’est pas tant l’origine de l’autre que la crainte que cette origine ne se mêle à la sienne, que la pureté supposée de sa propre origine ne soit compromise par une impureté venue d’ailleurs. Il en fait d’ailleurs l’aveu, s’en prenant au « discours dominant d’aujourd’hui, le discours antiraciste, pour simplifier, le discours de propagande du métissage ». (6)

Le métissage, voilà l’ennemi. Le métissage qui serait l’arme des antiracistes. Le métissage promis à devenir « l’empire du monde ». Le métissage où se perd l’origine pour laquelle l’écrivain avoue son « obsession » (7). Peu avare de sa plume, il l’écrit sur tous les tons : il aime tous les peuples, toutes les couleurs, toutes les cultures, toutes les saveurs, mais qu’elles restent chez elles, à leur place, et, surtout, qu’elles ne se mélangent pas, le mélange étant assimilé à la perte, à l’uniformisation, à la régression. N’importe quel livre d’histoire sur les idéologies totalitaires nous l’enseigne : la phobie du métissage fut au cœur du racisme biologique et de l’antisémitisme moderne tels qu’ils prirent consistance entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Il fallut, on le sait, fabriquer des demi, des tiers et des quarts de juifs, classer, réglementer, évaluer, mesurer, soupeser, etc., pour construire ce que l’on voulait détruire – une humanité – en inventant ce qui n’existait pas : des proportions biologiques de pénétration d’un peuple par un autre, lesdits peuples – Aryens et Sémites – étant eux-mêmes une abstraction mythologique (8). Antisémitisme et haine du métissage sont, en ce sens, potentiellement, des machines de mort similaires : l’antisémitisme moderne, c’est la haine de l’autre parmi nous, de l’autre comme nous, de l’autre qui nous ressemble, de l’autre qui est fait comme nous, de l’autre qui s’est infiltré, glissé, installé, bref de l’autre en nous, de l’autre qui est nous. D’où sa propagande, ses caricatures, ses libelles, ses textes, lois et décrets, qu’obsède la nécessité de distinguer et reconnaître le juif, de le démasquer parce qu’il nous ressemble. Dans l’imaginaire antisémite des années 1920 et 1930, le peuple juif, sa longue durée et survie de peuple sans État ni nation, sans État-nation identifié à un territoire, incarne le péril du métissage en son ultime accomplissement : la présence indistincte et insaisissable de l’Autre.

La création de l’État d’Israël ayant, de ce point de vue, changé la donne pour le monde juif, instaurant une tension avec l’héritage diasporique, c’est à propos d’un autre peuple que Renaud Camus, l’air de rien – l’air de ne pas s’en apercevoir alors qu’il sait pertinemment quel imaginaire il convoque –, assume cette généalogie intellectuelle où s’imbriquent racisme de conviction, phobie du métissage et crainte des cultures sans territoires, sans frontières, sans feux ni lieux. « Ce n’est pas du racisme, écrit-il sur le ton de l’évidence, que de relever que les gitans, ou les romanichels, ou les tziganes, pris dans leur ensemble, n’ont pas, pour le meilleur ou pour le pire, le même rapport avec le sentiment de propriété que d’autres groupes humains plus sédentaires. Ou bien, si c’est du racisme, il faut, à beaucoup d’entre nous, assumer la très délicate condition de raciste. » (9) Faut-il le rappeler ? Les tziganes, peuple de nomades européens, furent, avec les Juifs, l’autre victime du génocide planifié par le nazisme. Et notre auteur intarissable d’ajouter ailleurs, à l’entrée « sémitisme, antisémitisme » d’un de ces livres où il n’hésite pas à se déclarer « juif d’honneur », que son rapport « problématique » avec la « pensée juive dominante » tient à ceci qu’elle est celle « d’une désorigination du monde, des cultures, des êtres » (10). On peut tout lui reprocher, sauf l’incohérence.

Je n’avais jamais lu Renaud Camus, écrivain prolixe et candidat malchanceux à l’Académie française, avant qu’il ait fait parler de lui à cause de quelques pages de ce gros livre, La Campagne de France, où il s’était mis à compter les juifs et à dire qu’il y en avait trop. Certes il ne visait que ceux qu’il avait pu repérer dans les studios et derrière les micros de France Culture, radio dont l’audience est, sinon confidentielle, du moins limitée (11). Mais il faut bien un début. D’ailleurs notre « Vieux Français » – c’est ainsi qu’il se surnomme – savait très bien ce qu’il faisait. Rodant la rhétorique qu’il allait, par la suite, faire valoir en défense du procès en sorcellerie dont il se prétendait la victime (12), il s’empressait, dans le même livre, de prouver son admiration pour la « pensée juive », d’affirmer qu’il ne faisait qu’énoncer un constat factuel (le nombre de « collaborateurs juifs du “Panorama” de France Culture… constitue une nette surreprésentation d’un groupe ethnique ou religieux donné ») et de s’indigner « qu’il soit à peu près impossible de le relever » en raison d’« une arme absolue de langage, dont nul ne peut réchapper – antisémitisme ».

Remplacez juif par breton, corse ou auvergnat, nous lançait sans rire Renaud Camus, et vous n’y verrez que du feu. Mais, voilà, « les Auvergnats, eux, n’ont pas fait l’objet d’une tentative de génocide, rendue possible par une longue animosité à leur égard, publiquement exprimée » ! Passons sur la « tentative de génocide » et la « longue animosité ». (À combien de morts mesure-t-on qu’un génocide, c’est-à-dire le fait d’assassiner des enfants, des femmes et des hommes parce qu’ils ont eu le tort d’être nés, n’est qu’une tentative ? S’il reste encore un survivant ? Et, vraiment, ce génocide moderne, au cœur de la culture et de la civilisation européennes, française compris, n’est-il que l’aboutissement d’une haine ancestrale ?) L’essentiel est dans cette façon insidieuse de jouer sciemment avec les liens qui entravent le discours raciste depuis qu’aucun d’entre nous ne peut ignorer l’ampleur et la barbarie du crime auquel ces discours, ces idéologies, ces mots et ces phrases peuvent conduire. Depuis 1945, il y a en Europe un immense cimetière qui dérange nos consciences, et qui, en effet, oblige au recueillement. Renaud Camus réclame le droit d’y gueuler, ou plutôt d’y râler tout à loisir.

Le droit de clamer, par exemple, que « la pensée juive est certes tout à fait passionnante, en général; mais elle n’est pas au cœur de la culture française ». Puis, dans une roublardise qui est toute sa manière, il se ressaisit, patelin : « Ou bien si? Un doute me prend… » Suit une brève énumération d’auteurs, écrivains et penseurs, juifs français. Mais le naturel revient vite : « Encore les Bretons et les Corses sont-ils peut-être plus étroitement constitutifs de l’identité française que les juifs (pas sûr, encore une fois, surtout s’il s’agit de l’identité culturelle) ; plus étroitement liés à la “francité”, en tant qu’expérience historique (?) – je pose la question… » Deux cent quatre-vingts pages plus loin, car le thème l’occupe, l’écrivain y répond nettement : non, il n’est pas antisémite (au contraire : révolté par les persécutions nazies, admiratif de l’apport juif à la conscience universelle) ; oui, il s’en prend à « certains juifs » (parce qu’ils prétendent parler au nom de « l’expérience française»). Des deux proclamations de foi, l’une, à l’évidence, est de trop. Renaud Camus n’est pas antisémite, mais il trouve que les juifs en font trop, prétendent parler au nom de la France, recouvrent sous leur tintamarre « la voix ancienne de la culture française ». Les hôtes qui se sont trop attardés et qui ont fini par se croire chez eux, c’étaient donc bien eux. 

Pas eux seulement. Il y a les hôtes nouveaux, récents, actuels. Ce qu’on ne peut plus dire comme avant à propos des juifs et du judaïsme, et avec quoi Renaud Camus joue sans cesse en transformant la conscience du crime en tabou de langage, il l’énonce sans guère de précaution à propos de l’islam et des musulmans. S’il est trop tard pour les premiers, peut-être est-il encore temps de rejeter les seconds. En dehors de l’Europe, d’abord : « Je suis “naturellement” (c’est-à-dire culturellement comme souvent) hostile à l’entrée de la Turquie au sein de l’Europe. […] Une Europe dont la Turquie ferait partie n’aurait plus de sens à mes yeux, plus de sens profond. […] Elle cesserait d’être en soi une expérience sensible, elle ne serait plus qu’un conglomérat d’intérêts, c’est-à-dire rien pour la poésie, rien pour le chant, rien pour la pulsion d'exister. » Mais hors de la France aussi : «Des musulmans ne sauraient être tout à fait français. Ou s’ils le pouvaient (comme il semblerait), ce serait en un sens nouveau du mot français, désoriginé, que nous voyons naître sous nos yeux, et qui va se substituer à l’ancien. […] Je vois mal la foi coranique compatible avec la profonde identité française, au sens ancien, qui pour une large part s’était constituée contre elle. […] J’ai le plus grand mal à imaginer que des musulmans de souche – j’exclus le cas d’un Français de souche qui se serait personnellement converti à l’islam : lui aurait tout de même le bénéfice de l’héritage – puissent être tout à fait français. » Certes, se souvient l’écrivain, sa famille était favorable à l’intégration des musulmans d’Algérie dans une France de Dunkerque à Tamanrasset. Mais l’empire colonial n’est plus, et désormais, « sur le seul territoire de la France de toujours, les musulmans se sentiront toujours un peu étrangers, je le crains, et ils seront toujours perçus comme tels ». Puis d’ajouter : « Non, je ne le crains pas, je le souhaite. » 

Esprit éclairé, Renaud Camus confie ne pas avoir « des Maghrébins en général une très haute idée » (13). Il le dit sur le même ton qu’il proclame son estime pour les juifs en général et son souci de les dénombrer en détail. Il tient ses comptes à jour, fait le tri entre les hôtes, s’inquiète de leur va-et-vient, préférerait qu’ils soient tous de passage. Il s’affole au spectacle d’une « société de déracinés » où Miss Pays de Loire, élue Miss France, « se trouve être métisse » : « Je ne vois pas d’inconvénient, écrit-il, à ce que la France, vieille grande nation de longue date installée sur tous les continents et dans des îles de tous les océans, soit représentée dans les concours internationaux des “Misses” par une belle jeune femme de couleur. Mais qu’elle ait d’abord été “Miss Pays de Loire”, voilà ce que je trouve ennuyant. L'expression “Pays de Loire” n’a plus aucun sens, dans ce cas. Ce n’est plus une couleur, ce n’est plus un ciel, ce n’est plus une terre, ce n’est plus un type physique, éventuellement, ou culturel, intellectuel, moral. N’importe qui, dans quelque domaine que ce soit, peut représenter n’importe quoi, dans ces conditions. » (14)

Tout cela, dira-t-on, n’est pas bien neuf. Un écrivain ratiocineur, des refrains vieille France, des obsessions de réactionnaire grincheux, l’infinie désolation d’une pensée qui rejette le monde, et s’en exclut du même coup. Ce serait vrai s’il n’y avait un obstacle, immense : comment resservir ces idées rances et ces préjugés éculés après la catastrophe, comment les recycler dans une société qui sait qu’elles ont conduit au plus grand des désastres ? C'est là que Renaud Camus innove. Sous sa plume, se proclamer juif d’honneur et revendiquer son peu d’estime pour les Maghrébins sont, contrairement aux apparences, deux opérations jumelles où, dans un habile tour de passe-passe, racisme colonial et antisémitisme européen reprennent de concert leur marche infernale. Philosémite de convenance, il dit son admiration pour mieux recréer la distance, constituer le juif comme autre, être à part, différent, irréductiblement dissemblable, minutieusement différencié et, logiquement, maintenu sur le seuil de la maison, définitivement exclu de « l’expérience française ». Toutes ses précautions, ses apparentes hésitations et ses tâtonnements recherchés, sont une figure de style pour en revenir toujours au même point : ce désastre qui fait qu’on ne peut plus être raciste comme avant.

Progressant insidieusement, par avancées stratégiques et reculs tactiques, il n’aura de cesse d’ébranler cet héritage universel, de s’en délester comme d’un fardeau. Il en fera donc un « tabou », suggérant avec insistance que la liberté est du côté de sa transgression, assimilant l’antisémitisme à un interdit social ou sexuel, jouant au jeu de la tentation avec l’inconscient de son lecteur. « Surtout », écrit-il deux pages après avoir compté les « collaborateurs juifs de France Culture », « je ne dois pas […] céder à la seule attirance qu’exerce nécessairement, sur un écrivain, le tabou (les juifs, le “peuple”, la pédophilie). » (15) Tabou au respect duquel veille le « discours antiraciste», « instrument d’une sorte de terrorisme », « discours dominant, terriblement dominant qu’il peut être considéré comme ennemi par toute parole de vérité – et plus encore par toute écriture ». Dès lors, on comprend mieux l’importance de ces quelques paragraphes sur France Culture. Loin d’être anecdotiques, ils disent l’essentiel de la pensée camusienne : que les victimes et leurs descendants, leur mémoire et leur souvenir dérangent, qu’ils encombrent, empêchent et entravent, et qu’il serait temps, enfin, qu’ils se taisent à nouveau ou, du moins, qu’ils se fassent discrets.

Le Front national fait les scores que l’on sait, mais ce ne serait donc qu’illusion électorale. L'idéologie qui menace, nous rabâche Renaud Camus, est « l’idéologie antiraciste, responsable d’infiniment plus de censure que le racisme, qui lui n’a guère les moyens d’en imposer, de toute façon ». Contre la censure antiraciste, l’écrivain mène donc sa guérilla. Il monte ses opérations à coups de dispositifs extrêmement cohérents et redoutablement construits en vue d’une visée essentielle : réhabiliter ce que le nazisme a disqualifié, restaurer ce que son crime a déshonoré. Le racisme, donc. Le racisme persécuté par ces « armes absolues du langage » dont Renaud Camus dresse lui-même la liste, précisant qu’elles servent à faire « littéralement disparaître » l'adversaire : « “raciste”, “antisémite”, “pédophile”, “pro-pédophile”, “allié objectif de Le Pen”, “xénophobe”, voire “ennemi haineux du métissage”.» (16) Allant jusqu’au bout de cette stratégie de retournement, l’écrivain « Vieux Français » finira même par écrire ceci : « Quant à antisémite, voilà un mot dont il serait urgent de définir les contours, puisqu’il suffit de l’accoler à quiconque pour éliminer cette personne à jamais. » (17)

Un demi-siècle après que les antisémites ont éliminé à jamais des millions de personnes, un écrivain français s’inquiète de leur pauvre sort et joue tristement, lamentablement, avec les mots et les morts. C'était en mai 2000. Depuis, loin d’être éliminé à jamais, Renaud Camus a obtenu le soutien de nombreux intellectuels et journalistes, de droite et de gauche, au premier rang desquels le philosophe Alain Finkielkraut, lui-même collaborateur de France Culture et auteur notamment du Juif imaginaire. L'œuvre de l’écrivain « vieux français » fait école et débat dans nos universités jusqu’à remplir, un jour du printemps 2002, un amphithéâtre de l’Institut de sciences politiques où se forment nos élites d’État et de marché. Et ses livres continuent d’être publiés par des éditeurs de renom et de qualité, qui ne lui ménagent pas leur sympathie, Claude Durand de Fayard et Paul Otchakovsky-Laurens des éditions POL.

On ne s’y serait pas attardé, on ne se serait pas obligé à lire cette littérature obsessionnelle, s’il n’y avait pas ce contexte, qui fait sens, interpellant les bizarreries de notre drôle d’époque et la confusion des esprits qui y règne. Une époque où des esprits sensés ne savent plus bien distinguer l’antisémitisme et le racisme, s’en démarquer et s’en dissocier, en d’autres termes reconnaître et combattre l’anti-humanisme contemporain. De ce brouillage, l’épisode Camus n’est pas le premier témoignage. Il y en eut d’autres, plus odieux dans la forme, moins tenaces sur le fond. L'époque s’échappe si vite qu’on a déjà oublié les tentations rouges-brunes de L'Idiot international du défunt Jean-Edern Hallier où, au début des années 1990, se croisaient franges de l’extrême droite et de l’appareil communiste, sorte de resucée national-révolutionnaire qui ne dédaignait pas la provocation antisémite (18). De Fidel Castro sous la lune à Jacques Chirac dans l’urne, en passant par Jean-Marie Le Pen et tant d’autres, Jean-Edern Hallier s’en est allé, en janvier 1997, quittant un chemin si chaotique qu’on a peut-être insuffisamment prêté attention aux directions inédites qu’il indiquait.

Depuis, Michel Houellebecq, romancier talentueux, occupe par à-coups la place d’histrion de la scène littéraire, agrémentant ses rentrées romanesques de déclarations tempétueuses. En 2001, il a donc dit que « la religion la plus con, c’est quand même l'islam », jugé « normal » que l’un de ses personnages « ait envie qu’on tue le plus de musulmans possible », moqué les massacres dans le tiers-monde – « si ça les amuse de s’étriper, ces pauvres cons… » –, confié sa « sympathie » pour le maréchal Pétain – « Je trouve ça facile d’aller faire le malin à Londres, plutôt que d’affronter les difficultés réelles du pays », etc.(19). Michel Houellebecq, à ses débuts et avant sa réussite, se définissait comme « communiste non marxiste ». Il disait n’avoir pas voté pour l’Europe de Maastricht, s’inquiétant, lui aussi, du déclin d’une France qui « bascule lentement dans le camp des pays moyens-pauvres ». Revenant à la littérature, il confiait avec lucidité son projet : « Continuer à exprimer, sans compromis, les contradictions qui me déchirent, tout en sachant que ces contradictions s’avéreront, très vraisemblablement, représentatives de mon époque. » (20) « C’est vraiment un but en soi, le fait de pouvoir mettre n’importe quoi dans un roman, précisa-t-il par la suite, à propos de son premier succès, Les Particules élémentairesC’est la chose qui m’intéresse le plus, et qui me paraît le plus difficile : intégrer les différents modes de discours. » (21) En 1998, dans ce même entretien, il disait n’aimer « ni le désir, ni le mouvement », souhaitait leur disparition, affirmait que « le racisme, c’est de la foutaise […], essentiellement un problème de démographie en Afrique » et s’attardait sur son « idée du déclin » « L’Occident, pour moi, est une entité qui disparaît, mais sa disparition est plutôt une bonne chose. Son rôle historique est fini. […] Je décris une phase du déclin, mais sans percevoir ce déclin comme tragique. C’est juste tragique pour les individus, pas pour l’histoire de l’humanité.» Annonçant en 2002, depuis la capitale autrichienne, son intention de voter pour Jean-Pierre Chevènement par « conviction politique », l’écrivain présentait Jean-Marie Le Pen comme « un bon raciste français ordinaire », posture à l’égard de laquelle il assurait n’éprouver « aucune antipathie ».

Houellebecq n’est pas Camus, la cohérence intellectuelle n’est pas son affaire. Cependant, tout à son travail d’écriture, il capte une musique d’ambiance, une musique qui enfle. Que l’on ne se méprenne pas : la littérature n’est jamais coupable, ou l’est tout le temps, ce qui revient au même. En ce sens, elle ne saurait admettre d’autre tribunal que la libre critique. Mais elle évoque, perçoit, élabore, malaxe, ingurgite, mouline, bref témoigne à la barre de l’époque en la prenant pour matériau. Sous le bric-à-brac houellebecquien et le systématisme camusien, des plaintes et des craintes se font écho. Qu’en littérature tout les oppose et que la popularité de l’un contraste avec la confidentialité de l’autre ne fait que confirmer ce sentiment d’une insistance qui fait sens, au-delà des talents et des goûts : peur du monde, crainte de l’étranger. Leur différence, en cette matière, c’est que Renaud Camus se prend de plus en plus au sérieux. Depuis qu’en 2002, il s’est mis à jouer au chef de parti, fût-ce sur Internet, il trouble ses propres amis, plaidant pour « une conception majoritairement ethnique de la nation », s’inquiétant qu’elle n’ait cessé de « perdre du terrain, en partie sous l’influence des intellectuels, des journalistes et des hommes politiques juifs »« une conception atavique, héréditaire », insiste-t-il – « Je me sens français comme un arabe se sent arabe et comme un juif se sent juif » –, qu’il appelle à défendre en mettant drastiquement fin à une immigration qu’il associe à l’insécurité, à la violence, voire à la guerre civile.

« La politique dans notre siècle est presque une œuvre désespérée», a confié Hannah Arendt, un jour de 1948. Trois ans auparavant, en 1945, loin de céder aux enthousiasmes d’après-guerre, elle avait écrit, avec cette préscience intuitive qui la distingue : « Poursuivre une politique qui ne soit pas impérialiste et conserver des opinions qui ne soient pas racistes, cela devient de jour en jour plus dur parce qu’il est de jour en jour plus clair que l’humanité est pour l’homme une lourde charge. » (22) Devant le grand chamboulement du monde, ce malaise est de retour. Des hommes d’aujourd’hui, des intelligences, des clercs, intellectuels et écrivains, politiques aussi, sont fatigués de l’humanité. Déracinement, dégénérescence, déclin, dépossession, dépérissement… Si leurs refrains sont anciens, leurs arrangements sont inédits. Sous l’esthétisme de la provocation, un racisme post-moderne prend forme dont l’Europe offre sans doute d’autres laboratoires, de l’Autriche aux Pays-Bas. Et il vient de là où l’on ne s’attendait pas à le voir renaître et se ressourcer. De notre modernité même, de sa crise, des lendemains désenchantés des années 1960 et 1970.

Figure sacralisée dans le monde gay, auteur du livre-culte des amours homosexuelles masculines, Tricks (1978), Renaud Camus fut très proche de Roland Barthes. Soutenant avec générosité les débuts littéraires de Camus, Barthes fut le préfacier enthousiaste de Tricks. Or, dans cette préface, on lit cette mise en garde, à propos de ceux qui s’emploient à « faire mousser » leur identité – en l’occurrence, l’homosexualité, mais le propos de Barthes vise plus large : « Se proclamer quelque chose, c’est toujours parler sous l’instance d’un Autre vengeur, entrer dans son discours, discuter avec lui, lui demander une parcelle d’identité : “Vous êtes… – Oui, je suis…” Au fond, peu importe l’attribut; ce que la société ne tolérerait pas, c’est que je sois… rien, ou, pour être plus précis, que le quelque chose que je suis soit donné ouvertement pour passager, révocable, insignifiant, inessentiel, en un mot : impertinent. Dites seulement “Je suis”, et vous serez socialement sauvé. » (23)

Barthes avait raison : le métis, celui qui ne peut pas dire « Je suis », qui est lui-même et un autre, plusieurs autres en un, tout et parties à la fois, oui, le métis n’est pas encore sauvé.

BOITE NOIREEn complément de mon article sur l’idéologie meutrière promue par Eric Zemmour (le lire ici), je publie le chapitre que j’avais consacré à Renaud Camus, ce propagandiste du « grand remplacement » et, donc, de la grande expulsion, dans un livre paru à l’automne 2002. La découverte du monde était une réponse aux tenants du choc des civilisations et de la guerre des mondes, un an après les attentats du 11 septembre 2001. Ce livre, paru chez Stock dans la collection « Un ordre d’idées », est aussi disponible en collection de poche Folio.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Cacher ses adresses mail, numéros de téléphone, etc… des spammeurs sur WordPress

L’idéologie meurtrière promue par Eric Zemmour

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Le récent arrêt de l’émission d’iTélé, dont Eric Zemmour était un débatteur rémunéré depuis une décennie, a été provoqué par l’interview qu’il a accordée au Corriere della Sera sur son livre, Le Suicide français (Albin Michel). Ce choix éditorial de la chaîne d’information ne saurait évidemment être qualifié de censure puisque, loin d’être privé de parole, l’intéressé continuera de cumuler professionnellement chroniques bi-hebdomadaires sur RTL, émission hebdomadaire sur Paris Première, tribune ouverte dans Le Figaro et son magazine, invitations dans d’autres médias (à France Culture bientôt), sans compter ses ouvrages en librairie.

Le plus surprenant, au contraire, c’est que n’ait pas été posée plus tôt la question de la large place accordée, dans l’espace médiatique dominant, à une parole explicitement xénophobe et raciste, stigmatisant des individus à raison de leur origine ou de leur croyance, et contrevenant de ce fait aux droits humains fondamentaux tels qu’ils ont été proclamés par la Déclaration universelle de 1948. Dans l’entretien au quotidien italien, Zemmour ne faisait que redire, de façon abrupte, ce qu’il n’a cessé d’énoncer ou de suggérer ces dernières années, y compris sur iTélé (par exemple ici en avril 2014), à savoir que « les musulmans » n’ont pas leur place en France, formulation générale qui exclut de notre peuple plusieurs millions de personnes à raison de leur origine, de leur culture ou de leur religion.

C’est Jean-Luc Mélenchon qui, le 15 décembre 2014, a exhumé sur son blog cet entretien paru en Italie un mois et demi plus tôt, le 30 octobre. La polémique organisée en contrefeu autour du mot « déporter » est une diversion grossière qui ne résiste pas à l’examen des faits, tant elle ne change rien aux propos de Zemmour lui-même (lire l’interview en italien sur le blog du confrère, ironiquement intitulé « Superdupont »). « Les musulmans ont leur code civil, c’est le Coran. Ils vivent entre eux, dans les périphéries. Les Français ont été obligés de s’en aller », déclare Zemmour au fil de cet entretien avec Stefano Montefiori. « Mais alors que suggérez-vous de faire ? Déporter cinq millions de musulmans français ? », lui demande le journaliste.

Depuis, à la demande de Zemmour, Montefiori a modifié cette formulation par laquelle il résumait son interpellation. La question est devenue : « Mais alors que suggérez-vous de faire ? Ne pensez-vous pas qu’il est irréaliste de mettre sur des avions (“ou sur des bateaux”, ajoute Zemmour) cinq millions de musulmans français pour les chasser ? » Plus précis, l’énoncé n’en est pas moins accablant, d’autant que Zemmour y contribue lui-même. De fait, le journaliste du Corriere accompagne sa rectification de ce commentaire : « Je ne suis pas sûr que, en français comme en italien, “mettre cinq millions de musulmans sur des avions ou sur des bateaux pour les chasser” soit plus léger ou, de toute façon, différent de “déporter cinq millions de musulmans”. Mais j'accueille évidemment la mise au point de l'interviewé. »

Cette mise au point ne concerne donc en rien les propos de Zemmour qui, loin de repousser l’hypothèse suggérée d’une expulsion de leur propre pays de « cinq millions de musulmans français », répond : « Je sais, c’est irréaliste mais l’Histoire est surprenante. Qui aurait dit en 1940 qu’un million de pieds-noirs, vingt ans plus tard, seraient partis d’Algérie pour revenir en France ? Ou bien qu’après la guerre, cinq ou six millions d’Allemands auraient abandonné l’Europe centrale et orientale où ils vivaient depuis des siècles ? » « Vous parlez d’exodes provoqués par des tragédies immenses », lui rétorque le journaliste italien. Or la réponse de Zemmour est, tout simplement, un appel à la répétition de ces tragédies : « Je pense que nous nous dirigeons vers le chaos. Cette situation d’un peuple dans le peuple, des musulmans dans le peuple français, nous conduira au chaos et à la guerre civile. Des millions de personnes vivent ici, en France, et ils ne veulent pas vivre à la française ».

Nous ne sommes pas ici en présence d’une opinion qu’il s’agirait de discuter ou de réfuter. Mais d’une idéologie meurtrière dont les ressorts sont ceux-là même qui, par la construction fantasmée d’une question juive, ont, hier, entrainé l’Europe dans l’abîme du crime contre l’humanité. Avant d’organiser à partir de 1941 leur destruction par la solution finale, l’idéologie nazie a construit les juifs comme un peuple à part, dangereux et menaçant, dont la seule présence ruinait et corrompait une identité prétendue immuable qu’il fallait défendre et restaurer par l’expulsion de ce corps allogène et étranger.

Avant l’anéantissement par le génocide, dont le programme fut tenu secret, l’antisémitisme européen, qui n’était pas réservé à la seule Allemagne, loin de là, revendiquait haut et fort son projet d’exclusion et d’expulsion des juifs. A tel point que l’île de Madagascar, alors française, fut envisagée comme ultime destination pour des juifs européens préalablement stigmatisés et discriminés, autrement dit exclus des peuples nationaux qui étaient les leurs. 

Les mots d’Eric Zemmour installent un imaginaire semblable, par la construction arbitraire d’une question musulmane : celui d’un « peuple dans le peuple », d’allogènes qui menacent les indigènes, d’individus étrangers par essence, naissance et nature, vivant à part et tenus à distance, qu’il faut rendre invisibles en les excluant de la cité, puis en les expulsant du pays. Qu’il faut effacer en somme. Que ces délires meurtriers ne soient plus aujourd’hui, en France, des pensées marginales mais tiennent lieu d’opinion acceptable dans le débat médiatique est la question posée par l’affaire Zemmour. Celle d’une longue régression française qui, progressivement, a rendu présentable, sous de nouveaux masques, l’idéologie inégalitaire et identitaire que la défaite du nazisme avait, depuis 1945, reléguée aux marges de l’espace public. Et celle des aveuglements qui, à droite surtout mais aussi à gauche, ont permis cette défaite intellectuelle. 

Fussent-elles potentiellement criminelles, les idéologies ont leurs logiques internes qui font entrer au forceps la réalité dans leurs fictions. Popularisé par Eric Zemmour, le raisonnement qui conduit à la nécessité vitale d’une expulsion des musulmans a pour point de départ l’affirmation que la France est victime d’un « grand remplacement », autrement dit d’un changement de peuple insidieux et silencieux, lequel appellerait en réponse, par réflexe de survie, le départ des supposés envahisseurs, une sorte de grand retour des Français issus de l’immigration venue des anciennes colonies françaises.

Tel un furet de mauvais augure, cette formule court désormais, bien au-delà des cercles militants, comme en témoigne sa revendication par Valeurs Actuelles, trait d’union hebdomadaire entre extrême droite et droite extrémisée.

« La puissance des mots est si grande qu’il suffit de termes bien choisis pour faire accepter les choses les plus odieuses » : l’invention du « grand remplacement » témoigne de la fécondité de cette intuition de Gustave Le Bon, l’auteur de Psychologie des foules (1895), essai précurseur dont les intellectuels fascistes et nazis sauront tirer d’utiles enseignements pratiques. Son auteur est un intellectuel justement, figure éminente des confusions propres aux temps obscurcis où la transgression tient lieu de radicalité. Symbole de la cause homosexuelle dans les années 1970, quand elle ébauchait ses premières visibilités militantes, Renaud Camus est devenu le principal propagandiste de la nouvelle idéologie raciste.

En l’an 2000, dans La Campagne de France (Fayard), il s’était signalé en s’alarmant d’une supposée trop grande présence juive sur les ondes de France Culture. La polémique qui s’ensuivit fut une sorte de répétition générale des régressions à venir : la réprobation dominante ne visa pas Camus mais ceux qui le critiquaient, et notamment Le Monde dont je dirigeais alors la rédaction. Loin d’être isolé, l’écrivain reçut notamment le soutien, jamais démenti depuis, d’Alain Finkielkraut, preuve que les passions identitaires rendent aveugles au point qu’un juif revendiqué ne sache plus reconnaître un antisémite à peine masqué.

Revisiter cette scène primitive, où figurait déjà Michel Houellebecq, permet de prendre la mesure de la longue durée de cet obscurcissement dont Zemmour est l’ultime produit – c’est pourquoi je republie sur Mediapart ma mise au point de 2002 (elle est ici). 

Depuis, Renaud Camus a mis en sourdine son obsession juive pour mieux libérer ses obsessions antimusulmanes où la question religieuse est l’alibi d’une stigmatisation générale des Français issus des immigrations maghrébines, africaines, méditerranéennes, antillaises, etc. Mais son originalité est d’aller bien au-delà, en redonnant vie aux idéologies identitaires qui ont produit la catastrophe européenne, entre 1914 et 1945. Dès 2005, sur le site de son « Parti de l’In-nocence », il le fait comprendre en s’alarmant de « la deuxième carrière d’Adolf Hitler », cette « reductio ad Hitlerum » qu’il doit affronter et dont, avec une fausse ingénuité, il montre lui-même qu’elle voudrait l’empêcher de penser comme Hitler, c’est-à-dire en termes de « distinctions ethniques », de « dimensions héréditaires des civilisations », d’« appartenances natives », d’« origines », de « races »… C’était cinq ans avant sa trouvaille de 2010,  cette invention du « grand remplacement », devenue slogan de ralliement du nouveau racisme.

C’est sur le même site que l’on trouve son discours de soutien, en 2012, à la candidature de Marine Le Pen, prononcé au premier congrès du SIEL, petite formation du Rassemblement Bleu Marine fondée par l’ex-chevènementiste Paul-Marie Coûteaux. Se portraiturant devant la candidate d’extrême droite en « producteur de concepts, d’expressions ou de thèmes dont certains font leur chemin, et parfois jusqu’en votre bouche, Madame », Renaud Camus consacre tout son propos à « la question pour nous primordiale, essentielle, fondamentale du Grand Remplacement, ou, pour parler de façon séculière, de l’immigration ».

Il y appelle à « modifier profondément la loi et même les engagements internationaux de la France » pour « mettre un terme, par toutes mesures appropriées, au Grand Remplacement du peuple français par d’autres peuples de toute origine et à la substitution, sur son territoire même, d’autres cultures et d’autres civilisations à celles qu’il avait lui même portées si haut »

« La France n’est pas une terre d’islam », insiste-t-il, souhaitant en conséquence une politique qui fasse disparaître les musulmans de notre paysage, soit en les faisant renoncer à leur foi, soit en leur faisant quitter le territoire. Car tous ces mots sont potentiellement des actes, et la violence symbolique des premiers est un appel à la violence concrète des seconds. Le « grand remplacement » de Camus, que popularisent aussi bien Zemmour par l’essai que Houellebecq par le roman, est ainsi devenu le mantra du Bloc identitaire, cette formation radicale de l’extrême droite dont nombre de cadres sont aussi présents au Front national, notamment dans ses municipalités.

Orateur vedette des premières « Assises de la remigration », organisées le 15 novembre 2014 par ces identitaires, Renaud Camus parraine également l’ « Observatoire du grand remplacement » récemment lancé sur Internet par les mêmes« Je salue avec d’autant plus de plaisir et d’enthousiasme votre démarche actuelle, écrit-il à Fabrice Robert, président du Bloc identitaire, que pour moi la constatation et le refus absolu du Grand Remplacement — ce “concept” dont vous voulez bien me reconnaître la paternité — ont toujours impliqué comme leur complément indispensable, et leur substance même, la Remigration, puisque c’est le mot que vous avez choisi de mettre en avant : je disais pour ma part “le renversement des flux migratoires”, mais c’est la même chose. »

Avec la « remigration », c’est bien à une guerre que Renaud Camus et ses divers épigones, dont Eric Zemmour, préparent la France et, au-delà, l’Europe. Une guerre civile, une guerre de la France et de l’Europe contre elles-mêmes, contre une partie de leurs peuples, ces hommes, ces femmes, ces enfants vivant, habitant et travaillant ici même que, par toutes les armes du préjugé et de l’ignorance, ils auront préalablement construit comme étrangers, en raison de leur naissance, de leur apparence ou de leur croyance.

Qui en douterait doit s’infliger la lecture des textes qui en témoignent. Une littérature triste et grise qui n’a d’autre fil conducteur que l’obsession inégalitaire, cette passion raciste de la hiérarchie des origines, des cultures, des civilisations, des religions, où celui qui l’énonce se place au-dessus de l’humanité. De l’exigence d’humanité, des droits de l’humanité, de l’humanité concrète.

« La remigration ou la guerre : voici les termes du débat, écrit ainsi Renaud Camus après sa participation aux Assises de la remigration. Il y en aurait bien un troisième, mais il est plus effrayant qu’eux : la soumission – l’acceptation de la conquête par les conquis, du remplacement par les remplacés, de la colonisation par les colonisés ; la conversion, qui sait ? Faute de consentement au statut de dhimmi, la guerre est inévitable. » Nul hasard évidemment si, au détour de cette rhétorique violente écrite avant qu’on n’apprenne sa sortie, l’on tombe sur le scénario du nouveau roman de Houellebecq, précisément titré Soumission (Flammarion). « La remigration, poursuit Camus, est une façon de traiter le mal, une solution [il souligne le mot], c’est même la seule qui ait été proposée jusqu’à présent. »

« Une opération chirurgicale », insiste-t-il à destination des âmes sensibles que « la perspective de certains traitements [pourrait] inquiéter ». Dans son discours de novembre 2014 aux Assises de la Remigration, il jouait avec cette perspective violente, la souhaitant en la sous-entendant, par l’évocation de « tout un arsenal qu’il n’est pas facile, qu’il n’est peut-être pas opportun, et qu’en tout cas, il n’est pas urgent de détailler à présent – j’en laisse le soin à mes amis identitaires, qui ont la tête plus pratique que la mienne et qui sont si précis sur les voies et les moyens qu’on se dispute de toute part, à ce que je vois, leurs compétences ».

Il suffit de se reporter aux « vingt-six mesures pour une politique de remigration » proposées par le Bloc identitaire pour comprendre de quoi parle Camus. La première est l’ « abrogation du droit du sol », la dernière la « création d’un grand ministère de l’identité et de l’enracinement ». Interdisant notamment la visibilité, et donc la présence, du culte musulman, toutes ces mesures tendent à imposer « le retour dans leurs pays d’origine d’une majorité des immigrés extra-européens présents sur notre territoire ». Cette France prétendument éternelle qu’il s’agirait de rétablir est simplement l’antithèse de la République telle que la proclame encore notre Constitution, démocratique et sociale, ne faisant pas de distinction selon l’origine, l’apparence ou la religion, respectant toutes les croyances, revendiquant l’universalité des droits humains.

Ainsi devenu l’intellectuel de référence de la nouvelle idéologie raciste, dans ses variantes militantes et médiatiques, l’identitaire Camus ne peut que se prendre au sérieux. En 2013, avant de participer début 2014 à la manifestation « Jour de colère » sous cette bannière, il avait lui-même lancé une pétition pour dire « non au changement de peuple et de civilisation »« Il faut entrer en résistance, concluait-elle. Il faut se rendre assez forts pour changer les lois, dénoncer les traités, soustraire officiellement la France à des conventions qui la livrent pieds et poings liés, de même que tous les pays d’Europe, à la substitution démographique et au changement de civilisation. Révision du droit d’asile, fermeture des frontières, défense du territoire, retour à une conception de la France et de l’Europe comme des puissances et non plus comme un droit de l’homme. » 

Menée contre les droits de l’homme, cette résistance est évidemment la négation de la Résistance et de la France Libre – lesquelles accueillirent nombre de combattants étrangers et coloniaux qu’aujourd’hui, Camus et Zemmour expulseraient tout comme leurs descendants. « Le pitre ne rit pas », disait David Rousset à propos de cette basse littérature, propagandiste ou administrative, qui a accompagné l’accoutumance européenne à l’antisémitisme sous le nazisme. Cette indifférence, cette inconscience. Et c’est ainsi qu’en France, de nos jours, sans qu’on s’en inquiète, l’histrion raciste Renaud Camus peut, sans rire, détourner le Chant des partisans en Chant des remplacés, pour mieux revendiquer « le droit du sang » (c’est à écouter ici, chanté par l’auteur).

Officiellement, du moins par la voix de sa présidente, le Front national n’épouse pas la prétendue « théorie du grand remplacement », jugée par Marine Le Pen quelque peu « complotiste ». Mais, dans sa diversité, l’extrême droite, élus, cadres et militants du Front national compris (voir par exemple cette vidéo du député FN Gilbert Collard), s’en régale tandis que l’électorat de droite extrémisé ou déboussolé n’y est pas insensible. Faisant passer le racisme sur le terrain religieux et culturel, détournant la laïcité libérale en laïcisme sectaire, facilitant la promotion d’un imaginaire identitaire contre l’espérance égalitaire, c’est une formidable arme d’hégémonie idéologique.

De fait, Camus hier, Zemmour aujourd’hui, Houellebecq demain ne sont aucunement des marginaux. Brouillant la frontière entre droite et gauche, les soutiens – intellectuels, médiatiques, politiques – qu’ils ont reçus ou qu’ils reçoivent donnent crédit à l’idéologie raciste qu’ils propagent : on conviendra qu’elle est sans doute discutable, mais on proclamera d’abord qu’elle est acceptable et tolérable, sinon respectable. En témoigne par exemple, une paisible conversation organisée en 2011 par Alain Finkielkraut, sur les ondes de France Culture, entre Renaud Camus et Manuel Valls. Il faut attendre la toute fin de l’émission pour que le futur – et actuel – premier ministre s’émeuve un peu des conséquences du « grand remplacement », au terme de trois quarts d’heure d’échanges courtois durant lesquels le philosophe animateur ne cache pas sa communauté de pensée avec l’écrivain (c’est à écouter sous l’onglet Prolonger). 

Alain Finkielkraut n’est pas inquiet car « le fascisme est mort en 1945 », définitivement mort. C’est ce qu’il écrit dans Causeur, à propos du livre d’Eric Zemmour dont il regrette « les errements sur Vichy » mais juge « pertinent » le constat d’une France qui « se quitte », sous l’effet notamment « de l’immigration de peuplement ». Pour reprendre Camus, pas de deuxième carrière d’Hitler et, donc, nous pouvons désormais librement revenir à nos obsessions identitaires sans mémoire des crimes auxquels elles ont conduit dans le passé.

Mais les héritiers intellectuels des « droites révolutionnaires » qui ont accompagné cette modernité terrible que fut la révolution conservatrice fasciste et nazie n’ont pas besoin de cet alibi. Car ils savent bien, eux, que c’est la même histoire qui se remet en marche, celle à laquelle ils sont restés fidèles et dont ils ont préservé les idéaux, cette vision du monde qui dresse le peuple et le sang contre l’individu et l’humanité, qui brandit l’identité contre l’égalité (voir le récent livre de Johann Chapoutot, chroniqué sur Mediapart : La carte mentale du nazisme).

En 2013, un événement en a apporté le témoignage. Le 22 mai de cette année là, devant l’autel de Notre-Dame de Paris, se suicidait avec une arme à feu Dominique Venner, figure de cette Nouvelle Droite, issue de l’extrême droite à la fois la plus radicale et la plus intellectuelle des années 1960, qui opta ensuite pour une stratégie gramscienne de conquête progressive d’une hégémonie culturelle et idéologique. Or, dans une posture esthétique de « samouraï de l’Occident », l’athée Dominique Venner entendait par son sacrifice lancer un appel à la mobilisation contre… le « grand remplacement ».

C’est ce qu’il écrit la veille de sa mort dans un billet où, tout en les soutenant, il interpelle les participants à la prochaine « Manif pour tous », prévue le 26 mai 2013, contre la loi Taubira : « Le “grand remplacement” de population de la France et de l’Europe, dénoncé par l’écrivain Renaud Camus, est un péril autrement catastrophique pour l’avenir ». Dans sa dernière lettre, Dominique Venner dit se « sacrifier pour rompre la léthargie qui nous accable » « Je m’insurge contre le crime visant au remplacement de nos populations », conclut-il. Savourant cet hommage, Renaud Camus lui retournera le compliment dans un discours prononcé le 31 mai 2013 sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame de Paris : « Cette mort de Dominique Venner, nous lui devons d’en faire un point de non-retour. » 

Au même moment, dans une salle parisienne, se tenait l’hommage des siens à Dominique Venner, celui de cette extrême droite à la fois intellectuelle et radicale dont les références sont explicitement celles de la révolution conservatrice allemande, à la fois païennes et européennes, identitaires et élitaires. Une vidéo en témoigne qui mérite d’être vue jusqu’au bout (sous l’onglet Prolonger), pauses chantées comprises : Les Lansquenets, La Petite pisteJ’avais un camarade, les trois chants retenus sont tous des versions françaises de chansons prisées par la Wehrmacht. Entre un Espagnol phalangiste et un Italien rouge-brun, on y entend dans la bouche des orateurs au moins deux références au « grand remplacement » de Camus.

A la tribune, l’hommage sans doute le plus fidèle, car le plus en communion de pensée avec Venner, est celui d’Alain de Benoist, principal théoricien de cette nouvelle droite révolutionnaire, habitée par la hantise du métissage et la phobie du multiculturalisme, déterminée à remplacer l’éthique en politique par une esthétique de l’élite. Lequel Alain de Benoist sort de plus en plus fréquemment de son apparente tour d’ivoire intellectuelle pour commenter cette victoire de la stratégie gramscienne d’hégémonie idéologique dont il fut le premier promoteur à droite.

En 2010, il se contentait de saluer « l’anticonformiste Zemmour ». Fin 2014, il le crédite de ne pas parler « au nom de la droite mais du peuple ». Mieux encore, interrogé sur la « remigration », cette expulsion qu’appelle le « grand remplacement », et sur le refus de Marine Le Pen d’employer ce mot, il confie « n’en penser rien, car j’attends qu’on m’explique en quoi cela pourrait consister ».

Habile et politique, sa réponse discute la faisabilité, pas l’éventualité : « J’ai lu avec attention toutes les mesures proposées par les tenants de la “remigration”. Ce sont des mesures qui, si elles étaient appliquées, auraient certainement pour effet de diminuer les flux migratoires, de couper certaines pompes aspirantes, de décourager d’éventuels candidats à l’immigration. Ce qui est déjà beaucoup. Je n’en ai pas vu une seule, en revanche, qui soit de nature à faire repartir vers un improbable “chez eux” – avec, on le suppose, leurs parents “de souche” – des millions de Français d’origine étrangère installés ici depuis parfois des générations et qui n’ont nullement l’intention d’en bouger. Cela dit, tout le monde n’est pas forcé d’être exigeant sur le sens des mots. Et il n’est pas interdit non plus de rêver… »

Le rêve qu’évoque Alain de Benoist est évidemment le cauchemar de tous ceux qui restent attachés aux plus élémentaires valeurs démocratiques. Mais son propos éclaire la sombre dynamique dont il s’accommode volontiers : peu importe le sens des mots, l’essentiel étant qu’ils rendent possible le rêve – notre cauchemar. Car de quoi parle-t-on ici, très paisiblement, comme s’il s’agissait d’un problème physique de flux et d’échangeur sur une autoroute ? Rien moins que de la possibilité pratique d’une émigration forcée de Français et de résidents en France parce qu’ils sont « d’origine étrangère » !

Dans ses écrits sur le totalitarisme, la philosophe Hannah Arendt se référait toujours à cette affirmation de David Rousset dans L’Univers concentrationnaire, paru en 1946 à son retour des camps nazis : « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible ». Le propre des idéologies totalitaires, c’est de rendre possible l’impossible et, donc, l’impensable. D’où le rôle essentiel d’un langage habilement meurtrier, de cette langue de tous les jours qui habitue, accoutume, prépare au pire, met en condition au point de le rendre souhaitable, acceptable, faisable.

Du témoin Victor Klemperer au philosophe Jean-Pierre Faye, en passant par l’historien Johann Chapoutot déjà cité, une littérature abondante nous avertit de ce piège : l’idéal démocratique, c’est au contraire l’affirmation que tout n’est pas possible, et notamment pas la destruction de l’humanité par l’homme.

Tout n’est pas possible, et tout n’est donc pas dicible dans l’espace public comme s’il s’agissait d’une opinion en valant une autre – et notamment pas que les Noirs sont inférieurs aux Blancs, que l’Islam est inférieur à la chrétienté, que les musulmans ne sont pas européens, que les Juifs dominent les médias, que l’expulsion des Français d’origine étrangère est une solution, que la stigmatisation d’une religion est légitime, que la discrimination à l’embauche l’est tout autant, tout comme le contrôle au faciès, etc. C’est ce que, pour ma part, je n’ai cessé de rappeler, d’articles en livres, face à cette régression française commencée il y a trente ans. C’est, hélas, ce que politiques, intellectuels et journalistes, ont trop souvent renoncé à défendre, concédant sans cesse du terrain à ce nouveau racisme transgressif, comme en ont encore témoigné les soutiens à Eric Zemmour au nom du libre débat d’opinion (quelques exemples ici, , , aussi et encore ).

Il est aisé de faire porter la principale responsabilité à Nicolas Sarkozy dont la présidence a libéré tous les monstres du passé, se plaçant d’emblée sous la terrifiante promesse d’un « ministère de l’identité nationale et de l’immigration » tenu par un transfuge socialiste. De fait, la radicalisation, entre 2007 et 2012, de la droite anciennement gaulliste fut la double mort symbolique de Charles de Gaulle : en ouvrant grand la porte aux nostalgiques du pétainisme et de l’OAS, aux héritiers de la collaboration et de la colonisation, le sarkozysme a tué le gaullisme résistant de 1940 et le gaullisme décolonisateur de 1962. Mais l’évolution ayant rendu possible, et si facile, ce meurtre symbolique s’est jouée en amont, sous la quiétude apparente du chiraquisme, dans un paysage politique dont le premier acteur à gauche était l’actuel président de la République, alors premier secrétaire d’un PS défait à la présidentielle de 2002.

Dans un grand écart entre le monde et la France, entre la position défendue à l’ONU contre la guerre des civilisations étatsunienne et les accommodements politiciens avec l’islamophobie française, la seconde présidence Chirac fut l’occasion manquée, avec la complicité de la gauche socialiste. Au lieu de cet imaginaire alternatif qu’appelaient les désordres du monde, cette tentation de la guerre sans fin des identités, le Parlement français, droite et gauche unanimes, vota, en 2004, une loi discriminatoire contre une religion, l’islam, au prétexte de défendre une laïcité entendue, à tort, comme l’interdiction d’afficher publiquement sa croyance. Dans la foulée, la majorité de droite vota, en 2005, une loi proclamant le rôle positif de la colonisation. Si la seconde a été depuis heureusement corrigée, la première fut prolongée sous la droite en 2012 par une circulaire, que la gauche n’a pas abrogée, étendant la discrimination contre l’islam aux mères d’enfants scolarisés à l’école publique.

Les mots de Zemmour, Camus, Houellebecq ne sont pas hors sol. Ils accompagnent des politiques étatiques et des vulgates médiatiques qui, depuis dix ans, légitiment une désignation négative de nos compatriotes musulmans, de leur croyance, de leur culture et de leur histoire. C’est ainsi que commence l’apprentissage des ségrégations, et cette propédeutique infernale de l’inégalité est sans fin, n’épargnant dès lors aucune minorité, aucune différence, aucune dissemblance.

On ne peut l’enrayer qu’avec un imaginaire concurrent, qui mobilise et rassemble, entraîne et élève. Rien ne sert de faire la morale ou la leçon aux idéologies racistes, et c’est bien pourquoi on ne s’abaissera pas à en débattre. Notre choix est de les combattre par la défense de la France telle qu’elle est, telle qu’elle vit, telle qu’elle travaille, multiculturelle, plurielle, diverse, riche du monde qui fit sa richesse.

Loin d’être une idée abstraite, cette défense appelle des solidarités concrètes. Une politique de l’empathie, un souci des causes communes, un refus des silences complices. Car rien n’est plus désolant, aujourd’hui, que la solitude qui entoure l’humanité, ces hommes, ces femmes, ces enfants que les idéologies racistes ici inventoriées envisagent d’exclure, d’expulser, de déporter. Lors d’une rencontre provoquée par mon livre Pour les musulmans, avec l’association Mamans toutes égales, l’une des intervenantes suggéra que le pire, « ce n’étaient pas les bruits de bottes, mais le silence des pantoufles ». Notre silence, votre silence. Si d’aventure, nous ne réussissons pas collectivement à empêcher la catastrophe qu’appellent de leurs vœux Camus, Zemmour et Houellebecq, nous nous souviendrons avec honte de cette alarme.

BOITE NOIRECet article prolonge et actualise ce qui fut le propos de deux livres parus en 2014, Dire non et Pour les musulmans, présentés ici et sur Mediapart. Nul besoin d’ajouter que l’actualité ici chroniquée me semble légitimer, et c’est peu dire, les alarmes qui les ont motivés.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Cacher ses adresses mail, numéros de téléphone, etc… des spammeurs sur WordPress

L’idéologie meurtrière promue par Zemmour

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Le récent arrêt de l’émission d’iTélé, dont Éric Zemmour était un débatteur rémunéré depuis une décennie, a été provoqué par l’interview qu’il a accordée au Corriere della Sera sur son livre, Le Suicide français (Albin Michel). Ce choix éditorial de la chaîne d’information ne saurait évidemment être qualifié de censure puisque, loin d’être privé de parole, l’intéressé continuera de cumuler professionnellement chroniques bi-hebdomadaires sur RTL, émission hebdomadaire sur Paris Première, tribune ouverte dans Le Figaro et son magazine, invitations dans d’autres médias (à France Culture bientôt), sans compter ses ouvrages en librairie.

Le plus surprenant, au contraire, c’est que n’ait pas été posée plus tôt la question de la large place accordée, dans l’espace médiatique dominant, à une parole explicitement xénophobe et raciste, stigmatisant des individus en raison de leur origine ou de leur croyance, et contrevenant de ce fait aux droits humains fondamentaux tels qu’ils ont été proclamés par la Déclaration universelle de 1948. Dans l’entretien au quotidien italien, Zemmour ne faisait que redire, de façon abrupte, ce qu’il n’a cessé d’énoncer ou de suggérer ces dernières années, y compris sur iTélé (par exemple ici, en avril 2014), à savoir que « les musulmans » n’ont pas leur place en France, formulation générale qui exclut de notre peuple plusieurs millions de personnes en raison de leur origine, de leur culture ou de leur religion.

C’est Jean-Luc Mélenchon qui, le 15 décembre 2014, a exhumé sur son blog cet entretien paru en Italie un mois et demi plus tôt, le 30 octobre. La polémique organisée en contrefeu autour du mot « déporter » est une diversion grossière qui ne résiste pas à l’examen des faits, tant elle ne change rien aux propos de Zemmour lui-même (lire l’interview en italien sur le blog du confrère, ironiquement intitulé « Superdupont »). « Les musulmans ont leur code civil, c’est le Coran. Ils vivent entre eux, dans les périphéries. Les Français ont été obligés de s’en aller », déclare Zemmour au fil de cet entretien avec Stefano Montefiori. « Mais alors que suggérez-vous de faire ? Déporter cinq millions de musulmans français ? » lui demande le journaliste.

Depuis, à la demande de Zemmour, Montefiori a modifié cette formulation par laquelle il résumait son interpellation. La question est devenue : « Mais alors que suggérez-vous de faire ? Ne pensez-vous pas qu’il est irréaliste de mettre sur des avions (“ou sur des bateaux”, ajoute Zemmour) cinq millions de musulmans français pour les chasser ? » Plus précis, l’énoncé n’en est pas moins accablant, d’autant que Zemmour y contribue lui-même. De fait, le journaliste du Corriere accompagne sa rectification de ce commentaire : « Je ne suis pas sûr que, en français comme en italien, “mettre cinq millions de musulmans sur des avions ou sur des bateaux pour les chasser” soit plus léger ou, de toute façon, différent de “déporter cinq millions de musulmans”. Mais j'accueille évidemment la mise au point de l'interviewé. »

Cette mise au point ne concerne donc en rien les propos de Zemmour qui, loin de repousser l’hypothèse suggérée d’une expulsion de leur propre pays de « cinq millions de musulmans français », répond : « Je sais, c’est irréaliste mais l’Histoire est surprenante. Qui aurait dit en 1940 qu’un million de pieds-noirs, vingt ans plus tard, seraient partis d’Algérie pour revenir en France ? Ou bien qu’après la guerre, cinq ou six millions d’Allemands auraient abandonné l’Europe centrale et orientale où ils vivaient depuis des siècles ? » « Vous parlez d’exodes provoqués par des tragédies immenses », lui rétorque le journaliste italien. Or la réponse de Zemmour est, tout simplement, un appel à la répétition de ces tragédies : « Je pense que nous nous dirigeons vers le chaos. Cette situation d’un peuple dans le peuple, des musulmans dans le peuple français, nous conduira au chaos et à la guerre civile. Des millions de personnes vivent ici, en France, et ils ne veulent pas vivre à la française. »

Nous ne sommes pas ici en présence d’une opinion qu’il s’agirait de discuter ou de réfuter. Mais d’une idéologie meurtrière dont les ressorts sont ceux-là mêmes qui, par la construction fantasmée d’une question juive, ont, hier, entraîné l’Europe dans l’abîme du crime contre l’humanité. Avant d’organiser à partir de 1941 leur destruction par la solution finale, l’idéologie nazie a construit les juifs comme un peuple à part, dangereux et menaçant, dont la seule présence ruinait et corrompait une identité prétendue immuable qu’il fallait défendre et restaurer par l’expulsion de ce corps allogène et étranger.

Avant l’anéantissement par le génocide, dont le programme fut tenu secret, l’antisémitisme européen, qui n’était pas réservé à la seule Allemagne, loin de là, revendiquait haut et fort son projet d’exclusion et d’expulsion des juifs. À tel point que l’île de Madagascar, alors française, fut envisagée comme ultime destination pour des juifs européens préalablement stigmatisés et discriminés, autrement dit exclus des peuples nationaux qui étaient les leurs. 

Les mots d’Éric Zemmour installent un imaginaire semblable, par la construction arbitraire d’une question musulmane : celui d’un « peuple dans le peuple », d’allogènes qui menacent les indigènes, d’individus étrangers par essence, naissance et nature, vivant à part et tenus à distance, qu’il faut rendre invisibles en les excluant de la cité, puis en les expulsant du pays. Qu’il faut effacer en somme. Que ces délires meurtriers ne soient plus aujourd’hui, en France, des pensées marginales mais tiennent lieu d’opinion acceptable dans le débat médiatique est la question posée par l’affaire Zemmour. Celle d’une longue régression française qui, progressivement, a rendu présentable, sous de nouveaux masques, l’idéologie inégalitaire et identitaire que la défaite du nazisme avait, depuis 1945, reléguée aux marges de l’espace public. Et celle des aveuglements qui, à droite surtout mais aussi à gauche, ont permis cette défaite intellectuelle. 

Fussent-elles potentiellement criminelles, les idéologies ont leurs logiques internes qui font entrer au forceps la réalité dans leurs fictions. Popularisé par Éric Zemmour, le raisonnement qui conduit à la nécessité vitale d’une expulsion des musulmans a pour point de départ l’affirmation que la France est victime d’un « grand remplacement », autrement dit d’un changement de peuple insidieux et silencieux, lequel appellerait en réponse, par réflexe de survie, le départ des supposés envahisseurs, une sorte de grand retour des Français issus de l’immigration venue des anciennes colonies françaises.

Tel un furet de mauvais augure, cette formule court désormais, bien au-delà des cercles militants, comme en témoigne sa revendication par Valeurs Actuelles, trait d’union hebdomadaire entre extrême droite et droite extrémisée.

« La puissance des mots est si grande qu’il suffit de termes bien choisis pour faire accepter les choses les plus odieuses » : l’invention du « grand remplacement » témoigne de la fécondité de cette intuition de Gustave Le Bon, l’auteur de Psychologie des foules (1895), essai précurseur dont les intellectuels fascistes et nazis sauront tirer d’utiles enseignements pratiques. Son auteur est un intellectuel justement, figure éminente des confusions propres aux temps obscurcis où la transgression tient lieu de radicalité. Symbole de la cause homosexuelle dans les années 1970, quand elle ébauchait ses premières visibilités militantes, Renaud Camus est devenu le principal propagandiste de la nouvelle idéologie raciste.

En l’an 2000, dans La Campagne de France (Fayard), il s’était signalé en s’alarmant d’une supposée trop grande présence juive sur les ondes de France Culture. La polémique qui s’ensuivit fut une sorte de répétition générale des régressions à venir : la réprobation dominante ne visa pas Camus mais ceux qui le critiquaient, et notamment Le Monde dont je dirigeais alors la rédaction. Loin d’être isolé, l’écrivain reçut notamment le soutien, jamais démenti depuis, d’Alain Finkielkraut, preuve que les passions identitaires rendent aveugles au point qu’un juif revendiqué ne sache plus reconnaître un antisémite à peine masqué.

Revisiter cette scène primitive, où figurait déjà Michel Houellebecq, permet de prendre la mesure de la longue durée de cet obscurcissement dont Zemmour est l’ultime produit – c’est pourquoi je republie sur Mediapart ma mise au point de 2002 (elle est ici). 

Depuis, Renaud Camus a mis en sourdine son obsession juive pour mieux libérer ses obsessions antimusulmanes où la question religieuse est l’alibi d’une stigmatisation générale des Français issus des immigrations maghrébines, africaines, méditerranéennes, antillaises, etc. Mais son originalité est d’aller bien au-delà, en redonnant vie aux idéologies identitaires qui ont produit la catastrophe européenne, entre 1914 et 1945. Dès 2005, sur le site de son « Parti de l’In-nocence », il le fait comprendre en s’alarmant de « la deuxième carrière d’Adolf Hitler », cette « reductio ad Hitlerum » qu’il doit affronter et dont, avec une fausse ingénuité, il montre lui-même qu’elle voudrait l’empêcher de penser comme Hitler, c’est-à-dire en termes de « distinctions ethniques », de « dimensions héréditaires des civilisations », d’« appartenances natives », d’« origines », de « races »… C’était cinq ans avant sa trouvaille de 2010,  cette invention du « grand remplacement », devenue slogan de ralliement du nouveau racisme.

C’est sur le même site que l’on trouve son discours de soutien, en 2012, à la candidature de Marine Le Pen, prononcé au premier congrès du SIEL, petite formation du Rassemblement Bleu Marine fondée par l’ex-chevènementiste Paul-Marie Coûteaux. Se portraiturant devant la candidate d’extrême droite en « producteur de concepts, d’expressions ou de thèmes dont certains font leur chemin, et parfois jusqu’en votre bouche, Madame », Renaud Camus consacre tout son propos à « la question pour nous primordiale, essentielle, fondamentale du Grand Remplacement, ou, pour parler de façon séculière, de l’immigration ».

Il y appelle à « modifier profondément la loi et même les engagements internationaux de la France » pour « mettre un terme, par toutes mesures appropriées, au Grand Remplacement du peuple français par d’autres peuples de toute origine et à la substitution, sur son territoire même, d’autres cultures et d’autres civilisations à celles qu’il avait lui même portées si haut »

« La France n’est pas une terre d’islam », insiste-t-il, souhaitant en conséquence une politique qui fasse disparaître les musulmans de notre paysage, soit en les faisant renoncer à leur foi, soit en leur faisant quitter le territoire. Car tous ces mots sont potentiellement des actes, et la violence symbolique des premiers est un appel à la violence concrète des seconds. Le « grand remplacement » de Camus, que popularisent aussi bien Zemmour par l’essai que Houellebecq par le roman, est ainsi devenu le mantra du Bloc identitaire, cette formation radicale de l’extrême droite dont nombre de cadres sont aussi présents au Front national, notamment dans ses municipalités.

Orateur vedette des premières « Assises de la remigration », organisées le 15 novembre 2014 par ces identitaires, Renaud Camus parraine également l’« Observatoire du grand remplacement », récemment lancé sur internet par les mêmes« Je salue avec d’autant plus de plaisir et d’enthousiasme votre démarche actuelle »écrit-il à Fabrice Robert, président du Bloc identitaire, « que pour moi la constatation et le refus absolu du Grand Remplacement – ce “concept” dont vous voulez bien me reconnaître la paternité – ont toujours impliqué comme leur complément indispensable, et leur substance même, la Remigration, puisque c’est le mot que vous avez choisi de mettre en avant : je disais pour ma part “le renversement des flux migratoires”, mais c’est la même chose. »

Avec la « remigration », c’est bien à une guerre que Renaud Camus et ses divers épigones, dont Éric Zemmour, préparent la France et, au-delà, l’Europe. Une guerre civile, une guerre de la France et de l’Europe contre elles-mêmes, contre une partie de leurs peuples, ces hommes, ces femmes, ces enfants vivant, habitant et travaillant ici même que, par toutes les armes du préjugé et de l’ignorance, ils auront préalablement construit comme étrangers, en raison de leur naissance, de leur apparence ou de leur croyance.

Qui en douterait doit s’infliger la lecture des textes qui en témoignent. Une littérature triste et grise qui n’a d’autre fil conducteur que l’obsession inégalitaire, cette passion raciste de la hiérarchie des origines, des cultures, des civilisations, des religions, où celui qui l’énonce se place au-dessus de l’humanité. De l’exigence d’humanité, des droits de l’humanité, de l’humanité concrète.

« La remigration ou la guerre : voici les termes du débat, écrit ainsi Renaud Camus après sa participation aux Assises de la remigration. Il y en aurait bien un troisième, mais il est plus effrayant qu’eux : la soumission – l’acceptation de la conquête par les conquis, du remplacement par les remplacés, de la colonisation par les colonisés ; la conversion, qui sait ? Faute de consentement au statut de dhimmi, la guerre est inévitable. » Nul hasard évidemment si, au détour de cette rhétorique violente écrite avant qu’on n’apprenne sa sortie, l’on tombe sur le scénario du nouveau roman de Houellebecq, précisément titré Soumission (Flammarion). « La remigration, poursuit Camus, est une façon de traiter le mal, une solution [il souligne le mot], c’est même la seule qui ait été proposée jusqu’à présent. »

« Une opération chirurgicale », insiste-t-il à destination des âmes sensibles que « la perspective de certains traitements [pourrait] inquiéter ». Dans son discours de novembre 2014 aux Assises de la Remigration, il jouait avec cette perspective violente, la souhaitant en la sous-entendant, par l’évocation de « tout un arsenal qu’il n’est pas facile, qu’il n’est peut-être pas opportun, et qu’en tout cas, il n’est pas urgent de détailler à présent – j’en laisse le soin à mes amis identitaires, qui ont la tête plus pratique que la mienne et qui sont si précis sur les voies et les moyens qu’on se dispute de toute part, à ce que je vois, leurs compétences ».

Il suffit de se reporter aux « vingt-six mesures pour une politique de remigration » proposées par le Bloc identitaire pour comprendre de quoi parle Camus. La première est l’ « abrogation du droit du sol », la dernière la « création d’un grand ministère de l’identité et de l’enracinement ». Interdisant notamment la visibilité, et donc la présence, du culte musulman, toutes ces mesures tendent à imposer « le retour dans leurs pays d’origine d’une majorité des immigrés extra-européens présents sur notre territoire ». Cette France prétendument éternelle qu’il s’agirait de rétablir est simplement l’antithèse de la République telle que la proclame encore notre Constitution, démocratique et sociale, ne faisant pas de distinction selon l’origine, l’apparence ou la religion, respectant toutes les croyances, revendiquant l’universalité des droits humains.

Ainsi devenu l’intellectuel de référence de la nouvelle idéologie raciste, dans ses variantes militantes et médiatiques, l’identitaire Camus ne peut que se prendre au sérieux. En 2013, avant de participer début 2014 à la manifestation « Jour de colère » sous cette bannière, il avait lui-même lancé une pétition pour dire « non au changement de peuple et de civilisation »« Il faut entrer en résistance, concluait-elle. Il faut se rendre assez forts pour changer les lois, dénoncer les traités, soustraire officiellement la France à des conventions qui la livrent pieds et poings liés, de même que tous les pays d’Europe, à la substitution démographique et au changement de civilisation. Révision du droit d’asile, fermeture des frontières, défense du territoire, retour à une conception de la France et de l’Europe comme des puissances et non plus comme un droit de l’homme. » 

Menée contre les droits de l’homme, cette résistance est évidemment la négation de la Résistance et de la France Libre – lesquelles accueillirent nombre de combattants étrangers et coloniaux qu’aujourd’hui, Camus et Zemmour expulseraient tout comme leurs descendants. « Le pitre ne rit pas », disait David Rousset à propos de cette basse littérature, propagandiste ou administrative, qui a accompagné l’accoutumance européenne à l’antisémitisme sous le nazisme. Cette indifférence, cette inconscience. Et c’est ainsi qu’en France, de nos jours, sans qu’on s’en inquiète, l’histrion raciste Renaud Camus peut, sans rire, détourner le Chant des partisans en Chant des remplacés, pour mieux revendiquer « le droit du sang » (c’est à écouter ici, chanté par l’auteur).

Officiellement, du moins par la voix de sa présidente, le Front national n’épouse pas la prétendue « théorie du grand remplacement », jugée par Marine Le Pen quelque peu « complotiste ». Mais, dans sa diversité, l’extrême droite, élus, cadres et militants du Front national compris (voir par exemple cette vidéo du député FN Gilbert Collard), s’en régale tandis que l’électorat de droite extrémisé ou déboussolé n’y est pas insensible. Faisant passer le racisme sur le terrain religieux et culturel, détournant la laïcité libérale en laïcisme sectaire, facilitant la promotion d’un imaginaire identitaire contre l’espérance égalitaire, c’est une formidable arme d’hégémonie idéologique.

De fait, Camus hier, Zemmour aujourd’hui, Houellebecq demain ne sont aucunement des marginaux. Brouillant la frontière entre droite et gauche, les soutiens – intellectuels, médiatiques, politiques – qu’ils ont reçus ou qu’ils reçoivent donnent crédit à l’idéologie raciste qu’ils propagent : on conviendra qu’elle est sans doute discutable, mais on proclamera d’abord qu’elle est acceptable et tolérable, sinon respectable. En témoigne par exemple, une paisible conversation organisée en 2011 par Alain Finkielkraut, sur les ondes de France Culture, entre Renaud Camus et Manuel Valls. Il faut attendre la toute fin de l’émission pour que le futur – et actuel – premier ministre s’émeuve un peu des conséquences du « grand remplacement », au terme de trois quarts d’heure d’échanges courtois durant lesquels le philosophe animateur ne cache pas sa communauté de pensée avec l’écrivain (c’est à écouter sous l’onglet Prolonger). 

Alain Finkielkraut n’est pas inquiet car « le fascisme est mort en 1945 », définitivement mort. C’est ce qu’il écrit dans Causeur, à propos du livre d’Éric Zemmour dont il regrette « les errements sur Vichy » mais juge « pertinent » le constat d’une France qui « se quitte », sous l’effet notamment « de l’immigration de peuplement ». Pour reprendre Camus, pas de deuxième carrière d’Hitler et, donc, nous pouvons désormais librement revenir à nos obsessions identitaires sans mémoire des crimes auxquels elles ont conduit dans le passé.

Mais les héritiers intellectuels des « droites révolutionnaires » qui ont accompagné cette modernité terrible que fut la révolution conservatrice fasciste et nazie n’ont pas besoin de cet alibi. Car ils savent bien, eux, que c’est la même histoire qui se remet en marche, celle à laquelle ils sont restés fidèles et dont ils ont préservé les idéaux, cette vision du monde qui dresse le peuple et le sang contre l’individu et l’humanité, qui brandit l’identité contre l’égalité (voir le récent livre de Johann Chapoutot, chroniqué sur Mediapart : La carte mentale du nazisme).

En 2013, un événement en a apporté le témoignage. Le 22 mai de cette année là, devant l’autel de Notre-Dame de Paris, se suicidait avec une arme à feu Dominique Venner, figure de cette Nouvelle Droite, issue de l’extrême droite à la fois la plus radicale et la plus intellectuelle des années 1960, qui opta ensuite pour une stratégie gramscienne de conquête progressive d’une hégémonie culturelle et idéologique. Or, dans une posture esthétique de « samouraï de l’Occident », l’athée Dominique Venner entendait par son sacrifice lancer un appel à la mobilisation contre… le « grand remplacement ».

C’est ce qu’il écrit la veille de sa mort dans un billet où, tout en les soutenant, il interpelle les participants à la prochaine « Manif pour tous », prévue le 26 mai 2013, contre la loi Taubira : « Le “grand remplacement” de population de la France et de l’Europe, dénoncé par l’écrivain Renaud Camus, est un péril autrement catastrophique pour l’avenir. » Dans sa dernière lettre, Dominique Venner dit se « sacrifier pour rompre la léthargie qui nous accable » « Je m’insurge contre le crime visant au remplacement de nos populations », conclut-il. Savourant cet hommage, Renaud Camus lui retournera le compliment dans un discours prononcé le 31 mai 2013 sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame de Paris : « Cette mort de Dominique Venner, nous lui devons d’en faire un point de non-retour. » 

Au même moment, dans une salle parisienne, se tenait l’hommage des siens à Dominique Venner, celui de cette extrême droite à la fois intellectuelle et radicale dont les références sont explicitement celles de la révolution conservatrice allemande, à la fois païennes et européennes, identitaires et élitaires. Une vidéo en témoigne, qui mérite d’être vue jusqu’au bout (sous l’onglet Prolonger), pauses chantées comprises : Les Lansquenets, La Petite pisteJ’avais un camarade, les trois chants retenus sont tous des versions françaises de chansons prisées par la Wehrmacht. Entre un Espagnol phalangiste et un Italien rouge-brun, on y entend dans la bouche des orateurs au moins deux références au « grand remplacement » de Camus.

À la tribune, l’hommage sans doute le plus fidèle, car le plus en communion de pensée avec Venner, est celui d’Alain de Benoist, principal théoricien de cette nouvelle droite révolutionnaire, habitée par la hantise du métissage et la phobie du multiculturalisme, déterminée à remplacer l’éthique en politique par une esthétique de l’élite. Lequel Alain de Benoist sort de plus en plus fréquemment de son apparente tour d’ivoire intellectuelle pour commenter cette victoire de la stratégie gramscienne d’hégémonie idéologique dont il fut le premier promoteur à droite.

En 2010, il se contentait de saluer « l’anticonformiste Zemmour ». Fin 2014, il le crédite de ne pas parler « au nom de la droite mais du peuple ». Mieux encore, interrogé sur la « remigration », cette expulsion qu’appelle le « grand remplacement », et sur le refus de Marine Le Pen d’employer ce mot, il confie « n’en penser rien, car j’attends qu’on m’explique en quoi cela pourrait consister ».

Habile et politique, sa réponse discute la faisabilité, pas l’éventualité : « J’ai lu avec attention toutes les mesures proposées par les tenants de la “remigration”. Ce sont des mesures qui, si elles étaient appliquées, auraient certainement pour effet de diminuer les flux migratoires, de couper certaines pompes aspirantes, de décourager d’éventuels candidats à l’immigration. Ce qui est déjà beaucoup. Je n’en ai pas vu une seule, en revanche, qui soit de nature à faire repartir vers un improbable “chez eux” – avec, on le suppose, leurs parents “de souche” – des millions de Français d’origine étrangère installés ici depuis parfois des générations et qui n’ont nullement l’intention d’en bouger. Cela dit, tout le monde n’est pas forcé d’être exigeant sur le sens des mots. Et il n’est pas interdit non plus de rêver… »

Le rêve qu’évoque Alain de Benoist est évidemment le cauchemar de tous ceux qui restent attachés aux plus élémentaires valeurs démocratiques. Mais son propos éclaire la sombre dynamique dont il s’accommode volontiers : peu importe le sens des mots, l’essentiel étant qu’ils rendent possible le rêve – notre cauchemar. Car de quoi parle-t-on ici, très paisiblement, comme s’il s’agissait d’un problème physique de flux et d’échangeur sur une autoroute ? Rien moins que de la possibilité pratique d’une émigration forcée de Français et de résidents en France parce qu’ils sont « d’origine étrangère » !

Dans ses écrits sur le totalitarisme, la philosophe Hannah Arendt se référait toujours à cette affirmation de David Rousset dans L’Univers concentrationnaire, paru en 1946, à son retour des camps nazis : « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible. » Le propre des idéologies totalitaires, c’est de rendre possible l’impossible et, donc, l’impensable. D’où le rôle essentiel d’un langage habilement meurtrier, de cette langue de tous les jours qui habitue, accoutume, prépare au pire, met en condition au point de le rendre souhaitable, acceptable, faisable.

Du témoin Victor Klemperer au philosophe Jean-Pierre Faye, en passant par l’historien Johann Chapoutot déjà cité, une littérature abondante nous avertit de ce piège : l’idéal démocratique, c’est au contraire l’affirmation que tout n’est pas possible, et notamment pas la destruction de l’humanité par l’homme.

Tout n’est pas possible, et tout n’est donc pas dicible dans l’espace public comme s’il s’agissait d’une opinion en valant une autre – et notamment pas que les Noirs sont inférieurs aux Blancs, que l’Islam est inférieur à la Chrétienté, que les musulmans ne sont pas européens, que les Juifs dominent les médias, que l’expulsion des Français d’origine étrangère est une solution, que la stigmatisation d’une religion est légitime, que la discrimination à l’embauche l’est tout autant, tout comme le contrôle au faciès, etc. C’est ce que, pour ma part, je n’ai cessé de rappeler, d’articles en livres, face à cette régression française commencée il y a trente ans. C’est, hélas, ce que politiques, intellectuels et journalistes, ont trop souvent renoncé à défendre, concédant sans cesse du terrain à ce nouveau racisme transgressif, comme en ont encore témoigné les soutiens à Éric Zemmour, au nom du libre débat d’opinion (quelques exemples ici, , , aussi et encore ).

Il est aisé de faire porter la principale responsabilité à Nicolas Sarkozy dont la présidence a libéré tous les monstres du passé, se plaçant d’emblée sous la terrifiante promesse d’un « ministère de l’identité nationale et de l’immigration » tenu par un transfuge socialiste. De fait, la radicalisation, entre 2007 et 2012, de la droite anciennement gaulliste fut la double mort symbolique de Charles de Gaulle : en ouvrant grand la porte aux nostalgiques du pétainisme et de l’OAS, aux héritiers de la collaboration et de la colonisation, le sarkozysme a tué le gaullisme résistant de 1940 et le gaullisme décolonisateur de 1962. Mais l’évolution ayant rendu possible, et si facile, ce meurtre symbolique s’est jouée en amont, sous la quiétude apparente du chiraquisme, dans un paysage politique dont le premier acteur à gauche était l’actuel président de la République, alors premier secrétaire d’un PS défait à la présidentielle de 2002.

Dans un grand écart entre le monde et la France, entre la position défendue à l’ONU contre la guerre des civilisations étatsunienne et les accommodements politiciens avec l’islamophobie française, la seconde présidence Chirac fut l’occasion manquée, avec la complicité de la gauche socialiste. Au lieu de cet imaginaire alternatif qu’appelaient les désordres du monde, cette tentation de la guerre sans fin des identités, le Parlement français, droite et gauche unanimes, vota, en 2004, une loi discriminatoire contre une religion, l’Islam, au prétexte de défendre une laïcité entendue, à tort, comme l’interdiction d’afficher publiquement sa croyance. Dans la foulée, la majorité de droite vota, en 2005, une loi proclamant le rôle positif de la colonisation. Si la seconde a été depuis heureusement corrigée, la première fut prolongée sous la droite en 2012 par une circulaire, que la gauche n’a pas abrogée, étendant la discrimination contre l’Islam aux mères d’enfants scolarisés à l’école publique.

Les mots de Zemmour, Camus, Houellebecq ne sont pas hors sol. Ils accompagnent des politiques étatiques et des vulgates médiatiques qui, depuis dix ans, légitiment une désignation négative de nos compatriotes musulmans, de leur croyance, de leur culture et de leur histoire. C’est ainsi que commence l’apprentissage des ségrégations, et cette propédeutique infernale de l’inégalité est sans fin, n’épargnant dès lors aucune minorité, aucune différence, aucune dissemblance.

On ne peut l’enrayer qu’avec un imaginaire concurrent, qui mobilise et rassemble, entraîne et élève. Rien ne sert de faire la morale ou la leçon aux idéologies racistes, et c’est bien pourquoi on ne s’abaissera pas à en débattre. Notre choix est de les combattre par la défense de la France telle qu’elle est, telle qu’elle vit, telle qu’elle travaille, multiculturelle, plurielle, diverse, riche du monde qui fit sa richesse.

Loin d’être une idée abstraite, cette défense appelle des solidarités concrètes. Une politique de l’empathie, un souci des causes communes, un refus des silences complices. Car rien n’est plus désolant, aujourd’hui, que la solitude qui entoure l’humanité, ces hommes, ces femmes, ces enfants que les idéologies racistes ici inventoriées envisagent d’exclure, d’expulser, de déporter. Lors d’une rencontre provoquée par mon livre Pour les musulmans, avec l’association Mamans toutes égales, l’une des intervenantes suggéra que le pire, « ce n’étaient pas les bruits de bottes, mais le silence des pantoufles ». Notre silence, votre silence. Si d’aventure, nous ne réussissons pas collectivement à empêcher la catastrophe qu’appellent de leurs vœux Camus, Zemmour et Houellebecq, nous nous souviendrons avec honte de cette alarme.

BOITE NOIRECet article prolonge et actualise ce qui fut le propos de deux livres parus en 2014, Dire non et Pour les musulmans, présentés ici et sur Mediapart. Nul besoin d’ajouter que l’actualité ici chroniquée me semble légitimer, et c’est peu dire, les alarmes qui les ont motivés.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Quand la Sécurité intérieure bâcle une note blanche

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Le 13 janvier 2015, la cour d’appel de Nancy devra trancher le cas d’un ingénieur français de confession musulmane qui s’est vu interdire par EDF, depuis le 31 mars 2014, l’accès à l’ensemble des sites nucléaires français. Le 1er septembre, en première instance, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a confirmé cette interdiction  au motif que le jeune homme entretiendrait « des liens probables » avec « un imam adepte de l’idéologie salafiste, impliqué dans le recrutement de jeunes combattants ».

Le 18 septembre, le juge des référés de la cour d’appel de Nancy, saisi en procédure d’urgence, est monté d’un cran, invoquant un « impératif d’intérêt général supérieur que constitue un contrôle renforcé contre les menaces terroristes ». « Le comportement et les relations de M. A. peuvent présenter une menace pour la sécurité nucléaire », concluait-il. « Sécurité nucléaire », « menaces terroristes », « idéologie salafiste » : n’en jetez plus, voilà l’ingénieur définitivement suspect.

L’affaire est médiatisée – sans que son nom apparaisse – et le 24 septembre, le jeune homme est mis à la porte de son bureau d’études pour faute grave, à savoir un « abandon de poste » qu’il a depuis contesté devant les prud’hommes. « Son seul tort réellement est d’être musulman », estime son avocat Me Sefen Guez Guez, qui est aussi le conseil du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). Il poursuit : « Nous avons démontré devant le tribunal que toutes les accusations étaient fausses, mais le climat actuel est contre nous. À partir du moment où on agite le chiffon rouge de l’islamisme, il n’y a plus de rationalité, on fonctionne sur l’émotion. »

Ces décisions se fondent sur une note blanche de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure), produite en août 2014 par l’État devant la justice administrative afin de tenter de justifier in extremis l’avis négatif donné par ses services au renouvellement de l’autorisation d’accès aux centrales du jeune ingénieur. Or cette note blanche semble contenir beaucoup d'approximations et d’amalgames.

Reprenons. Monsieur A., 28 ans, travaille depuis 2009 pour des sous-traitants dans la maintenance des centrales nucléaires. Il pilote en tant que chef de projet des études de faisabilité pour des maintenances pluriannuelles de l’exploitant, EDF. Il intervient en zone contrôlée (près des cuves et générateurs vapeur) pour surveiller des équipes de géomètres qui font de l’acquisition laser en vue de ces opérations de maintenance. En qualité d’élève ingénieur, Monsieur A. a eu accès à partir de septembre 2008 au Commissariat de l’énergie atomique (CEA) de Saclay. Depuis 2012, il est intervenu dans 13 des 19 centrales françaises, ainsi que sur le chantier de l’EPR de Flamanville. Ces déplacements représentaient « 50 % de mon temps de travail », estime-t-il.

Mais le 31 mars 2014, l’ingénieur est bloqué à l’entrée de la centrale Saint-Alban-du-Rhône. Les travailleurs du secteur nucléaire doivent chaque année déposer une fiche individuelle d’autorisation d’accès (Fidaa) auprès de leur centrale de référence, ici celle de Nogent-sur-Seine. C’est EDF qui délivre le laissez-passer, après enquête des services de l’État. Après plusieurs coups de fil, le jeune homme apprend que sa fiche, obtenue sans problèmes en 2012 et 2013, n’a pas été renouvelée. La préfecture de l’Aube lui indique que le service de police chargé de l’enquête administrative a rendu un avis défavorable. Impossible d’en connaître le motif, car l’avis est classé « confidentiel défense ». Son casier judiciaire est pourtant vierge et il n’a aucun antécédent au fichier de police de traitement des antécédents judiciaires (TAJ), comme le lui confirmera la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL).

Saisi en urgence, le tribunal de Châlons-en-Champagne donne raison à l’ingénieur le 12 juin 2014. Le juge des référés suspend la décision d’EDF car « ni EDF ni le préfet de l’Aube, mis en cause à l’instance, n’ont précisé quelles caractéristiques justifiaient l’interdiction de l’accès de la suspension demandée ». « Lors de l’audience, le juge a dit qu’on ne bloquait pas les gens sans raison et qu’on n’était pas à Guantanamo », raconte l’ingénieur. Mais le 23 juillet 2014, il est à nouveau bloqué à l’entrée d’une centrale, celle de Bugey dans l’Ain où il devait former un collègue aux plans de prévention. Il formule une nouvelle requête. Cette fois-ci, pour éviter de se faire à nouveau taper sur les doigts, le ministère de l’écologie dégaine, quelques jours avant l’audience du 18 août, une note blanche de la DGSI.

Datée du 13 août 2014 et numérotée 15059, celle-ci « annule et remplace la précédente note DGSI/n° 15014 », dont le contenu est inconnu puisque qu’EDF et l’État avaient refusé de la communiquer lors du premier procès. C’est cette nouvelle note qui va emporter la conviction du tribunal, contre l’avis du rapporteur public (qui joue le rôle du procureur). Ce qui est très rare, puisque dans 90 % des cas, les juges administratifs suivent l’avis du rapporteur public. « Pour nous, c’était plié, même l’avocat d’EDF nous avait dit qu’il nous enverrait un chèque pour les frais de justice », s’étonne Me Guez Guez.

Quand à M. A., il se dit blessé par les allégations de la note. « J’ai découvert des choses sur moi, ironise-t-il. Ça me choque que la DGSI, un service de police dans lequel on est censé avoir confiance, raconte des bêtises comme ça. Ils n’ont même pas dû me placer sur écoutes, sinon ils auraient bien vu que tout ça est faux. » Car cette note blanche, manifestement rédigée a posteriori pour tenter de justifier le refus d’autorisation d’accès, est truffée d’erreurs et d’approximations.

La DGSI dépeint l’ingénieur comme un « adepte de l’idéologie salafiste », qui « évolue dans la mouvance islamiste d’Ile-de-France ». Avant de planter un décor salafiste inquiétant : « Cette idéologie sunnite ultra-orthodoxe présente en France depuis le milieu des années 1990, largement inspirée du wahhabisme saoudien, prône une lecture littéraliste du Coran. Reposant sur un discours différentialiste, elle enjoint ses tenants à rejeter les fidèles des autres religions ainsi que les athées pour se prémunir de leur influence jugée néfaste. Le salafisme subordonne l’observance des lois de la République à leur compatibilité éventuelle avec le Coran. »

La définition relève de la caricature. Comme le rappelait le chercheur Haoues Senigueres, enseignant à l’IEP de Lyon, « les pratiques du salafisme sont multiples. Elles recouvrent des piétistes se tenant à l’écart de la société, d’autres qui franchissent le Rubicon et se mobilisent, et d’autres enfin, beaucoup plus isolés, qui, avec les djihadistes, prônent le passage à l’acte violent. Ce terme doit être déconstruit pour éviter les raccourcis qui donnent l’impression d’une uniformité des musulmans ». Il précisait que « les salafistes quiétistes ou piétistes » sont « les plus nombreux en France ».

Pratiquant depuis l’âge de onze ans, A. ne se reconnaît d’ailleurs pas du tout dans le salafisme. « C’est un qualificatif utilisé uniquement pour discréditer, dit-il. Moi, je me définis uniquement comme un musulman. Je ne me suis jamais réclamé d’aucun courant idéologique. Je pratique un islam traditionnel classique qui revient aux textes fondamentaux de l’islam. Je suis les enseignements du prophète, mais dans une visée d’interprétation, en sortant d’une lecture littéraliste. »

Il ajoute voter à chaque élection et être même membre depuis 2013 d’un parti politique. « J’ai fait une école d’ingénieur en internat, poursuit-il. Je faisais partie d’associations d’étudiants, j’ai organisé des galas de fin d’année, et j’ai pas mal d’amis non musulmans. » Il ne comprend pas non plus la référence au wahhabisme : « Mes parents sont d’origine marocaine, ceux de ma femme d’origine tunisienne, quel est le lien avec des dirigeants en Arabie Saoudite qui ont pu se revendiquer du wahhabisme ? »

Selon la DGSI, l’ingénieur aurait été détecté dès 2005, « en raison de ses relations au sein de la frange djihadiste de cette mouvance », et plus précisément avec B. un « islamiste », « impliqué dans le dossier des filières irakiennes dites du 19e ». Cette « filière » des Buttes-Chaumont, démantelée début 2005, envoyait des djihadistes se former au Coran en Syrie puis combattre les troupes américaines en Irak. Un « système D » plus qu’une filière organisée, selon les services de renseignement, ainsi que le décrivait à l’époque Libération. Le 14 mai 2008, le tribunal correctionnel de Paris a condamné sept des prévenus à des peines allant de dix-huit mois à sept ans de prison ferme pour Farid Benyettou. Ce petit prédicateur de 23 ans repérait les jeunes du quartier à la mosquée Adda'Wa et leur proposait des cours de théologie avant de leur fournir les contacts pour se rendre en Syrie puis en Irak. Trois y sont morts.  

Première approximation de taille : B., dont le casier judiciaire est vierge, n’a jamais été poursuivi dans cette affaire, même s’il avait eu droit, début 2005, à une garde à vue rue Nélaton (XVe) à l’ancien siège de l’ex-Direction de la surveillance du territoire (DST). « Il avait été interrogé en tant que témoin, comme une vingtaine d’autres jeunes du XIXe qui fréquentaient la mosquée Adda'Wa, se souvient Me Dominique Many, l’avocat de Thamer Bouchnak, un jeune homme qui fut arrêté avant son départ pour la Syrie. La DST n’avait rien à lui reprocher. Il n’avait jamais participé de loin ou de près à des projets djihadistes. Mais depuis, il doit être fiché. » « Les policiers avaient entendu tous ceux en contact direct ou indirect avec le prédicateur Farid Benyettou », précise l’avocat.

En audition, Thamer Bouchnak dira aux policiers que B. l'avait rejoint en pélerinage à La Mecque avant son départ prévu pour la Syrie (Thamer Bouchnak sera arrêté avant). Il précisera que B. ne faisait pas partie du groupe de « combattants », mais qu'il aurait pris contact avec des « djihadistes égyptiens » lors d'une escale en Égypte. Aujourd’hui âgé de 32 ans et devenu prédicateur en région parisienne, B. dit lui avoir fait partie des « derniers interrogés ». « Ils m’ont gardé deux jours puis m’ont relâché car je n’avais aucune information utile, raconte-t-il. Ils m’ont rendu mon disque dur, mon téléphone, ce qui n’a pas été le cas pour tout le monde. C’était purement pour connaître le climat de la mosquée, qui avait éclaté très salement. »

Deuxième petit souci, les deux hommes assurent ne s’être rencontrés qu’en 2008, le 13 juillet précisément, à la mosquée de Drancy où prêche l’imam Hassen Chalghoumi, connu pour ses prises de parole en faveur du dialogue interreligieux et contre l’intégrisme. « En 2005, je passais studieusement mon D.U.T. à Cachan (Val-de-Marne), je ne connaissais ni B., ni la mosquée du XIXe », dit A. Dominique Many confirme ne jamais avoir vu le nom du jeune homme apparaître, ne serait-ce comme simple fidèle de la mosquée Adda'Wa, dans le dossier des filières du XIXe. « Si mon client a été détecté en 2005 et qu’il représentait une réelle menace pour la sécurité nationale, pourquoi a-t-il pu accéder depuis 2008 à toutes les centrales du pays ? » s’étonne de son côté Me Guez Guez.

Ce n’est qu’à l’avant-dernier paragraphe de la note qu’apparaît le premier fait exact et sans doute le réel motif de l’interdiction d’accès aux centrales nucléaires. La DGSI indique que l’ingénieur est toujours en relation avec B., « ces individus exerçant respectivement les fonctions de secrétaire et de président » d’une « association musulmane » sise en région parisienne. En fait, les deux hommes ont même créé l’association ensemble, en mai 2010, mais le nom de l’ingénieur, qui figurait uniquement dans les PV d’assemblée générale, n’est apparu dans les statuts déposés en préfecture qu’en février 2014.

Pour A. et son avocat, c’est l’unique raison qui a motivé le refus du renouvellement de son autorisation d’accès aux centrales lors de l’enquête administrative de mars 2014. « Apparaissant alors comme secrétaire d’une association islamique, la préfecture de Troyes a dû estimer qu’il représentait, en tant que tel, une faille de sécurité, avance Me Stefen Guez Guez dans son mémoire. L’administration a donc considéré que la participation du requérant dans une association à caractère cultuel musulmane suffisait à l’interdire d’accès aux centrales nucléaires. Ce motif étant particulièrement discriminatoire et non soutenable devant une juridiction, elle a pu broder le 14 août 2014 – postérieurement à sa décision donc – un ensemble d’éléments contradictoires pour justifier sa décision. »

Dans sa note, la DGSI reconnaît que « l’engagement personnel de M. A. dans un islam violent n’est pas à ce jour démontré par le service », mais que tout de même, « ses relations continues avec des individus ayant évolué dans la mouvance terroriste constituent une faille de sécurité pour les installations qu’il est amené à fréquenter du fait de son emploi ». Ultime amalgame, il n’est plus question d’une relation avec un individu louche, mais avec des individus. « C’est injuste, ils ont voulu l’écarter par précaution et ont lâché un gros mensonge », réagit son ami B. L’ingénieur nucléaire, lui, en conclut qu’« aujourd’hui, faire partie d’une association où une personne est fichée par les services de renseignement vous fiche par capillarité ».

La CNIL a vérifié pour lui : son nom ne figure pas dans les dossiers des renseignements territoriaux (ex-RG), dont les archives ont d'ailleurs été détruites lors de la réforme de 2008. Impossible en revanche de savoir ce qu’il en est pour les fichiers de la DGSI couverts par le secret de la défense nationale. Le 29 octobre, la CNIL l’a informé qu’elle avait « procédé aux vérifications demandées », mais ne pouvait lui en donner le résultat, « toute opposition de l’administration gestionnaire d’un fichier intéressant la sûreté de l’État, la défense et la sécurité publique » faisant « obstacle à sa communication ».

L’association musulmane en question a pignon sur rue et compte « près de 700 adhérents, dont les membres du bureau sont tous cadres dans le privé », selon A. Elle anime un site internet très populaire où sont retransmises les vidéos des prêches de son ami, B. Il fait partie des prédicateurs 2.0 qui se sont taillé une belle réputation auprès des jeunes musulmans français en mêlant paroles du prophète et exemples tirés de leur vie quotidienne, dans un français de tous les jours. « Il touche plutôt des adolescents, des jeunes de banlieue qui veulent retourner à une pratique de l’islam et à qui il rappelle le b.a.-ba de l’islam en revenant aux textes », explique un chercheur. Sur YouTube, les vidéos de ses prêches, donnés chaque dimanche dans une mosquée de la région parisienne, atteignent les 2,5 millions de vues, un trafic venant à 85 % de France.

Le conférencier y tient des positions très traditionalistes sur la question du voile, de l’obéissance de la femme à son époux ou encore de la musique, considérée comme la « voix de Satan », qui « détourne de la religion ». En mars 2012, cinq jours après la tuerie de l’école juive Ozah Hatorah à Toulouse, le prédicateur a condamné avec fermeté et sans équivoque les assassinats de Mohammed Merah, répétant que « l’islam est un message de paix ». « Aujourd’hui, on se permet de penser qu’en islam, on a le droit de tuer des innocents, des enfants de trois et six ans, martèle-t-il dans ce prêche toujours en ligne. Cela est interdit en islam. (…) J’invite mes frères ainsi que mes sœurs musulmans et musulmanes à apprendre leur religion, mais surtout à la comprendre. »

B. a également appelé à voter pour les présidentielles de 2012, « ce qui, pour un salafiste pur et dur serait une hérésie, tout comme le fait de prendre position sur des problèmes de société », souligne un chercheur. L’association organise du soutien scolaire, des cours d’arabe littéraire, des ateliers destinés aux convertis, « qui souvent tombent dans des sectes », ainsi que des voyages culturels (en Normandie, Andalousie, à la montagne). « Nous sommes dans un département avec un taux de réussite au bac très faible, explique A. Dans ma jeunesse, j’ai eu la chance que des enseignants me donnent la volonté d’apprendre, je veux redonner cette volonté aux jeunes. »

Au chômage depuis le 24 septembre, A., père d’une petite fille de trois mois, a l’impression d’avoir été « jeté à la vindicte populaire ». Il a refusé de communiquer à son patron le jugement du 1er septembre, car il contenait selon lui des « informations diffamantes », et a été dans la foulée mis à pied puis licencié. « Mon patron me reproche ma perte d’habilitation et le contenu de la décision de justice qui indique que je suis en relation avec un imam impliqué dans des affaires djihadistes », dit-il. Le jeune ingénieur, qui doit repasser par la case recherche d’emploi, a l’impression d’être « une victime collatérale de l’islamophobie ambiante ».

« Mon mari a étudié pendant des années pour travailler dans ce domaine, ça a été un vrai sacrifice, explique sa femme, gestionnaire dans une grande entreprise de BTP. Nous vivons cette situation comme une injustice car même s'il a les capacités à trouver un autre emploi, cette décision arbitraire l'empêche d'exercer le métier qui lui plaît. Moralement, c'est très dur à supporter, vu le climat ambiant, on a vraiment l'impression de vivre à l'époque de l'Inquisition, c'est une chasse aux musulmans. Si nous laissons passer cela, on accepte l'injustice et la stigmatisation. »

C'est justement sur la base de ces notes blanches que, depuis le 13 novembre 2014 et la promulgation de la nouvelle loi antiterroriste, l'administration peut interdire la sortie du territoire à de potentiels candidats au djihad. À savoir des Français soupçonnés de partir pour participer à des opérations terroristes à l’étranger ou pour rejoindre un « théâtre d’opérations de groupements terroristes (…) dans des conditions susceptibles de le conduire à porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour sur le territoire français ».

Très critiqué pour cette mesure de police administrative, Bernard Cazeneuve a affirmé qu’en cas de recours devant le juge administratif, « le dossier pourra comprendre des notes blanches réalisées à partir du travail des services de renseignement ». Au vu de la qualité de ces notes, c'est loin d'être rassurant.

BOITE NOIREPour des raisons professionnelles, A. et B. nous ont demandé à ne pas être nommés dans cet article, de même que l'association en question, qui risquerait de s'en trouver pénalisée.

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Mediaporte: «Bon annus horribilis»

Départementales : pour le PS, la défaite qui vient

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L'an dernier, c'était municipales puis européennes. En 2015, les Français inscrits sur les listes électorales sont à nouveau convoqués aux urnes. Après quelques tâtonnements et reports, le gouvernement a fixé les élections départementales, au départ prévues en 2014, à la date des 22 et 29 mars (premier, puis deuxième tour). Puis viendront, en décembre, les élections dans les 13 nouvelles grandes régions.

Pour le PS au pouvoir, l'année s'annonce difficile. Les régionales pourraient être sanglantes, alors qu'il détient 21 des 22 régions actuelles. Mais auparavant, les départementales de mars (le nouveau nom des anciennes “élections cantonales”) seront aussi très compliquées. Le PS, contesté par le reste de la gauche, part pour l'instant au combat assez seul, et peine à recruter des candidats. 

D'autant que l'abstention risque d'être très forte. La nouvelle carte des cantons et le nouveau mode de scrutin, vraiment paritaire (une première), ont pour but de rapprocher la politique des citoyens. Mais il faudra les convaincre de voter alors que, réforme territoriale en cours oblige, on ne connaît pas toujours les compétences futures des départements, dont Manuel Valls et François Hollande avaient annoncé la suppression en avril dernier, avant de se raviser. Revue de détail d'un scrutin bien incertain.

POUR LE PS, UN NOUVEL ÉCHEC EN VUE

Après les municipales et les européennes de mars puis juin 2014, les dirigeants du PS s'attendent à une troisième déroute. D'autant que pour la première fois cette année, les élus départementaux sont renouvelés en une seule fois, ce qui risque d'accroître la portée nationale de l'élection.

Aujourd'hui, 61 départements sur 102 sont à gauche, dont 51 dirigés par le PS. Selon le « scénario catastrophe » fréquemment évoqué au parti socialiste, la gauche pourrait n'en garder qu'entre 15 et 20. Le PS sera logiquement le plus grand perdant. À l'Assemblée des départements de France (ADF), tenue par le PS, on estime quelques bastions socialistes d'ores et déjà conservés : l'Ariège, l'Aude, la Creuse, la Dordogne, le Finistère, les Côtes-d'Armor, le Gers, le Lot, et peut-être la Seine-Maritime.

Mais au-delà, c'est la grande incertitude. Le nombre de cantons a été divisé par deux. Il y en avait 4 035 jusqu'ici (et donc autant de conseillers généraux), il n'y en a plus que 2 054, plus grands que les anciens. Le redécoupage rend les prévisions plus difficiles. Vu le contexte politique et son niveau élevé aux municipales et aux européennes l'an dernier, l'abstention (56 % lors des dernières cantonales, en 2011) risque dans bien des endroits de faire pencher la balance de façon inattendue. Surtout qu'il faut désormais réunir 12,5 % des suffrages des électeurs inscrits pour se maintenir au second tour. Avec une abstention forte, il faudra obtenir des scores très élevés (parfois plus de 30 % des votants) pour passer au second tour. Il y aura forcément de la casse dès le soir du 22 mars.

Cliquer sur la carte pour afficher la couleur politique des conseils généraux :

 Non représentés sur la carte : Guadeloupe (PS), Martinique (gauche), Guyane (indépendantistes), Réunion (UDI), Mayotte (gauche)

En tout état de cause, la facture s'annonce salée pour le PS, parti d'élus et de collaborateurs politiques qui a déjà perdu la moitié de ses élus aux municipales (lire notre article).

Selon les données du répertoire national des élus établi par le ministère de l'intérieur, le PS compte actuellement 1 456 conseillers généraux. Des dizaines de départements perdus, ce serait autant d'élus en moins – chaque élu reverse 10 % de ses indemnités au parti – et des centaines de collaborateurs sur le carreau (membres des cabinets, directeurs des services, petites mains, etc.). Après le plan social massif des municipales, c'est le PS tout entier qui risquerait de vaciller. Dans certains départements (Alpes-Maritimes, Maine-et-Loire, Var, etc.) où il a déjà peu d'élus, il pourrait même disparaître des assemblées. En attendant, les candidats ne se bousculent pas : le premier fédéral de Moselle a même tenté de susciter des vocations en écrivant à ses adhérents.

Les autres partis de gauche devraient aussi souffrir. Le parti radical de gauche (PRG), qui détient 4 conseils généraux (et 110 conseillers), pourrait perdre les Hautes-Pyrénées et le Tarn-et-Garonne, propriété de la famille Baylet depuis 34 ans. Le président du PRG et patron de La Dépêche du Midi, Jean-Michel Baylet, le préside depuis 1985. Et de 1970 à 1982, ce fut sa mère, Evelyne, récemment décédée. Mais sa récente défaite aux sénatoriales a montré que l'ère Baylet est peut-être en train de s'achever. Le PCF (227 conseillers généraux), qui préside deux conseils généraux (Val-de-Marne et Allier), pourrait aussi perdre des plumes.

Pour ces élections, les candidatures ne seront arrêtées que le 19 février. Ce qui laisse aux partis le temps de constituer leurs listes et de négocier des accords. Mais le PS a beau appeler à l'union, il paraît bien esseulé : ses alliés habituels se détournent. « Force est de constater qu’ils ne veulent pas de nous », déplore Christophe Borgel, en charge des élections au PS, dans Libération. Pour l'heure, il n'a signé des accords globaux avec d'autres partis de gauche qu'en Seine-Saint-Denis (accord PS-EELV-PRG). Un large accord incluant le Front de gauche semble possible, mais pas certain, dans l'Essonne. Globalement pourtant, la direction d'EELV plaide pour l'autonomie, voire la recherche d'alliances alternatives à la gauche du PS. Idem au Front de gauche, où le parti de gauche (PG) de Jean-Luc Mélenchon appuie pour des accords avec les écologistes.

Ailleurs, c'est encore la confusion. Les alliances risquent d'être à géométrie variable, et dans de nombreux départements, tout le monde pourrait partir en ordre dispersé, à quelques exceptions près. Dans le Cher, PCF, PG et EELV ont conclu un accord qui exclut le PS. « Un événement sans précédent », selon le PCF local. Idem en Ariège, terre rurale où le PS est hégémonique, et dans l'Oise.

Avec la barrière des 12,5 % d'inscrits pour se maintenir, on risque de se retrouver en de nombreux endroits dans une situation où les candidats UMP, UDI, ou bien le PS sont éliminés, alors que le Front national (FN) se qualifie pour le second tour. De ce fait, les triangulaires seront réduites. Ce qui reposera crûment aux états-majors du PS et de l'UMP la question d'un éventuel « désistement républicain ». Le FN devrait donc être l'arbitre du troisième tour (la constitution effective des majorités) dans plusieurs assemblées départementales. Depuis 2011, le parti de Marine Le Pen n'a que deux élus, dans le Vaucluse et le Var. Il en aura de toute évidence bien plus à l'issue de ces départementales.

Dans le Vaucluse, la dissidence des candidats de la Ligue du Sud du député et maire d'Orange, Jacques Bompard, lui pose problème. Mais il vise la majorité, et donc la présidence, dans le Var où des grands électeurs de droite ont manifestement voté pour le maire FN de Fréjus, David Rachline, lors des dernières sénatoriales de septembre – Rachline siège désormais au Palais du Luxembourg.

NOUVELLE CARTE, NOUVEAU MODE DE SCRUTIN

La loi du 17 mai 2013 a gravé dans le marbre le principe d'un redécoupage des cantons et acté un nouveau mode de scrutin. L'intention est louable : rapprocher les assemblées départementales des citoyens. De fait, le précédent découpage des cantons n'avait pas été substantiellement modifié depuis… 1801 ! La Cour des comptes réclamait d'ailleurs régulièrement un redécoupage pour adapter la carte aux évolutions démographiques. Dans la quasi-totalité des départements, le canton le plus peuplé avait cinq fois plus d'habitants que le moins peuplé. En 2013, la carte a donc été entièrement revisitée, avec l'objectif de rééquilibrer la population des cantons (avec comme base de calcul +/- 20 % de la moyenne départementale).

Au ministère de l'intérieur, c'est Yves Colmou, alors conseiller de Manuel Valls place Beauvau (il l'a suivi à Matignon, où il reste très influent), qui a redessiné la carte de France, en lien avec les préfets et les responsables politiques locaux. La droite a dénoncé un « redécoupage ruralcide et partisan ». De fait, certains cantons dépeuplés sont aujourd'hui très grands – dans les Landes, un canton est plus grand que le Luxembourg.

Par définition, un redécoupage est très politique, sous la gauche comme sous la droite. Dans certains départements, il défavorise d'ailleurs clairement l'opposition actuelle. Par exemple en Corrèze, où Bernadette Chirac a perdu son canton. Ou dans le Lot : l'UMP crie au scandale et dénonce la « pire carte de France ». Cela dit, le Conseil d'État n'a rejeté aucun des milliers de recours intentés par la droite. Si le PS pensait tirer avantage de ce redécoupage en réorganisant les cantons autour de certaines villes (a priori plus favorables pour lui), le calcul a de toute façon été rendu caduc par la raclée des municipales, le parti socialiste ayant perdu 132 villes de plus de 9 000 habitants.

Autre nouveauté : le scrutin, désormais binominal et plus uninominal. En clair : chaque parti présentera dans chaque canton non pas un, mais deux candidats. À chaque fois, un homme et une femme (ainsi que deux suppléants). Et en cas de victoire, les deux seront élus : à la différence des élections municipales dans les petites villes, on ne peut pas biffer de noms.

C'est une avancée incontestable. À l'issue des élections de mars, les conseils départementaux seront forcément paritaires. Une grande première en France, où malgré les lois sur la parité, les femmes sont toujours moins représentées que les hommes en politique. Jusqu'ici, les conseils généraux étaient d'ailleurs les assemblées de loin les plus “machos”. On ne compte actuellement que 13 % de femmes conseillères générales. En 2011 encore, trois conseils généraux ne comptaient aucune femme élue : Haute-Corse, Tarn-et-Garonne et Deux-Sèvres. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, mais 12 départements sur 102 comptent encore moins de 10 % de femmes. Et seuls cinq conseils généraux sur 102 ont une femme à leur tête : Haute-Vienne, Pyrénées-Orientales, Rhône, Réunion et Martinique.

Redécoupage et nouveau mode de scrutin auront pour effet combiné un fort renouvellement du personnel politique local : paritaire certes, mais aussi plus jeune. Car aujourd'hui, les assemblées départementales sont dignes d'une gérontocratie. Seuls 10 conseillers généraux sur 4 030 (0,25 %) ont moins de 30 ans et 106 ont moins de 40 ans (2,6 %). En revanche, 6 sur 10 ont plus de soixante ans… et 1 conseiller général sur 100 a plus de 80 ans.

Mais ces nouvelles règles posent des questions.

Un, le redécoupage est-il lisible ? Si les contours des circonscriptions législatives (où sont élus les députés) sont plutôt respectés, la nouvelle carte bouscule les habitudes et superpose de nouvelles délimitations sur celles des structures existantes comme les intercommunalités ou les “pays”.

Deux, le nouveau mode de scrutin, jamais vraiment testé ailleurs dans le monde, risque d'avoir des effets de bord. Rien ne garantit que les binômes, une fois élus, ne deviendront pas des rivaux sur le même territoire. Par ailleurs, l'instauration du binôme fait que la réduction par deux du nombre de cantons se traduit par une… hausse du nombre de conseillers généraux. Ils seront désormais 4 100, au lieu de 4 035 aujourd'hui. Pas sûr que les électeurs s'en félicitent.

LES DÉPARTEMENTS, POUR QUOI FAIRE ?

Mais l'aspect le plus incongru de ces départementales, qui risque d'avoir un effet sur la participation, est que les électeurs ne savent pas très bien quelles seront les prérogatives des conseils départementaux qu'ils vont désigner.

Le 8 avril, lors de son discours de politique générale, Manuel Valls avait annoncé la suppression des départements « d'ici 2020 ». « Je pense que les conseils généraux ont vécu », disait alors François Hollande, lui-même ancien président de conseil général (en Corrèze). Mais en octobre 2014, le gouvernement a opéré un virage sur l'aile face aux protestations des élus ruraux de tous bords, et plus particulièrement des radicaux de gauche, devenus les seuls alliés du PS au sein du gouvernement. Manuel Valls annonce alors que la moitié des départements seront conservés.

Aujourd'hui encore, le sort des départements reste très flou. Le gouvernement n'envisage pas de les supprimer avant 2020, ce qui nécessitera de toute façon une réforme constitutionnelle, ce que le gouvernement avait un peu vite oublié en annonçant leur disparition.

Quant à ce que deviennent leurs compétences dans la réforme territoriale, c'est encore plus obscur. Leurs prérogatives sociales devraient être maintenues, mais sous quelles modalités exactement ? De plein droit ou par délégation des nouvelles grandes régions, renforcées dans la nouvelle architecture territoriale ? Garderont-ils leurs compétences actuelles sur les routes ou les collèges, etc. ? Pour l'instant, personne ne le sait. La loi “Notre” (Nouvelle organisation territoriale de la République) sur les nouvelles compétences des départements sera examinée au Sénat à partir de janvier. Mais elle ne sera pas votée avant les départementales. Faute de savoir ce qu'ils feront précisément, les candidats devront donc faire campagne sur des thèmes très généraux. Quant aux citoyens, on leur demande d'aller voter pour des collectivités dont ils ne connaissent pas le sort exact. Ce n'est ni très démocratique, ni très mobilisateur.

BOITE NOIREAjout: lundi soir 5 janvier, l'accord EELV-Front de gauche dans l'Oise, signalé par plusieurs lecteurs, dans les commentaires et par courriel.

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François Hollande : silence radio sur France Inter

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Sur le fond, cherchez l’info…

Le chômage : « Il y a une responsabilité. Celle que j’assume. » Déjà dit.

La loi Macron ? « C'est une loi pour le siècle prochain. C'est une loi de liberté et une loi de progrès. » Déjà entendu.

La croissance ? « Si la croissance est un peu supérieure » en 2015 à la prévision officielle de 1 %, « cela ira à la réduction des déficits ». Pas nouveau.

L’aéroport de Notre-Dame-des-Landes : « Quand les recours seront épuisés, le projet sera lancé. » Manuel Valls l’a dit en décembre.

Sur l’ensemble des sujets, le président de la République est revenu sur des informations déjà connues et maintes fois commentées, avec ici et là des bémols ou des dièses. Une nuance étonnante à propos de la loi Macron, présentée comme essentielle mais dont il dit : « Ce n’est pas la loi du siècle. » Et un flou encombré à propos de la fermeture de Fessenheim, qu’il n’annonce pas clairement tout en maintenant qu’une centrale nucléaire sera fermée.

La nouveauté, si nouveauté il y a, tient plutôt à une certaine manière de se projeter dans l’avenir en brossant un autoportrait conquérant, par petites touches. Celui d’un président tout à sa tâche, qui n’écarte pas d’être candidat pour les présidentielles de 2017, qui y pense même en nouant sa cravate, mais qui soutient qu’il n’y pense pas…

Ainsi, lorsqu’il assume la responsabilité de la hausse du chômage, il ajoute ce commentaire : « Je ne vais pas dire que le chômage est la faute des étrangers, de la crise. » C’est une manière de se présenter comme le garant de l’unité, en se positionnant à gauche. Ainsi, lorsqu’il lance : « Nous verrons bien, à la fin, si j’ai pris le bon chemin ». C’est une façon de mettre en garde ceux qui seraient tentés, notamment dans son camp, de tenir Hollande pour mort politiquement…

Au fond, le seul message de ce patchwork radiophonique se résume à un rappel : je suis là !

Il s’agissait pour l’Élysée d’accélérer une séquence de communication reprise depuis quelques semaines par les médias : François Hollande pète la forme, il est confiant, il n’est jamais meilleur que lorsqu’il a le dos au mur.

À l’appui de cette “positive attitude”, des perspectives économiques qui seraient moins mauvaises que prévu, et lui donneraient un peu d’air, ainsi qu’un frémissement dans les sondages. Peu importe si, comme disait Pierre Dac, « la prévision est difficile, surtout lorsqu’elle concerne l’avenir », et si les conjoncturistes se sont trompés cent fois. Et peu importe si la progression dans les sondages est une correction purement mécanique : Hollande était tombé trop bas pour ne pas monter ensuite, comme Nicolas Sarkozy l’a fait en son temps à la veille d’être battu. Faudra-t-il céder à l’extase quand il atteindra 30 % d’opinions positives, ce qui arrivera un jour ou l’autre ?

Mais peu importent enfin les tendances lourdes, et le discours qui ne se renouvelle pas, la campagne de l’Élysée a cette fois du répondant, et elle succède, dans les mêmes médias, à la longue séquence du Hollande "bashing". La capacité collective d’émerveillement des médias est décidément à la hauteur de l’ardeur à la lapidation. Le retour en forme de François Hollande est annoncé partout, et c’est vrai que le président, porté par cette rumeur, s’est montré combatif et plutôt à son affaire.

Si bien que la clé du discours de ce lundi n’est pas ce qu’a dit le patron, mais le ramdam organisé autour de son propos. Ce sont les éditions spéciales destinées à disséquer les annonces d’un message sans annonce. Comme le résume la première phrase de l’éditorial écrit par Vincent Daniel sur France TV Info, juste après l’émission : « Une rentrée médiatique en fanfare pour reconquérir l’opinion… » En fanfare ! L’observation est juste, mais qui donc est la fanfare dans cette opération, sinon les médias eux-mêmes ?

Et ce constat, qui n’est pas neuf, remonte à une longue tradition de déférence de la presse française vis-à-vis du président de la République. Il renvoie à l’organisation même de ces rendez-vous périodiques du chef de l’État avec l’opinion. Cet homme est traité à part. Il est un événement en soi. Lorsqu’un média, une télé, une radio, annonce, rouge de plaisir comme un récipiendaire de la Légion d’honneur, qu’il “invite” le président dans l’une de ses émissions, c’est naturellement le président qui s’est invité lui-même, en choisissant son canal et son moment.

Par bonheur, le temps de la voix de la France est révolu et, la plupart du temps, les confrères ne se gênent pas pour interpeller leur invité, mais les médias font bel et bien partie du plan média : un coup Europe 1, un coup RMC Info, un coup Inter, un coup France 2, un coup TF1… Le propos n’est pas ce que dit le président, c’est qu’il se montre. Il s’ensuit, quand le discours n’a pas de contenu, comme ce lundi, un sentiment de fiction. L’émission est annoncée comme un moment politique majeur, et se réduit à une présence. “Il” était là.

C’est sûr, François Hollande était dans les studios, pour franchir le Rubicon du nouvel an. Il est venu, tout le monde l’a vu, et ça ne changera rien à ses victoires, ni à ses déroutes.         

             

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Roms: le maire de Champlan est un récidiviste

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Le maire divers droite du village de Champlan (Essonne), qui a refusé d’inhumer Maria Francesca, le bébé décédé au lendemain de Noël, a beau se poser en victime, il n’en est pas à son coup d’essai à l’égard des familles roms installées dans sa commune. Mediapart s’est procuré l’enregistrement du conseil municipal du 28 novembre 2014 au cours duquel Christian Leclerc stigmatise ouvertement les enfants de cette communauté scolarisés et nourrit les préjugés en les opposant aux « petits Champlanais et petites Champlanaises » qui « eux prennent une douche tous les matins ».

En l’espace de quelques jours, le maire de Champlan, pour justifier son refus d'inhumer, n’a cessé de modifier sa défense. Il a d’abord plaidé le « peu de places disponibles » au cimetière et la « priorité donnée à ceux qui paient leurs impôts locaux ». Puis, évoqué un « malentendu », avant de nier son refus d’inhumer le bébé de deux mois et demi. Il a ensuite parlé d’« erreur administrative », de propos « sortis de leur contexte », et « vivement » souhaité que le nourrisson soit finalement enterré dans sa commune. Il a dénoncé une « mascarade », une « mayonnaise ». Menacé d’attaquer pour « diffamation ». Aujourd’hui, il serait « effondré » par le tour que les choses ont pris depuis les premières révélations du Parisien, samedi 3 janvier.

Le maire divers droite de Champlan, Christian Leclerc.Le maire divers droite de Champlan, Christian Leclerc. © www.ville-champlan.fr

C’est du moins ainsi que Christian Leclerc est désormais décrit à 20 Minutes par Richard Tranquier, l’édile UMP de Wissous, une commune voisine où les obsèques de Maria Francesca ont finalement eu lieu lundi. « Je connais bien Christian Leclerc. Il n'est pas raciste et est modéré dans ses propos, précise l’élu. Il était en congé la semaine dernière et n'a pas pu gérer facilement la situation. » C’est le moins que l’on puisse dire.

Dès dimanche, et face à l’ampleur de la polémique et la multiplication des réactions indignées, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, s’est saisi d’office de la situation, indiquant sur Europe 1 qu’il entendait lancer « un certain nombre d'investigations » afin de rechercher « toutes les informations utiles ». Lundi après-midi, c’est le parquet d’Évry qui a annoncé ouvrir une enquête préliminaire pour « discriminations ». Pour le maire de Wissous, « tout ça est allé trop loin ». Pour celui de Champlan, les choses risquent encore de se corser.

Que sait-on de cet élu DVD qui n’était encore, fin 2014, qu’un illustre inconnu ? Peu de chose hormis qu’il occupe le fauteuil de maire de Champlan depuis 2008 et qu’il a été réélu en mars dernier dès le premier tour, avec 74,11 % des voix. Jusqu’alors soutenu par Nathalie Kosciusko-Morizet, la députée de l’Essonne fraîchement nommée vice-présidente de l’UMP, il a reçu en janvier 2012 le titre de chevalier de la Légion d'honneur, sur proposition de l’ancienne ministre de l’écologie qui voulait le remercier pour son action en faveur de l’environnement.

Dimanche, une petite demi-heure après la publication du tweet de réaction de Manuel Valls – « Refuser la sépulture à un enfant en raison de son origine : une injure à sa mémoire, une injure à ce qu'est la France. #Champlan #Essonne » –, NKM est sortie à son tour du silence pour se désolidariser de son ancien protégé. « Je ne m'explique pas ce qui lui a pris », a-t-elle indiqué dans le courant de l’après-midi. « Ce refus est pitoyable, indéfendable, injustifiable. Refuser l’inhumation à un être humain, c’est le tuer une seconde fois. Ce comportement est à l’opposé de toutes les valeurs humanistes que je défends. »

« Il n’y a pas d’écrit dans cette affaire-là parce que ce sont des choses qui se sont passées au téléphone », a-t-elle cependant indiqué mardi matin sur France Inter, prenant acte des dénégations de Christian Leclerc. Ce n’est pourtant pas la première fois que celui-ci franchit les limites des fameuses « valeurs humanistes » que prône la n°2 de l’UMP. Et pour les précédents, les traces existent bel et bien.

Le conseil municipal du 28 novembre dernier a ainsi donné lieu à une discussion d’une rare violence à l’égard des Roms, mais également des gens du voyage installés sur le parking d’une entreprise. « C’est rempli de caravanes et de tout ce qui s’ensuit, explique le maire de Champlan. On a fait valoir le fait que s’il y avait un péril imminent, un départ de feu ou quoi que ce soit, non seulement ils étaient tous grillés, mais aussi bien les gens du voyages que les stocks de Tang Frères et tout ça. Y en a pour plusieurs millions d’euros. »

Le débat enchaîne sur « le problème des Roms à Champlan ». Christian Leclerc multiplie alors les propos discriminatoires à l’égard de cette communauté, parlant de « Moyen Âge » et accusant la puissance publique de mensonge : « On nous cache des choses. » Tous les fantasmes sont alimentés : le maire parle de « rats gros comme ça » qui rôderaient dans le bidonville et explique au sujet des Roms qu’« on les voit partout, dans les transports publics, aussi bien RATP que dans le bus Europe Essonne, aussi bien à l’école de la Butte, ils sont partout ».

Un conseiller municipal de la majorité ajoute lui aussi de l’eau au moulin à préjugés : « Avant hier, je suis passé au camp, y avait des 4×4 BMW qui étaient garés dans le camp, je voudrais bien savoir comment ils ont bien pu récupérer de l’argent, enfin y a quelque chose qui m’échappe à ce niveau. » Sur un ton plus proche de la discussion de comptoir que du débat municipal, le maire s’emploie à monter tout le monde (État, élus locaux, Agence régionale de la santé, enseignants, parents d’élèves…) les uns contre les autres.

Les enfants roms scolarisés « au milieu des petits Champlanais et petites Champlanaises qui eux prennent une douche tous les matins » sont directement pris pour cible. Ils « sont hyper couvés par l’éducation nationale », regrette encore Christian Leclerc : « C’est comme si on avait l’impression que pour les instits, c’était plus intéressant de s’occuper des enfants roms que des enfants champlanais. » Lui ne souhaite qu’une seule chose : que la communauté soit définitivement expulsée de sa commune. Pour aller où ? « Ça, c’est pas mon problème du tout », tranche-t-il.

Les esprits s’échauffent autour de la table. Une conseillère municipale de l’opposition prend la parole et se dit « choquée » par la situation. « Ça me choque dans les deux sens. Ça me choque effectivement parce qu’il y a les enfants de la commune et il y a quand même un risque de sécurité et sanitaire… Mais ça me choque aussi que… Bon, qu’est-ce qu’on en fait, quoi ? »

Quelques jours avant ce conseil municipal, le maire de Champlan s’était publiquement adressé à ses 2 700 administrés pour se plaindre des « conditions d’hygiène » dans ce qu’il appelle les « camps » où vivent ces personnes démunies. Faisant peu de cas du secret médical, et quitte à nourrir l’inquiétude, il a désigné cette communauté à la vindicte populaire en rendant publiques des informations qui auraient dû rester confidentielles selon l’Agence régionale de santé (ARS) d’Île-de-France.

Dans un « avis » que les Champlanais – tout du moins ceux qu’il considère comme tels – ont reçu dans leur boîte aux lettres, Christian Leclerc évoque le cas d’un enfant « appartenant à la communauté rom » porteur d’un bacille de tuberculose ainsi que de « multiples cas de gale dans les écoles ». Alarmiste, il assure que la « situation sanitaire actuelle » est « très préoccupante » et même « ingérable ». Et il interpelle la puissance publique sur cette « véritable situation d’urgence sanitaire ». Jugeant la procédure d’expulsion en cours trop lente, il en appelle implicitement au préfet pour qu’il intervienne promptement et démantèle les habitations précaires. L’appel aux CRS plutôt qu’à une meilleure prise en charge sanitaire de l’enfant : la dénonciation d’un cas supposé de tuberculose lui paraît un prétexte acceptable pour exiger le recours aux forces de l’ordre.

Alors même qu’il a été informé par les autorités compétentes que l’enfant en question fait l’objet d’un suivi à l’hôpital et qu’il n’est pas contagieux, le maire de Champlan a demandé à ses services de « désinfecter à plusieurs reprises » le car municipal ainsi que les locaux scolaires tels que la cantine et le dortoir. Il a entretenu un climat de peur obligeant à la fois les services de santé de l’État et l’inspection de l’éducation nationale à intervenir pour rassurer la population et mettre fin à la stigmatisation.

Michel Huguet, le délégué territorial de l’Essonne, s’adresse ainsi vertement à Christian Leclerc au nom de l’ARS dans un courrier en date du 28 novembre. Il l’enjoint tout d’abord de « respecter le secret médical », avant de marteler que l’enfant, s’il est infecté, ne peut être considéré ni comme malade, ni comme contagieux. Grâce au traitement qu’il reçoit, les bacilles de Koch, bactéries responsables de la tuberculose, restent « endormies » selon la terminologie médicale.

« Le service de pédiatrie de l’hôpital d’Orsay assure le suivi de cet enfant amené régulièrement par ses parents. Ce suivi permet de confirmer que l’observance du traitement est parfaite », insiste-t-il. En réponse au maire qui affirme agir pour « protéger les habitants », Michel Huguet indique qu’une réunion a été organisée dans le groupe scolaire de la Butte le 20 novembre afin de « rassurer » les enseignants et les parents. « Il a été souligné qu’une tuberculose latente ne nécessite pas d’éviction scolaire du fait de sa non contagiosité et ne représente en aucun cas un risque sanitaire pour la population qui fréquente les écoles ou qui peut être en contact avec cet enfant. » Concernant la gale, « un seul cas » a été signalé. Et pas chez un Rom, mais « chez une animatrice périscolaire ». « Aucun autre cas n’a été signalé dans les deux structures scolaires et les suspicions n’ont pas été confirmées par les médecins. »

Le courrier du maire n’en a pas moins fait son effet. Il a semé le trouble, voire la panique, parmi les riverains, les animateurs, dont certains ont souhaité faire valoir leur « droit de retrait », et les parents d’élèves au point que l’inspection de l’éducation nationale a dû se fendre d’une mise au point collée dans les cahiers de correspondance. « Vous avez été destinataires (…) d’un avis distribué par les animateurs à vos enfants à la sortie des écoles. Ce texte peut prêter à confusion et générer de l’inquiétude dans les familles. Il apparaît donc nécessaire de clarifier les faits et de vous donner les éléments pour comprendre la situation en toute rationalité », écrit l’inspectrice Martine Degorce-Dumas.

Elle aussi rappelle que l’enfant n’est pas malade et, à propos de la gale, elle souligne qu’« il y a des règles d’hygiène ordinaire à respecter mais aucune désinfection à grande ampleur n’est utile ». « L’École est un lieu de vie collective où s’apprennent les valeurs de la République. Parmi celles-ci, la tolérance et le respect d’autrui », appuie-t-elle. Le maire de Champlan attise les peurs à propos des Roms, mais pas seulement. L’environnement n’est pas un simple axe de campagne, « il s’en sert pour affoler les habitants, explique son opposant socialiste Jean-François Castell, il a fait des communiqués épouvantables sur le sujet, on avait l’impression qu’on allait tous mourir ».

Les foudres médiatiques se sont abattues sur Christian Leclerc, mais le maire de Wissous n’est pas non plus considéré localement comme un “ami des Roms”. « Il n’a pas fait procéder à des expulsions parce que son prédécesseur s’en était chargé », ironise Serge Guichard, de l’Association de solidarité en Essonne avec les familles roumaines et roms (Asefrr), qui note qu’il s’est lui aussi rendu coupable de discrimination non pas à l’égard de cette population… Mais de femmes portant le voile en leur interdisant l’accès, l’été dernier, à la piscine municipale – un règlement suspendu depuis par la justice.

BOITE NOIRENous avons essayé de joindre Christian Leclerc à la mairie de Champlan, le lundi 5 janvier. Pour l'heure, ni lui ni le responsable de la communication n'ont retourné notre appel.

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Lutte contre la corruption: «Les candidats devraient présenter un casier judiciaire vierge»

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Sur la corruption des élus, il connaît toutes les statistiques. Chef du Service central de prévention de la corruption (SCPC) au ministère de la justice, François Badie sait que trois élus locaux sont poursuivis chaque semaine en France, qu’aucune peine de prison ferme n’a été prononcée pour « favoritisme » en 2012 (sur 34 condamnations), que 51 affaires de « détournements de fonds publics » ont été poursuivies par les procureurs en 2013 (contre 207 arrivées dans les tribunaux), etc. Bref, il sait que la France doit mieux faire.

Dans un entretien à Mediapart, ce magistrat (dont le statut contraint en partie la parole) livre ses préconisations pour mieux prévenir et sanctionner les atteintes à la probité chez les élus. Ce mercredi 7 janvier, François Hollande attend également les recommandations de Jean-Louis Nadal, le président de la Haute autorité pour la transparence (HAT), qui doit lui remettre un rapport sur « l’exemplarité » des responsables publics. Un an après les lois « post-Cahuzac », le chef de l’État prétend en effet franchir une nouvelle étape dans la moralisation de la vie publique. Mais comment faire ?

François BadieFrançois Badie © DR

Vous recommandez de créer une infraction d’« enrichissement illicite » dans le code pénal, qui viserait les élus et les milliers de personnes publiques remplissant une déclaration de patrimoine. Pourquoi est-ce nécessaire ?

Il arrive que la justice ait des soupçons sur un élu parce qu'il mène un train de vie incompatible avec ce que sont a priori ses revenus (par exemple un député qui jouit d’une maison sous les tropiques valant plusieurs millions d’euros...). Il arrive que la distorsion entre ces revenus et le patrimoine accumulé apparaisse évidente. Mais il est souvent difficile pour le procureur de la République d’apporter la preuve de l’origine illicite du patrimoine.

Il s’agirait, avec cette nouvelle infraction, de renverser la charge de la preuve en matière de corruption : ce serait à l’élu de prouver l’origine licite des biens dont il dispose. Ce renversement de la charge de la preuve existe déjà dans le code pénal pour les trafiquants de drogue et les proxénètes, ça n’est pas nouveau. Pourquoi ne pas l’appliquer aux atteintes à la probité (favoritisme, prise illégale d’intérêt, trafic d’influence, etc.) ? Cette infraction pourrait être punie de trois ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende.

Certains députés l’ont proposé en 2013 lors de l’examen des lois sur la transparence, sans succès. Le gouvernement s’y est opposé…

Ce principe existe en France pour d’autres formes de délinquance sans que cela heurte le principe de présomption d’innocence. Il existe à l’étranger, au Royaume-Uni, dans certains pays du continent africain… C’est un sujet dont on discute dans le cadre du groupe de travail anti-corruption du G20, auquel je participe pour la France. Ce délit « d’enrichissement illicite » compte parmi les prescriptions, certes facultatives, de la Convention des Nations unies contre la corruption (dite de Mérida), ratifiée par la France. Je crois que ce serait à la fois très efficace dans la répression et très dissuasif.

© SCPC (données extraites du casier judiciaire national)

Prévoir l’inéligibilité à vie pour les élus condamnés dans les affaires les plus graves, ne serait-ce pas la meilleure dissuasion possible? Après les aveux de Jérôme Cahuzac, le président de la République l’avait d’ailleurs annoncée (« Les élus condamnés pénalement pour fraude fiscale ou pour corruption seront interdits de tout mandat public »), avant que les députés y renoncent…

Les parlementaires ont préféré porter de cinq à dix ans la peine maximale d’inéligibilité (une peine complémentaire et non automatique qui reste à l’appréciation des tribunaux). Alors sans doute faut-il aller plus loin pour restaurer la confiance des citoyens envers la classe politique. Mais l’inéligibilité à vie me semble un peu extrême, il ne faut pas non plus en arriver à la mort civile des individus. Nous proposons donc un autre dispositif, qui revient un peu au même : tous les candidats à une élection locale ou nationale devraient présenter un casier judiciaire vierge, au moins vierge de certains types d’infractions comme les atteintes à la probité – une affaire bénigne dans votre jeunesse ne doit évidemment pas vous priver de vous présenter. C’est parfaitement envisageable puisque les candidats à un concours de la fonction publique sont déjà tenus de présenter un casier vierge (l’extrait B2 pour être précis). Ce serait plus équitable.

En attendant, les tribunaux ne devraient-ils pas condamner plus souvent à des peines d'inéligibilité ? Les procureurs en requérir plus souvent ?

Il est certain que l’inéligibilité est une sanction beaucoup plus dissuasive pour l’homme politique, dont c’est toute la vie, qu’une peine d’amende ou même de prison avec sursis. Les tribunaux sont indépendants bien sûr, mais ils devraient, à mon avis, considérer la question de manière un peu plus systématique.

Ne faudrait-il pas, pour mieux sanctionner la corruption chez nos élus, instaurer surtout l’indépendance du parquet, c'est-à-dire des procureurs ? Aujourd'hui, les procureurs peuvent classer une affaire ou bien la confier à un juge d’instruction indépendant, élargir le périmètre de ses investigations ou le circonscrire, recommander telle ou telle peine au tribunal, alors même qu'ils sont soumis hiérarchiquement au ministre de la justice...

Affirmer que « le parquet est à la solde du pouvoir », c’est globalement faux et c'est un peu tarte à la crème. Il ne faut pas s’imaginer non plus que les procureurs détournent les yeux dès qu’un élu commet une infraction ! Mais tant que la suspicion demeure, il y a un problème. Cela dit, ce problème est globalement résolu depuis qu'une loi de 2013 a interdit au garde des Sceaux d'adresser des instructions aux procureurs dans des dossiers individuels. Et surtout, en matière de corruption, depuis que la possibilité a été donnée à des associations agréées de se constituer partie civile dans les dossiers. Elles sont au nombre de deux pour l'instant : Transparency international et Sherpa.

Ces associations peuvent désormais déclencher l'action publique : en cas d'inertie d'un procureur, elles peuvent passer outre en saisissant un juge d'instruction directement. Cette avancée adoptée en 2013, que l'on n’a pas saluée à sa juste valeur, contrebalance le soupçon d’inertie ou de mauvaise foi du parquet. Honnêtement, ça rend le débat sur l’indépendance des procureurs un peu théorique.

Je vous rappelle par ailleurs la création en 2013 du procureur national financier (qui se saisit des atteintes à la probité particulièrement complexes, ndlr), d'une chambre correctionnelle qui lui sera dédiée au tribunal de Paris pour accélérer le jugement de ses affaires, ou encore d’un office central anti-corruption doté de plus de 80 enquêteurs (policiers, gendarmes, etc.). Tout cela va dans le bon sens.

Vous pointez tout de même des insuffisances dans les lois de 2013, au moins vis-à-vis des lanceurs d'alerte ?

Dans les affaires de corruption, où la victime c'est la collectivité, c'est tout le monde, c'est-à-dire personne, où il n'existe aucune victime directe, il est capital que l'infraction puisse être détectée. Pour cela, il faut améliorer la protection des lanceurs d'alerte.

Or si la réforme de 2013 constitue une avancée, elle n’est pas aboutie. Elle a certes confirmé une certaine protection des lanceurs d’alerte du secteur privé contre les risques de licenciement, pour en faire un peu des salariés protégés (tels les délégués syndicaux). Elle a introduit une protection similaire dans le secteur public, où ça n'existait pas. Mais il faut encore améliorer les modalités de protection, car il y a mille manières de casser les pieds à un lanceur d'alerte « nuisible » : la placardisation, le harcèlement moral, etc.

La réforme n'est pas allée au bout. Par exemple, la loi prévoit que les lanceurs d'alerte qui ont signalé une infraction peuvent entrer en contact avec le SCPC. Mais elle ne dit pas ce que peut faire le SCPC pour les aider ! Il nous faudrait des pouvoirs de communication, c'est-à-dire qu'on puisse entrer en contact avec l'entreprise ou l'administration concernée, faire une petite enquête administrative, leur rappeler le droit, etc. Un rappel à la loi pourrait suffire dans certains cas pour éviter la maltraitance. Or pour l'instant, nous avons une mission mais pas les moyens de l’accomplir.

Dans votre dernier rapport, vous pointez particulièrement les risques de corruption au sein des collectivités locales. Vous recommandez de limiter encore le cumul des mandats, facteur de risques. Vous évoquez aussi les chambres régionales des comptes, ces juridictions financières chargées de contrôler la gestion des collectivités, qui ont vu leurs moyens réduits. Sept ont été supprimées sous le mandat de Nicolas Sarkozy. À quoi bon de nouvelles infractions dans le code pénal, si on crée un contexte aussi favorable à la corruption des élus ?

Le contrôle des chambres régionales des comptes fonctionne encore très bien. Quand elles examinent les budgets des collectivités, elles sont parmi les autorités qui font le plus de signalements aux procureurs de la République sur des atteintes à la probité (29 signalements en 2013 pour toute la France, ndlr). Le problème, c’est que ça vient tard, puisque c’est après l'exécution des budgets. Par ailleurs, les chambres régionales des comptes ne contrôlent évidemment pas toutes les collectivités tous les ans, donc des secteurs entiers restent à l'abri pendant des années. Et c’est vrai que leurs effectifs sont un peu diminués.

Vous regrettez aussi l'affaiblissement du contrôle exercé sur les actes des collectivités par les préfectures (en matière de marchés publics, d'urbanisme, etc.). Jadis très étendu, ce contrôle de légalité en amont est devenu une passoire. N'est-ce pas un facteur structurel de corruption, totalement ignoré par les politiques et les médias ?

C'est un vrai problème. Avec la décentralisation, les collectivités ont été dotées de plus en plus de compétences. Or dans le même temps, on constate que le contrôle de légalité effectué dans les préfectures s'est réduit comme peau de chagrin, à sa plus simple expression. Le contrôle a été « simplifié » (on a augmenté le champ des actes non soumis à transmission, par exemple pour les marchés publics, ndlr). On a supprimé des services et des fonctionnaires chargés de ce contrôle en amont (les effectifs ont diminué de 20 % en trois ans avec la révision générale des politiques publiques entreprise sous Nicolas Sarkozy, ndlr). Ce contrôle de légalité est maintenant de pure forme, et il concerne le plus souvent des irrégularités mineures. Il faut en refaire une priorité.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Péril sur l’affaire Sarkozy, alias Paul Bismuth

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Stoppée, congelée, et peut-être même cryogénisée. La grave affaire de « corruption », « trafic d’influence » et « violation du secret professionnel » dans laquelle Nicolas Sarkozy, l’avocat Thierry Herzog et l’ex-magistrat Gilbert Azibert sont mis en examen depuis le mois de juin, est au point mort depuis le mois de septembre dernier et elle risque d’être enterrée officiellement au printemps prochain. La chambre de l’instruction 7-2 du pôle économique et financier de la cour d’appel de Paris, présidée par Édith Boizette, n’examinera en effet qu’au mois de mars prochain les demandes d’annulation de la procédure qui ont été déposées par la défense le 12 septembre 2014, selon des informations obtenues par Mediapart.

Les trois magistrats de la chambre de l'instruction mettront ensuite leur décision en délibéré, et les spécialistes s’accordent à dire que l’arrêt ne sera rendu qu’aux environs du mois de mai. Un délai qui n’a « rien d’anormal » compte tenu de la charge de travail de la chambre de l’instruction et de la complexité des dossiers (dont celui du Mediator) qui lui sont soumis, répond-on à la cour d'appel de Paris.

Pour expliquer cet exemple de lenteur de la justice – la chose est habituelle dans les affaires politiques et financières –, on explique également que de nouvelles requêtes en annulation ont été déposées à la fin de l’année par la défense de Gilbert Azibert, venant s’ajouter aux demandes antérieures de Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog, qui avaient amené Édith Boizette à prononcer de sa seule autorité, le 23 septembre, la suspension de l’instruction menée jusque-là par les juges Patricia Simon et Claire Thépaut (lire notre article ici). Une décision rare, et qui a abouti à geler entièrement l’enquête, ce jusqu’au printemps 2015.

Thierry Herzog.Thierry Herzog.

Dans les milieux judiciaires, on pronostique souvent une possible annulation de tout ou partie de cette procédure qui est parfois connue sous le nom d’affaire Bismuth (au grand dam du vrai Paul Bismuth). Les avocats de la défense ont en effet déposé de volumineux mémoires, dans lesquels ils s’attaquent à la régularité de l’instruction menée par les juges Simon et Thépaut. L’un des angles d’attaque vise l’acte par lequel les juges d’instruction ont été saisis : il s’agit du réquisitoire introductif, signé par le procureur national financier (PNF) Éliane Houlette, en accord avec le procureur général de la cour d'appel, François Falletti. En substance, les avocats soutiennent que cette affaire ne relevait pas de la compétence du procureur national financier. S’ils obtenaient gain de cause sur ce point essentiel, c’est toute la procédure qui s’écroulerait en conséquence.

L’autre cible de la défense réside dans les écoutes téléphoniques judiciaires qui sont à l’origine de l’affaire, et dont la régularité est également contestée. Initialement ordonnées par le juge Serge Tournaire dans l’affaire libyenne qui menace Nicolas Sarkozy, ces écoutes avaient fait apparaître l’existence de lignes téléphoniques secrètes ouvertes au nom de Paul Bismuth, grâce auxquelles Nicolas Sarkozy et son avocat, Thierry Herzog, échangeaient discrètement sur les affaires en cours. Selon les retranscriptions, les deux amis s’inquiétaient alors du sort des agendas saisis dans l’affaire Bettencourt et qui semblaient constituer une menace sérieuse dans l’affaire Tapie.

Ces conversations avaient aussi fait apparaître des démarches officieuses en direction du haut magistrat Gilbert Azibert, alors en poste à la Cour de cassation, lancées pour qu’il se renseigne sur l’évolution de la procédure, et même qu’il essaie d’intervenir dans un sens favorable à Nicolas Sarkozy, avec l’espoir d’être récompensé par un poste à Monaco.

Gilbert Azibert.Gilbert Azibert. © (Capture d'écran)

Les perquisitions effectuées à la Cour de cassation, la garde à vue de Nicolas Sarkozy, puis sa mise en examen après celles de son avocat, Thierry Herzog, et du haut magistrat Gilbert Azibert, avaient constitué un événement à forte portée politique, ainsi qu’un véritable séisme au sein de la magistrature. L'affaire avait également irrité le procureur général près la Cour de cassation, Jean-Claude Marin.

Aujourd’hui, nombre de magistrats et de policiers se disent inquiets pour leurs dossiers si jamais les écoutes Bismuth devaient être déclarées illégales. La majorité des affaires de banditisme et de trafics de stupéfiants, notamment, repose en effet sur des écoutes judiciaires.

Quoi que puisse décider la chambre de l’instruction au printemps prochain dans l’affaire Sarkozy-Azibert, le procureur général Falletti pourra toujours former un pourvoi et saisir la Cour de cassation, ne serait-ce que pour affiner la jurisprudence. Mais l’affaire elle-même ne serait alors examinée qu'un an plus tard environ. Autant dire que l’instruction serait plus que durablement freinée.

Comme par magie, depuis l’annonce officielle de son retour en politique, à l’automne 2014, l’avenir politique de Nicolas Sarkozy semble en tout cas s’être éclairci. Après avoir obtenu un non-lieu aigre-doux dans l’affaire Bettencourt, puis échappé à la Cour de justice de la République dans l’affaire Karachi, l’ex-chef de l’État semble maintenant avoir une chance de se sortir du guêpier Bismuth, qui lui vaut une mise en examen infamante pour corruption.

Restent tout de même plusieurs affaires qui font encore planer un risque judiciaire réel au-dessus de la tête de l'ancien et nouveau champion de la droite : celle du possible financement libyen de sa campagne présidentielle de 2007, ainsi que l'enquête à tiroirs sur Bygmalion, les finances de l’UMP et le financement de sa campagne de 2012. La course d'obstacles de Sarkozy se poursuit.

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Autisme : au Québec, l'hégémonie de l'ABA de plus en plus contestée

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Imagine-t-on en France les personnes autistes affirmer : « Dire que vous voulez guérir l’autisme, c’est dire que vous ne voulez pas de nous », comme le déclamait en 1993 Jim Sinclair lors d’une conférence internationale sur l’autisme, à Toronto ? Diagnostiqué autiste pendant son enfance, il a fondé en 1992, outre-Atlantique, l’Autism Network International, une organisation gérée par des autistes, à l’origine d’une newsletter et de forums en ligne destinés aux autistes. Son texte a marqué l’histoire de l’autisme en plaçant les personnes atteintes de ce trouble au centre du débat.

Quelques années plus tard, devant la plus haute cour canadienne, la chercheuse autiste Michelle Dawson retoquait l’approche thérapeutique réclamée à cor et à cri par les familles d’enfants autistes en invoquant la normalité comme un carcan : « On ne connaît pas le ou les différences centrales qui font l’autisme. Et personne ne s’est demandé si les comportements “normaux” qu’on demande aux autistes d’avoir pourraient leur être douloureux, effrayants ou inutiles. » Comme plusieurs autres autistes adultes, auteurs ou activistes (Lucila Guerrero et Antoine Ouellette, voir ici, ou ), elle défend une façon d’être qui leur est propre et une « culture autistique », comme on parle d’une culture des sourds-muets. Et brandissent leur différence contre toute normalisation de leur comportement.

Au Québec, le soin à apporter aux autistes ne se résume pas à un conflit ouvert et violent entre partisans de la psychanalyse ou partisans des méthodes comportementales, comme un résumé trop bref pourrait le laisser croire en France, notamment après que la Haute Autorité de santé a, en 2012, classé les méthodes comportementales dans les « interventions recommandées » pour le traitement de l’autisme (une décision remise partiellement en cause par le Conseil d’État le 23 décembre dernier, lire ici).

Au Québec, les psychanalystes sont absents d’un débat qui ne se déroule qu’entre psychologues et psychiatres. Cette province du Canada a même en 2003, sous la pression de parents d’enfants autistes, fait de la méthode comportementale ABA – pour Applied Behavior Analysis du Norvégien O. Ivar Lovaas, ou en français, analyse appliquée du comportement – le programme d’intervention précoce public et gratuit destiné aux enfants d’âge préscolaire diagnostiqués autistes. En pratique, les petits autistes bénéficient entre deux et six ans d’une thérapie comportementale individualisée. Ce programme coûte 25 millions de dollars canadiens (environ 18 millions d’euros) pour plus de 800 enfants suivis par année. Les autorités publiques n’ont pas lésiné sur les moyens, en formant plus de 700 personnes au cours des sept premières années du programme à la méthode ABA (déclinée au Québec sous le terme ICI, pour “intervention comportementale intensive”). Tout cela avec pour objectif de favoriser l’intégration de ces enfants. Bilan : en 2009, au Québec, 40 % des enfants diagnostiqués autistes étaient en classe régulière, 40 % en classe spécialisée pour enfants autistes. En France, seuls 20 % de ces enfants en âge scolaire fréquentent l’école.

La famille Zapirain en a fait l’expérience. En 2012, elle quitte Biarritz et la France, avec pour objectif de mener une vie meilleure : un emploi pour le père, journaliste de 35 ans, et, peut-être, une solution pour le fils Adam, 2 ans et demi, qui l’inquiète : « Il ne parlait pas, il ne répondait pas à son prénom. » Malgré plusieurs rendez-vous chez des spécialistes français qui se faisaient rassurants (« à chaque enfant son rythme », « les garçons grandissent plus lentement »), il avait suivi son intuition et s’était aussi renseigné sur l’accueil des enfants autistes au Québec. Peu de temps après leur arrivée au Québec, une neuropsychiatre a diagnostiqué l’autisme d’Adam et les Zapirain ont entamé les démarches pour l’inscrire au programme public d’accompagnement.

Le petit Adam ZapirainLe petit Adam Zapirain © Marianne Niosi

La thérapie ABA a lieu à la crèche où Adam est intégré dans un groupe d’enfants « normaux », 18 heures par semaine. Autour du petit garçon, trois éducatrices, une ergothérapeute, une orthophoniste et une psychologue en charge de la supervision suivent un plan d’intervention détaillé qui laisse peu de place à l’improvisation. La méthode se fonde sur le constat de base de la psychologie béhavioriste : les enfants autistes souffriraient d’un blocage de l’apprentissage. Il s’agit donc de les encourager à acquérir des compétences en les découpant en séquences de tâches répétées, dont l’assimilation est récompensée. En revanche, un comportement « indésirable » (automutilations, cris, etc.) est découragé par un « non », ou simplement ignoré. Le plan est révisé toutes les deux semaines en fonction de l’évolution du petit et des observations de ses parents et du personnel de la crèche. Dans les mois qui ont suivi, le petit a fait des progrès fondamentaux : « Il a commencé par apprendre les mots, la construction de phrases. Aujourd’hui, il parle, il nous raconte sa journée… », explique la maman en essayant doucement de contenir les assauts affectueux de son fils.

Mais surtout, le suivi thérapeutique a été un formidable soutien. « L’éducatrice nous a expliqué comment notre enfant fonctionnait », explique le père, évoquant ses premiers contacts avec une thérapeute formée en ABA. Dès lors, les parents d’Adam ont modifié leur comportement et la vie quotidienne s’en est trouvée simplifiée.

Au travers d’entretiens menés auprès de quelque 200 familles d’enfants ainsi suivis, la sociologue Catherine Des Rivières-Pigeon a tiré un bilan de l’ABA dans un livre publié en 2014 (Autisme et TSA : quelles réalités pour les parents au Québec ?, éd. Presses de l’Université du Québec). Le niveau de satisfaction est très élevé : 95 % des familles considéraient que leurs enfants avaient fait des progrès significatifs, 90 % d’entre elles les attribuaient beaucoup ou énormément au traitement.

Certes, les détracteurs de cette étude notent que « ses chercheurs sont allés dans les crèches ou dans les centres de rééducation où les enfants bénéficient d’un suivi précoce et n’ont donc pas vu les familles dont les enfants, trop profondément atteints ou rétifs à la méthode, n'y sont pas présents », mais cette étude fut intéressante sur un point : significativement, ce type de traitement était associé à une baisse de la détresse chez les mères d’enfants autistes. Cette réduction de la détresse maternelle était souvent mise en rapport avec le sentiment que l’éducatrice spécialisée qui suivait l’enfant était « chaleureuse et compétente ».

D’autres études ont également mis en exergue l’importance de l’accompagnement dans la satisfaction des parents. Ainsi, une étude menée auprès de 175 parents dont les enfants étaient suivis en ICI, ou dans un programme moins intensif de « coaching » destiné au parents, indique que l’accès à des professionnels « renforce le sentiment de compétence parentale, améliorant le climat à la maison et brisant l'isolement dans lequel se retrouvent trop souvent les parents d'enfants autistes ». Comme si être accompagnés, entourés, aidés, permettait d’abord aux parents de reprendre confiance, de trouver un savoir-faire avec leur enfant jusque-là « différent ». Au-delà, peut-être, de la méthode utilisée.

Mais l’ABA ne fait pas l’unanimité et trouve, même au Québec, un noyau dur de détracteurs passionnés. À l’hôpital Rivières-des-Prairies, la psychiatre Chantal Caron dirige un service spécialisé dans les soins dits « de 3e ligne », qui accueille les cas les plus graves, les plus lourds, en hôpital de jour. Les enfants qui se mutilent, qui refusent de manger… Si pour elle, l’intervention précoce est utile, voire nécessaire, elle conteste la nécessité d’appliquer exclusivement la thérapie de type ABA et dénonce une solution rigide et simpliste : « Ce dont les enfants et leurs familles ont besoin, c’est d’un suivi multidisciplinaire et continu à partir du diagnostic et à travers les différentes étapes de vie. C’est beaucoup plus compliqué à mettre en œuvre. » Pour elle, l’accent mis sur un suivi intensif, terriblement coûteux dans la petite enfance, assèche les fonds publics disponibles pour les enfants, les adolescents et les adultes.

Le neuropsychiatre Laurent MottronLe neuropsychiatre Laurent Mottron

Des médecins, mais aussi des adultes autistes, dénoncent une forme de « dictature » thérapeutique dont ils remettent en cause les fondements scientifiques et éthiques. Connu pour son travail sur l’intelligence autiste, Laurent Mottron, neuropsychiatre à l’hôpital Rivières-des-Prairies et chercheur à l’université de Montréal, a longtemps travaillé sur les autistes « qui s’en sortent », ce que l’on qualifie aussi de « haut niveau ». Pour lui, l’exigence scientifique appliquée à l’ABA – et à la recherche sur l’autisme en général – n’est simplement pas assez élevée : nombre de sujets insuffisants, absence de groupes de contrôle, faible nombre d’études en double aveugle. En clair, trop peu d’études qui permettraient de s’assurer que les préjugés favorables à la méthode ne faussent pas les résultats obtenus. Et il déplore que des instances comme la Haute Autorité de santé française ait accordé une certaine légitimité à l’ABA, alors que par exemple « en Angleterre, l’organisme chargé des recommandations de santé n’a donné aucune recommandation sur l’intervention précoce, faute de données suffisantes ».

Aux arguments de nombreux partisans de l’ABA qui arguent que les enfants ayant bénéficié de ce suivi auraient moins de besoins par la suite, et coûteraient donc moins cher au bout du compte à la société, Laurent Mottron rétorque que jamais les effets à long terme d’une thérapie béhaviorale n’ont été évalués, qu’aucune étude n’a pour le moment apporté de réponse à la question du devenir adulte des autistes traités par l’ABA pendant leur enfance. Ennemi déclaré de la psychanalyse, il insiste pour qu’on n’associe pas ses propos contre la thérapie d’inspiration comportementale à une forme quelconque de soutien aux héritiers de Freud.

Aux côtés de Laurent Mottron, Michelle Dawson, une de ses anciennes patientes, devenue sa collègue au laboratoire de neurosciences cognitives des troubles envahissants du développement de l'université de Montréal, porte l’attaque contre l’ABA sur le versant éthique. Sur son blog, cette femme autiste décrit les chantres de ce type de thérapie comme des idéologues, dont la vision catastrophiste de l’autisme servirait d’argument de vente : « Sans ABA, les autistes seraient des fardeaux à vie ; sans ABA les autistes ne contribueraient en rien à la société. » Appelée à témoigner devant la Cour suprême du Canada au début des années 2000, au moment où des associations de parents demandaient le financement de l’ABA par l’État, elle avait défendu une vision de l’autisme comme « différence » plutôt que comme maladie, proposant de s’intéresser davantage aux capacités, souvent exceptionnelles, des personnes comme elle : forte capacité de concentration, minutie, mémoire. Ces dons qui en feraient notamment des employés appréciés dans certains domaines, comme l’informatique.

Plusieurs autres adultes autistes écrivent des livres, donnent des interviews et des conférences pour expliquer leur regard sur le monde, leurs difficultés, mais aussi pour dire leur fierté d’être ce qu’ils sont, revendiquant une différence qui n’aurait pas à être corrigée, mais plutôt célébrée. L’une d’entre eux, Brigitte Harrison, elle aussi une ancienne patiente du Dr Mottron, a développé sa méthode, qu’elle enseigne lors de formations destinées aux professionnels et aux parents. Convaincue que la plupart des thérapies s’attachent trop à corriger les symptômes visibles de l’autisme, notamment les difficultés de communication et de socialisation, elle s’attache à donner les clefs de leur propre fonctionnement aux personnes autistes. Et insiste pour que l’on se fonde sur l’expérience des autistes eux-mêmes afin de les aider : « Si vous demandez à un autiste quel est son problème : il ne vous parlera pas de communication ou de socialisation, il vous parlera de perception. »

Les problèmes d’hypersensibilité sensorielle des autistes sont en effet connus : certains bruits peuvent paraître effrayants, des sensations physiques comme le frottement du tissu d’un vêtement contre la peau par exemple, insupportables. À l’appui de sa théorie, elle cite notamment Temple Grandin, professeur à l'université du Colorado, diagnostiquée à l'âge de 4 ans comme ayant un autisme de haut niveau. Elle est aussi auteure de plusieurs best-sellers sur sa propre expérience, dans lesquels elle pointe notamment le fossé qui sépare les attentes des éducateurs des difficultés réelles de nombre d’enfants : « Comment peut-on prétendre socialiser des personnes qui ne tolèrent pas l’environnement au sein duquel elles sont censées se montrer sociales ? Qui ne peuvent pas par exemple pratiquer la reconnaissance des expressions faciales dans un restaurant, tout simplement parce qu’elles ne peuvent pas supporter d’y entrer », écrit-elle dans The Autistic Brain (paru en France sous le titre : Dans le cerveau des autistes, aux éditions Odile Jacob).

Du matériel utilisé à l'hôpital Rivières-des-PrairiesDu matériel utilisé à l'hôpital Rivières-des-Prairies © Marianne Niosi

Cette génération d’autistes militants, assez activistes pour faire porter haut leur voix, a le don d’irriter Nathalie Poirier, psychologue et fondatrice d’un institut privé, praticienne de l’ABA depuis vingt ans : « Je n’ai jamais vu d’enfant malheureux d’aller en ABA, jamais. Les enfants jouent et sont contents. » Pour elle, l’argument de la différence ne tient pas : « Moi aussi j’ai des comportements qui me font du bien, mais je les fais chez moi. J’explique souvent aux enfants que réduire ces comportements (comme les cris, l’auto-stimulation sous forme de mouvements répétitifs) va améliorer leur qualité de vie et celle de leur famille. Je fais souvent le parallèle avec la cigarette : au Québec, on n’a le droit de fumer presque nulle part, ils ne sont pas les seuls à avoir des obligations à respecter pour vivre en société. » Pour elle, l’objectif d’intégration est clairement servi par la thérapie : même si à l’école « l’enfant n’a pas des résultats extraordinaires, il collabore davantage. Les enseignants savent tout de suite quels sont les enfants autistes qui ont eu un suivi ABA et ceux qui n’en ont pas eu. » Pour sa part, la sociologue Catherine Des Rivières-Pigeon s’interroge sur la représentativité de ces adultes si compétents : « Je suis très contente que des autistes soient visibles et s’expriment, mais je pense que les parents d’enfants non verbaux vivent dans un autre univers », regrette-t-elle.

Sur le versant clinique, les critiques du programme québécois se concentrent particulièrement sur son utilité pour les enfants présentant un autisme très sévère. Mère de deux garçons autistes, Johanne Leduc en témoigne : profondément autiste, son aîné s’est mis à se frapper, au point de devoir être hospitalisé. Rétrospectivement, elle pense que la thérapie en demandait trop au petit garçon : « Il devait apprendre à mettre la table alors qu’il ne savait pas identifier sa sensation de faim. » Son plus jeune fils, moins gravement touché que son frère, a commencé à parler en suivant une thérapie comportementale. Mais elle n’est pas convaincue pour autant : « Je crois qu’il aurait aussi bien évolué avec une autre méthode individualisée et intensive. » Pour elle, l’accent mis sur la thérapie comportementale de type ABA est le reflet d’une société qui privilégie les autistes de haut niveau, dont le parcours tend souvent vers une atténuation des symptômes autistiques.

Ses craintes rejoignent celles de la Fédération québécoise de l’autisme. Après avoir soutenu les efforts des parents pour mettre en place l’intervention précoce et les méthodes comportementales, l’organisme aujourd’hui s’inquiète de leur hégémonie. « Pour avoir parlé à des intervenants, pas seulement à des parents, ça ne marche pas toujours », explique Jo-Ann Lauzon, présidente de l’association, qui regroupe tous les organismes œuvrant auprès des autistes. « Étant donné qu’on a mis toute notre énergie sur ce programme au Québec, rien d’autre ne se développe. Nous avons toujours appuyé la démarche pour qu’il y ait de l’intervention comportementale intensive. Mais on n’a jamais prétendu que c’était ça et rien d’autre. Aujourd’hui, on est un peu pris au piège. »

Au-delà de la question de son utilité, le programme fait face à d’énormes défis pratiques : un financement insuffisant et des besoins en augmentation constante. En 2013, il a fait l’objet de critiques sévères du Vérificateur général, sorte de Cour des comptes québécoise, qui pointait entre autres l’accès très inégal aux services, des listes d’attente impressionnantes et un financement inadéquat au vu de l’augmentation fulgurante de la prévalence de l’autisme. Entre 2005 et 2012, le nombre d’enfants recevant une allocation au titre d’un trouble autistique a plus que doublé (passant de 3 500 à plus de 7 000). Si plus de 800 enfants suivent une thérapie en intervention précoce, environ 850 attendent une place dans l’un des vingt centres de réadaptation que compte le Québec. Les délais sont tels que nombre d’entre eux n’auront droit à aucun service public avant leur entrée à l’école. Pour tenir ses promesses, il faudrait que l’État engage 20 millions de dollars canadiens de plus par an (plus de 14 millions d’euros). Une éventualité qui semble fort peu probable compte tenu des coupes massives entreprises depuis le printemps par le Parti libéral nouvellement élu.

Lorsque le diagnostic d’Adam a été posé, les parents Zapirain n’ont pas immédiatement trouvé de place dans le public. Ils ont donc inscrit leur fils dans un centre privé, à 20 000 dollars canadiens (près de 14 000 euros) l’année : « On nous a dit qu’il valait mieux commencer le plus jeune possible, alors on a foncé », explique Baptiste, le père. Mirentxu, la mère, infirmière, a accepté un travail de nuit et le couple a puisé dans ses économies. Mais ils ne regrettent rien et lorsqu’ils envisagent l’avenir de leur fils, les parents parlent d’autonomie, de travail, d’amis. De leur espoir, surtout, de le voir éviter les brimades et les moqueries qui sont souvent le lot des petits autistes.

BOITE NOIREMarianne Niosi est une journaliste pigiste, d'origine canadienne, qui a précédemment publié sur Mediapart une enquête sur le quotidien de l'hôpital Beaujon, à Clichy, que l'on peut relire ici.

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Gaël Brustier, au cœur du « Mai-68 conservateur »

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« Que restera-t-il de la Manif pour tous ? » La question taraudait Gaël Brustier, essayiste, docteur en sciences politiques, par ailleurs adhérent du parti socialiste. Il esquisse quelques réponses convaincantes dans cet essai publié par les éditions chrétiennes Cerf.

Au départ, il y a l'irruption, dès la fin de l'année 2012, d'une mobilisation structurée contre l'engagement 31 de François Hollande, le droit pour les couples de même sexe de se marier. Un « Mai-68 conservateur », rendu possible par la « panique morale » qui saisit la société française et que les années Sarkozy, avec leur mise en avant de l'« identité nationale », n'ont fait qu'accentuer. Quant à la gauche, elle porte une lourde responsabilité elle aussi : « insensible à son évolution électorale », faisant le choix de « ne pas mobiliser un front social » en faveur du mariage des couples de même sexe, laissant traîner le débat au Parlement. En un mot, c'est tout l'espace public qui a été laissé aux « antis », organisés d'abord derrière Frigide Barjot, bientôt exfiltrée par les plus durs du mouvement.

Mais l'originalité du livre est aussi d'insister sur des évolutions qui expliquent la vitalité de cette mobilisation : droite « grassroots » post-gaulliste contestant la légitimité des partis de droite, avec des moyens de propagande moderne et des symboles souvent empruntés à la gauche ; influence des théories « antigender » développées par le Vatican ; essor du Renouveau charismatique au sein même de l’Église catholique, etc. Sans oublier le soutien de presque tous les groupuscules traditionalistes et identitaires, trop heureux de se respectabiliser.

Voilà comment on a pu retrouver dans la rue la droite dure (Wauquiez, Peltier) ou catholique, les Identitaires, le pôle conservateur du FN et tous les remugles de l'extrême droite maurrassienne. La préfiguration d'une possible fusion des droites dans les années à venir, que les élections de 2015 pourraient matérialiser.

De ce « conservatisme nouveau » aux contours nébuleux, qui « mène un combat pour l'hégémonie culturelle », la gauche aurait « beaucoup à apprendre », explique Brustier. Mais son délabrement actuel lui permet-elle seulement d'envisager la riposte ?

Gaël Brustier
Le Mai 68 conservateur – Que restera-t-il de la Manif pour tous ?

230 pages, 18 euros
Éditions du Cerf

 

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Après avoir tout tenté, Lepaon démissionne

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« Il a fallu le pousser, Thierry… » C’est dans un soupir mêlant résignation et incrédulité que le dirigeant d’une fédération de la CGT résumait les événements qui ont conduit le bureau confédéral du syndicat à annoncer mardi 6 janvier au soir que ses neuf membres, dont le secrétaire général Thierry Lepaon, allaient « remettre leur mandat » à la disposition du Comité confédéral national. Depuis, ce mercredi en milieu de journée, une source interne a annoncé à l'AFP qu'« il y aura un nouveau secrétaire général de la CGT la semaine prochaine », confirmant une information d'Europe 1.

Avant cette issue, il avait tout tenté pour rester en place. Quitte à se faire démettre par le CCN, le « parlement » de la centrale, qui devait se réunit le 13 janvier pour tenter de mettre un terme à la crise ouverte qui fait rage dans le syndicat depuis fin octobre, et les premières révélations du Canard enchaîné sur les 100 000 euros dépensés pour rénover l'appartement que le syndicat loue pour son dirigeant. L’hebdo a aussi détaillé la rénovation du bureau de Lepaon, pour 62 000 euros, et L’Express a révélé que lorsqu’il est devenu secrétaire général, en mars 2013, il a touché des indemnités de départ versées au motif qu’il quittait la direction régionale de Basse-Normandie du syndicat.

© Reuters - Benoit Tessier

Mais jusqu'à ce jour, aucune de ses révélations, ni l’indignation croissante en interne, aussi bien parmi la base que les cadres du syndicat (lire ici notre article sur les échanges internes très tendus), n’avaient jusqu’alors fait ciller Thierry Lepaon, bien décidé à conserver son poste, et criant au complot visant à déstabiliser le premier syndicat de France. Tout juste avait-il consenti à faire sauter un fusible, le trésorier Éric Lafont, qui a démissionné le 9 décembre. C’est dans ce contexte explosif qu’a lieu, ces mardi et mercredi 6 et 7 janvier, la réunion du comité exécutif du syndicat, qui rassemble ses 56 dirigeants, en vue de préparer l’ordre du jour du CCN de la semaine suivante. « Aujourd’hui, tout tourne autour d’une question simple, résumait mardi un cadre qui n’a jamais apprécié son dirigeant : Thierry Lepaon va-t-il démissionner avant le 13 janvier, ou va-t-il nous obliger à le virer ? » La réponse vient d'être donnée.

Car seul le CCN a le pouvoir de révoquer le secrétaire général s’il ne souhaite pas quitter son poste. Et selon les décomptes internes, l’issue d’un vote sur son maintien en poste ne semblait guère faire de doute : sur les 129 dirigeants de fédérations ou d’unions locales qui le composent, 80 avaient déjà pris position par écrit sur la question. Et ils auraient été seulement 20 à défendre encore Thierry Lepaon. 35 autres auraient souhaité qu’il démissionne tout seul, quand 25 dirigeants souhaitaient voir tous les membres du bureau confédéral quitter leurs fonctions.

Pour autant, le secrétaire général n'avait rien fait rien pour faciliter la tâche de ses adversaires. Ainsi, a précisé officiellement mardi la direction de la centrale à l’AFP, la remise en jeu de tous les mandats du bureau confédéral, qui avait été annoncée dans la soirée, n’équivalait pas à une démission collective. Il s’agissait donc plutôt d'organiser d’un vote de confiance, où le parlement de l’organisation approuvera ou non l’action de chacun des membres du bureau.

Des finasseries, cette distinction sur les termes ? Une des dernières tentatives de ne pas disparaître corps et biens pour Lepaon, interprétaient plutôt en interne ceux qui s’impatientaient de le voir partir. Selon les récits obtenus par Mediapart, la décision de cette remise en jeu collective avait été prise lundi 5 au soir, lors d’une réunion du bureau. Mais il aura fallu que les huit autres dirigeants annoncent leur volonté ferme de se soumettre au vote du CCN pour que Lepaon, qui pensait encore pouvoir sauver sa place, se résigne à faire de même.

Mais presque partout en interne, la tonalité était la même. Très négative : « Ce ne sont que des histoires de pouvoir. Pendant ce temps-là, on perd des militants à un moment crucial. Il doit lâcher son siège. Quelle image donne-t-il de la maison en s’accrochant ainsi au pouvoir ? Il est grillé. Et nous avec », se lamentait par exemple un membre du CCN.

Il devenait ces derniers jours de plus en plus rare de trouver des soutiens pour Lepaon. Il fallait  interroger ses proches pour obtenir autre chose que des désaveux sévères. Ainsi, un de ses amis refusait de participer à une « comédie qui vise à affaiblir la gauche à un moment politique trouble » et « de hurler avec les loups ». Le secrétaire général ne serait qu’« un très bon militant, victime de l’appareil CGT ». « Ce n’est pas Thierry qui a mis la CGT dans cet état. C’est l’état de la CGT qui fait que cette affaire apparaît. Tous les cadres responsables de Montreuil vivent sur le dos de la bête, assurait ce proche. Il s’inscrit dans la tradition. Thorez roulait en Rolls à une époque où le PC l’assumait. »

Peut-être. Mais en se défendant bec et ongles depuis plus de deux mois, Lepaon semble bien s’être enferré dans des mensonges, plus ou moins graves. C’est ce qu’a révélé le rapport de la commission financière de contrôle du syndicat, qui a rendu ses conclusions mercredi matin à la commission exécutive, et que Le Parisien a détaillées. Exemple le plus caricatural : le 9 décembre, il avait juré avoir fait baisser son salaire dès son arrivée, en avril 2013, de 5 200 € à 4 000 € net par mois (sur 13 mois). En fait, ses bulletins de paye démontrent que cette baisse n’est intervenue qu’en… décembre 2014 !

Il aurait aussi reçu des informations sur le chantier en cours dans son appartement, et n’aurait donc pas appris son coût « dans la presse », comme il l’a toujours affirmé. De plus, des soupçons de surfacturation persistent car lors de leur visite de l’appartement, les experts de la commission financière n’ont pas trouvé trace de plusieurs meubles et équipements facturés. Enfin, le coût des travaux de son bureau ne sont pas imputables à une remise aux normes du chauffage et de la climatisation, comme il l’affirmait. Et pour cause, le chauffage est collectif pour tout l’immeuble et « l'essentiel de la facturation est en réalité dû au mobilier sur mesure, réalisé à la demande de Thierry Lepaon », indique Le Parisien.

Autant d’éléments fort embarrassants qui ont poussé à entrer dans la danse Louis Viannet, secrétaire général de 1992 à 1999 et figure morale de la CGT (notamment parce qu’il est celui qui a initié la séparation d’avec le parti communiste). L’homme a presque toujours gardé le silence depuis son départ. Y compris lors de la guerre de succession qui a ravagé la centrale en prévision du départ de son successeur Bernard Thibault, et qui a finalement abouti à l’élection de Lepaon, « par défaut » comme l’intéressé l’a lui-même reconnu. Mais le 5 janvier dans Le Monde, Viannet a pris la parole de la façon la plus directe qui soit, critiquant durement l’actuel dirigeant et l’appelant à quitter la barre.

Jusque-là, deux anciens dirigeants, Bernard Thibault sur RTL et Georges Séguy dans L’Humanité, avaient abordé la situation du syndicat, sans soutenir Lepaon, mais étaient restés dans les limites du non-dit ou de l’euphémisme. Rien de tel avec Viannet, qui estime que « si aucune faute n’avait été commise, il n’y aurait aujourd’hui ni fuite ni campagne des médias » et que puisque « ces fautes impliquent le secrétaire général, dès lors les problèmes prennent une autre dimension ». Les affaires dévoilées dans la presse ont produit un « doute sur la sincérité avec laquelle la CGT défend bec et ongles ses valeurs fondamentales », a-t-il tranché.

Bernard Thibault, Thiery Lepaon et Georges Séguy, en mars 2013Bernard Thibault, Thiery Lepaon et Georges Séguy, en mars 2013 © Reuters - Bruno Martin

Pour enfoncer le clou, Viannet est encore intervenu mardi soir, sur RTL, sur Europe 1 et sur France 2, après l’annonce de la remise en jeu de tous les mandats. Pas particulièrement dupe… « Ce que je souhaite, c’est que cette démission collective ne soit pas utilisée pour masquer ou atténuer les responsabilités individuelles », a-t-il prévenu à la télévision. « On peut considérer que Thierry Lepaon prend le soin d'emmener avec lui un certain nombre de membres du bureau confédéral » de façon qu'il « apparaisse moins », a-t-il précisé à la radio. L'ex-dirigeant a espéré que « les décisions qui vont être prises seront suffisamment judicieuses pour permettre que très vite la CGT retrouve ses capacités de rassemblement ».

Lepaon a cessé de se cacher derrière le collectif. Mais quelle suite ? Le front des « anti » représenté dans les instances dirigeantes paraît s’accorder sur l’idée de reconstruire un bureau avec certains de ses membres sortants, et de placer à sa tête un dirigeant de transition, qui ne se présenterait pas lors du prochain congrès, qui devrait se tenir courant 2016, au plus tôt en mars. « Et ce n’est qu’à ce moment, au mieux, qu’on pourra discuter sérieusement des histoires de lignes politiques et de la façon dont la CGT doit agir, estime le responsable de fédération déjà cité. D’ici là, il s’agit avant tout de faire le ménage dans nos rangs et de repartir proprement. »

BOITE NOIRECet article a été publié mercredi peu avant midi, et donc avant l'annonce de la démission de Thierry Lepaon. Il a été mis à jour à 14h15.

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La rédaction attaquée : 12 morts dont Cabu, Charb, Wolinski et Tignous

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La rédaction de Charlie Hebdo a été la cible ce mercredi 7 janvier d'une attaque de la part d'au moins deux hommes armés. Selon les premiers éléments, douze personnes ont été tuées, quatre ont été grièvement blessées et quatre blessées plus légèrement. Nos deux journalistes sur place ont assisté à la sortie de nombreux corps par les services de secours.

Tweet d'un de nos journalistes sur placeTweet d'un de nos journalistes sur place

Selon l'un des avocats de l'hebdo, Cabu, Charb, Wolinski et Tignous sont morts dans l'attaque. Charb, de son vrai nom Stéphane Charbonnier, était le directeur de la publication de Charlie.

Le journal est situé rue Paul Appert dans le 11e arrondissement de Paris. Charlie Hebdo avait déjà fait l'object d'un incendie criminel en novembre 2011, dans ses précédents locaux situés dans le 20e arrondissement.

Sur placeSur place © MM

L'attaque a eu lieu peu après 11h ce mercredi matin. Sur une vidéo filmée par Première ligne, une agence de presse télévisuelle, les deux hommes armés crient Allahu Akbar (Dieu est grand) à l'extérieur du bâtiment. Selon une source policière, les assaillants auraient également crié « Nous avons vengé le prophète ».

Jointe par téléphone par le journal L'Humanité, alors qu’elle était encore sur les lieux de la fusillade, la dessinatrice Corinne Rey a apporté ce témoignage : « J’étais allée chercher ma fille à la garderie, en arrivant devant la porte de l’immeuble du journal deux hommes cagoulées et armés nous ont brutalement menacées. Ils voulaient entrer, monter. J’ai tapé le code. Ils ont tiré sur Wolinski, Cabu… ça a duré cinq minutes… Je m’étais réfugiée sous un bureau… Ils parlaient parfaitement le français… Se revendiquaient d’Al Qaïda ».

Une autre vidéo circule sur les réseaux sociaux, elle a été prise près du journal. On y voit deux hommes abattre de sang froid un policier à terre puis retourner à petites foulées dans leur véhicule. Nous en avons extrait quatre images :

François Hollande s'est rendu sur place vers 12h50. Il s'est adressé à la presse, parlant d'un acte d'une « exceptionnelle barbarie au cœur de Paris contre un journal, contre des journalistes ». Le président français a déclaré qu'il s'agissait d'un « acte terroriste ». « Cela ne fait aucun doute », a-t-il ajouté. « La France est aujourd'hui en état de choc devant un attentat terroriste, ça ne fait pas de doute », a déclaré François Hollande, accompagné du ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve et de la maire de Paris, Anne Hidalgo.

François Hollande sur placeFrançois Hollande sur place © MM

Le chef de l'Etat a confirmé un premier bilan : 11 personnes ont été tuées. 4 personnes sont dans un état « d'urgence absolue ». Mais, selon François Hollande, il ne s'agit pas encore d'un compte définitif. Le président va réunir à 14h à l'Elysée les ministres et responsables directement concernés par la protection à assurer sur tous les lieux potentiellement visés. Le plan vigipirate est passé à « Vigipirate attentat ».

Le secrétaire général de RSF, Christophe Deloire, a pour sa part dénoncé « une attaque d'une violence démente, barbare comme il n'y en a jamais eu ». « C'est aujourd'hui sans commune mesure le jour le plus noir de l'histoire de la presse française », a-t-il ajouté. « Ils sont rentrés dans d'autres locaux mais n'ont pas tiré, ils visaient clairement Charlie Hebdo », a-t-il encore indiqué.

Cet artice va être actualisé régulièrement, merci de rafraîchir votre page.

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Indignation générale après l'attaque contre Charlie Hebdo

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Voici les principales réactions à l'attaque, mercredi 7 janvier, de la rédaction de Charlie Hebdo.

- François Hollande, sur les lieux de l’attaque : « C'est un acte d'une exceptionnelle barbarie commis contre un journal, qui représente l'expression de la liberté. Ces journalistes avaient toujours montré qu'ils voulaient agir pour défendre leurs idées et pour avoir cette liberté. Il y avait également des policiers pour les protéger. Ceux-là, journalistes, policiers, ont été lâchement assassinés. Il y a au moment où je m'exprime onze personnes qui sont mortes, quatre blessées grièvement. Il y a 40 personnes qui sont maintenant protégées et qui sont sauves. Nous aurons dans quelques heures le bilan exact.

À 14 heures, je réunirai les ministres. Nous devons assurer la protection des gens contre ces barbares. Nous avons engagé le plan Vigipirate attentats. Les auteurs seront pourchassés aussi longtemps que nécessaire pour qu'ils soient poursuivis devant les juges et condamnés. C'est un attentat terroriste, cela ne fait pas de doute. Par rapport à un journal qui avait été plusieurs fois menacé et qui était protégé, il faut faire bloc. Montrer que nous sommes un pays uni. Il faut réagir comme il convient, avec fermeté, avec le souci de l'unité nationale. Telle sera ma volonté les prochains jours et les prochaines semaines. J'aurai une fois encore à parler aux Français. Plusieurs attentats terroristes avaient été déjoués ces dernières semaines. Nous sommes menacés, comme dans d'autres pays dans le monde, car nous sommes un pays de liberté. Personne ne doit penser qu'il peut agir en France contre les principes de notre République. Je pense aujourd'hui à ces victimes. »

- La Maison Blanche, via des propos de son porte-parole Josh Earnest sur la chaîne MSNBC : « Toute la Maison Blanche est solidaire des familles de ceux qui ont été tués ou blessés dans cette attaque ». « De hauts responsables de la Maison Blanche sont en contact étroit avec leurs homologues français (...). Les Etats-Unis sont prêts à collaborer avec les Français pour les aider à mener l'enquête ».

- Jean-Claude Juncker,  président de la Commission européenne, dans un communiqué diffusé sur son site : « Je suis profondément choqué par l'attaque brutale et inhumaine qui a frappé les locaux de Charlie Hebdo. C'est un acte intolérable, une barbarie qui nous interpelle tous en tant qu'êtres humains et Européens. Mes pensées vont aux victimes et à leurs familles. J'exprime, à mon nom personnel et au nom de la Commission européenne, notre plus grande solidarité avec la France. »

- David Cameron, premier ministre britannique, sur Twitter : « Les meurtres de Paris sont répugnant. Nous sommes aux côtés du peuple français dans le combat contre la terreur et pour défendre la liberté de la presse ».

- Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières (RSF), sur les lieux de l’attaque. Propos rapportés via Twitter : « C'est aujourd'hui sans commune mesure le jour le plus noir de l'histoire de la presse française ».

- Le Conseil français du culte musulman (CFCM), dans un communiqué : « Le Conseil français du culte musulman et les musulmans de France condamnent avec la plus grande détermination l’attaque terroriste d’une exceptionnelle violence commise contre le journal Charlie Hebdo ». « Cet acte barbare d’une extrême gravité est aussi une attaque contre la démocratie et la liberté de presse ». « Dans un contexte international politique de tensions alimenté par les délires de groupes terroristes se prévalant injustement de l’Islam, nous appelons tous ceux qui sont attachés aux valeurs de la République et de la démocratie à éviter les provocations qui ne servent qu’à jeter de l’huile sur le feu ». « Face à ce drame d’ampleur nationale, nous appelons la communauté musulmane à faire preuve de la plus grande vigilance face aux éventuelles manipulations émanant de groupes aux visées extrémistes quels qu’ils soient ».

- Siné Mensuel, le magazine fondé par le dessinateur Siné après son départ de Charlie Hebdo, via Twitter : « Nous sommes totalement horrifiés par ce qui vient de se passer à Charlie Hebdo ».

- Le groupe France Télévisions, dans un communiqué diffusé sur Twitter : « Le président-directeur général de France Télévisions Rémy Pfimlin et l’ensemble des collaborateurs du groupe expriment leur solidarité aux équipes de Charlie Hebdo et condamnent avec la plus grande force l’attaque meurtrière dont ont été victimes les journalistes et les personnels de ce média dans l’exercice de leur fonction, ainsi que leurs forces de l’ordre ».

- Jean-Christophe Cambadélis, premier secrétaire du PS, dans un communiqué : « La France a été l’objet d’un attentat terroriste. La République a été l’objet d’une attaque d’une lâcheté et d’une gravité extrêmes. (…) Il s’agit d’un carnage abominable et révoltant qui a vu un organe de presse être attaqué aux armes de guerre. C’est la liberté qui a été visée dont Charlie Hebdo est un acteur et un ambassadeur essentiel. Dans ce grand moment d’émotion, les pensées du Parti Socialiste vont aux victimes et à leurs proches. Le Parti Socialiste appelle les concitoyens à faire bloc autour des valeurs de la République. »

- Emmanuel Macron, ministre de l’économie, via Twitter : « Horrifié. Sans voix. Toutes mes pensées pour les victimes et leurs proches. #JeSuisCharlie »

- George Pau-Langevin, ministre des outre-mer, sur Twitter : « Tristesse insondable. Indignation totale. Tous unis contre la haine et la barbarie ».

- Cécile Duflot, élue EELV de Paris, sur Twitter : « Totalement sous le choc de ce qui et arrivé à Charlie Hebdo… penses fortes à toute l’équipe du journal et à leurs proches ».

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