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Forte hausse du nombre de chômeurs en novembre

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La courbe ne s'inverse pas, bien au contraire, et l'augmentation du chômage s'accélère. Selon les derniers chiffres de la Dares, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle Emploi en catégorie A augmente de 0,8 % au mois de novembre, soit 27 400 personnes supplémentaires, pour s’établir à 3,48 millions. Pour les autres catégories, la Dares enregistre une baisse de 0,1 % du nombre de demandeurs d’emplois ayant exercé une activité réduite de 78 heures ou moins au cours du mois (catégorie B) et une baisse de 0,5 % de ceux qui ont exercé une activité réduite de plus de 78 heures (catégorie C).

Il n'empêche, toutes catégories confondues, le nombre de demandeurs d'emploi s'établit à 5 478 600. 

Au total, selon la Dares, le nombre de demandeurs d’emploi tenus de faire des actes positifs de recherche d’emploi (catégories A, B, C) augmente de 0,4 % (+22 100) en novembre. Sur un an, il est en hausse de 6 %. 

Sur un an toujours, le chômage (catégorie A) des moins de 25 ans augmente de 1,5 %, celui des 25-49 ans de 4,9 % et celui des 50 ans ou plus de 11,1 %.

Le chômage s'installe par ailleurs dans la durée. Catégories A, B et C confondues, les chômeurs dans cette situation depuis plus de 3 ans augmentent de 18,9 % en un an. La part des demandeurs d'emploi inscrits depuis un an ou plus en catégories A, B, C explose elle aussi, avec une hausse de 9,3 %.

Le Nord-Pas-de-Calais est la région la plus touchée concernant les moins de 25 ans, avec un taux catégorie A de 20,1 %, la région est suivie par la Basse-Normandie (20 %) et la Haute-Normandie (19,9 %).

Retrouvez ci-dessous notre dernier live consacré au travail en miettes :

  • 1. État des lieux d'un salariat atomisé

Avec :

Fiodor Rilov, avocat spécialiste du droit du travail. Il a été le défenseur des salariés dans plusieurs grands conflits sociaux (Continental, Mory-Ducros, Goodyear, Samsonite, Trois Suisses, etc.).
Danièle Linhart, sociologue, directrice émérite de recherches au CNRS. Spécialiste de la modernisation du travail et de l'emploi, elle travaille sur les nouvelles formes de pénibilités. Elle publie en janvier La Comédie humaine du travail, chez Erès. 
Jacques Rigaudiat, économiste, ancien conseiller de Michel Rocard, ancien conseiller social de Lionel Jospin, aujourd'hui membre de la Fondation Copernic.
Françoise Milewski, économiste à l'OFCE, membre de l'Observatoire de la parité entre les femmes et les hommes (sa biographie ici).

  • 2. État des luttes sociales

Avec :

Frédéric Dippah, ancien chef d'entreprise prestataire de Chronopost qui s'est fait laminer par cette sous-traitance (ici notre article).
Christian Lahargue, ancien secrétaire CGT du CE de l'usine Continental de Clairoix (ici notre article).
Isabelle Maurer, au chômage, membre du Mouvement national des précaires et des chômeurs. En octobre 2013, sur France 2, elle avait renvoyé dans les cordes Jean-François Copé (article ici).
Karl Ghazi, responsable de CGT-commerce et du Clic-P, l’intersyndicale (CGT, CFDT, Sud, CGC et Unsa) qui lutte contre toute extension du travail dominical et du travail de nuit (lire notre enquête ici).

  • Notre grand témoin : Pierre Joxe

Ancien ministre, il a exploré en tant qu'avocat les différentes juridictions sociales (dont les prud'hommes) pour en dresser un état des lieux accablant (ici notre article).

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Le terrorisme et cette peur qui rassemble autour des chefs

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Trois faits divers et la machine s’est mise en route. Une machine à faire peur, et qui fonctionne aux raccourcis, comme si tout était relié, de l’islam de France à l’islamisme de « Daech » (organisation de l'État islamique), de la Syrie au commissariat de Joué-lès-Tours, de Joué à Dijon, de Dijon à Glasgow, où un camion-poubelle s’est encastré dans un magasin parce que son chauffeur a eu une crise cardiaque, et de Glasgow en Bretagne. La menace globale. La « guerre », a même diagnostiqué le délicieux Jean d’Ormesson.

Quant à Manuel Valls, il a carrément devancé la série noire en lançant une alerte rouge, quelques heures avant qu’un automobiliste ne fonce sur des passants à Nantes. « Jamais nous n’avons connu un aussi grand danger en matière de terrorisme », s’est-il écrié lundi après-midi, au cours d’un déplacement à Montpellier.  

Bigre ! Jamais ? Mohammed Merah, c’était donc moins radical ? Le 11 Septembre était une petite bière ? La rue Copernic en 1980, et ses quatre morts, une anecdote ? La rue des Rosiers et ses 6 morts et 22 blessés en 1982, une simple contrariété ? Le train le Capitole, ses 5 morts de mars 1982, une tracasserie ? La station de métro Saint-Michel en 1995, ses 8 morts et 117 blessés un mauvais souvenir ? Les bombes des Champs-Élysées, du Pub Renault, de la rue de Rennes, et la liste n’est pas close, cette permanence du terrorisme pour des motifs les plus divers, ne serait donc qu'une musique douce par rapport à ce que nous vivons aujourd’hui, sous l’œil des télés tout info ?

New York, le 11 septembre 2001.New York, le 11 septembre 2001. © Reuters

Ce type qui attaque un commissariat avec un couteau serait dangereux comme un Boeing fonçant sur le World Trade Center ? Cet homme répertorié comme dérangé mental à Dijon serait affilié à un complot mondial parce qu’il aurait crié Allah Akbar en jetant sa voiture sur des passants ? Et cet autre marginal, marqué par le malheur et l’alcoolisme, et qui ne s'appelle pas Mohammed mais Sébastien, renforcerait la certitude d’un péril absolu parce qu’il a foncé sur une foule avant de s’auto-poignarder de plusieurs coups de couteaux ?

A priori, aucun rapport entre ces faits tragiques mais une angoisse collective, qui les relie comme une toile d'araignée, et que le monde médiatique et politique amplifie en voulant la balayer, à moins qu'il ne l'entretienne pour se protéger lui-même, ou s'en nourrir.

Ainsi le Front national décide-t-il en tapant du pied que ces malheurs sont le fruit du terrorisme et de rien d'autre, comme jadis Jean-Marie Le Pen soutenait que le sida se transmettait par les larmes ou les moustiques. Le gouvernement tient un conseil de crise, tout en précisant que la crise n'a pas frappé. Ainsi Manuel Valls finit-il par rassurer la France en annonçant que ces violences n'ont rien à voir entre elles, mais en annonçant un durcissement du plan Vigipirate.

Ainsi François Hollande déclare-t-il depuis Saint-Pierre-et-Miquelon : « Même si tous les événements de ces derniers jours ne peuvent pas se rapporter à cette seule cause, il n'y a qu'un événement qui peut être regardé clairement comme un acte terroriste, c'est celui de Joué-lès-Tours, mais nous sommes pleinement dans l'action et en même temps nous voulons montrer que la vie continue. »

Quel cadeau font au pays ces pères noël ? Est-ce le réconfort de se sentir à l'abri pour profiter de la trêve des confiseurs, ou la peur qui rassemble autour des chefs en leur donnant de l'importance, et de l'audimat ?
À vous de choisir, et joyeuses fêtes à vous tous...


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Une lettre de Yuri Kudimov

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A la suite de la mise en ligne, le 29 novembre, de notre article «La Russie au secours du FN : deux millions d’euros aussi pour Jean-Marie Le Pen», nous avons recu le 19 décembre, via ses avocats, un droit de réponse de Yuri Kudimov. Nous le publions ci-dessous, tout en maintenant l'intégralité des informations de notre article.

«Monsieur le Directeur de la publication,

Ayant été mis en cause dans un article intitulé « la Russie au secours du FN. Deux millions d’euros aussi pour  Jean –Marie Le Pen » du 29 novembre 2014, je conteste le passage qui me met en cause, dès le chapeau de l’article, dans le termes suivants :

« Parallèlement à l’emprunt par le FN de neuf millions d’euros, l’association de financement présidée par Jean Marie Le Pen, a reçu en avril 2014, deux millions d’euros d’une société chypriote détenue par Yuri Kudimov, un ancien du KGB reconverti dans la banque d’Etat Russe Veb capital. L’argent a été envoyé depuis un compte Suisse »

Puis dans le passage suivant :

« Alors que le parti d’extrème droite a obtenu en septembre le deblocage d’un prêt de 9 millions d’euros auprès de la First Czzech Russin Bank (FCRB), l’association de financement Cotelec, présidée par Jean-Marie Le Pen, a reçu, le 18 avril 2014, deux millions d’euros d’une obscure société chypriote, Vernonisa Holdings Ltd, via un compte ouvert à la banque Julius Baer, en Suisse. Un « prêt », selon le président d’honneur du FN, en vertu d’une convention signée le 4 avril.

Le bénéficiaire économique de la structure chypriote, Yuri Kudimov, est un ancien du KGB reconverti dans la banque d’Etat Vnesheconombank Investment (VEB Capital), qu’il a dirigée jusqu’en octobre. »

J’entends en conséquence exercer un droit de réponse, en application de l’article 6 IV de la loi du 21 juin 2004 pour la Confiance dans l'Economie Numérique, que je vous remercie de mettre en ligne à la suite immédiate de l’article incriminé, dans les termes suivants :

Votre article intitulé la Russie au secours du FN. Deux millions d’euros aussi pour  Jean-Marie Le Pen  affirme que je serais  le « bénéficiaire économique » de la structure chypriote, dénommée Vernonisa Holdings Ltd, laquelle aurait accordé un prêt de deux millions d’euros à l’association de financement du Front National Cotelec, présidée par Jean-Marie Le Pen.

Votre article laisse ainsi entendre que je contrôlerais cette société chypriote et que j’aurais approuvé, ou même autorisé, directement ou indirectement, ce prêt à l’association Cotelec.

Cette information est inexacte  et factuellement incorrecte.

Je tiens à affirmer ici que :

- Je ne détiens ni directement, ni indirectement, aucun intérêt dans la société Vernonisa Holdings Ltd. Je n’en suis ni le représentant légal, ni le propriétaire. (Je vous joins pour votre parfaite information le certificat qui le confirme, que j’ai sollicité, à votre intention, auprès du registre du commerce des sociétés chypriote) (à ce jour, 24 décembre, ce certificat ne nous a pas été joint- ndlr)

- Je n’ai, en outre, ni directement, ni par l’intermédiaire d’aucune autre société qui m’appartiendrait, ou dans laquelle j’aurais des intérêts, en rien versé, ni prêté une quelconque somme à l’association Cotelec, à Jean-Marie Le Pen, au Front National, ou à toute autre association qui en dépende.

Je m’inscris donc en faux contre les informations que vous avez diffusées ; ce que j’aurais pu indiquer à vos journalistes, si ceux-ci avaient eu la curiosité de m’interroger !

Yuri Kudimov».

 

La réponse de Mediapart. 

Nous prenons acte des dénégations de M. Yuri Kudimov, mais nous maintenons nos informations, qui sont en partie vérifiables sur les registres du commerce, en remontant un entrelacs de « trusts », tous reliés les uns aux autres. La société Chypriote Vernonsia, qui a accordé un prêt de 2 millions d’euros à l’association de financement de Jean-Marie Le Pen (Cotelec) est en effet détenue par la holding chypriote Mindserve trustees limited – qui contrôle aussi, entre autres, l’entité Ginsberero trading limited. Or M. Kudimov est précisément administrateur de la National Reservnii Bank (NRB Bank), pour 20,33%, à travers Ginsberero trading limited, comme l’indique le site de la NRB.

En réaction à notre article, une autre structure chypriote, Matserve Ldt, a d’ailleurs diffusé une attestation – ni datée, ni signée... - certifiant  au nom de Vernonsia et de son « groupe », qu’elle ne gérait aucune société pour le compte de M. Kudimov. Hélas, dans les documents de NRB Bank l’on peut constater que Matserve utilise la même adresse que la holding détenant les parts de M. Kudimov dans la NRB bank. Celle-ci : Spyrou Kyprianou, 75 1st Floor, Flat/Office 102 Potamos Germasogeias, 4042, Limassol, Cyprus.

Nous avons déjà signalé l’opacité de ces circuits, et la réponse de M. Kudimov en est une nouvelle illustration. M. Le Pen, quant à lui, n’a pas contesté avoir emprunté des fonds à un établissement russe, mais il a également refusé de rendre public le contrat de prêt, excepté la première page.

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De jeunes migrants dorment dans la rue à Paris

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Depuis plusieurs semaines, à la nuit tombée, de trente à cent jeunes migrants selon les moments se regroupent devant la Permanence d’accueil et d’orientation des mineurs isolés étrangers (Paomie) de Paris, située au 127 du boulevard de la Villette, à proximité du métro Jaurès, dans l’espoir d’être hébergés. Vingt-cinq places d’hôtel sont mises à disposition pour les plus vulnérables. Les autres dorment à la rue dans les recoins d’immeubles à proximité ou trouvent refuge chez des particuliers. Ils ont l’air de tout jeunes hommes. À peine couverts, les mains serrés dans les poches, ils disent avoir froid ce mardi soir. Venus de Côte d’Ivoire, de Guinée, du Mali, d’Afghanistan ou du Pakistan, entre autres, ils sont arrivés dans la capitale après un long périple, qui les a fait traverser le Maghreb ou le Moyen-Orient. Beaucoup disent vouloir étudier. Mais leur priorité est de survivre : ils ont faim et cherchent un toit pour se protéger des intempéries.

Photo postée sur Facebook montrant l'attente des jeunes étrangers devant la Permance d'accueil, à Paris.Photo postée sur Facebook montrant l'attente des jeunes étrangers devant la Permance d'accueil, à Paris.

Pour ne pas dormir dehors plus longtemps, une vingtaine d’entre eux ont décidé de trouver un endroit au chaud. Dimanche 21 décembre, ils ont investi un gymnase situé au 116, quai de Jemmapes dans le Xe arrondissement. Mais l’occupation a été de courte durée : le gymnase a été évacué dès le lendemain. Des places d’hôtel leur ont été proposées. La mairie de Paris s’est engagée à en garantir quinze en plus des vingt-cinq le temps du plan hivernal.

Dans une lettre diffusée sur internet (la lire dans son intégralité sur le blog de Fini de rire), ils ont expliqué leurs motivations : interpeller les autorités publiques sur le danger qu’ils encourent. « Nous, jeunes réfugiés, âgés entre 12 et 17 ans, sommes depuis deux mois livrés à nous-mêmes dans Paris. Arrivés de divers pays d’Afrique, nous vivons et dormons dehors en cette période de grand froid. Pour faire face à cette épreuve, nous avons décidé de nous regrouper », écrivent-ils. « Nous avons compris que pour l’État nous n’existons pas », déclarent-ils.

Décrivant leur « calvaire », ils affirment que « cette situation ne (peut) plus durer ». « La mairie de Paris doit également prendre ses responsabilités et nous trouver des solutions d’hébergement afin qu’aucun mineur ne reste à la rue », insistent-ils. Les jours de grande affluence, il n’est pas certain que le nombre de places proposées, même avec le supplément, suffise à abriter tout le monde.

Au fil des semaines, l’immeuble de la Paomie s’est imposé comme un lieu de rendez-vous incontournable car cet endroit, géré par l’association France terre d’asile (FTDA) pour le compte de la mairie de Paris, constitue la porte d’entrée dans le dispositif de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), confié aux départements. Tous ceux qui errent dans les alentours attendent leur « évaluation », c’est-à-dire le premier entretien à l’issue duquel ils sont déclarés mineurs ou majeurs. Problème : certains disent l’attendre longtemps. « Chaque soir, un tri est fait, se désole Sylvie Brod, militante à RESF et bénévole à l’Adjie (accompagnement et défense des jeunes isolés étrangers), qui a mis en place une permanence de suivi juridique et scolaire. Ils prennent trois Afghans, deux Tchadiens, un peu de chaque nationalité. Les filles passent plus vite, ceux qui ont l’air tout petit aussi. Les autres se retrouvent sans rien. Ça donne lieu à des bagarres. Ceux qui dorment dehors se retrouvent à la merci de la violence de la rue. L’un d’entre eux vient de passer deux semaines à l’hôpital après s’être fait tabasser. Il n’y a pas assez de nourriture. Ils ont tellement faim qu’ils se piquent les rations. Avec la drogue dans le quartier et les risques d’agressions sexuelles, la situation est catastrophique. »

Ces jeunes font les frais d’un vide juridique. Pas encore déclarés mineurs, ils ne peuvent être pris en charge pas l’ASE. Mais n’étant pas majeurs, ils n’ont pas droit au dispositif d’hébergement d’urgence relevant de l’État : le Samu social, mettant en œuvre le principe de l’accueil inconditionnel, refuse leurs demandes. Guillaume Lardanchet, directeur de l’association Hors la rue, qui vient en aide aux mineurs étrangers en difficulté, évoque une autre « zone grise administrative », touchant cette fois les jeunes évalués majeurs. Il arrive que la Paomie ne tienne pas compte des papiers d’identité présentés, les considérant comme falsifiés ou usurpés.

« Considérés majeurs par les services de l’Aide sociale à l’enfance, ils ne sont cependant pas pris en charge par le Samu social s’ils donnent leur date de naissance les établissant comme mineurs », indique-t-il. « De plus, ces jeunes n’ont comme recours juridique que la saisine du juge des enfants. Or cette saisine ne suspend pas la décision administrative de non-prise en charge par l’ASE. La saisine du juge administratif pourrait suspendre cette décision. Mais seuls les majeurs ont la capacité juridique de saisir ce juge. Et là encore, les jeunes se présentant avec leur extrait d’acte de naissance ou une déclaration de date de naissance les établissant comme mineurs se retrouvent bloqués », ajoute-t-il.

La mairie de Paris se dit consciente de cet imbroglio juridico-administratif et affirme avoir l’intention, « au premier trimestre 2015 », de « faire évoluer le dispositif pour améliorer l’accueil des jeunes ». Sylvie Brod est sceptique. Elle dénonce l’état d’esprit dans lequel se déroulent les entretiens d’évaluation. « Les évaluateurs cherchent à coincer les jeunes, assure-t-elle. Pendant une demi-heure, ils les bombardent de questions pour essayer de voir s’ils mentent, notamment sur leur âge. En dernier recours, ils peuvent leur faire passer des tests osseux dont tout le monde reconnaît qu’ils ne sont pas fiables. »

Le lycée Hector Guimard se mobilise pour ses huit lycéens sans abri.Le lycée Hector Guimard se mobilise pour ses huit lycéens sans abri.

La mairie de Paris rappelle que les jeunes isolés étrangers représentent un tiers des jeunes suivis par l’ASE à Paris. Ils étaient 700 il y a cinq ans, ils sont 2 000 aujourd’hui. Pour suivre cette évolution, le budget de 30 millions d’euros par an a été élevé à 90 millions. « Paris concentre un tiers des nouvelles arrivées annuellement », indique-t-on. « Le dispositif n’est pas parfait, mais il s’est stabilisé depuis la circulaire Taubira », poursuit-on. Cette circulaire datée du 31 mai 2013 permet aux autorités judiciaires en charge de la protection de l’enfance de confier, en fonction des places disponibles, les mineurs isolés étrangers à un autre département que celui où ils ont été repérés.

« Devant la Paomie se retrouvent aussi des jeunes qui ont été déclarés majeurs », ajoute-t-on pour expliquer les attroupements. Pourtant la démarche de ces migrants est compréhensible : à quelques mois près, ils se sentent plus en sécurité avec des jeunes mineurs qu’avec des adultes sans domicile fixe. Plutôt que de se retrouver dans un centre d’hébergement de droit commun ou un gymnase ouvert en cas de grand froid, ils espèrent pouvoir bénéficier d’une chambre dans le parc hôtelier, même si celui-ci n’est pas de premier ordre. Par ailleurs, les décisions de majorité de la Paomie sont contestées par plusieurs associations, notamment celles membres de l'Adjie (ADDE, Gisti, LDH, Mrap, RESF, etc.)

De l’État à la mairie de Paris, les responsabilités sont donc imbriquées et partagées puisque, selon la loi, la protection de l’enfance est confiée aux départements, dans le cas présent à Paris. En tant que garant de la solidarité nationale, l’État est responsable de l’hébergement d’urgence. Les autorités publiques n’ignorent pas les dysfonctionnements. Saisi par un collectif d’associations, le Défenseur des droits a rendu le 29 août 2014 un avis critique. « Force est de constater que les mineurs isolés étrangers en errance (sur le territoire parisien) peinent à être pris en charge et ne bénéficient pas des mesures de protection et d’accompagnement prévues par la Convention internationale des droits de l’enfant », note-t-il.

Sans le relais pris par plusieurs associatives, la situation serait dramatique. Un collectif pour l’accompagnement et la défense des jeunes isolés étrangers a été créé en 2012. La Fidl, syndicat étudiant, a récemment ouvert les portes de ses locaux pour offrir un toit à quelques-uns de ceux qui dormaient dehors. Les enseignants et personnels du lycée Hector-Guimard dans le XIXe arrondissement viennent quant à eux, par courrier, de « sommer » le conseil général d’héberger huit élèves sans abri, menaçant d’occuper l’établissement en cas d’absence de « solutions pérennes ». Au plus près du terrain, une page Facebook Solidarité jeunes sans papiers informe des besoins et organise l’aide individuelle. Par ce biais, des bénévoles apportent des denrées alimentaires, des couverts, des thermos ou vont à la laverie.

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Y aura-t-il des médecins généralistes à Noël ?

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Ils ont moins de 40 ans, des opportunités professionnelles presque illimitées. Ils travaillent où et comme ils le souhaitent. Leurs revenus, confortables, sont assurés. C’est le sort enviable des jeunes médecins généralistes. Mais cette liberté est source de vives inquiétudes dans les campagnes isolées, dans les périphéries défavorisées des grandes villes, qu’ils désertent. Elle fait aussi le lit d’un profond malaise chez les médecins généralistes eux-mêmes. Il s’exprime actuellement dans un mouvement de protestation très suivi contre le projet de loi de santé : entre 40 et 80 % des cabinets de médecine générale ont fait grève, mercredi 23 décembre, selon le syndicat MG France. Cet accès de mauvaise humeur se cristallise sur la question du tiers payant généralisé, la montée en compétence des infirmières ou la supposée « étatisation » du système de santé. Mais ces motifs paraissent en décalage avec les profondes mutations à l’œuvre dans cette profession.

Par rapport à d’autres pays comparables, la France ne manque pas de médecins généralistes : elle en compte 132 pour 100 000 habitants, un peu moins qu’en Allemagne et en Autriche, un peu plus qu’en Belgique, deux fois plus qu’au Royaume-Uni. Mais ils sont très inégalement répartis sur le territoire, car les syndicats de médecins libéraux ont toujours refusé, avec virulence, toute entrave à leur liberté d’installation. Selon le dernier Atlas démographique du conseil de l’Ordre des médecins, il y a plus de 200 médecins généralistes pour 100 000 habitants à Paris, mais seulement 98 dans l’Eure. Les médecins qui exercent dans les zones désertées voient leurs conditions de travail se dégrader à grande vitesse, ce qui décourage ceux qui envisageraient de leur succéder. C’est un cercle vicieux. Dans un contexte de baisse générale des effectifs de médecins généralistes (-6,5 % entre 2007 et 2014), certains départements assistent à un véritable effondrement de : -21,4 % à Paris entre 2007 et 2014, pour des raisons immobilières, -18,1 % dans l’Aisne, -17,9 % dans la Nièvre et le Val-de-Marne. Seuls quelques départements attirent suffisamment de jeunes professionnels pour voir augmenter le nombre de leurs médecins généralistes, le long de la façade atlantique et dans le quart sud-est de la France.

En prime, les jeunes médecins rejettent le modèle de leurs aînés : l’exercice de la médecine générale dans un cabinet libéral solitaire, sans perspectives d’évolution ou de mobilité, pendant une trentaine d’années. La sociologue Géraldine Bloy a suivi le parcours de 51 jeunes médecins généralistes pendant plusieurs années : « La moitié s’évapore de l’exercice de la médecine générale classique. Aucun n’a choisi de s’installer en cabinet libéral, seul, ou dans une zone totalement désertifiée. Le phénomène générationnel majeur est l’attirance pour le salariat, surtout chez les femmes : plusieurs exercent à l’hôpital, comme gériatres, urgentistes, ou faisant fonction de médecine interne. Tous aspirent à une diversité dans leurs parcours professionnels et au travail d’équipe. Les femmes sont souvent en couple avec des cadres supérieurs : elles veulent travailler en ville et rester mobiles. »

Alors qu'à l'appel du premier syndicat de généralistes MG France, plus de 70 % des membres de cette profession sont en grève depuis le début de la semaine, trois médecins généralistes de moins de 40 ans nous ont livré leur vision de leur métier. Deux femmes et un homme, car cette répartition reflète exactement la féminisation en cours de la profession. Au cours de ces entretiens, il a été un peu question du tiers payant, très peu d’argent, mais beaucoup des besoins de santé de la population, de la meilleure manière d’y répondre, des conditions de travail et des risques professionnels de cette profession.

  • Le choix de la médecine générale

Chaque année, environ la moitié des postes de médecins sont réservés à la spécialité de médecine générale. Mais tous ne sont pas pourvus à l’issue des “épreuves classantes nationales”, qui répartissent les étudiants à leur entrée en internat, au moment du choix de leurs spécialités. « Les spécialités les plus rares, notamment chirurgicales, sont les plus chères », explique Géraldine Bloy. Mais les jeunes médecins ne se détournent pas pour autant de la médecine générale : « C’est le 4e choix des jeunes médecins hommes et le 2e des femmes, poursuit la sociologue. Et chaque année, des étudiants très bien classés optent pour cette spécialité. »

Pour Delphine P., 37 ans, c’est une vocation : « J’ai toujours voulu être médecin de famille. J’ai fait mes études dans une faculté parisienne très élitiste, et portée vers l’hôpital. La médecine générale était encore considérée comme une non-spécialité. Dans ma promo, nous étions peut-être 5 sur 80 à revendiquer notre envie d’être généraliste. » L’expérience de l’hôpital l’a renforcée dans son choix : « J’ai fait tous mes stages à l’hôpital. Cela a été une énorme déception : j’ai découvert un univers très cloisonné, très hiérarchisé. Humainement, j’ai trouvé ça difficile. »

Sébastien Moine, 39 ans, renchérit : « J’ai été confrontée à la violence de l’hôpital vis-à-vis des patients. Pour certains médecins, ils sont une entrave. Leur parcours de vie n’est jamais pris en compte. »

Sébastien MoineSébastien Moine © CCC / MP


  • La découverte de l’exercice

Comme 80 % des jeunes diplômés en médecine générale, ces trois médecins ont alterné pendant quelques années des remplacements en médecine libérale et des postes salariés. Delphine P. ne se sentait pas « tout de suite capable de gérer seule une patientèle ». « J’ai remplacé pendant six ans, au Pays basque et dans les Landes, essentiellement des médecins libéraux, raconte Haude Lasserre, 36 ans. J’ai quelques fois travaillé dans des cliniques, des maisons de repos. » Sébastien Moine a, lui, décidé de s’orienter vers la médecine générale « au départ pour faire de l’humanitaire. Avec Médecins du monde, je suis parti en Afghanistan, en Haïti. Puis j’ai rencontré ma femme et décidé de me poser à Paris, où j’ai commencé à faire des remplacements. »

Tous ont découvert des pratiques très différentes selon les lieux d’exercice, et le statut, libéral ou salarié. « J’ai commencé à travailler à Paris, où l’on soigne beaucoup de personnes âgées, raconte Delphine P. Puis l’exercice en banlieue m’a rapidement attirée : les patients y sont plus jeunes, et j’adore la pédiatrie. » La jeune femme a pleinement profité de cette période de liberté : « Pendant cinq ans, j’ai alterné les périodes de travail et les voyages. C’est l’intérêt des remplacements en médecine générale : nous avons la liberté de travailler où on le souhaite, au rythme que l'on souhaite. » Mais elle n’en a pas moins ressenti la « responsabilité écrasante » du médecin généraliste, seul face à ses patients : « En cabinet libéral, j’avais une vraie difficulté à gérer mon temps de travail et le flot des patients. J’acceptais toutes les urgences, toutes les demandes, il n’était pas rare que je rentre chez moi à 23 heures. Et je me demandais sans cesse si je n’étais pas passée à côté de quelque chose. »

Au cours de ses remplacements, Haude Lasserre prend goût au contraire à « la liberté du statut libéral ». Et ce qu’elle préfère, à rebours d’une grande partie de sa génération, c’est « la diversité de l’exercice à la campagne. Ici, il n’y a pas SOS médecins, les urgences et les spécialistes sont loin. Je fais des gardes, de la petite chirurgie. Les médecins généralistes sont vraiment le premier recours ».

  • L’heure du choix

« Après six ans de remplacement, j’ai ressenti le besoin de me poser, de m’installer », explique Haude Lasserre. Elle est la seule à avoir fait le choix, de plus en plus rare, de s’installer « seule dans un cabinet, à la campagne ». Mais le gros village rural de Saint-Martin-de-Seignanx, dans les Landes, est situé à seulement 10 minutes du nord de Bayonne, où elle habite : « Je suis célibataire, je ne voulais pas vivre loin d’une ville, de sa vie sociale. » Professionnellement, elle ne veut pas non plus « rester seule dans [s]on coin ». « L’idéal serait de créer une maison de santé pluridisciplinaire. Je cherche à rencontrer les autres professionnels de santé du territoire, à travailler en réseau avec eux. »

Delphine P. a cherché « un cadre de travail. J’ai pensé aux centres de santé. J’avais une vision négative d’un exercice à la chaîne, sans âme. J’ai commencé par un remplacement en banlieue parisienne. Cela a été un coup de foudre total. J’ai découvert le travail en équipe, qui permet une prise en charge globale du patient. Nous travaillons presque en binôme avec les infirmières, en lien avec les travailleurs sociaux de la ville. Quand je suis face à une femme battue, je sais désormais quoi faire. Je suis un rouage d’un projet santé global, au service de la population, c’est très stimulant ». Elle est à mi-temps dans un centre de santé d’une ville de Seine-Saint-Denis, et fait un autre mi-temps dans une Protection maternelle infantile (PMI), du même département.

L’installation en Picardie de Sébastien Moine tient du hasard d’un remplacement : « En 2008, je tombe sur un médecin de famille rural : depuis 30 ans, il était de garde jour et nuit, voyait 60 patients par jour, faisait ses visites à domicile en pleine nuit. Il a tiré sur la corde physiquement, psychiquement. Il a commencé à en avoir marre, il a eu un pépin de santé et décidé d’arrêter plus tôt. » La Picardie est une des régions où la densité de médecins généralistes est la plus faible (116 médecins pour 100 000 habitants). « Dans dix ans, la moitié des médecins seront partis à la retraite, raconte Sébastien Moine. Quand un médecin s’arrête, le volume des patients des autres médecins augmente et devient impossible à gérer. On m’a prié de reprendre son cabinet, j’ai refusé : je vis à Paris, ma femme y travaille. »

Mais il est prêt à participer à la création d’une maison de santé pluriprofessionnelle, à Saint-Just-en-Chaussée, et à y travailler à temps partiel. « Nous nous sommes livrés à une analyse de santé publique. C’est une zone rurale où la population est vieillissante. Il y a beaucoup de malades chroniques, polypathologiques, dont les problèmes s’entassent comme dans un mille-feuilles. La seule manière de ne pas être trop mauvais est de travailler en groupe. On est aujourd’hui sept médecins généralistes, quatre infirmières, deux kinésithérapeutes, une sage-femme et un psychologue. Des médecins spécialistes de l’hôpital voisin y tiennent des consultations. On a de vraies réunions d’équipe, une gouvernance collégiale. »

  • Le rythme de travail et la rémunération

Entre les consultations et leur travail administratif, les médecins généralistes travaillent « globalement entre 52 et 60 heures par semaine », selon une étude de l’Irdes, parfois moins, notamment les femmes médecins à temps partiel, et d’autres fois beaucoup plus. Au cours de ses remplacements, Haude Lasserre a constaté que « les médecins n’étaient pas usés, même dans des zones rurales très isolées, lorsqu’ils se sont organisés pour pouvoir souffler ». Si elle ne compte pas ses heures, elle veut du temps pour elle : « Mon cabinet est ouvert 4,5 jours par semaine : je prends mon mercredi et je travaille le samedi matin. Je commence à 8 h, j’accepte les derniers rendez-vous à 19 h, je termine donc ma journée vers 20 h ou 20 h 30. Mais à 19 h, je ferme, et à 13 h, sauf urgence, je mange. Je vois 20 à 25 patients par jour, je leur consacre en moyenne 20 minutes chacun, plus si c’est nécessaire. Pendant mes gardes, je refuse de me déplacer pour des motifs futiles. Je n’ai eu aucun mal à me constituer une patientèle. Je gagne 4 500 à 5 000 euros net par mois. »

En tant que remplaçant, Sébastien Moine travaille deux jours par semaine dans la maison de santé de Saint-Just-en-Chaussée, et voit environ 30 patients par jour. Il écrit en parallèle une thèse de santé publique à partir de cette expérience. Un à deux autres jours par semaine, il est salarié dans une équipe mobile de soins palliatifs à Compiègne. Cette compétence lui permet de travailler pour la maison de santé sur le suivi à domicile des patients en fin de vie. Il construit ainsi des « ponts » entre les différents versants de sa pratique professionnelle. Elle est peu lucrative : « Je gagne 3 000 euros par mois en ce moment, c’est un peu juste. Les revenus d’un médecin généraliste sont globalement bons. Mais à nos longues journées de consultations et de visites se rajoute un volume non négligeable de tâches administratives chronophages et non rémunérées. Au final, au tarif horaire, nous ne sommes pas loin des enseignants. »

Delphine P. partage depuis deux ans et demi son temps entre le centre de santé et la PMI. Elle travaille 36 heures par semaine, mais elle « déborde beaucoup : j’ai du mal à tenir le rythme de 15 minutes par patient, imposé par le centre de santé et la PMI. Je gagne 4 000 euros net par mois ».

  • Le burn out du médecin libéral

C’est un quasi-tabou, peu étudié, mais les risques psychosociaux sont très élevés chez les médecins. Ces jeunes praticiens ont tous trois remplacé ou rencontré des praticiens « usés ». « Certains médecins acceptent tout, sont débordés par leurs patientèles, font jusqu’à 40 consultations par jour, travaillent plus de cinq jours par semaine, prennent peu de vacances. Ceux-là risquent le burn out », explique Haude Lasserre. Un remplacement a particulièrement « secoué » Sébastien Moine. De retour d’expéditions humanitaires éprouvantes, il vit sa première expérience marquante en tant que médecin généraliste dans le XVIIe arrondissement à Paris. « Je remplaçais un médecin tombé malade d’un cancer soudainement. Sa charge de travail était énorme : 10 à 12 heures par jour, 6 à 7 jours par semaine. Si la lumière était allumée, les gens pouvaient se présenter jusqu’à 23 heures. J’ai assisté à ses dernières semaines de vie. Je me suis demandé pourquoi il était mort, et comment je pourrais concilier ma vie professionnelle et ma vie privée. C’est très important pour un médecin de différencier l’empathie avec ses patients et la contagion émotionnelle, qui mène au burn out. »

Haude LasserreHaude Lasserre © CCC / MP
  • La nouvelle génération de jeunes médecins

Delphine P. « ne connaît pas de médecin généraliste qui se soit installé seul. Un médecin plus âgé m’a un jour dit que nous manquions de courage : ils en ont bavé, il faut qu’on en bave nous aussi ! Mais à leur époque, il y avait beaucoup de médecins, c’était difficile de se faire une patientèle. Aujourd’hui, la demande est telle qu’on est obligés de s’organiser, de fixer des limites pour se préserver ».

Les maisons de santé, bientôt au nombre de 1 000 en France, sont souvent portées par des médecins militants, majoritairement âgés. « L’enjeu est de parvenir à pérenniser ces structures en fidélisant de jeunes professionnels de santé, explique Sébastien Moine. En Picardie, l’Agence régionale de santé accorde une bourse à de jeunes étudiants en médecine de la région, qui s’engagent en contrepartie à travailler quelques années sur le territoire. On les prend en stage, et ils veulent rester. »

Haude Lasserre se sait en léger décalage avec sa génération, « surtout parce que je participe aux gardes. Cela fait partie de notre travail et ce n’est pas très contraignant : je dois être joignable un week-end sur neuf et deux ou trois nuits par mois. Beaucoup de jeunes médecins refusent, je ne comprends pas très bien pourquoi. Je suis aussi très choquée par la pratique des dépassements d’honoraires. Certains patients reculent des opérations à cause de leur coût, ou se retrouvent devant le fait accompli, je trouve cela scandaleux ».

  • Le tiers payant

Delphine P. n’est pas concernée par le débat actuel sur le tiers payant : elle est salariée, et tous les centres de santé ne demandent aucune avance de frais aux patients. En revanche, si Haude Lasserre ne « fera pas grève à Noël, pour ne pas pénaliser les patients », elle est « à fond contre le tiers payant. Cela va nous faire une paperasse énorme. Le côté administratif de notre métier est déjà très lourd, surtout lorsqu’on est installés, comme moi, à l’ancienne, sans secrétariat. Et j’estime que cela dévalorise notre travail : en payant, les patients ont conscience du travail accompli ». Sébastien Moine ne fera pas grève non plus. Il trouve « difficile d’avoir un avis tranché sur le sujet. Nous pouvons observer à notre niveau que les fins de mois de certains foyers sont difficiles. Par contre, il n’est pas admissible que cette généralisation du tiers payant s’accompagne d’un surplus de travail administratif ».

« Deux questions » lui paraissent en revanche « déterminantes : celle des nouveaux modes de rémunération, qui permettent de pérenniser le travail en équipes interprofessionnelles de soins primaires, et celle des partages de tâches et des transferts de compétences entre professionnels de santé ». Haude Lasserre et Delphine P. aspirent elles aussi au travail d’équipe, en particulier avec les infirmières. « C’est une différence avec les médecins plus âgés, explique la première, on sait qu’on ne voit pas tout, qu’on ne sait pas tout. »

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Affaire Pérol: la justice se libère de ses entraves (1/3)

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Cela devrait déclencher un séisme dans les milieux financiers français mais aussi dans les cercles dirigeants de la « Sarkozie » : le juge Roger Le Loire pourrait, dans les prochaines semaines, prendre une ordonnance renvoyant devant un tribunal correctionnel François Pérol, le président de la banque BPCE et ex-secrétaire général adjoint de l’Élysée sous la présidence de Nicolas Sarkozy, pour y être jugé pour « prise illégale d’intérêt ». De nombreux indices suggèrent que le magistrat qui a conduit l’instruction pourrait prendre cette décision : d'abord, le Parquet national financier (PNF) a pris, dès le 7 novembre, des réquisitions en ce sens (lire Affaire Pérol : vers un procès pour prise illégale d’intérêt). Ensuite, le dossier d’instruction – que Mediapart a pu consulter – a mis au jour des faits nouveaux.

Ce dossier d’instruction, comprenant quelque 150 pièces (procès-verbaux d’audition, échanges de mails…), a d'une part l'intérêt de montrer comment fonctionne notre démocratie (et notamment comment la justice peut parfois marcher totalement de travers). D'autre part, il propose en creux, une plongée dans le monde consanguin de la haute finance et des sommets de l’État : au travers de l’affaire Pérol, on pénètre dans les coulisses du capitalisme à la française et on y découvre des scènes stupéfiantes.

Cette instruction du juge Roger Le Loire tranche en effet avec l’enquête préliminaire ouverte suite aux plaintes déposées par les syndicats CGT et Sud des Caisses d’épargne, quand François Pérol avait quitté l’Élysée pour prendre, au début de 2009, la présidence des Caisses d’épargne et des Banques populaires, puis la présidence de BPCE, la banque née de la fusion des deux précédents établissements. À l’époque, on était encore sous la présidence de Nicolas Sarkozy et la procédure avait été pour le moins expéditive.

En droit, il s’agissait d’établir si François Pérol s’était borné à avoir des contacts avec les différents responsables de ces établissements, pour éclairer les choix du président de la République, ou si, outrepassant cette fonction, il avait contribué à peser sur l’avenir de ces deux banques, en organisant lui-même leur mariage, pour ensuite prendre la présidence de la banque unifiée.

En clair, il s’agissait d’établir si François Pérol avait lui-même exercé l’autorité publique sur ces deux banques, avant d’en prendre la direction, ce que les articles 432-12 et 432-13 du Code pénal prohibent : « Le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement, est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. »

Dans un « édito vidéo » que Mediapart avait mis en ligne dès le 19 mars 2009, voici comment nous résumions le scandale de ce « pantouflage » hors norme :

Or, l’enquête préliminaire s’est déroulée dans des conditions scandaleuses. A l’époque, un seul témoin a été entendu, François Pérol, comme si cela suffisait à la manifestation de la vérité. Et lors de son audition, le 8 avril 2009, devant la brigade financière – audition dont nous avons pu prendre connaissance –, François Pérol a pu expliquer sans être contredit qu’il s’était borné à éclairer les choix de Nicolas Sarkozy, sans jamais être impliqué dans la moindre décision. Ce qui a donné lieu à ces échanges étonnants:

« Avez-vous eu, en tant que secrétaire général adjoint de la présidence de la République, à suivre le rapprochement des deux groupes et/ou l'apport de 5 milliards d'euros par l'État ?, lui demande le policier de la Brigade financière.

— Le rapprochement a été annoncé en octobre 2008, j'en ai été informé de même que les autorités de régulation et de contrôle, par les deux présidents de l'époque, Messieurs Milhaud [le président de l’époque des Caisses d’épargne] et Dupont [le président de l’époque des Banques populaires], la veille ou le jour de l'annonce officielle. J'en ai informé le président de la République. Dans le contexte de crise, ce que les autorités de régulation ont dit aux deux groupes, c'est qu'il fallait aller vite pour exécuter cette opération et que les discussions soient menées rapidement, répond François Pérol.

— Aviez-vous une mission de surveillance ou de contrôle sur ces deux entreprises ou leurs filiales ? insiste le policier.

— Non, répond le banquier.

— Avez-vous eu à proposer directement aux autorités compétentes des décisions relatives à ces entreprises, en particulier dans leur rapprochement et/ou à propos de l'apport de 5 milliards par I'État ?

— Non.

— Avez-vous formulé un ou des avis aux autorités compétentes sur des décisions relatives à ces entreprises, en particulier dans leur rapprochement et/ou à propos de l 'apport de 5 milliards par I'État.

— Non. Mes avis sont destinés au président de la République et au secrétaire général de la présidence. »

Le dialogue a ainsi duré quelque temps, sans que François Pérol n’en dise plus. Et peu de temps après, sans qu’aucun autre témoin ne soit entendu, sans qu’aucune perquisition ne soit conduite pour trouver les documents concernant l’affaire, l’affaire avait été classée sans suite par le parquet… Le patron de BPCE n’aurait donc jamais été rattrapé par la justice si les deux syndicats, ne se décourageant pas, n’avaient pas de nouveau déposé plainte, cette fois avec constitution de partie civile, ce qui a conduit à ce qu’un juge indépendant, Roger Le Loire, soit chargé du dossier Pérol.

L’enquête préliminaire s’est même passée dans des conditions encore plus scandaleuses que cela, car certains des acteurs de l’histoire ont secrètement eu connaissance de certaines de ces pièces, alors qu’elles sont théoriquement inaccessibles quand il n’y a pas de parties civiles. Ces fuites suspectes, c’est, ultérieurement, l’enquête du juge Le Loire qui les a fait apparaître.

Entendu dans le cadre de cette instruction le 12 décembre 2013 par un officier de la brigade centrale de lutte contre la corruption, Bernard Comolet – qui avait pris brièvement la présidence des Caisses d’épargne lors de la chute de Charles Milhaud avant d’être évincé à son tour par François Pérol – a été interrogé sur la présence d’un CD-Rom trouvé à son domicile, à l’occasion d’une perquisition réalisée le matin même. Car dans ce CD-Rom, les policiers ont retrouvé « des pièces de procédures relatives à l’enquête en préliminaire sur la nomination du président du groupe BPCE ».

Prié de dire comment il était entré en possession de ce document, Bernard Comolet a répondu : « J’avais demandé à l’un des avocats de la Caisse d’épargne d’Île-de-France s’il savait où en était la procédure à l’encontre de François Pérol. En réponse à cette demande, il m’a fourni ce CD en me disant que j’y trouverais les éléments de réponse. Je m’intéressais à cette procédure car je m’attendais à être entendu. »

Qui est cet avocat qui a transmis ce CD-Rom à Bernard Comolet ? L’a-t-il transmis à d’autres dirigeants des Caisses d’épargne, et notamment à François Pérol ? Et comment cet avocat a-t-il obtenu un tel document accessible à l’époque qu’aux membres du parquet de Paris ? L’interrogatoire de Bernard Comolet n’évoque pas plus avant ces questions. Il suggère juste qu’il y a eu des phénomènes de porosité entre certains cercles de la haute magistrature et certains cercles du pouvoir ou de la haute finance.

Le parquet avait donc classé sans suite, en septembre 2009, cette enquête préliminaire, considérant que François Pérol s'était borné « à informer et donner un avis au président de la République sur le rapprochement des groupes Banques populaires et Caisses d'épargne, sur le soutien financier de l'État et sur l'explication à donner à l'opinion publique ».

À la suite des nouvelles plaintes de la CGT et de Sud Caisses d’épargne, le juge d'instruction Roger Le Loire s'est saisi du dossier, et a rendu une ordonnance en date du 18 juin 2010 (que l'on peut télécharger ici), estimant qu'il y avait « lieu à informer ». Un tantinet ironique, l’ordonnance du juge tourne en dérision l’enquête préliminaire : « Cette enquête relativement succincte s'est limitée à la seule audition de Monsieur François Pérol et (…) dès lors il n'est pas possible en l'état sans procéder à des investigations complémentaires contradictoires de dire quel a été le rôle exact de ce dernier dans le rapprochement des groupes Caisses d'épargne et Banques populaires, ainsi que dans l'attribution du soutien financier dont ils ont bénéficié de la part de l'État. »

Mais malgré cela, la justice est encore restée longtemps entravée. Et il a fallu que l’affaire – sans doute la plus grave qui ait eu lieu en France en matière de « pantouflage » ces dernières années – remonte jusqu’à la Cour de cassation, avant que le juge ait enfin le droit d’instruire.

En clair, alors que le pantouflage controversé de François Pérol intervient au début de 2009, les investigations judiciaires ne sont menées que quatre ans plus tard. Et encore, sans l’obstination des deux syndicats, sans la pugnacité de quelques rares journaux, dont Mediapart, qui a fait l'objet de poursuites en diffamation (voir notre Boîte noire), sans doute l’affaire aurait-elle fini par être étouffée.

Mais ensuite, quand un juge est saisi du dossier et peut enfin instruire, quelle différence ! De l’enquête de Roger Le Loire peu de choses ont transpiré. Mediapart a révélé le 24 mars 2013 que quelque temps auparavant, le domicile de François Pérol avait fait l’objet d’une perquisition (lire Affaire BPCE : un proche de Sarkozy perquisitionné). Et pour finir, on avait appris que François Pérol avait été mis en examen le 6 février 2014 pour « prise illégale d’intérêt » (lire François Pérol mis en examen pour prise illégale d’intérêt). Mais du détail des investigations judiciaires, rien ou presque n’avait transparu dans la presse. Et pourtant, avec le recul, on se rend compte que d’un seul coup, la justice s’est donné tous les moyens d’établir les faits en cause.

Il y a eu ainsi des perquisitions dont on n’a jamais parlé. Au domicile de François Pérol, mais aussi dans son bureau, au siège de la banque BPCE. Mais aussi, le 13 février 2013, au domicile marseillais de l’ex-patron des Caisses d’épargne Charles Milhaud ; au domicile parisien de l’ancien patron des Banques populaires, Philippe Dupont, ou encore au siège de la Caisse des dépôts et consignations. Une autre perquisition policière a été conduite le 12 décembre 2013 au domicile de Bernard Comolet, au cours de laquelle les policiers ont découvert un 357 Magnum, mais le banquier leur a présenté un port d’armes en règle.

Enfin, en présence d’un représentant du bâtonnier de Paris, une dernière perquisition a eu lieu le 9 janvier 2014 au cabinet de Me François Sureau, qui a longtemps travaillé aux côtés de Me Jean-Michel Darrois (avant de devenir avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation) et qui, dans cette fonction, a été le conseil d’abord de Charles Milhaud, puis de François Pérol.

En plus de ces perquisitions, il y a eu de nombreuses auditions. Ce fut le cas de l’ex-président de la commission de déontologie de la fonction publique, Olivier Fouquet (commission qui a été emportée dans la tourmente à cause de cette affaire) ; de Bernard Comolet et de son bras droit de l’époque, Alain Lemaire ; de Philippe Dupont et de son bras droit de l’époque, Bruno Mettling ; de Dominique Ferrero, l’ancien patron de Natixis ; de Stéphane Richard, à l’époque directeur de cabinet de Christine Lagarde à Bercy et actuel patron d’Orange ; de Me François Sureau ; de Xavier Musca, qui, à l’époque des faits, était directeur du Trésor et a remplacé ensuite François Pérol à l’Élysée ; d’Augustin de Romanet, à l’époque directeur général de la Caisse des dépôts et actuel patron d’Aéroport de Paris ; de Claude Guéant, à l’époque secrétaire général de l’Élysée ; et même d’Alain Minc, l’éminence grise de Nicolas Sarkozy et d’une ribambelle de patrons dont… celui des Caisses d’épargne !

Ce sont donc ces investigations qui ont fini par convaincre le juge d’instruction qu’il disposait de suffisamment d’indices graves et concordants pour mettre en examen François Pérol pour « prise illégale d’intérêt ». Elles pourraient maintenant le conduire à prendre une ordonnance de renvoi en correctionnelle. Preuve qu’après avoir longtemps été entravée, la justice a repris un cours normal.

A suivre, le deuxième volet de notre enquête : Ces mails confientiels qui ont guidé l'enquête judiciaire

BOITE NOIREDepuis 2008, Mediapart a consacré pas loin de 150 enquêtes à la crise des Caisses d'épargne, puis à l'affaire du pantouflage de François Pérol qui a conduit à sa mise en examen pour prise illégale d'intérêt. À l'origine de très nombreuses révélations, nous avons fait l'objet de onze plaintes en diffamation, avec constitution de partie civile, de la part de l'ancienne direction des Caisses d'épargne emmenée par Charles Milhaud, à la suite de quoi François Pérol a ajouté une douzième plainte, après que nous eûmes révélé qu'il quittait l'Élysée pour prendre la direction de cette banque dans des conditions controversées. Edwy Plenel, en qualité de directeur de la publication de Mediapart, et l'auteur de ces lignes, en qualité d'auteur des enquêtes, ont donc été mis en examen à l'époque à douze reprises.

Mais finalement, à quelques jours du procès, les plaignants ont redouté la confrontation judiciaire au cours de laquelle nous entendions établir la véracité des faits et l'honnêteté de notre travail, et ont retiré leurs plaintes. Pour finir, Mediapart a donc engagé contre eux une procédure pour poursuites abusives et a obtenu réparation. On trouvera un compte-rendu de cette confrontation judiciaire notamment dans ces deux articles : Mediapart gagne son procès contre les Caisses d'épargne et Caisses d'épargne: un jugement important pour la liberté de la presse.

Cette histoire des Caisses d'épargne croise aussi la mienne. C'est à la suite de la censure d'un passage de l'une de mes enquêtes sur les Caisses d'épargne, du temps où j'étais éditorialiste au Monde, que j'ai pris le décision, à la fin de 2006, de quitter ce quotidien. À l'époque, j'avais cherché à comprendre les raisons de cette censure et j'avais découvert que le président du conseil de surveillance du Monde, Alain Minc, était aussi secrètement le conseil rémunéré du patron des Caisses d'épargne, auquel il demandait par ailleurs des financements pour renflouer Le Monde. J'ai raconté l'histoire de cette censure au début de mon livre Petits Conseils (Stock, 2007) et dans la vidéo suivante : Pourquoi je rejoins Mediapart.

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Juifs de Créteil : « Si tu vis dans la peur, tu sors plus »

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Début décembre, un jeune couple habitant le quartier du port de Créteil s’est fait séquestrer, l’homme de 21 ans étant ligoté plus d’une heure pendant que sa compagne de 19 ans se faisait violer. Les agresseurs présumés, arrêtés peu après les faits, ont depuis reconnu avoir ciblé leurs victimes parce que juives et donc – forcément – riches. Depuis, Créteil est devenu le symbole d’une nouvelle violence antisémite.

Le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve a choisi de s’y déplacer pour officiellement décréter « grande cause nationale » la lutte contre l’antisémitisme. Les médias ont, pendant les quelques jours suivants, défilé devant le centre communautaire juif de la commune du Val-de-Marne, laissant parfois un peu circonspects ses responsables communautaires. Comment trouver les mots justes ? Les premières déclarations d’Albert Elharrar, le président de la communauté juive de la ville, qui a commencé par minorer le caractère antisémite de l’agression en parlant plutôt de « fait divers » crapuleux, ont d’ailleurs surpris. Quelques semaines plus tôt, fin novembre, alors que nous venions l’interroger sur la montée de l’antisémitisme à Créteil, il nous avait d’ailleurs mis en garde : « Pourquoi parler de ça ? Vous allez encore mettre de l’huile sur le feu. »

Le quartier du port à CréteilLe quartier du port à Créteil © LD

Pour beaucoup de juifs de Créteil rencontrés ces dernières semaines, cette terrible agression s’inscrit dans un contexte qui n’a en réalité cessé de se dégrader et il est au contraire temps d’appeler les choses par leur nom. Le 24 mai dernier, deux jeunes qui portaient une kippa s’étaient déjà fait attaquer, au poing américain, aux abords de la synagogue. Quelques jours avant les violences contre le couple de jeunes Cristoliens, un juif de 70 ans avait été frappé à son domicile par les mêmes agresseurs présumés sans que rien ne lui soit dérobé. « Rouer de coups un vieux monsieur, vous vous rendez compte ? » s’indigne Alain Sénior, le rabbin de Créteil qui constate l’inquiétude grandissante dans la communauté. « Il y avait le plausible et le possible. Aujourd’hui le pire est possible à Créteil », assène-t-il.

Au rassemblement organisé le dimanche suivant l’agression dans le quartier du port, à l’appel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Dina, 61 ans, installée depuis trente ans à Créteil, bouillonne : « Je suis énervée, je suis en colère. On attendait des réactions plus fortes cet été après ce qui s’était passé à Sarcelles. » L’incendie d’une pharmacie et la mise à sac d’une épicerie, tenus par des juifs, en marge d’une manifestation pro-palestinienne dans la ville du 93 n’a pas, déplore-t-elle, hormis les déclarations politiques de circonstances, provoqué d’électrochoc dans le pays. « On a l’impression que tout ça se banalise », renchérit une voisine qui trouve qu’il n’y a d’ailleurs pas beaucoup de monde ce matin-là pour dénoncer la montée de l’antisémitisme. « On a peur pour nos enfants. Cela rappelle une autre époque », soupire Dina qui s’alarme que des enfants de la ville se fassent aujourd’hui traiter de « sales juifs » dans la cour de récréation.

L’inquiétude, diffuse, s’incarne dans mille et une précautions du quotidien. « Je ne suis pas du genre peureux, mais le soir maintenant je ferme ma porte à clé », reconnaît par exemple Carole la quarantaine, et mère de deux enfants scolarisés à Créteil. « Nous, nous avons dit à notre fils de ne pas porter sa kippa dans la rue, admet de son côté Steve Cohen, juif pratiquant qui vit à Créteil depuis plus de quinze ans. Son collège (un établissement religieux, ndlr) est à trois stations de la maison et il n’ose pas sortir son portable dans le métro. » Un habitant du quartier du port – le quartier où a eu lieu l’agression –, Stéphane Touati, décrit pour sa part un climat devenu de plus en plus « pesant ». « Les regards sont méfiants. Moi, je n’oserais pas mettre une kippa dans la rue. »

Tous rappellent une situation en France qui s’est délitée depuis dix, quinze ans – du martyre d’Ilan Halimi en 2004, séquestré et torturé pendant des semaines avant d’être laissé pour mort, aux enfants juifs tués à bout portant dans une école de Toulouse par Mohammed Merah, ou la tuerie dans le Musée juif de Bruxelles perpétré par le Français Medhi Nemmouche… Impossible d’évoquer avec les habitants de Créteil leur expérience de l’antisémitisme sans qu’ils ne la replacent dans cette chronologie qui a traumatisé la communauté juive. « La tuerie de Toulouse, forcément on y pense quand on dépose nos enfants à l’école », admet ainsi Claire, mère d’un petit garçon en primaire. D’autres, à l’image d’Arié*, colosse bronzé d’une trentaine d’années, pas pratiquant, préfèrent tempérer : « C’est sûr après un truc comme ça l’ambiance est plus froide. Mais il faut aussi arrêter de vivre dans la psychose. Parfois, je reprends mes parents et même mes amis. Il ne faut pas exagérer les risques. Si tu vis dans la peur de toutes façons, tu sors plus. »

Créteil, où vivent près de 22 000 juifs sur les 90 000 habitants de la ville, a jusqu’ici plutôt été un modèle de coexistence pacifique entre différentes communautés. La communauté juive, majoritairement originaire du Maghreb, et arrivée au début des années 1960 au lendemain des indépendances, est en forte expansion. À mesure que le climat se dégradait à Sarcelles – autre ville francilienne où vit une très importante communauté juive –, Créteil, qui compte une dizaine de synagogues consistoriales et nombre d’écoles juives, a de plus en plus attiré les familles juives soucieuses de respecter un minimum de tradition.

Malgré les récents événements, beaucoup de juifs cristoliens défendent encore une ville où toutes les origines se côtoient sans problème. « Il faut voir le plan de Créteil, il n’y a pas de ghettos. La mixité est partout et la majorité des gens ici essaient de bien vivre ensemble », souligne Claire, qui travaille dans un cabinet dentaire de la ville et se définit non pas comme « pratiquante » mais « traditionaliste ». Au marché du vendredi, à quelques centaines de mètres de la synagogue du 8 Mai, les maraîchers arabes échangent quelques mots en arabe avec leur clientèle juive et adaptent leurs étals aux fêtes religieuses. « C’est une certaine génération », précise néanmoins Michel, le mari de Dina né comme elle en Tunisie il y a plus de soixante ans : « Nous sommes peut-être la dernière génération à pouvoir nous parler. » 

Centre communautaire de CréteilCentre communautaire de Créteil

Pourtant lorsque nous rencontrons Arié*, agent de sécurité, il tient à poursuivre l’entretien en présence de son copain Omar*, musulman très pratiquant qui travaille dans une mission locale, et avec qui il passe de longues heures à discuter. « Vous voyez c’est ça, Créteil, on a grandi ensemble, on se connaît. On n’est pas d’accord sur tout mais on se respecte », explique Omar. « Bientôt, je vais aller au mariage de mon pote Farid, je sais qu’il va me servir un plat casher... Mes enfants, je ne veux pas leur inculquer la peur de l’autre », reprend Arié. Sans angélisme, ils égrènent les clichés qui existent de part et d’autre, et qui ont encore la vie dure. « Bien sûr, on entend encore des gens dire : "Les Arabes sont des voleurs", "Les juifs ont de l’argent"... Mais il les connaît Omar, les vieux juifs qui crèvent faim et vivent grâce aux associations », raconte Arié. Omar, lui, ne veut pas que l’image de la ville se résume à l’agression qui vient d’avoir lieu : « Ce sont des cas isolés. Il y a des gens pas bien dans leur tête… C’est une petite minorité. »

D’autres sont plus circonspects sur ce « modèle » qui a, selon eux, vacillé depuis longtemps. « Les jeunes qui ont fait ça, ils connaissaient de vue les victimes. Ils habitent le même quartier. Et alors ? Cela ne les a pas empêchés... », s’inquiète de son côté Steve Cohen, attablé dans une pizzeria casher du quartier de l'Échat. Depuis l’agression de début décembre, certains parlent déjà de ce « modèle de vivre ensemble » à l’imparfait. « C’ETAIT un modèle Créteil. Nos enfants à l’école, il y a quinze ans, ils côtoyaient tout le monde. Tout le monde se mélangeait, on n’avait pas même l’idée de penser juifs, arabes, black. C’est pour cela que ce qui se passe aujourd’hui nous retourne », explique Dina qui travaille dans le secteur associatif. Elle regrette que beaucoup de jeunes parents autour d’elle choisissent désormais de tourner le dos à l’école laïque, à l’image de Lionel et Carole « issus de la laïcité » mais qui jugent aujourd’hui l’école juive meilleure « parce qu’elle est plus stricte, parce qu’elle offre plus de perspective ». Pour Sacha Reingewirtz, président de l’Union des étudiants juifs de France, « il manque surtout à Créteil des espaces de vivre ensemble. Les gens se connaissent de vue mais ne se parlent pas ».

À entendre certains propos très abrupts, difficile ne pas voir qu’un fossé s’est creusé. « La France, je l’aime et je la quitte », nous lance ainsi Esther, sémillante octogénaire, qui assure « ne plus reconnaître » le pays qu’elle a tant aimé et veut désormais « finir ses jours en Israël ». Trop d’étrangers, trop de jeunes incapables de s’intégrer, explique-t-elle. « Moi, cela fait 56 ans que je vis ici. Je me suis intégrée. J’aime la langue française. Aujourd’hui, ces jeunes, vous savez quelle langue ils parlent ? » La plupart évoquent une jeunesse déstructurée, en manque de repère, pour désigner ceux qui véhiculent aujourd’hui l’antisémitisme. « Le problème, ce sont les paraboles. Il y a dans les cités des jeunes qui ne sont pas éduqués, prêts à gober n’importe quoi », avance Lionel, cadre commercial d’une quarantaine d’années ayant vécu dans différentes villes du 93 avant d’arriver à Créteil, qui estime qu’un certain antisémitisme a toujours existé, à l'état plus ou moins latent.

Pour d’autres, l’antisémitisme a plus spécifiquement le visage de jeunes musulmans endoctrinés, fanatisés. Au rassemblement organisé par le Crif un homme d’une soixantaine d’années nous interpelle : « La France, ça va être de plus en plus grave. Vous allez voir dans quinze ans quand il y aura moitié moins de juifs et deux fois plus de musulmans… Vous verrez si vous vous sentez bien ! » Jamais avare de formules chocs, Roger Cuckierman, le président du Crif, assène au même moment à la tribune installée près du lac de Créteil, où se succéderont le ministre de l’intérieur et l’ambassadeur d’Israël : « Si l’État ne fait pas de cette cause nationale (la lutte contre l’antisémitisme, ndlr) une ardente obligation pour tous les citoyens, les juifs partiront en masse, et la France tombera entre les mains soit de la charia soit du Front national. » Pour ce responsable du Crif, comme pour un certain nombre de juifs cristoliens interrogés, la lutte contre l’antisémitisme actuel relève donc d’une guerre beaucoup plus large contre l’extrémisme musulman. Une guerre où les juifs de France sont simplement en première ligne mais qui concernera bientôt tous les Français. Le Front national n'est d'ailleurs pas le dernier parti à jouer de l'épouvantail djihadiste pour séduire une communauté juive qu'il courtise désormais activement. 

Tout discours tendant à présenter ceux qui commettent des actes antisémites comme des exclus socialement, économiquement, indispose. « Il n’y a pas à leur chercher mille excuses. Mon grand-père, quand il est arrivé en France dans les années 1960, il a dû repartir de rien. Il avait tout perdu », affirme Vanessa Rouah, directrice d’une école juive, pour qui néanmoins « une minorité joue avec la jeunesse comme avec des marionnettes ». Pour la plupart des juifs cristoliens rencontrés, la cause palestinienne sert de paravent présentable à un antisémitisme profond, ancien. « L’antisionisme, c’est pas vrai. C’est de l’antisémitisme », affirme ainsi Carole. « D’ailleurs, pourquoi ils ne manifestent pas pour le Darfour ? Pour ce qui se passe en Syrie ? Au Niger ? Est-ce qu’ils savent seulement comment les pays arabes traitent les Palestiniens ? » 

Beaucoup pointent des médias français responsables d’attiser la haine contre Israël, et par ricochet des juifs ici. « Cet été, les images de Gaza ont tourné en boucle sans aucune prudence. On a nourri la jeunesse de haine », soutient Vanessa Rouah. « Le rôle de la presse qui n’a cessé de diaboliser Israël est fondamental dans ce qui se passe aujourd’hui, renchérit Alain Sénior, le rabbin de Créteil. « Dès que ça frémit là-bas, les ondes de choc arrivent ici. Montrer Tsahal comme des bourreaux a des conséquences ici », poursuit-il, quitte à reprendre le discours officiel du gouvernement israélien pour qui son armée « est la seule qui envoie des tracts aux populations pour les prévenir qu’elle va bombarder ». Arié, qui a vécu quinze ans en Israël, dit ne pas reconnaître ce pays dans les journaux français : « On ne dit jamais que là-bas, ça se passe très bien avec les Arabes israéliens par exemple. » D’autres regrettent, malgré une surexposition médiatique du conflit, une certaine ignorance de la situation. « Quand je discute avec mes collègues du conflit israélo-palestinien, je vois bien qu’ils n'y connaissent souvent pas grand-chose », raconte Claire. « Ils ne savent souvent pas mettre Israël sur une carte, et sont très surpris quand je leur dis que ce pays a la taille de deux départements français. » Vanessa Rouah, elle, refuse de se « mêler de la politique israélienne. Le problème, c’est que ce conflit est devenu en France l’affaire de tout un chacun. » Elle préférerait, pour sa part, ne pas sans cesse y être ramenée, ou avoir à justifier la position du gouvernement israélien : « Je suis française, non ? »

Parmi les juifs de Créteil rencontrés ces dernières semaines, la question du départ – souhaité ou pas – s’est posée, presque toujours, à un moment ou un autre de la conversation. « Je n’ai jamais fait autant de certificats de judéité pour les gens qui veulent partir en Israël. Des gens de tout âge, de toute condition », assure d’ailleurs le rabbin de Créteil, Alain Sénior.

Certains, comme Stéphane Touati, actuellement au chômage, évoquent le sentiment diffus de ne plus être en sécurité en France et, aussi paradoxal que ce soit, pensent qu'ils seront plus tranquilles en Israël, pourtant en guerre. D’autres évoquent l’attrait particulier d’Israël. Albert Elharrar, le président de la communauté juive de Créteil, comprend que le pays, en dehors de considérations strictement religieuses, attire d’ailleurs tant de jeunes juifs cristoliens. « C’est une société dynamique, avec des universités de très bon niveau. Et puis faire ses études là-bas, ça rassure les parents. Ça évite les mariages mixtes », précise-t-il. Quitter la France ? Claire, elle, y songe parfois mais, dit-elle, « c’est une question de Française. Comme tous les Français, nous sommes touchés par la situation économique, la morosité du pays ». La forte réaction des pouvoirs publics après l’agression de début décembre la rassure et lui laisse penser que la question de l'antisémitisme va peut-être, enfin, être sérieusement prise en compte. « Créteil, c’est ma ville, c’est là que j’ai grandi. Je n’ai pas l’intention de fuir. »

BOITE NOIRECe reportage à Créteil a débuté fin novembre, avant la récente agression.

*Beaucoup de nos interlocuteurs nous ont demandé de préserver leur anonymat. Certains prénoms ont donc été modifiés.

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En 2015 pour la gauche, la clarification ou la mort

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Le pouvoir termine l’année 2014 comme il l’a traversée. Dans l’omniprésence sécuritaire et en tournant le dos aux valeurs économiques de gauche. Ces derniers jours, Bernard Cazeneuve a concentré toute l'attention médiatique, en se déplaçant de Joué-lès-Tours à Nantes, en passant par Dijon, pour assurer de sa détermination face au péril djihadiste, après trois drames successifs, pourtant sans rapport entre eux. Qu'importe les allures de faits divers psychiatriques entourant les “Allah akbar” peut-être prononcés, Manuel Valls l'assure : « Jamais nous n'avons connu un aussi grand danger en matière de terrorisme. » En ces derniers jours de 2014, le pouvoir socialiste montre à nouveau sa remarquable capacité à se mobiliser pour l’ordre républicain. Comme s'il ne savait se mobiliser que pour cela.

La rengaine fut en effet la même, lors des manifestations de soutien à Gaza cet été – interdites à Paris et nulle part ailleurs dans le monde – jusqu’au drame de Sivens cet automne – où la mort d’un jeune manifestant se résume finalement à un accident sans responsables. Elle a même été matérialisée dans une loi anti-djihadisme, inattendue sous une majorité de gauche, permettant un contrôle certain des libertés publiques et de l’usage d’Internet.

En échec sur l’ensemble de sa politique, le gouvernement Valls s’accroche au « totem Clemenceau », en ne retenant que son versant autoritaire. Et en oubliant que ce dernier avait aussi promulgué les premières lois sociales et fait progresser le droit du travail, à l’inverse du projet de loi Macron, ainsi que l’a judicieusement rappelé Pierre Joxe dans un réquisitoire récent contre la politique gouvernementale, dans nos locaux.

Ce culte de l'ordre s’est imposé de guerre lasse chez une majorité de responsables socialistes. Leurs protestations face à la vision policière du monde détaillée par leur gouvernement sont aujourd’hui inexistantes. Et il en va de même face à la finance. Trois ans après le discours du Bourget, et même pas six mois après le « J’aime l’entreprise » de Manuel Valls devant le Medef, certains au gouvernement ont fait mine de redécouvrir que le patronat était un adversaire, prêt qu'il était à manifester contre ceux qui ne leur ont pourtant jamais tant offert sans la moindre contrepartie. Avant de retomber bien vite dans l’apathie et la servitude volontaire, qui semblent tenir lieu de cap économique.

Le gouvernement navigue ainsi, s’en remettant à sa « politique du cierge », ainsi que la décrivait dès le début du quinquennat la sénatrice PS Marie-Noëlle Lienemann. Façon poético-mystique de résumer ce pouvoir : il s’en remet à une amélioration de la situation économique, qu’aucun expert ne prévoit, comme on va allumer une chandelle dans une église et prier en attendant la fin des difficultés. C’est à peu près le même ressort spirituel de ceux qui, dans l’entourage du président, font confiance à la « baraka légendaire » de Hollande.

Certains théorisent même que c’est dans la difficulté que le président devient le meilleur manœuvrier de la vie politique française. Il en fut ainsi au lendemain du 21 avril 2002, comme après sa défaite au référendum européen de 2005. À chaque fois, Hollande a ensuite gagné le congrès du PS, en s’appuyant sur de grosses fédérations à l’éthique contestable et contestée depuis. En 2008, après le fiasco du congrès de Reims, il avait disparu du devant de la scène plus d’un an durant, restant planté dans les sondages sur la primaire socialiste à 3 %. Avant de renaître tel un phénix des cendres d’une cheminée corrézienne.

Vu sa situation à mi-quinquennat, celle-ci ne pourrait donc être que meilleure par la suite… L’espérance politique est maigre, certes, mais elle subsiste.

Quand on parvient à discuter plus au fond avec ces fidèles raccrochés à leur seule foi, c’est surtout le constat d’une impuissance maximale qui se fait jour. « De toute façon, personne n’a de plan B pour faire autrement », a-t-on ainsi entendu dans la bouche de plusieurs ministres ces derniers mois. Cela pourrait se discuter. Mais surtout, en quoi cela explique-t-il que le plan A ait si peu d’envergure ?

Pour seul horizon, l'exécutif balbutie quelques promesses technocratiques. Quelques investissements issus du faux plan de relance européen de Jean-Claude Juncker, qui continuera avec la Commission européenne (et son commissaire Pierre Moscovici) à prôner la rigueur budgétaire ; un coup de pouce par-ci par-là sur des bas salaires, pour montrer qu’on est de gauche vous voyez bien ; une reprise de la croissance qui reste trop faible malgré tout, mais c’est pas grave, ça montre qu’on est sur le bon chemin. Et surtout des appels à la responsabilité, le fascisme étant à nos portes.

Soyons impossibles, exigeons le réalisme…

Il n’y a désormais plus personne pour porter le débat à l’intérieur du conseil des ministres, depuis la vague de démissions de la fin août, petit 18-Brumaire de Manuel Valls. Comme par magie, les sorties d'Emmanuel Macron sur « les ouvriers illettrés » ou « les bus pour les pauvres qui ne peuvent plus payer le train », de François Rebsamen sur le « contrôle des chômeurs », ou de Michel Sapin conseillant aux entreprises de « ne pas augmenter trop vite les salaires », ne sont désormais plus des couacs, mais le vrai visage d’un pouvoir. Il s’assume enfin, débarrassé de ces satanées « vieilles lunes marxistes ».

Mais si l’idée plaît aux grands médias et aux services d'informations en continu, avides de trouver chez Valls ce qui leur manque tant depuis la défaite de Sarkozy – du « bougisme » –, les grands plans de communication sur l’autorité retrouvée de Matignon ont-ils un quelconque effet sur la réalité électorale ?

Se présentant souvent comme le seul capable de pouvoir entraver l’irrésistible conquête du FN, car lui seul aurait compris à gauche qu’il faut parler ordre et libéralisme aux classes populaires pour qu’elles votent pour vous, Manuel Valls n’a pourtant pas fait reculer Marine Le Pen. Sa nomination comme premier ministre n’a pas empêché le FN d’arriver en tête aux européennes, ni l’électorat socialiste de toujours plus s’abstenir lors des élections partielles, au point de voir le PS régulièrement éliminé dès le premier tour (lire ici).

La prophétie de Manuel Valls au lendemain des municipales est en passe de s’accomplir : « La gauche peut mourir. » Elle n’en a jamais été aussi près, en effet, et le premier ministre est loin d’être le plus incohérent dans la période. Lui a viré l’aile gauche, pourtant modérée, de son gouvernement, remerciant Arnaud Montebourg, Benoît Hamon et Aurélie Filippetti, après que ceux-ci l’ont propulsé bien naïvement à Matignon.

Lui assume une gauche sécuritaire. Lui a réaffirmé sa volonté d’un PS qui ne serait plus socialiste, mais « moderne » et aimant le CAC 40. Lui aime la communication, les sondages, les effets de manche et les coups de menton, le présidentialisme en somme. Pendant ce temps, ceux qui constatent régulièrement ne pas penser comme lui se contentent de contempler le nombril de leur sidération.

Au PS, la fracture s’est aggravée, malgré les efforts de Jean-Christophe Cambadélis à occuper le temps et les sections avec ses états généraux ou sa promesse d’un renouveau organisationnel un brin hors-sol. Lui et son comparse de manœuvres internes Claude Bartolone (lire l’article de Libération) entendent incarner le cœur d’un parti lors du prochain congrès de Poitiers, début juin.

Habile tacticien, Cambadélis connaît aussi de longue date le ministre des relations avec le parlement Jean-Marie Le Guen et le premier ministre Manuel Valls, avec qui il gravite dans les mêmes sphères depuis plus de trente ans (lire ici), et entretient enfin d'excellentes relations avec Martine Aubry. De quoi être confiant quant à sa capacité de porter une synthèse majoritaire au prochain congrès, et d'être enfin élu à la tête du parti.

Un chemin alternatif s’esquisse pourtant, porté par des proches de Martine Aubry, aux côtés des ailes gauches du parti, regroupés dans le collectif « Vive la gauche ». Bien que poussive, la démarche ne cesse pourtant d’agréger les mécontentements internes, en prenant soin de ne jamais pencher trop à gauche. Mais alors que plus personne ne sait qui vote quoi parmi les militants du parti socialiste, ni combien il reste encore d'adhérents, cette initiative a-t-elle des chances de renverser le congrès ? Encore faudra-t-il qu'elle voie le jour.

D’ailleurs, se passera-t-il vraiment quelque chose lors de ce congrès, ou les intrépidités s’effaceront-elles derrière le choix de rester solidaire du pouvoir, quoi qu'il en coûte ? Chacun va déposer sa « contribution » avant les départementales de mars (Martine Aubry, Benoît Hamon, Emmanuel Maurel, Arnaud Montebourg, le jeune courant Cohérence socialiste de Karine Berger et Valérie Rabault, le pôle des réformateurs autour de Jean-Marie Le Guen), mais ensuite ?

Face à cet éparpillement des textes préalables au dépôt des motions, qui seront, elles, soumises au vote militant en mai, Jean-Christophe Cambadélis entend être celui qui emmènera le plus grand nombre de hiérarques derrière lui (espérant avoir à ses côtés les proches de François Hollande, de Manuel Valls, mais aussi de Vincent Peillon ou Pierre Moscovici). Une façon, espère-t-il, d’écraser d’emblée le congrès à venir et de se rendre incontournable, rejouant pour son compte le coup de la « grosse motion » de Toulouse, à l’automne 2012.

L’échec programmé des élections départementales pourrait cependant lourdement déstabiliser le parti, dont l’unité de valeur principale reste le conseil général. C'est là où il a le plus d’élus, le plus d’emplois administratifs et “de cabinet” à pourvoir, le plus de subventions et d’aides sociales à distribuer. Suspendue aux conséquences d’une déroute annoncée, la « société socialiste » en voie de disparition est encore dans l’attente d’une éventuelle réaction d’un seul homme : François Hollande. Si, hypothèse la plus probable, celui-ci ne change ni de premier ministre ni de cap, comment le congrès de Poitiers pourrait-il accoucher d’une synthèse entre les soutiens de l’exécutif et ceux qui ne cessent de contester son orientation ?

À la réunion de Vive la gauche, le 29 novembre, au gymnase Mouchotte, à Paris.À la réunion de Vive la gauche, le 29 novembre, au gymnase Mouchotte, à Paris. © VLG

Rarement le parti a connu de telles divisions sur le fond. En 1979, lors du congrès de Metz qui avait vu la première gauche de Mitterrand s'imposer à la deuxième de Michel Rocard, le PS était à la conquête du pouvoir. En 2005, lors du référendum européen, il était dans l'opposition. C'est une part de ce passé qu'il s'agit aussi de solder dans ce congrès. Rien ne serait pire qu’une nouvelle synthèse de façade, comme lors de l'ère Hollande à la tête du PS, les victoires locales en moins.

Le temps ne serait-il pas venu de trancher à nouveau les désaccords une bonne fois pour toutes, quitte à ce que ce congrès soit le dernier ? Aux vainqueurs l’étiquette et le siège du PS, et surtout la possibilité d’en faire ce qu’il veut, aux vaincus l’obligation d’aller se refonder ailleurs. Dans une « maison commune » de centre-gauche alliée au PRG, aux écolo-réalos, aux bayrouïstes déçus et à Robert Hue. Ou dans une « autre gauche » avec la majorité d’EELV, le Front de gauche et Nouvelle Donne. Charge à chacun de se débrouiller avec ses divergences, et de permettre les offres politiques les plus cohérentes.

Cette clarification, sans doute douloureuse pour les protagonistes de cette gauche en perdition, n’est-elle pas devenue nécessaire ? Le scénario d’une proportionnelle intégrale pour les prochaines législatives, à l’étude dans les arcanes du pouvoir et poussé par Manuel Valls et ses proches, permettrait d'ailleurs d’encourager cette clarification. L'exécutif y voit l’occasion de pouvoir, face à un Front national entré en force à l’Assemblée, constituer une alliance de type « grande coalition » entre centre gauche et centre droit. Mais ce mode de scrutin a aussi tout pour libérer les énergies refondatrices, et mettre le reste de la gauche, atone ou « cornérisée », devant ses responsabilités.

Car aujourd’hui, la gauche ne crève-t-elle pas de ne plus être audible, faute de savoir même ce qu’elle pense, et surtout qui pense quoi en son sein ? À force de s’en remettre à son modèle de gestion des territoires, là où il a perdu une partie de son âme en s'enferrant dans le clientélisme et la professionnalisation de ses élites, on ne comprend plus quelle est l’idéologie ni la coalition sociale défendue par le PS.

Doit-on se contenter encore longtemps de formules creuses et de principes flous (du « vivre ensemble » dans les quartiers à « l’autorégulation exigeante » du patronat, en passant par « l’éco-socialisme » du PS ou le « socialisme de l’offre » du gouvernement), tout aussi floues que les lois de contrôle bancaire ou sur la transition écologique ? Aujourd’hui, alors même qu’il est au pouvoir depuis deux ans et demi et après plus de dix ans d’opposition, on ne sait pas ce que veut le PS en matière d’énergies et de nucléaire, de réforme fiscale et de politique salariale. On ne sait pas plus où il en est de son rapport à la mondialisation, à l’industrie et aux privatisations, ni ce qu’il défend comme réformes institutionnelles. Sans parler du modèle qu’il défend en matière de laïcité et d’intégration, ni même en matière de politique sociétale et d’égalité des droits.

Jean-Luc Mélenchon, Cécile Duflot et Martine Aubry, lors des manifestations contre la réforme des retraites, en octobre 2010Jean-Luc Mélenchon, Cécile Duflot et Martine Aubry, lors des manifestations contre la réforme des retraites, en octobre 2010 © Reuters/Charles Platiau

Le constat vaut tout autant pour EELV ou le Front de gauche, même si la plateforme unitaire de propositions (ne parlons pas de programme commun) serait plus facile à conclure avec la gauche du PS qu’avec son actuelle majorité gouvernementale. Mais leurs conceptions de la démocratie (participative, référendaire, centralisée, fédérale ?) ou de la laïcité, ainsi que leurs visions de la diplomatie ou de l’Union européenne sont-elles compatibles ? Le mieux pour le savoir serait d’en débattre concrètement, dans l’espoir de consensus possibles. Comme à Grenoble, où PG et EELV ont emporté la mairie, sans que cela puisse être un modèle duplicable dans l'immédiat.

Tout autant à la peine dans les urnes que le parti socialiste (mais parfois au-dessus si l’on additionne ses scores), la gauche radicale et écologiste n’a pas davantage de certitudes électorales à la fin de l’année 2014. Si certaines alliances au cas par cas vont être tentées lors des départementales en mars prochain, et que le premier tour des régionales de décembre est une opportunité pour voir s’épanouir des listes unitaires à gauche dépassant celle du PS sortant, l’état des forces ne prête guère à l’optimisme.

Même en ayant changé de modèle, troquant la grecque Syriza pour l’espagnol Podemos, sans perdre des yeux son tropisme bolivarien sud-américain ni sa détestation obsessionnelle de « l’empire nord-américain », Jean-Luc Mélenchon n’a guère fait fructifier ses 11 % de la présidentielle. Il ne parvient pas à endosser un autre costume que celui du plébéien d’avant-garde, la “nouveauté” en moins par rapport à 2012.

Il fascine ses partisans par son « mouvementisme », ses certitudes internationalistes et son charisme, autant qu’il révulse ses détracteurs, pour qui il est un obstacle devenu insurmontable à tout rassemblement, à force d’anathèmes et de positionnements souvent catégoriques, parfois égocentrés. Lui a choisi de parler directement au peuple, via Internet et son mouvement pour la VIe République. Pour l’instant, il n’a pas obtenu les 100 000 soutiens espérés (le m6r en décompte plus de 70 000), mais trace son sillon, convaincu de pouvoir encore jouer un rôle.

Quant au reste du Front de gauche, s’il a refusé de se dissoudre, il n'est encore aujourd’hui qu'une coalition espérant s’élargir. En son sein, le PCF hausse parfois le ton, votant le plus souvent contre les textes gouvernementaux à l’Assemblée, mais ne parvient guère à entraîner grand monde dans son souhait de « dynamiser les forces de transformation sociale », ou alors au cas par cas et à géométrie variable, en fonction des élus et intérêts à préserver.

Côté écologiste, Emmanuelle Cosse tente de maintenir un fragile point d’équilibre dans son parti. Entre une Cécile Duflot cherchant à s’imposer comme l’une des incarnations possibles d’une refondation à la gauche du PS, et des parlementaires bien plus tentés par un compagnonnage avec le PS tel qu’il est, et aux yeux de qui Manuel Valls et François Hollande restent les partenaires incontournables. À l’aile gauche du parti, d’autres plaident pour des primaires de l’autre gauche, entre déçus du hollando-vallsisme soucieux de recomposition.

Cet instrument démocratique des primaires n’est pourtant plus au centre des préoccupations à gauche. L’outil a été mis sous le tapis par le PS lors des municipales, avec seulement une poignée d’expérimentations locales sans moyens ni entrain, puis a totalement été abandonné pour les élections locales à venir en 2015. Certains dans la majorité présidentielle actuelle défendent encore l’idée d’une primaire avec Hollande en candidat, lui permettant de se relégitimer et de permettre à d’autres candidats venus de partis satellites de jouer les faire-valoir. Mais on voit mal comment, en cas de congrès escamoté, des candidats sérieux viendraient contester le leadership élyséen quand ils se seraient inclinés devant une synthèse de congrès.

Dans l’autre gauche, certains réprouvent encore ce dispositif accentuant la présidentialisation, échaudés également d’avoir vu Hollande battre Aubry en 2011. Pour autant, l’UMP devrait se prêter à l’exercice en 2016, ringardisant à son tour le président sortant naturellement candidat, comme les socialistes l’avaient fait avec Sarkozy en 2011. Une gauche de gauche aurait sans doute beaucoup à gagner en crédibilité en suivant cet exemple, même s’il peut être compliqué à organiser. Afin de sortir à son tour de la logique « petits partis, fortes personnalités », au bout du compte rarement capables de s’entendre pour proposer un destin commun.

Face à une « gauche du centre-droit », ce qu'il reste de la gauche française doit de toute façon écrire les premières lignes d’un nouveau tome de son histoire politique, même s’il devait être édité dans deux collections différentes. Cela aurait déjà le mérite d’être plus lisible. Et ce serait de toute façon mieux que de voir le livre se refermer.

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Martine Billard (PG): dans l'espoir de Syriza...

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Martine Billard, longtemps membre des Verts avant de rejoindre Jean-Luc Mélenchon en 2009, est une femme de convictions, mais également de nuances. Tout au long d’un entretien entièrement consacré à la politique étrangère du Parti de gauche, elle s’est attachée à défendre les choix diplomatiques de sa formation, notamment sur l’Ukraine et la Russie, mais en usant de pédagogie.

« Ne tombez pas dans la caricature », lance-t-elle ainsi, dans un sourire, à Mediapart qui lui rapporte les critiques traditionnelles adressées au parti de M. Mélenchon : outrances verbales, anti-américanisme systématique, germanophobie, etc. Lui reproche-t-on une vision du monde héritée de la guerre froide ? Elle revendique au contraire sa lucidité devant la complexité d’un monde qui ne peut pas se résumer à opposer « les méchants Russes aux gentils Ukrainiens ».

Ce numéro 36 du magazine « Objections » commence par le bilan de la présidence européenne de Matteo Renzi. Haussement d’épaules de Martine Billard : « Aucune importance. On pourrait arrêter cette présidence tournante que personne ne s’en apercevrait »... Le premier bilan du président du conseil italien ? « Il est arrivé un peu par un putsch, il n’a pas fait grand-chose, mais la politique qu’il mène en Italie, c’est la politique d’austérité… Il essaie de pousser une loi qui vise certains acquis sociaux, une loi qui ressemble beaucoup à la loi Macron. » Plus important encore est, ce lundi 29 décembre, le vote du Parlement grec : s'il ne parvenait pas à élire un président de la République, des élections législatives anticipées devraient intervenir dès le début du mois de février. Or Syriza, le mouvement de la gauche radicale grecque, est donné en tête par les instituts d'opinion. De quoi changer la face de l'Europe ?

Le Parti de gauche est-il germanophobe, et pourquoi cette virulence verbale à propos d’Angela Merkel ? « Notre problème ce n’est pas l'Allemagne, c’est la politique menée par la droite allemande, avec l’appui du SPD. »

Le Parti de gauche n’est-il pas isolé en Europe ? « Non, nous avons des alliances avec les partis qui dénoncent l’austérité. Les partis situés à la gauche du champ démocratique, je le précise pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïtés »...

Pourquoi le Parti de gauche n’a-t-il pas, comme Syriza, profité de l’affaiblissement du Parti socialiste (Syriza qui pourrait remporter les élections législatives en Grèce, si le Parlement ne parvient pas la semaine prochaine à voter pour un président) : « Le copié-collé n’a jamais fonctionné en politique. Ce que subissent les peuple grec, espagnol ou portugais est bien pire que la situation française, cela explique une part des choses. Nous avons manqué de clarté aux municipales, parce que nous sommes restés un cartel… Effectivement, nous stagnons… Nous n’arrivons pas à progresser. »

À propos de la situation en Ukraine : « Il était prévisible qu’en voulant encercler la Russie on mettait le feu à la plaine… Il faut avoir une négociation dans le cadre de l’ONU, pas sous l’égide de l’OTAN. En Ukraine, on est parti d’un vrai mouvement populaire, et ça s’est terminé par un mouvement qui dérive avec le poids de milices tout de même très marquées par l’extrême droite. Mais vous pouvez vérifier mes propos. Nous ne soutenons pas Poutine qui n’est pas un démocrate. Mais avec l’OTAN, tout est fait pour créer un glacis autour de la Russie. »

L’entretien se termine sur les implications nationales du terrorisme et des guerres menées au nom de l’islamisme. Martine Billard conclut ainsi : « Faut pas exagérer ! On ne va pas vivre constamment dans l’angoisse de l’attentat. Faut arrêter avec la peur du voisin ! »

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Le trafic des migrants prospère sur la souffrance des réfugiés syriens

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Le trafic de migrants n’a jamais été aussi florissant. En raison de l’afflux de personnes fuyant leur pays aux frontières de l’Europe, ce business mortifère s’est développé le long des routes migratoires, en particulier en Turquie et en Libye, là où la traversée de la Méditerranée impose le recours à des passeurs.

Générant des milliards d’euros de bénéfice chaque année, cette économie illégale a changé d’échelle. Ses acteurs se sont multipliés et professionnalisés. Ils font prendre plus de risques à des candidats au départ prêts à tout pour échapper à la guerre. Cet hiver, contrairement aux années précédentes, ils n'observent pas de trêve, malgré les mauvaises conditions de navigation. Quittant les rives libyennes et turques, des bateaux surchargés prennent la mer avec à leur bord des familles entières risquant le naufrage. Selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), plus de 207 000 personnes ont traversé la Méditerranée depuis début janvier. Un record : presque trois fois plus qu’en 2011, année qui avait pourtant connu une accélération à la suite de la révolution tunisienne. Cet itinéraire a été le plus meurtrier au monde : 3 419 personnes au moins y ont laissé la vie en 2014.  

Une famille syrienne sauvée en Méditerranée. © Corriere Della Sera (23/09/2014)Une famille syrienne sauvée en Méditerranée. © Corriere Della Sera (23/09/2014)

Pour la première fois cette année, note le HCR, les personnes originaires de pays ravagés par les conflits, Syrie et Érythrée en tête, sont devenues majoritaires sur les bateaux. La misère qui jette sur les routes des générations d’Africains subsahariens n’est plus le principal pourvoyeur d’exilés. Autre changement : les Syriens fuyant les bombes partent avec femmes et enfants (regarder le reportage diffusé par le Corriere Della Sera le 23 septembre 2014, montrant une opération de sauvetage). Issus des classes moyennes, ils disposent de ressources financières plus importantes que les autres migrants. Médecins, ingénieurs, commerçants, ils refusent d’être enrôlés dans l’armée de Bachar al-Assad ou de rejoindre les troupes de l’État islamique. Les passeurs en profitent pour augmenter les tarifs. En échange de milliers d’euros, voire de dizaines de milliers d’euros, ils leur font miroiter un transfert vers l’Allemagne, la Suède ou les Pays-Bas, les trois destinations les plus en vue.

Selon les estimations de Frontex, l’agence européenne chargée du contrôle des frontières extérieures de l’UE, un convoi maritime entre la Libye et l’Italie rapporte jusqu’à un million d’euros aux organisateurs, sachant qu’une place à bord se négocie de 1 500 à 2 000 euros pour 450 passagers. Avec 4 000 tentatives de passage par semaine, les gains potentiels sont gigantesques. Pour l’ensemble de l’année, ils s’élèvent à plusieurs milliards d’euros : le responsable de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNOCD), Yury Fedotov, a récemment évoqué le chiffre de 7 milliards de dollars (5,7 milliards d’euros) tirés en un an du trafic de migrants.

L’illégalité de la traversée rend ce moment difficile à documenter. Confessions de trafiquants, témoignages de migrants, analyses d’ONG ou d’institutions internationales : les sources sont rares. Ces derniers mois, à l’occasion de leur procès, des personnes poursuivies comme passeurs ont été amenées à décrire leurs activités. C’est le cas d’un Tunisien de 33 ans, Karim El-Hamdi, qui a été interpellé en Sicile au port de Pozzallo, après s’être improvisé commandant d’un navire chargé de migrants. Son témoignage, publié sur le site d’information américain The Daily Beast, montre comment le système s’est restructuré avec l’arrivée des Syriens.

« Les Syriens achètent tout. Cela pousse les trafiquants à proposer plus », a-t-il indiqué aux autorités italiennes. Il liste l’ensemble des « services » que les passeurs font payer. Le tarif de base varie entre 1 000 et 2 500 dollars. Tout le reste vient en plus : 200 dollars pour un gilet de sauvetage ; 100 dollars pour des bouteilles d’eau et des boîtes de conserve de thon ; 200 dollars pour une couverture ou un vêtement de pluie ; 200 à 300 dollars pour une place, qualifiée de « première classe », sur le pont du bateau – les soutes sont la « troisième classe » ; 300 dollars pour un appel sur le téléphone satellite Thuraya ; plusieurs centaines de dollars pour obtenir un contact en Italie susceptible de vous conduire à destination.

Les filières s’organisent en fonction de cette nouvelle « demande ». Frontex estime que la Libye est l’une des plaques tournantes : les « gangs criminels » quadrillent le pays, au point qu’il n’est pas possible de se déplacer sans eux. Ils recrutent, selon l’agence, d’anciens migrants, s’appuyant sur leurs connaissances linguistiques, pour les mettre en lien avec les candidats au passage. Ce business alimente tout un commerce, à Tripoli ainsi que dans les villes côtières de départ : les migrants paient cher pour loger dans des maisons en ruine, des hôtels pourris ou des hangars décrépis, pour se nourrir et pour leurs achats du voyage.

Les têtes de réseaux recherchent les intermédiaires susceptibles d’assurer le transport. Les passeurs poursuivis devant les tribunaux italiens sont ainsi souvent des seconds couteaux. Karim El-Hamdi affirme qu’il est devenu trafiquant accidentellement. Migrant lui-même, et cherchant à rejoindre l’Europe, il s’est vu proposer 1 500 dollars pour conduire un bateau alors qu’il se trouvait dans un café en Libye. Comme lui, beaucoup d’exilés monnaient leur savoir-faire en cours de route. Plus le risque est grand, plus il est rémunérateur. À Calais, ouvrir et fermer les portes des camions rapporte quelques euros ; de même, à Paris, acheter les billets de train à la place de ses compatriotes est considéré comme un moyen de gagner un peu d’argent. Parfois cela se termine au poste de police – et le cas échéant par des condamnations pour aide au passage.

Des morts par milliers aux portes de l'Europe. © MigreuropDes morts par milliers aux portes de l'Europe. © Migreurop

En mer, les passeurs ont plusieurs options pour éviter de se faire arrêter : soit abandonner leur bateau avant qu’il ne soit intercepté en fuyant sur un canot de sauvetage, soit faire passer pour des trafiquants des migrants ordinaires. C’est ce qu’a tenté de faire, en vain, un autre passeur, nommé Khaled Ben Salem, Tunisien de Sfax, accusé d’avoir été le capitaine du navire qui a coulé au large de Lampedusa le 3 octobre 2013, causant la mort de 363 personnes. Un voyage qui, selon les calculs du journaliste de L’Espresso Fabrizio Gatti, a rapporté 790 000 dollars (environ 646 000 euros) aux trafiquants, une fois déduits l’ensemble des « frais », à savoir le chalutier, les réserves de fioul, le transport en camion des passagers et la rémunération des hommes à la barre. Des mineurs seraient aussi de plus en plus souvent aux manettes, pour réduire les peines de prison encourues.

Le trafiquant qui a reçu le Guardian au cours de l’été 2014 dans son appartement de Zouara, ville libyenne située à proximité de la frontière tunisienne d’où partent la plupart des embarcations, est d’un autre calibre. Lui ne navigue pas : il reste à terre pour organiser les voyages à destination de Lampedusa, l’île italienne la plus proche. Encore en activité, il explique la « rationalité » d’une affaire qui lui rapporte au moins un million de dollars par semaine. Sa fortune, il assure la devoir au chaos politique dans son pays. Depuis la mort de Mouammar Kadhafi, l’effondrement de l’État laisse les frontières maritimes – mais aussi terrestres – sans surveillance.

« Jusqu’à présent, aucun des bateaux que j’ai rempli de migrants n’a fait naufrage », se vante-t-il, estimant que cela « lui garantit un bon crédit » auprès des personnes qui font appel à lui. « Je ne suis pas un criminel, j’offre un service », insiste-t-il. Cette industrie est pourtant impitoyable. Frontex observe que la multiplication des traversées s’est accompagnée d’une brutalité accrue des passeurs. Un navire aurait ainsi été coulé délibérément au large de Malte début septembre, après que les passagers – des Syriens, des Palestiniens, des Égyptiens et des Soudanais – ont refusé d’être transférés sur des embarcations plus petites. 500 personnes se sont noyées. Les migrants disent fréquemment être battus – le cas d’un homme poignardé à mort a été signalé. Il arrive selon les témoignages qu’ils se fassent tirer dessus et que les corps soient jetés par-dessus bord.

La Libye n’est pas la seule voie d’entrée dans l’UE. La Turquie est tout aussi empruntée. Elle l'est même de plus en plus selon Frontex, qui observe que ce pays est désormais préféré à la Libye où la traversée est jugée trop dangereuse. Plus de 815 000 Syriens y ont trouvé refuge depuis le début de la guerre. Certains y restent, d’autres poursuivent leur chemin au bénéfice des passeurs. Des quartiers d’Istanbul, comme Aksaray et Tarlabasi, s’organisent autour de ce commerce (chambres d’hôtel, travail au noir, etc.). Depuis qu’un mur sépare la Turquie de la Grèce le long de la rivière Evros, la route s’est réorientée vers la mer Égée. Les départs se font depuis Izmir ou Marmaris, à bord de bateaux pneumatiques. La traversée étant plus courte et moins risquée qu’à partir de la Libye, les tarifs sont plus élevés : entre 2 000 et 3 000 euros par personne, selon un reportage du site d’information basé à Bruxelles Equal Times.

Depuis quelques semaines, les passeurs ont changé de stratégie selon Frontex : ils utilisent de vieux cargos au départ du port de Mersin, au sud-est de la Turquie, encore relié par ferry au port syrien de Lattaquié. Sur ces plates-formes de 75 mètres de long, ils entassent des réfugiés qu’ils laissent dériver jusqu’à ce que d’éventuels secours arrivent. 800 migrants ont été repêchés samedi 20 décembre, au large de la Sicile, après que l’équipage a enclenché le pilote automatique et abandonné le navire. Le profit des trafiquants se compte en millions, car ce passage coûterait au minimum 6 000 euros par personne, sans les « extras », notamment les 16 grammes d'or par personne à verser aux milices pour sortir de Syrie. Avec en moyenne 600 réfugiés par cargo, une traversée rapporte environ 3,6 millions d'euros. « Ces bateaux – parfois pourvus d'équipage russe – sont chers et difficiles à trouver, mais la demande est tellement élevée qu'elle rend cette méthode avantageuse », selon Antonio Saccone, responsable des études à Frontex. « Cela montre à quel point ces filières sont devenues puissantes et sophistiquées », estime-t-il.

Turquie, Libye : les trafics se concentrent autour des portes d’entrée de l’Europe. Mais les passeurs commencent leur office dès la sortie de la Syrie, les postes frontières étant régulièrement fermés, et se poursuivent à l’intérieur de l’espace Schengen pour permettre aux personnes d’atteindre leur destination finale. Il n’existe pas une filière unique qui prendrait en charge les réfugiés tout le long du chemin : les passeurs se partagent les tronçons au gré de leur nationalité, des langues qu’ils parlent, de leurs réseaux, de leur expérience. Le périple au total peut durer des mois, voire des années : à chaque arrêt, les migrants se débrouillent pour gagner de l’argent. Ils se déplacent à pied, en camion, en bateau et même par les voies aériennes pour ceux qui ont les moyens de payer de faux papiers d’identité assortis d’autorisations de séjour.

En famille, ils ne se déplacent pas forcément à la même vitesse : certains ouvrent la voie, attendent leurs proches qui les rejoignent. Un reportage du New York Times, daté du 29 novembre 2013, décrit l’épopée d’une Syrienne, partie avec 11 000 dollars en poche, confrontée à chaque étape de son parcours aussi bien aux exigences des législations des pays traversés qu’à celles des passeurs. Passée par l’Égypte, elle a atteint la Suède. Dans une enquête d’août 2014, Newsweek retrace de son côté la trajectoire via les Balkans d’un certain Murat, arrivé en Autriche après avoir franchi à pied les frontières de Macédoine, du Kosovo, de Serbie et de Hongrie.

Vidéo rassemblant des témoignages de réfugiés syriens. © The Guardian

Pourquoi les Syriens prennent-ils tant de risques avec leurs familles ? Parce qu’ils sont en danger de mort dans leur pays d’origine. Parce que les voix légales sont peu accessibles. Les visas des pays d’Europe de l’Ouest se distribuent au compte-gouttes, malgré la gravité de la situation. Parce qu'à force, les pays voisins deviennent moins accueillants : au Liban et en Jordanie, les réfugiés sont si nombreux que les nouveaux venus ont tendance à poursuivre leur route. En Égypte, ils sont découragés de rester.

Plus les frontières se ferment, plus elles font l’objet de contournements, selon l'analyse des ONG de défense des droits des étrangers. Plus les murs s’élèvent, plus les migrants prennent des risques. Frontex estime que les brèches ne sont pas non plus sans effets pervers. Selon l’agence, l’opération de sauvetage lancée par la marine italienne, Mare Nostrum, a incité les passeurs à surcharger les bateaux sachant que de l’aide viendrait. Il n’est toutefois pas certain que l'arrêt de ce programme, remplacé par l'opération Triton, de moindre envergure, opérée par Frontex, modifie les comportements des trafiquants.

Ceux-ci, au total, ont bénéficié en 2014 de l’absence de solidarité européenne, les pays membres de l’UE ayant laissé l’Italie en première ligne. Ils ont aussi profité de l’absence de réglementation commune. S’abstenant de prendre les empreintes digitales des exilés, Rome les a par exemple poussés à continuer leur périple, les abandonnant aux mains des passeurs.

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Recours pour excès de pouvoir contre la privatisation de l’aéroport de Toulouse

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Emmanuel Macron imaginait sans doute que la privatisation de l’aéroport de Toulouse-Blagnac, ne nécessitant pas le vote d’une loi à la différence des privatisations futures des aéroports de Nice et de Lyon, serait une simple formalité. Erreur ! L’affaire fait de plus en plus de vagues. Après de très violentes polémiques à l’Assemblée nationale, le ministre de l'économie va devoir affronter une nouvelle épreuve, judiciaire celle-là, puisque le Conseil d’État examinera lundi un recours en référé pour excès de pouvoir.

Il faut dire que l’histoire de cette privatisation a commencé par un grave faux pas du ministre, pris en flagrant délit de mensonge. Annonçant début décembre au journal La Dépêche que l’aéroport de Toulouse-Blagnac allait être vendu au groupe chinois Symbiose, composé du Shandong Hi Speed Group et Friedmann Pacific Investment Group (FPIG), allié au groupe canadien SNC Lavalin, Emmanuel Macron avait fait ces commentaires : « Je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas d’une privatisation mais bien d’une ouverture de capital dans laquelle les collectivités locales et l’État restent majoritaires avec 50,01 % du capital. On ne vend pas l’aéroport, on ne vend pas les pistes ni les bâtiments qui restent propriété de l’État. [...] Nous avons cédé cette participation pour un montant de 308 millions d’euros », avait dit le ministre de l’économie.

« Celles et ceux que j'ai pu entendre, qui s'indignent de cette cession minoritaire de la société de gestion de l'aéroport de Toulouse, ont pour profession d'une part d'invectiver le gouvernement et d'autre part d'inquiéter les Français », avait-il aussi déclaré dans la foulée, en marge du congrès de l'Union nationale des professions libérales.

Or, Mediapart a révélé le 7 décembre, en publiant les fac-similés du pacte d’actionnaires conclu à l’occasion de cette privatisation, qu’Emmanuel Macron avait menti (lire Aéroport de Toulouse : les preuves du mensonge). En effet, ce pacte ne lie pas l’État à la Région, au département et à la ville de Toulouse, pour former une majorité de 50,1 % au sein du capital de la société ; mais il lie l’État au groupe chinois Symbiose. Ce pacte d’actionnaires précise de plus que les trois membres du directoire de la société seront désormais désignés par l’investisseur chinois. Au terme d’une clause stupéfiante, l’État a même accepté d’abdiquer tous ses pouvoirs : « L’État s’engage d’ores et déjà à ne pas faire obstacle à l’adoption des décisions prises en conformité avec le projet industriel tel que développé par l’acquéreur dans son offre et notamment les investissements et budgets conformes avec les lignes directrices de cette offre », précise la clause 2.2.2.

Le mensonge du ministre lui a donc valu d’abord d’être très vivement interpellé à l’Assemblée nationale, dès le 9 décembre. C’est l'écologiste Noël Mamère qui a mené la charge en brandissant les clauses de ce contrat que Mediapart avait mises en ligne, en reprochant au ministre de l’économie d’avoir travesti la vérité.

Dans une réponse pour le moins maladroite, Emmanuel Macron – qui a toujours refusé de parler à Mediapart (lire notre « boîte noire ») – a été contraint de confirmer la plupart de nos informations. Il a admis que le groupe chinois était domicilié dans un paradis fiscal ; et il n’a pas nié que son allié canadien, SNC Lavalin, venait d’être radié pour dix ans par la Banque mondiale pour des faits graves de corruption.

Somme toute, sa seule défense, en recul, a été de faire valoir que le pacte d’actionnaires garantissait aux collectivités locales une… minorité de blocage au sein du capital de la société Aéroport de Toulouse. Ce qui n’a évidemment plus rien à voir : au début le ministre voulait faire croire à l’opinion que les actionnaires publics restaient majoritaires ; et le voilà contraint d’avouer que ces actionnaires publics ne disposent plus que d’une... minorité de blocage !

Ce mensonge public du ministre a ainsi donné des armes aux détracteurs de ce projet de privatisation. Et dans la région de Toulouse, ils sont très nombreux. Sous la coordination d’un avocat, Christophe Lèguevaques, un collectif d’élus et de citoyens de tous les courants de la gauche (PS, Front de gauche, Europe Écologie-Les Verts…) et de toutes les collectivités concernées (Région, département et ville de Toulouse) s’est donc formé pour faire échec à cette privatisation. Ce collectif comprend également l’Union syndicale Solidaires de Haute-Garonne, la FSU du même département et deux associations de riverains, le collectif contre les nuisances aériennes, et le collectif Francazal. Nos abonnés connaissent Christophe Lèguevaques, puisqu’il dispose de son propre site Internet (il est ici) mais il tient aussi depuis longtemps son blog sur Mediapart (il est là).

Ce collectif a donc pris la décision de déposer un recours pour excès de pouvoir qui sera examiné lundi matin par le Conseil d’État. Voici ce texte :

Dans leur recours pour excès de pouvoir, les requérants observent que le cahier des charges établi pour cette privatisation a été bafoué. Ce cahier des charges édicte en effet que la qualité de chef de file d’un consortium en lice pour la privatisation ne peut être modifié au cours de la procédure. Or, il semble que ce fut le cas. Dans un premier temps, le chef de file aurait pu être le canadien SNC Lavalin, mais quand sa lourde condamnation par la Banque mondiale a commencé à être connue et à faire scandale, il semble que les investisseurs chinois aient subrepticement hérité de cette qualité de chef de file.

Les requérants relèvent également l’omission de toute consultation relative aux bruits et aux nuisances, en violation des obligations légales édictées par la Charte de l’environnement, de même que l’omission de toutes études d’impact. Ils font aussi valoir que « plusieurs membres du consortium Symbiose sont situés dans des paradis fiscaux, ce qui rend impossible le respect des obligations sociales et fiscales ».

Les requérants évoquent aussi le pacte d’actionnaires secret révélé par Mediapart en faisant ces constats : « La procédure ne respecte pas le principe de transparence puisque, même après le choix du repreneur, l’État refuse de communiquer le pacte d’actionnaires avec l’acquéreur rendant ainsi impossible tout contrôle. En effet, il existe un doute que le pacte d’actionnaires négocié avec le consortium Symbiose soit différent de celui proposé aux autres candidats. » Pour eux, « chacun de ces faits constitue un manquement à un principe général communautaire ou un principe général du droit français des appels d’offres ».

En prévision de l’examen, lundi, de ce recours par le Conseil d’État, l’Agence des participations de l’État (APE), qui est la direction du ministère des finances en charge des entreprises publiques ou des actifs détenus par l’État, a donc, elle-même, présenté un mémoire en défense. Le voici :

Dans ce mémoire, assez laconique, plusieurs constats sautent aux yeux. D’abord, l’APE admet, à sa façon, que la procédure n’a pas été totalement transparente et qu’il s’est bien passé quelque chose dans la répartition des rôles entre les canadiens de SNC Lavalin et les chinois de Symbiose. La version de l’APE est que Symbiose a d’abord déposé une offre en faisant savoir que « SNC Lavalin pourrait y participer à un niveau très minoritaire (10 %) » ; et puis finalement Symbiose aurait déposé « une offre ferme sans participation de SNC Lavalin, qui apportera seulement une assistance technique au consortium ».

Si tel est vraiment le cas, pourquoi cela n’a-t-il pas été connu aux moments opportuns ? Pourquoi faut-il un recours pour que l’APE admette que l’alliance sino-canadienne a changé en cours de route ? Cette franchise tardive apporte assurément de l’eau aux moulins des requérants, qui pointent l’opacité de la procédure.

Pour le reste, le mémoire en défense de Bercy s’en tient à des arguments surtout de forme et non de fond, estimant par exemple qu’aucun requérant ne démontre son intérêt à agir ou que l’urgence alléguée par les requérants fait défaut.

L’APE écarte également d’un revers de main le débat sur l’honorabilité de SNC Lavalin au motif qu’il n’est pas (ou plus !) membre du consortium Symbiose. Sous-entendu : le groupe a peut-être été sanctionné gravement par la Banque mondiale, mais puisque finalement il va jouer les seconds rôles… il n’est plus opportun de s’en offusquer. Et dans le cas de la domiciliation de Symbiose dans un paradis fiscal, on retiendra que cela ne choque pas vraiment le ministère des finances : « Sauf à démontrer une infraction, la résidence fiscale n’est pas un critère de recevabilité (moyen infondé) ; au demeurant, le véhicule d’acquisition qui serait mis en place par le consortium Symbiose serait localisé en France et soumis à la fiscalité française », lit-on dans le mémoire.

En somme, un groupe localisé aux îles Vierges britanniques ou aux îles Caïmans, pour y profiter de la totale opacité qu’autorisent ces paradis fiscaux, n’en est pas moins le bienvenu en France, pour peu qu’il se donne la peine de créer une coquille financière ad hoc. Assurément, ce précepte édicté par le ministère des finances sera étudié de près par le monde des affaires, en espérant qu’il puisse faire jurisprudence. Vivent les paradis fiscaux, à la condition qu'ils se cachent derrière d'honorables cache-sexes ! Puisque c'est le ministère des finances qui, très officiellement, l'affirme, il faut bien en prendre note.

En réplique aux arguments de l'APE, Me Christophe Lèguevaques a adressé au Conseil d'État le mémoire complémentaire que l'on peut consulter ici sur son blog sur Mediapart ou alors ci-dessous :

Quel que soit le contenu de l’ordonnance que prendra le Conseil d’État, soit dès lundi, soit dans les jours suivants, la controverse autour de la privatisation de l’aéroport de Toulouse est donc loin d’être close. Car qu’il y ait eu ou non, en droit, excès de pouvoir, il est en tout cas assuré qu’Emmanuel Macron a géré ce dossier comme s’il était non pas un ministre de la République mais toujours l’associé gérant d’une grande banque d’affaires, avec deux seuls soucis, celui du culte du secret et de l’opacité ; et la meilleure bonne fortune possible pour les heureux actionnaires. Alors que les principes d’une véritable démocratie reposent sur le respect des citoyens, le souci de la vérité et celui de la transparence…

BOITE NOIREJ'ai eu l'occasion de rencontrer Emmanuel Macron avant l'élection présidentielle. Sitôt après l'alternance, il n'a plus jamais donné suite à de nombreuses demandes de rendez-vous. Encore ces derniers jours, j'ai cherché à entrer en contact avec lui, mais il n'a donné aucune suite à mes démarches. Par téléphone et par mail, j'ai cherché à de nombreuses reprises ces trois dernières semaines à joindre également sa collaboratrice en charge de sa communication, mais elle n'a retourné aucun de mes appels ou messages. Ma consœur Martine Orange, de Mediapart, est dans la même situation.

En fait, depuis le début des années 1980, c'est la première fois au ministère des finances ou de l'économie que je trouve totalement porte close.

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Joué-lès-Tours : la version de la police contredite par plusieurs témoins

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Bertrand Nzohabonayo – alias Bilal – était-il le terroriste qui nous a été décrit ? Une semaine après les faits qui ont abouti au décès du jeune homme, après avoir blessé trois policiers à coups de couteau au commissariat de Joué-lès-Tours le 20 décembre 2014, deux versions se contredisent. Bertrand Nzohabonayo s'est-il lui-même rendu au commissariat ou a-t-il été escorté par les policiers ? Avait-il en tête de commettre un attentat, ou la situation a-t-elle dégénéré après qu'il eut été sommé de s'expliquer sur une altercation qui aurait eu lieu la veille entre des jeunes de Joué-lès-Tours (Indre-et-Loire) et un policier ayant déjà été condamné pour des faits de violence policière ? Le parquet antiterroriste de Paris privilégie la piste terroriste, la famille de Bertrand Nzohabonayo envisage toutes les voies juridiques possibles. 

Capture d'écran du compte twitter d'un riverain le 20 décembreCapture d'écran du compte twitter d'un riverain le 20 décembre © CC Mélissa-Kamilya

Samedi 20 décembre, selon la version relayée dans un communiqué du ministère de l'intérieur, il est environ 14 heures lorsqu'un individu armé d'un couteau débarque seul dans le commissariat de Joué-lès-Tours. Il blesse trois policiers dont l'agent de l'accueil au visage. Les agents ripostent avec leur arme de service, ils l'abattent. Une dépêche de l'AFP, envoyée à 16 h 14, reprend ce récit : « Le ministre de l’Intérieur condamne l’agression brutale d’un policier à l’arme blanche au commissariat de Joué-lès-Tours, peut-on lire. Bernard Cazeneuve salue le sang-froid et le professionnalisme des policiers présents, qui ont fait usage de leur arme administrative. » 

La version de la police selon laquelle Bertrand Nzohabonayo serait venu de sa propre initiative au commissariat pour attaquer le personnel à coups de couteau aux cris de « Allah Akbar » est contestée par plusieurs témoins. D'après un article du Point (accessible sur abonnement), le cabinet de Bernard Cazeneuve maintient que « le jeune Bilal s'est rendu à l'antenne de police de sa propre initiative afin de s'en prendre aux forces de l'ordre ». Plusieurs témoins, dont une personne interrogée face caméra par une équipe de l'AFP, disent pourtant l'inverse. « J'ai vu les quatre policiers prendre le monsieur pour le rentrer à l'intérieur, ils lui ont dit calmez-vous et le monsieur il a commencé à crier "Ah" et à se débattre », raconte un des témoins (voir la vidéo ci-dessous à partir de 1'03). 


Jusqu'à présent, la version présentée par la police faisait également état d'une scène qui se serait déroulée « au commissariat de Joué-lès-Tours », donc à l'intérieur. Sur les réseaux sociaux circule pourtant une photo où l'on peut apercevoir Bertrand Nzohabonayo, le corps gisant sur les marches du commissariat, entouré de plusieurs policiers.

© DR

Selon Ghyslain Vedeux, responsable du conseil représentatif des associations noires d'Indre-et-Loire (CRAN), l'affaire serait en fait liée à une altercation qui a eu lieu le 19 décembre. « Cette affaire pourrait découler de l'histoire d'un policier qui s’est battu avec des jeunes la veille des faits, et qui aurait porté le premier coup, déclare-t-il à Mediapart. Selon plusieurs témoignages, il s’est fait taper dessus. » Le responsable du CRAN s'interroge sur de potentiels liens avec le décès du lendemain. Des membres de l'équipe du policier impliqué dans l'altercation auraient interpellé Bertrand Nzohabonayo afin de le questionner sur l'identité des auteurs des coups : « Les témoins sont formels, c'est bien l'équipe du gardien de la paix impliqué dans l'altercation la veille qui a interpellé Bertrand le lendemain. » Plusieurs personnes s'étonnent par ailleurs que le gardien de la paix impliqué dans l'altercation n'ait pas déposé plainte après l'agression.

Le jeune Bertrand ne se trouvait pas à Joué-lès-Tours le jour de cette altercation. Une équipe de France 3 a reconstitué les faits et affirme qu'il était à Paris, où il accompagnait sa mère qui devait s'envoler pour le Rwanda. « Bilal » ne serait revenu à Tours qu'en fin de matinée le 20 décembre et aurait retrouvé sa sœur autour de midi. Il serait sorti en début d'après-midi pour se rendre dans un kebab situé à proximité du commissariat de police de Joué-lès-Tours. Sur sa route, il aurait été interpellé par des policiers souhaitant connaître l'identité des jeunes de la bagarre de la veille. L'interpellation de Bertrand Nzohabonayo tourne au vinaigre, deux policiers sont blessés et Bertrand est abattu par un agent de police.

Le gardien de la paix impliqué dans l'altercation de la veille est par ailleurs connu dans le quartier pour des faits de violence policière. En juin 2014, il avait été condamné à 1 500 euros d'amende (voir le communiqué du CRAN ici) pour « des faits de violence en plusieurs phases » et un « usage disproportionné » de sa bombe lacrymogène. La scène, qui avait été filmée en août 2013, témoigne d'une rare violence. En plus de multiples coups de matraque, dont un qui vise le visage de la victime, le policier tient des propos à la limite du racisme : « Toujours les mêmes, ils me cassent les couilles. » Pendant de longues minutes, la femme prise à partie reste au sol, inerte, avant d'être traitée de « salope » et de « conasse » (lire l'article de Louise Fessard).

      

D'après un article de La Nouvelle République, le gardien de la paix récemment condamné a été entendu dans le cadre de nouvelles auditions menées le vendredi 26 décembre par la sous-direction antiterroriste de la police judiciaire. La section antiterroriste du parquet de Paris a affirmé ne négliger aucun élément tout en restant « sur la qualification terroriste »« À ce stade, il n'y a pas de lien entre les deux affaires », a indiqué la porte-parole du parquet Agnès Thibault-Lecuivre. 

Pour bien comprendre comment la piste du terroriste et de la radicalisation a été privilégiée, il faut se pencher sur la chronologie des faits et des réactions politiques. Dans la foulée des événements qui ont mené au drame, le ministre de l'intérieur décide de se rendre sur les lieux. Entre-temps, on apprend que Bertrand Nzohabonayo est « connu des services de police pour des faits de droit commun ». À 17 h 47, le même jour, une nouvelle dépêche de l'AFP informe que la section antiterroriste du parquet de Paris est chargée d'une enquête ouverte « des chefs de tentative d'assassinat et d'association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste ». Une demi-heure plus tard, soit près de quatre heures après les coups de feu qui ont tué Bertrand Nzohabonayo, une source proche de l'enquête affirme que l'agresseur, originaire du Burundi, a crié « Allah Akbar (Dieu est grand en arabe) du moment où il est entré jusqu'à son dernier souffle ». De premiers liens entre les actes de Bertrand Nzohabonayo et l'organisation de l'État islamique en Syrie et en Irak commencent à être pointés par des sources identifiées comme « proches de l'enquête ».

Aussitôt sur les lieux, Bernard Cazeneuve a souligné de la part des policiers « une très grande maîtrise, une très grande compétence, un très grand sang-froid ». Dans un second communiqué, le ministère de l'intérieur réaffirme son soutien aux policiers et condamne une nouvelle fois « cet acte odieux » en prenant le soin de préciser que l'individu tombé sous les balles de la police « ne s’était jamais signalé par des activités à caractère terroriste ». « Le gouvernement est déterminé à combattre toutes les formes de terrorisme qui menacent la sécurité », peut-on lire dans le dernier paragraphe du communiqué qui ne laisse déjà plus beaucoup de place à un scénario autre que terroriste.  


Plus tard dans la soirée, Manuel Valls affiche dans un tweet son soutien aux policiers de Tours. « Ceux qui s'en prennent à eux devront faire face à la sévérité de l'État », déclare-t-il. C'est seulement le 21 décembre, soit le lendemain des faits, qu'il est fait mention du profil Facebook de l'agresseur, sur lequel ce dernier aurait affiché le drapeau du groupe djihadiste État islamique le jeudi, soit deux jours avant les événements. 

En l'espace d'un week-end, l'implacable mécanique médiatique est en marche. Entre le chauffard de Dijon qui aurait foncé sur plusieurs passants dans le centre-ville en hurlant « Allah Akbar », et l'affaire de Joué-lès-Tours, plusieurs personnalités politiques réagissent. Le président (PS) du conseil général de l'Essonne, Jérôme Guedj, affirme « qu'il y a manifestement l'importation des conflits en Syrie, en Irak sur le territoire national ». Le vice-président du Front national, Florian Philippot exhorte l'exécutif à sortir de sa timidité : « Le pouvoir a de telles pudeurs vis-à-vis de l'islamisme radical qu'il n'ose même pas le nommer. »

Le lundi 22 décembre, soit 48 heures après les faits, alors que François Hollande appelle à une « extrême vigilance », Manuel Valls monte en gamme en affirmant que « jamais nous n'avons connu un aussi grand danger en matière de terrorisme ». « Ce qui nous inquiète, affirme-t-il en marge d'un de ses déplacements à Montpellier, ce sont les phénomènes de très grande radicalisation, très rapide. C'est peut-être le cas pour ce garçon qui a agi comme vous le savez à Joué-lès-Tours. » En parallèle, le frère de Bertrand, Brice Nzohabonayo, a été arrêté au Burundi par les services de renseignement qui déclarent être seuls à l'origine de l'interpellation

L'avocat de la famille Jérémie Assous préfère attendre les résultats de l'enquête, surtout concernant les bandes de vidéosurveillance du commissariat. « On exercera toutes les voies de droit qui nous sont ouvertes, déclare-t-il. À ce stade il paraît indispensable que les services judiciaires s’expriment sur le contenu des bandes de vidéosurveillance de l’extérieur et de l’intérieur du commissariat pour mettre un terme à cette rumeur. S’ils refusent, ça ne fera que conforter les réserves que les uns et les autres émettent sur la version des policiers. »

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Pourquoi il faut supprimer la Cour de justice de la République

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Juridiction d’exception s’il en est, la Cour de justice de la République (CJR) offre de nouveau à voir, de façon éclatante, ce qu’elle a toujours été depuis sa création : une usine à gaz désuète, et même, pour tout dire, une anomalie démocratique. Cette juridiction qui, depuis vingt ans, est seule habilitée à poursuivre et à juger les ministres (et anciens ministres) pour des crimes ou délits commis dans l’exercice de leurs fonctions, vient à nouveau de montrer ses limites dans deux dossiers emblématiques, les affaires Éric Woerth et Christine Lagarde. Or, sa suppression n’étant plus à l’ordre du jour, il est à craindre que la CJR traite encore nombre de scandales politico-financiers de façon très discutable dans les années qui viennent. Car si la CJR croule sous les critiques depuis qu’elle existe, un examen attentif des dossiers qu’elle a traités montre que ces reproches sont fondés.

Capture d'écranCapture d'écran
  • Le dossier Éric Woerth ? Enterré

Dans l'affaire de la cession par l’État de l’hippodrome et des terrains forestiers de Compiègne, les magistrats de la commission d’instruction de la CJR, présidée par Michel Arnould, viennent de rendre un non-lieu en faveur d’Éric Woerth le 11 décembre 2014. Ces trois magistrats (voir ici la composition de la commission d’instruction) ont donc estimé qu’il n’y avait pas de charges suffisantes pour reprocher un délit de « prise illégale d’intérêts » à l'ex-ministre du budget, qu’ils s’étaient d’ailleurs contentés de placer sous le statut de témoin assisté dans cette procédure. En substance, ils ont estimé qu’Éric Woerth n’avait pas agi par intérêt personnel ou politicien, mais dans celui de l’État. Dont acte.

Eric WoerthEric Woerth © Reuters

Il reste, au vu du dossier dont Mediapart a pu prendre connaissance, que rien n'était normal, dans la vente de l'hippodrome et des terrains forestiers. D'abord, le ministre du budget a cédé un bien de l’État qui était inaliénable, accédant à une demande (formulée par la Société des courses de Compiègne) qui avait auparavant été refusée pour ce motif précis par plusieurs ministres de l‘agriculture. Il demeure également qu’Éric Woerth a décidé cette cession en toute hâte, et à la demande de certains de ses amis politiques de son département de l'Oise. Et, surtout, il reste que l’hippodrome et les terrains forestiers, situés dans un site exceptionnel, tout proche du château de Compiègne, ont bel et bien été bradés : vendus 2,5 millions, ils valaient 8,3 millions au bas mot, selon un volumineux rapport remis par trois experts à la CJR, et que Mediapart a révélé en 2012. Les experts soulignant, au passage, les risques de déboisement pour l'avenir si la Société des courses de Compiègne devenait propriétaire des terrains forestiers.

Les arguties juridiques, ainsi que les arguments de défense d'Éric Woerth, l'ont donc emporté. L'une des raisons de ce fiasco judiciaire réside dans le fait que l’instruction portant sur le volet non-ministériel de cette affaire, menée parallèlement par les juges René Grouman et Roger Le Loire, et qui devait également nourrir l’enquête de la CJR par échanges de PV réciproques, n’a pas donné grand-chose. Les prudences et les lenteurs précautionneuses se sont manifestées de toute part : à l'origine, c'est le parquet de Paris qui avait traîné des pieds avant d’ouvrir une information judiciaire, et une année a été perdue en enquête préliminaire. Mais après cela, les deux juges d’instruction désignés n’ont pas forcé leur talent, et ils se sont contentés de faire le strict minimum dans ce dossier.

Autre point d'achoppement : selon certains juristes, la qualification retenue (la prise illégale d’intérêts) par la CJR pour enquêter sur le rôle d'Éric Woerth était discutable dès le départ. Il aurait été possible de viser une qualification d’« abus d’autorité », par exemple, mais cette infraction n’est quasiment jamais poursuivie dans les tribunaux, et la voie semblait très étroite. Il était tout aussi envisageable de poursuivre un délit de « favoritisme » : c'est justement ce qu’avait requis l’avocat général devant la commission des requêtes de la CJR, au tout début du dossier.

Mais les deux conseillers d’État qui siègent au sein de la dite commission des requêtes s'y étaient opposés, au motif (juridique) que la cession d’un bien (ou d’une forêt domaniale) n’est pas un marché public, et qu'un appel d'offres n'était pas obligatoire dans ce cas d'espèce. Argument discutable. La preuve, un changement de législation sur ce point précis, visant à rendre les poursuites plus efficaces, vient d’être soumis à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HAT), dans le cadre de la mission « exemplarité » qu'elle conduit actuellement.

Difficile à caractériser, la prise illégale d'intérêt dont Éric Woerth était soupçonné n'a, quoi qu'il en soit, donné lieu qu'à une enquête très « soft » de la commission d'instruction de la CJR. Pire, alors que l'on pensait la mise en examen de l'ex-ministre du budget inéluctable, c'est son successeur à Bercy, un certain Jérôme Cahuzac, qui lui a donné un sérieux coup de frein.

Au lieu de faire annuler la cession de l'hippodrome et des terrains forestiers de Compiègne, comme le ministre (PS) du budget en avait la possibilité (et comme le demandait un syndicat de l'ONF, le Snupfen, rejoint par la suite par deux députés écologistes), Jérôme Cahuzac avait, tout au contraire, fait le choix étonnant de commander une étude juridique à une de ses relations, le professeur Terneyre.

Cette courte note concluait que la cession de l'hippodrome était légale... et elle fuitait opportunément dans la presse. « Cela a eu pour effet immédiat de congeler l’instruction, alors que la note Terneyre n'a été transmise par Bercy à la CJR qu’un an plus tard », confie une source proche du dossier. Les ardeurs – déjà très mesurées – des magistrats de la CJR ont, en tout cas, été refroidies.

  • L’affaire Christine Lagarde ? Rabotée

Dans l’affaire Christine Lagarde, là encore, les magistrats de la commission d’instruction de la CJR se sont montrés pour le moins frileux. Le dossier, un arbitrage arrangé permettant d'offrir 403 millions d'euros d'argent public à Bernard Tapie avec la bénédiction de l'État, avait pourtant démarré sur les chapeaux de roue. La CJR avait été saisie par un réquisitoire accablant du procureur général Jean-Louis Nadal, et la mise en examen de l’ex-ministre de l’économie semblait déjà acquise avant qu’elle soit nommée au FMI, en juin 2011.

Fait notable, dans cette affaire, et à la différence du cas d'Éric Woerth, les juges d’instruction chargés du volet non ministériel de l’affaire, Serge Tournaire, Guillaume Daïeff et Claire Thépaut, du pôle financier du Paris, n’ont pas renâclé à la tâche. Ils ont multiplié les actes d'instruction, aidant en cela la CJR, et ont procédé sans trembler à plusieurs mises en examen retentissantes : Bernard Tapie, Stéphane Richard, Maurice Lantourne, Pierre Estoup, Jean-François Rocchi et Bernard Scemama sont poursuivis pour « escroquerie en bande organisée ».

Mais la CJR, comme à son habitude, a procédé à des auditions courtoises et paisibles, pendant trois longues années, et, pour finir, a singulièrement allégé les soupçons qui pesaient sur Christine Lagarde. La commission d‘instruction, qui était saisie de faits de « complicité de détournement de fonds publics », s’est finalement contentée de reprocher à l’ancienne ministre de Nicolas Sarkozy un délit non intentionnel : la « négligence ». Une broutille. Comme si Christine Lagarde avait malencontreusement égaré un sac contenant 403 millions d’euros...

Christine LagardeChristine Lagarde © Reuters

Il est à noter que la commission d'instruction de la CJR ne retient, avec la « négligence », qu'un délit somme toute assez modeste (et rarement invoqué) contre Christine Lagarde, alors que celui de « complicité de détournement de fonds publics », initialement visé par la commission des requêtes, est puni par une peine maximum de dix ans de prison et une amende d'un million d'euros (article 432-15 du Code pénal). Soit la même peine qu'encourent les mis en examen pour « escroquerie en bande organisée » dans le volet non ministériel de ce même dossier – qui auront certainement quelques motifs de contester cette inégalité de traitement. Surtout Stéphane Richard, son ancien directeur de cabinet (actuel patron d'Orange), qui se retrouve chargé du plus mauvais rôle.

Or, dès le démarrage du dossier, il apparaissait pourtant que Christine Lagarde avait agi en connaissance de cause. Voici par exemple ce qu'écrivait en conclusion le procureur général Jean-Louis Nadal, quand il a saisi la commission des requêtes de la CJR en mai 2011: « L'ensemble de ces éléments, attestés dans les pièces figurant en annexe, peuvent être analysés comme des indices que madame la ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, personne dépositaire de l'autorité publique, dans l'exercice de ses fonctions, a pris des mesures destinées à faire échec à la loi, en l'espèce celle prévoyant la structure de défaisance prévue pour apurer le litige Tapie/Adidas. »

Le procureur général Nadal ajoutait ceci : « Il apparaît, comme en témoignent le nombre et les nuances des notes répétées faites à son attention, tant au moment de la décision de recourir à un tribunal arbitral qu'à celui où le Crédit lyonnais est écarté du débat sur le processus arbitral, qu'à celui où une récusation des arbitres proposés est envisagée, ou à celui où le CDR est appelé à connaître de la sentence arbitrale, et enfin à celui où un recours en annulation est envisagé, que madame la ministre de l'économie, des finances et de l'industrie a constamment exercé ses pouvoirs ministériels pour aboutir à la solution favorable à Bernard Tapie que l'assemblée plénière de la Cour de cassation paraissait pourtant avoir compromise. »  

La commission des requêtes de la CJR s'était montrée plus sévère encore avec Christine Lagarde, dans la décision motivée en 12 points rendue en août 2011, et révélée par Mediapart, par laquelle elle se prononçait pour une saisine de la commission d'instruction pour des faits de « complicité de faux par simulation d'acte » et de « complicité de détournement de fonds publics ». Des délits beaucoup plus graves que l'abus d'autorité initialement pointé par le procureur général Nadal.

Mais voilà, menée sur un mode très feutré par des magistrats décidément peu offensifs, l'instruction de la CJR n'a pas bousculé Christine Lagarde, loin de là. Lors de ses auditions, l'actuelle patronne du FMI a même pu prendre quelques libertés avec les faits, comme l'a montré mon confrère Laurent Mauduit. Là encore, on a fait la part belle aux arguments de défense ministériels. Et tant pis pour les lampistes.

  • Une véritable usine à gaz

Les dysfonctionnements de la CJR ont d'abord des causes structurelles : « La Cour de justice de la République a été conçue pour ne pas fonctionner », confiait à Mediapart un haut magistrat désabusé qui a eu à y siéger.

Sa création a été décidée par une loi de révision constitutionnelle, impulsée par la droite, et adoptée le 27 juillet 1993. Mise sur pied début 1994, la CJR est née d’un traumatisme : celui de l’affaire du sang contaminé. Le retard dramatique pris par les pouvoirs publics dans la mise en œuvre de mesures préventives, dans les années 1980, avait entraîné de nombreuses contaminations par le virus du sida.

Ce scandale majeur est révélé en 1991. Médecins et scientifiques sont jugés par la justice ordinaire. Quant aux anciens ministres Laurent Fabius, Georgina Dufoix et Edmond Hervé, ils sont finalement renvoyés, en 1998, devant la formation de jugement de la CJR pour « homicides involontaires » (voir ci-dessous le journal de 20 heures de France 2).

Les voix des victimes et la peur de l’opinion publique ont pesé dans ce dossier. La droite, quant à elle, n'était pas trop fâchée de voir juger Laurent Fabius. Mais toutes tendances confondues, députés et ministres étaient surtout préoccupés par leur statut et leur avenir politique. Jaloux de leurs prérogatives, en mettant sur pied la CJR, ils conçoivent alors un système complexe, hybride, qui est censé mettre la politique à l’abri des plaintes partisanes, et empêcher la fameuse instrumentalisation de la justice.

Laurent FabiusLaurent Fabius © Reuters

Dans les faits, la CJR a essentiellement pour mérite (ou pour tare, selon les points de vue) d’épargner aux ministres les rigueurs de la justice ordinaire, celle des simples citoyens. Son architecture est celle d’une usine à gaz. Un premier filtre très efficace a été conçu pour écarter d’emblée les plaintes considérées comme fantaisistes, insuffisamment fondées, ou uniquement instrumentalisées à des fins politiques : il s'agit de la commission des requêtes, composée de caciques (trois magistrats de la Cour de cassation, deux conseillers d’État et deux conseillers de la Cour des comptes), qui effectuent un tri draconien. Environ une centaine de plaintes sont déposées chaque année, mais la plupart sont rejetées. Résultat, la CJR n’a jugé que quatre affaires depuis 1994.

Une fois passée à travers ce tamis de la commission des requêtes, une plainte sérieuse et argumentée peut, éventuellement, atterrir à la fameuse commission d’instruction de la CJR. Celle-ci est composée de trois magistrats du siège, issus de la Cour de cassation. Élus par leurs pairs, ce sont le plus souvent des magistrats en fin de carrière. Une fois en poste à la commission d'instruction de la CJR, ils font preuve de plus de sagesse que de curiosité dans leurs investigations.

Si, par extraordinaire, le ministre visé est mis en examen par la commission d'instruction, le parcours au sein de la CJR est loin d'être achevé : il faut encore attendre les réquisitions du parquet général de la Cour de cassation avant un éventuel renvoi devant la juridiction de jugement. À ce stade, l'accusation est pilotée par le procureur général près la Cour de cassation, un poste très politique.

Depuis 2011, le titulaire du poste, choisi par le CSM avec l'onction de Nicolas Sarkozy, est Jean-Claude Marin, un haut magistrat florentin et plutôt marqué à droite, malgré ses protestations de neutralité et d'impartialité. Dans les dossiers Éric Woerth et Christine Lagarde, en tout cas, le procureur général Marin n'a pas poussé les feux. Il a requis un non-lieu en faveur de l'ex-ministre du budget, et se montre très réservé sur les poursuites visant l'ex-ministre de l'économie.

Quand, enfin, aucune autre solution que la tenue d'un procès public n'a pu être trouvée à la CJR, les ministres concernés ne s'y rendent pas en tremblant de peur, loin de là. Huit ou dix ans de procédure ont passé, et ils vont être entendus poliment par leurs pairs. La formation de jugement de la CJR est en effet composée majoritairement de parlementaires (douze juges sur quinze, contre seulement trois magistrats professionnels). Ces parlementaires, anciens ou futurs ministres, ont déjà montré leur profonde réticence à juger l'un des leurs, lors du procès de Charles Pasqua, en 2010. L'incongruité du système est donc telle qu'à un bout de la chaîne, se trouvent des politiques complaisants et, à l'autre, des magistrats frileux.

« La CJR est une juridiction faite par des élus pour des élus », constatait avec franchise François Colcombet, ancien magistrat et ex-député PS, interrogé par Mediapart après la triste farce du procès Pasqua. « On puise dans un vivier beaucoup trop petit pour la constituer : les parlementaires connaissent l'homme qu'ils jugent ; ils ne peuvent pas ne pas en tenir compte. C'est le cas dans cette affaire… Je ne veux pas dire que c'est une juridiction de connivence, mais c'est l'équivalent d'un tribunal de commerce de petite ville, où les commerçants se connaissent tous et se jugent entre eux, avec tous les dangers que cela représente, notamment celui d'être exagérément bienveillant. Est-on sûr, dans le cas présent, que personne n'a jamais reçu de médaille du ministère de l'intérieur, du temps de Pasqua (de 1986 à 1988, puis de 1993 à 1995) ? En stricte justice, presque tous les parlementaires de la CJR auraient dû se déporter… »

  • Une litanie de désastres

Au terme d'une procédure qui s'apparente à une véritable course d'obstacles, les rares procès qui ont tout de même pu être organisés par la Cour de justice de la République ont laissé des souvenirs plus que mitigés. En 1999, pour ce qui est son premier rendez-vous public depuis sa création, la CJR juge trois anciens ministres dans l’affaire du sang contaminé (voir ci-dessous le reportage d'époque de FR3).

À l'issue des débats, Laurent Fabius (ex-premier ministre) et Georgina Dufoix (ex-ministre des affaires sociales) sont relaxés, Edmond Hervé (ex-secrétaire d'État à la santé) est pour sa part condamné pour « manquement à une obligation de sécurité ou de prudence », mais dispensé de peine. Cette décision, loin d’être infondée en droit, mais tardive et clémente, déclenche une nouvelle polémique sur l’irresponsabilité pénale des décideurs politiques.

Ségolène RoyalSégolène Royal © Reuters

Changement de genre l’année suivante : dans un accès de rigueur pour le moins surprenant, la CJR se met en tête de juger un ministre pour une petite affaire de diffamation ! Il s’agit de Ségolène Royal, visée par la plainte de deux enseignants en raison de propos qu'elle avait tenus publiquement sur le bizutage. Ridicule, l'affaire se termine par une relaxe, en 2000. Autant dire que le prestige et la crédibilité de la CJR ne s'en sont pas trouvés rehaussés.

La première affaire politico-financière jugée par la CJR, en 2004, concerne Michel Gillibert. Cet ancien hommes d’affaires, tétraplégique depuis un accident d’hélicoptère, avait été nommé secrétaire d’État aux handicapés sous François Mitterrand (de 1988 à 1993). Jugé tardivement, en 2004, après une longue instruction, Michel Gillibert doit alors répondre du détournement, à des fins politiques et personnelles, de 1,3 million d’euros de subventions.

Michel GillibertMichel Gillibert

L'ex-secrétaire d'État indélicat est finalement condamné à trois ans de prison avec sursis, 20 000 euros d’amende et cinq ans d’inéligibilité. L'ancienneté des faits et l'état de santé du prévenu, qui n'a pas pu assister à son procès, peuvent expliquer (pour partie) la mansuétude de la CJR. Malade, Michel Gillibert décède trois mois après le jugement.

Après six années de sieste (la commission d'instruction a encore pris tout son temps), la CJR siège à nouveau en 2010, avec le procès de Charles Pasqua. Bien qu'il doive répondre de faits graves, l'ex-ministre de l'intérieur est très tranquille. Les débats sont une véritable parodie, au cours de laquelle la moitié des juges parlementaires garde sagement le silence, quand l’autre moitié n'ose que quelques questions prudentes et ampoulées, voire quelques compliments déplacés à Charles Pasqua.

Au bout du compte, le sénateur UMP des Hauts-de-Seine est relaxé dans deux dossiers de corruption très lourds (ceux du casino d'Annemasse et de GEC-Alsthom) – pour lesquels plusieurs personnes avaient écopé de peines de prison ferme devant le tribunal correctionnel de Paris. L’ancien ministre de l’intérieur n'est condamné qu'à un an de prison avec sursis pour « complicité et recel d'abus de biens sociaux », au sujet des détournements de fonds commis au préjudice de la Sofremi, société sous tutelle de son ministère. Une condamnation plus que symbolique, dans le dossier le moins grave des trois, et sans aucune mesure d’inéligibilité, cela « compte tenu de l'âge de M. Pasqua et de son passé au service de la France... ».

Charles PasquaCharles Pasqua © Reuters

Selon les confidences faites par l'un des juges de la CJR, on est même passé à deux doigts d’une relaxe pure et simple de Charles Pasqua sur les trois dossiers, les parlementaires hésitant au dernier moment à signer de leur nom un jugement inique, et qui serait resté comme tel dans l'histoire.

Par ailleurs, la question des finances publiques a parfois été mise en avant pour critiquer la Cour de justice de la République. On lui a notamment reproché ses locaux feutrés et confortables, un bel hôtel particulier (818 m2), rue de Constantine, sur l’esplanade des Invalides à Paris, et le coût des loyers. Mais la CJR a « un coût très limité pour le budget de l’État », selon un rapport parlementaire, même si son budget annuel est de 866 000 euros en 2014, avec un loyer représentant à lui seul 450 000 euros par an. À l'avenir, et si elle n'est pas supprimée d'ici là, la CJR devrait toutefois rejoindre l'actuel Palais de justice de l'île de la Cité (où se trouve déjà la Cour de cassation), après la construction du nouveau tribunal de grande instance de Paris aux Batignolles, bâtiment qui doit théoriquement être livré mi-2017.

Edouard BalladurEdouard Balladur © Reuters

On l'a compris, la Cour de justice de la République est une anomalie démocratique. Elle n'est ni efficace, ni à l'abri des interférences politiques. Sa survivance ne peut que renforcer chez le citoyen le sentiment d’une justice à plusieurs vitesses, d’une inégalité entre les humbles et les puissants devant la loi, voire d’une immunité organisée des politiques. Pour illustrer – par l'absurde – son obsolescence, on peut aussi rappeler que nul n'a songé à saisir la CJR lorsqu'il s'est agi de faire juger l'ancien ministre Dominique de Villepin dans l'affaire Clearstream.

La suppression de la CJR était une des promesses du candidat Hollande en 2012. Après avoir temporisé, en confiant d'abord son sort à la commission Jospin, puis avoir semblé renoncer, le président de la République a finalement relancé l'idée de supprimer la CJR en juin dernier, mais sans aucune garantie de calendrier. 

À cette inégalité de traitement propre à la CJR s'ajoute le problème des délais, le temps passé ayant pour effet de réduire le sens du procès et de la peine éventuellement prononcée, tout en adoucissant les sanctions. On risque encore de constater ce hiatus avec le dernier dossier arrivé à la CJR, celui de Karachi, dans lequel les ex-ministres Édouard Balladur et François Léotard sont susceptibles d'être poursuivis pour des faits qui remontent au début des années 1990. Et rien ne dit que de nouveaux cas ne seront pas soumis à la CJR....

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Affaire Pérol : ces mails confidentiels qui ont guidé l'enquête (2/3)

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Il est habituellement très difficile, pour ne pas dire impossible, de pénétrer dans les coulisses du capitalisme parisien, et d'être à même d'observer par le menu comment les grands de ce monde – hauts fonctionnaires, politiques, financiers, banquiers, avocats, lobbyistes, patrons de presse – peuvent parfois s’entendre et prendre langue entre eux, dans une étrange et formidable consanguinité, et parfois même au mépris des règles de l’État de droit.

De ce mélange des genres, de ces stupéfiants conflits d’intérêts, entre mondanités parisiennes et vie des affaires, on ne connaît le plus souvent qu’une version édulcorée ou romancée, celle que la littérature a laissé parfois entrevoir. À la manière de Splendeurs et misères des courtisanes, le roman d’Honoré de Balzac. Mais on peine à deviner que la réalité dépasse parfois la fiction.

Et pourtant, c’est le cas. Et c’est l’immense intérêt des investigations judiciaires qui ont été conduites autour de l’affaire Pérol : outre les dysfonctionnements de la justice, qui ont fait l’objet du premier volet de notre enquête (lire Affaire Pérol : quand la justice se libère de ses entraves 1/3), elles permettent aussi d’entrer dans les lieux de pouvoir où l’on n’accède d’ordinaire jamais : à la lisière entre les sommets de l’État et les cercles dominants de la haute finance ; dans le cœur même du capitalisme de connivence à la française. Et ce zoom indiscret dans le « QG » du capitalisme endogame français permet au passage de mieux cerner les charges que la justice pourrait retenir contre François Pérol.

Si cette plongée au cœur même du capitalisme français est possible, c’est parce que le juge Le Loire a d’abord été le destinataire de courriers anonymes retraçant des échanges d’e-mails sur une très longue période, entre de très nombreux protagonistes de notre histoire. À Mediapart, nous avions aussi été informés de l’existence de ces mails, mais ne sachant pas dans un premier temps comment la justice allait les apprécier, nous n’en avions fait qu’une brève mention à l’occasion de l’une de nos enquêtes dès le 31 janvier 2011 (lire La justice va décider si l’affaire Pérol sera ou non étouffée).

Vérification faite, ces échanges de mails – tantôt cocasses, tantôt stupéfiants – figurent bel et bien dans le dossier d’instruction du juge Roger Le Loire, qui s’est appliqué à vérifier s’ils confirmaient ou non l’implication directe de François Pérol dans les dossiers des Caisses d’épargne et des Banques populaires. Ce sont même ces mails qui ont visiblement servi au magistrat de fil conducteur pour conduire ses investigations, et lui permettre d’arriver à la conviction que François Pérol ne s’est pas borné à éclairer Nicolas Sarkozy sur les décisions qu’il devait prendre, mais qu’il a réellement exercé l’autorité publique sur les deux banques dont il a pris ultérieurement la présidence. Ces mails ont aussi souvent servi de trame à la police judiciaire pour conduire les auditions de témoin voulues par le magistrat. Et, dans la foulée, ce sont ces mêmes mails qui éclairent sous un jour cru les ressorts du fonctionnement du capitalisme parisien.

Une bonne partie de ces mails ont pour émetteur ou pour destinataire un avocat, Me François Sureau, qui joue dans cette histoire des Caisses d’épargne et de l’affaire Pérol un rôle singulier – comme on l’a vu, son bureau a d’ailleurs fait l’objet d’une perquisition dans le cadre de l’enquête judiciaire autour de l’affaire Pérol et il a lui-même été entendu comme témoin. Avocat des Caisses d’épargne du temps de Charles Milhaud, il est ensuite devenu l’avocat de François Pérol.

Très proche ami d’Alain Minc, François Sureau l’a accompagné et assisté par le passé dans beaucoup de ses joutes au sein des arcanes complexes du capitalisme parisien. Il a ainsi été à ses côtés quand, à la fin des années 1980, il a piloté la désastreuse OPA lancée par Cerus, la filiale de Carlo de Benedetti, sur la Société générale de Belgique, une OPA qui a bien failli ruiner l’industriel italien.

En ce mois de janvier 1988, quand Alain Minc pilote cette OPA qui indigne à l’époque toute la Belgique, François Sureau est en effet son adjoint. Arrogant, plastronnant à l’hôtel Hilton de Bruxelles où il a réquisitionné les trois derniers étages pour établir ses quartiers, Alain Minc assure jour après jour qu’il est en train de gagner la partie – alors qu’il organise une débâcle. Physiquement, Alain Minc n’est pourtant même pas présent en permanence à Bruxelles. Alors que tout l’avenir du jeune empire Benedetti s’y joue, il arrive en jet privé dans la capitale belge le lundi matin, et en repart le plus souvent le soir même, laissant derrière lui son adjoint, François Sureau. Dans cette catastrophe, qui a fait perdre pas loin de 800 millions d’euros à l’industriel italien, tout a été emporté. Cerus a sombré. Et il n’est resté qu’une indéfectible amitié entre Alain Minc et François Sureau. C’est ainsi qu’on les retrouve, longtemps plus tard, dans l’entourage du patron des Caisses d’épargne.

Me François Sureau est ainsi réputé de longue date pour exercer ses talents à la lisière du droit et de la vie des affaires. Il n’est d’ailleurs pas le seul à se livrer à ce délicat exercice d’équilibre. À l’époque, le cabinet dans lequel il travaille a pour figure principale Me Jean-Michel Darrois, un autre ami très proche d’Alain Minc, qui a aussi participé à la calamiteuse aventure de l’OPA sur la Société générale de Belgique. Jean-Michel Darrois est l’avocat de nombreux grands patrons du CAC 40, mais ne dédaigne pas lui-même de participer un peu plus directement à la vie des affaires. Ainsi, quand Nicolas Sarkozy n’avait pas encore décidé, au lendemain de 2012, s’il se relancerait ou non dans la vie politique, Alain Minc avait commencé à travailler pour son compte afin de créer un gigantesque fonds d’investissement ayant l’ambition de rassembler 1 milliard d’euros d’actifs. Me Darrois apparaissait dans les documents secrets préparatoires, révélés par Mediapart (lire Sarkozy veut créer un fonds d’investissement et Le business plan secret de Sarkozy et Minc). Dans la dernière de ces deux enquêtes, nous avions même révélé le business plan confidentiel de ce fonds baptisé Columbia Investment Company (business plan qui peut être consulté ici). Or dans ce document secret figurait la liste envisagée des membres du Comité d’investissement du fonds, originaires de différents pays européens ; et les deux Français pressentis pour siéger dans ce comité d’investissement étaient les deux amis, Alain Minc et Jean-Michel Darrois.

Suivant l’exemple de celui avec lequel il travaille, Me Sureau joue donc un rôle charnière, dès 2002, quand notre histoire commence. Un rôle polyvalent comme y excelle Jean-Michel Darrois : il exerce son métier d’avocat, mais il fait aussi office de lobbyiste, d’intercesseur, exactement comme Alain Minc.

Il est en effet l’avocat des Caisses d’épargne, dirigées à l’époque par Charles Milhaud ; lequel Charles Milhaud a pris secrètement comme conseil Alain Minc, l’éminence grise du capitalisme parisien et proche de Nicolas Sarkozy ; lequel Alain Minc a suggéré à Charles Milhaud de prendre pour numéro deux l’un de ses poulains, Philippe Wahl (qui depuis est devenu patron de La Poste).

Pour tous ces amis, qui ont longtemps défendu (hormis Philippe Wahl) la cause d’Édouard Balladur et qui se sont ralliés ensuite à son dauphin, Nicolas Sarkozy, l’alternance de 2002 est des plus heureuses. Ils se réjouissent d’autant plus du retour aux affaires de la droite qu’un autre ami de la même mouvance, François Pérol, proche aussi d’Alain Minc, quitte alors la direction du Trésor et devient directeur adjoint du cabinet du nouveau ministre des finances, Francis Mer, occupant donc désormais une place centrale à Bercy. Me Sureau devient alors le « passeur », celui qui fait les va-et-vient entre Charles Milhaud, Philippe Wahl et Alain Minc d’un côté ; et François Pérol de l’autre. C’est cela qui transparaît de ces mails et qui intriguera la police judiciaire : Me Sureau fait beaucoup plus que le travail habituel d’un avocat d’affaires, chargé de s’assurer de la validité juridique d’un « deal » financier. C’est lui-même qui va à Bercy pour construire ces « deals », pour en plaider la nécessité auprès des hauts fonctionnaires qu’il connaît, et tout particulièrement auprès de François Pérol, qui est un ami proche.

Pour tous ces amis, la configuration politique devient alors hautement favorable. Car ils caressent pour les Caisses d’épargne de grands projets : contribuer à ce qu’elles se désarriment progressivement de la Caisse des dépôts en emmenant avec elles le plus grand nombre d’actifs possibles ; qu’elles se banalisent ou rompent progressivement avec leurs racines mutualistes ; en somme, qu’elles deviennent une grande banque comme toutes les autres ; une grande banque privée…

Dès le lendemain du second tour des élections législatives, qui offre à Jacques Chirac une majorité à l’Assemblée nationale, le lundi 10 juin 2002 à 17 h 15, Me Sureau envoie ainsi un mail à Charles Milhaud – c’est le premier mail qui a intrigué le magistrat instructeur. Dans ce mail, l’avocat raconte qu’il vient de rencontrer François Pérol et que celui-ci est déterminé à prendre à bras le corps le dossier des Caisses d’épargne.

Le 10 octobre 2002, François Sureau relance François Pérol et lui demande s’il peut venir le voir – seul ou accompagné d’un dirigeant de la banque – pour parler avec lui de ce projet qu’ils caressent ensemble sur les Caisses d’épargne. Demande de rendez-vous que François Pérol s’empresse d’accepter, tout en priant François Sureau de venir seul.

Concrètement, un dossier très particulier occupe tout ce groupe d’amis et va mobiliser l’énergie de François Pérol pendant plusieurs années : il s’agit du dossier Ixis. Quand Francis Meyer (décédé depuis) devient directeur général de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) en décembre 2002, il se trouve en effet confronté à une situation d'extrême tension avec Charles Milhaud, le patron de la Caisse nationale des caisses d'épargne (CNCE), qui veut prendre le contrôle de la structure commune, la banque Ixis, créée par la CDC et la CNCE.

Pour trouver une porte de sortie, Francis Meyer accepte donc d'abandonner le contrôle d'Ixis à la CNCE et en contrepartie la CDC devient l'actionnaire stratégique des Caisses d'épargne à hauteur de 35 % et négocie un pacte d'actionnaires qui lui donne un fort droit de regard sur les grandes décisions de l’Écureuil.

Le temps passe, et la configuration politique évolue. À la faveur d’un remaniement ministériel, en avril 2004, Nicolas Sarkozy devient ministre des finances, et garde à ses côtés François Pérol en qualité de directeur adjoint de cabinet. Dans un mail en date du 3 avril 2004, François Sureau résume pour Charles Milhaud ce qu’il pense de la situation : selon lui, elle leur est formidablement favorable. L’avocat vient en effet d’apprendre que François Pérol a renoncé à son projet de rejoindre la banque Rothschild et qu’il restera donc, pour eux, un interlocuteur privilégié, à Bercy, aux côtés de Nicolas Sarkozy. Mieux que cela ! Me Sureau a une autre bonne nouvelle à annoncer à son client : par l’intermédiaire de la figure de proue de son cabinet, Me Jean-Michel Darrois, qui est un intime de Nicolas Sarkozy et de son proche ami Martin Bouygues, il est parvenu à faire savoir en haut lieu qu’il serait opportun de garder au cabinet de Bercy un autre haut fonctionnaire, Luc Rémont, autre membre du cabinet de Francis Mer, qui deviendra en 2007 l’un des directeurs de Merrill Lynch, une banque qui travaille, entre autres, pour… les Caisses d’épargne. Pour François Sureau, la cooptation de Luc Rémont dans le cabinet de Nicolas Sarkozy est la bienvenue, car lui aussi est un familier des dossiers de la banque et il a le contact facile avec lui.

Un mois plus tard, le 3 mai 2004, le même François Sureau adresse un nouveau mail à Charles Milhaud, dans lequel il évoque la négociation du pacte d’actionnaires qui va lier les Caisses d’épargne à son principal actionnaire, la Caisse des dépôts et consignations, au terme du conflit autour d’Ixis. Un mail qui retiendra longtemps plus tard l’attention de la police judiciaire car il vient confirmer que François Pérol est celui, au cabinet de Nicolas Sarkozy à Bercy, qui supervise le dossier des Caisses d’épargne et exerce sur elles l’autorité publique. Dans ce mail très long, Me Sureau détaille certaines modalités de ce pacte et conclut qu’il faut bien s’assurer de l’accord de François Pérol sur la rédaction prévue du pacte.

La suite de l’histoire, les mails ne la font pas apparaître pour les trois années d’après, mais dans des enquêtes antérieures, Mediapart l’a déjà méticuleusement établie (lire en particulier Douze questions que Mediapart aimerait poser à François Pérol). À la fin de l’année 2004, Nicolas Sarkozy quitte Bercy pour devenir ministre de l’intérieur. Et François Pérol, lui, fait le choix de devenir associé gérant de la banque Rothschild. À l’époque, il est donc dans l'obligation de passer devant la commission de déontologie – obligation qui sera supprimée en 2007, une réforme ayant rendu la saisine de cette commission facultative. 

Le 22 décembre 2004, la commission rend donc son verdict au sujet de François Pérol. Elle l'autorise à devenir associé gérant de la banque Rothschild, mais à la condition de ne pas gérer dans les trois années suivantes (donc en 2005, 2006 et 2007) des dossiers qu'il a eus à connaître à Bercy. Cet avis (numéro 04.A0826) figure à la page 108 du rapport pour 2004 de la commission de déontologie (document PDF que l'on peut télécharger ici) : « Un conseiller au cabinet du ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, précédemment chef du bureau "endettement international et assurance crédit" à la direction du Trésor, peut exercer une activité d'associé gérant au sein d'un département d'une banque d'affaires sous réserve qu'il s'abstienne de traiter toute affaire dont il a eu à connaître dans ses fonctions à la direction du Trésor et au cabinet du ministre, ainsi que de conseiller la direction du Trésor. »

Or, quelle est la principale activité de François Pérol pendant l'année 2006 ? Devenu associé gérant de Rothschild, il devient le banquier conseil des Banques populaires pour les aider à marier leur filiale Natexis avec une filiale de la CNCE, dénommée… Ixis, en vue de créer une nouvelle banque d'investissement, baptisée Natixis. En clair, François Pérol fait exactement ce que la commission de déontologie lui a interdit de faire : s'occuper du dossier des Caisses d'épargne et d'Ixis.

Selon l'enquête de Mediapart, ce n'est pas lui le véritable initiateur du projet. C'est le patron de la banque, David de Rothschild, qui est ami avec Phlippe Dupont, le patron des Banques populaires : tous deux chassent ensemble. Mais très vite, David de Rothschild passe la main à sa recrue, François Pérol, qui est ensuite épaulé dans l'opération par une autre grande figure de la banque, François Henrot.

À l’époque où nous avions mené cette enquête, nous avions même donné une évaluation des gains personnels que François Pérol avait perçus du fait de son implication comme associé gérant chez Rothschild dans le dossier Natixis en 2006 : de 1,5 à 2 millions d’euros (lire Natixis : les fabuleux honoraires de François Pérol).

Puis, à partir de 2007, de nouveaux mails viennent éclairer le rôle de François Pérol, qui officie désormais à l’Élysée comme secrétaire général adjoint. Sa mission, telle qu’il la conçoit, est-elle seulement d’éclairer les choix du nouveau président de la République, ou entend-il peser lui-même sur certains choix économiques et exercer l’autorité publique sur certaines banques ? Un premier mail de François Sureau à Charles Milhaud, en date du 29 mai 2007, juste quelques jours donc après la victoire de Nicolas Sarkozy, suggère clairement que la seconde hypothèse est la bonne. Dans ce mail, l’avocat raconte en effet qu’il vient de rencontrer longuement François Pérol et que ce dernier semble disposé à apporter son appui à une très grande opération engageant l’avenir des Caisses d’épargne, opération qui pourrait aller jusqu’à une « démutualisation totale ou partielle ». Ce mail est le seul que nous avions dans le passé déjà évoqué (lire La justice va décider si l’affaire Pérol sera ou non étouffée) et c’est sans doute, pour François Pérol, l’un des plus embarrassants.

Si François Pérol devait être renvoyé en correctionnelle – comme c’est probable –, ce mail risque en effet de prendre une grande importance. Car il constitue un indice, parmi de nombreux autres, que François Pérol n’a pas seulement éclairé le chef de l’État sur l’onde de choc de la crise financière qui commence au même moment et son impact sur les Caisses d’épargne. Non, pour cette banque, il caresse un projet très particulier, celui d’une « démutualisation ». Il s’agit, en somme, de transformer l’établissement en une banque privée ordinaire. Véritable chiffon rouge dans l’univers mutualiste, ce projet suggère que François Pérol a donc une vision bien à lui de l’avenir des Caisses d’épargne.

Dès qu’il a vent que l’Élysée caresse ce sulfureux projet, le patron des Caisses d’épargne, Charles Milhaud, qui lui-même a le projet caché de rapprocher le plus possible son établissement du monde de la finance privée, trépigne d’impatience et presse François Sureau de venir le voir au plus vite pour lui raconter en privé ce que François Pérol a dans la tête.

Au même moment, un autre mail de François Sureau à Charles Milhaud vient confirmer que le véritable centre de commandement de la politique économique française, c’est à l’Élysée qu’il se situe, et que François Pérol en est la tête de proue. Cette fois, c’est certes d’un autre dossier dont il s’agit, celui de la CNP. Le patron des Caisses d’épargne rêve de dépouiller la Caisse des dépôts de sa participation dans le groupe public d’assurances, et François Sureau lui explique que c’est encore une fois par François Pérol qu’il faut inévitablement passer pour obtenir gain de cause.

Le 5 juin 2007, François Sureau envoie ainsi un mail à Charles Milhaud. Il lui raconte qu’il vient encore une fois de rencontrer François Pérol et qu’il s’est entretenu avec lui du dossier de la CNP et des visées sur elle des Caisses d’épargne. Le mail s’arrête sur de nombreux détails, mais c’est surtout le sentiment qui s’en dégage qui est important : le propos de l’avocat fait clairement comprendre que François Pérol a la haute main sur la décision publique et que c’est lui qu’il faut convaincre.

Dans cette correspondance, François Pérol apparaît donc clairement comme celui, au sein de l’État, qui est à même de prendre les décisions les plus importantes, et si les Caisses d’épargne souhaitent mettre la main sur la CNP – elles n’y parviendront finalement pas –, elles savent que la clef de la décision, c’est François Pérol qui la détient. Le ministère des finances n’est pas même évoqué, comme s’il n’avait pas droit à la parole.

Mais dans leurs longues investigations pour percer les mystères de l’affaire Pérol, les policiers ne se sont pas intéressés qu’aux mails échangés par François Sureau, François Pérol et Charles Milhaud. D’autres mails sont aussi tombés entre leurs mains, qui les ont tout autant intéressés. Dans les premières semaines du quinquennat de Nicolas Sarkozy, Charles Milhaud reçoit ainsi d’autres conseils par mail, que lui adresse par exemple Jean-Marie Messier. Sarkozyste bon teint lui aussi, il a été embauché comme banquier d’affaires par Charles Milhaud, pour l’aider en certaines missions ou lui ouvrir des portes dans les sommets du pouvoir.

Or, là encore, dans les correspondances électroniques entre les deux hommes, qui parviendront ultérieurement entre les mains de la justice, transparaît le fait que François Pérol est un passage obligé pour toutes les grandes décisions. Dans plusieurs mails, l’un du 25 juin 2007, l’autre du 27 juin, Jean-Marie Messier évoque ainsi le projet de création d’un grand pôle de presse et de télévision dans le sud de la France – projet qui intéresse les Caisses d’épargne –, et à chaque fois, il fait comprendre que toute décision passera par François Pérol.

Dans un autre mail, le 23 septembre 2007, Jean-Marie Messier, qui est chargé lui aussi de plaider auprès de François Pérol la cause des Caisses d’épargne dans le dossier de la CNP, rend compte de ses démarches auprès de son interlocuteur à l’Élysée, et il a une formule qui laisse entendre que c’est François Pérol qui décide de tout.

Mis bout à bout, tous ces mails sont donc autant d’indices qui font clairement apparaître que François Pérol n’a pas un rôle habituel de conseiller à l’Élysée, mais qu’il occupe une véritable fonction de commandement au sommet de l’État. Dans un procès-verbal établi par une commissaire de la Division nationale d’investigations financières et fiscales (DNIFF), en date du 16 novembre 2012, ces mails ont d’ailleurs fait l’objet d’une analyse. Leurs extraits les plus significatifs sont ainsi passés en revue avec à chaque fois, en gras, les citations les plus importantes révélant le rôle central de François Pérol, omniprésent dans tous les dossiers qui concernent les Caisses d’épargne.

En bref, ce sont bel et bien ces mails, parvenus fortuitement sur le bureau du juge d’instruction, qui risquent de contribuer au renvoi de François Pérol devant un tribunal correctionnel, afin d'y être jugé pour prise illégale d’intérêt.

Bientôt, le troisième volet de notre enquête : quand un banquier passe aux aveux (3/3)

BOITE NOIREDepuis 2008, Mediapart a consacré pas loin de 150 enquêtes à la crise des Caisses d'épargne puis à l'affaire du pantouflage de François Pérol, qui a conduit à sa mise en examen pour prise illégale d'intérêt. À l'origine de très nombreuses révélations, nous avons fait l'objet de onze plaintes en diffamation, avec constitution de partie civile, de la part de l'ancienne direction des Caisses d'épargne emmenée par Charles Milhaud, à la suite de quoi François Pérol a ajouté une douzième plainte, après que nous avons révélé qu'il quittait l'Élysée pour prendre la direction de cette banque dans des conditions controversées. Edwy Plenel, en qualité de directeur de la publication de Mediapart, et l'auteur de ces lignes en qualité d'auteur des enquêtes ont donc été mis en examen à l'époque à douze reprises.

Mais finalement, à quelques jours du procès, les plaignants ont redouté la confrontation judiciaire au cours de laquelle nous entendions établir la véracité des faits et l'honnêteté de notre travail, et ont retiré leurs plaintes. Pour finir, Mediapart a donc engagé contre eux une procédure pour poursuites abusives et a obtenu réparation. On trouvera un compte rendu de cette confrontation judiciaire notamment dans ces deux articles : Mediapart gagne son procès contre les Caisses d'épargne et Caisses d'épargne : un jugement important pour la liberté de la presse.

Cette histoire des Caisses d'épargne croise aussi la mienne. C'est à la suite de la censure d'un passage de l'une de mes enquêtes sur les Caisses d'épargne, du temps où j'étais éditorialiste au Monde, que j'ai pris la décision à la fin de 2006 de quitter ce quotidien. À l'époque, j'avais cherché à comprendre les raisons de cette censure et j'avais découvert que le président du conseil de surveillance du Monde, Alain Minc, était aussi secrètement le conseil rémunéré du patron des Caisses d'épargne, auquel il demandait par ailleurs des financements pour renflouer Le Monde. J'ai raconté l'histoire de cette censure au début de mon livre Petits conseils (Stock, 2007), et dans la vidéo suivante : Pourquoi je rejoins Mediapart.

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A Chanteloup, la police est accusée de racisme et d'intimidations

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Un œuf qui s'écrase sur un blouson de policier et c'est la prison. À Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), on ne plaisante pas avec les autorités. Le jeune C., 24 ans, en a fait les frais. Il s'est vu condamné, en mars dernier, à quatre mois de détention pour avoir jeté un œuf sur un policier du haut de sa fenêtre, soit la peine maximale pour une personne qui n'a pas déjà été condamnée. Tout le monde se demande pourquoi ce jeune homme marié, décrit comme « discret », « sans problèmes », technicien chauffagiste en CDI et au casier judiciaire vierge, a fait quatre mois derrière les barreaux. Pour sa sœur, qui a défendu sa cause auprès de la police, du préfet, du procureur et de la Ligue des droits de l'Homme, c'est on ne peut plus clair : « Il a servi d'exemple. »

Neuf mois après les faits, les habitants de la cité de la Noé (qui représente plus de 60 % des habitants de la ville) ont plus que jamais du mal à avoir confiance en la police et en la justice. Malgré l'enquête de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) diligentée par le procureur de la République de Versailles, Vincent Lesclous, censée faire la lumière sur la régularité des quatre interpellations du 16 mars 2014, les tensions n'ont fait que s'exacerber. 


C'est lors d'un beau dimanche ensoleillé, le 16 mars 2014, que des grenades lacrymogènes ont atterri dans le jardin d'enfants, à quelques mètres de la mosquée. Vers 16 heures, le contrôle manqué d'un véhicule se solde par la fuite de son conducteur. La patrouille de la BAC s'apprête à lever le camp, « de peur que la situation ne dégénère en raison de la présence d'une quinzaine de jeunes », mais aperçoit l'auteur d'un vol de sac à main perpétré la veille. Malgré la tension, l'unité de la brigade anti-criminalité intervient. Prise à partie, la police devient la cible de « divers projectiles » et appelle des renforts, qui entourent la cité. Pour les habitants qui n'ont pas suivi le déroulé des faits, Chanteloup est assiégée. Aux pavés, les forces de l'ordre répondent par les grenades lacrymogènes et les tirs de Flash-Ball. L'engrenage est en place.

Une des pierres lancées en direction de la police atteint et blesse un brigadier-chef. L'auteur est aussitôt interpellé. C'est à ce moment précis que C. aurait décidé de lancer, d'après son témoignage, un seul œuf qui vient s'écraser sur le dos d'un des gardiens de la paix. L'arrêt de la cour d'appel de Versailles du 28 mars décrit la scène : « deux policiers déclaraient avoir formellement vu un individu de type nord-africain (…) jeter des œufs depuis sa fenêtre du quatrième étage dont l'un venait s'écraser sur le dos du gardien de la paix, ce qui, aux dires de ce dernier, lui provoquait une vive douleur. » Ni une ni deux, la police grimpe dans l'immeuble et fonce chez le lanceur.

Dans l'agitation de la première interpellation au bas de l'immeuble, le flagrant délit du lancer d'œuf ne va pas de soi. Les versions diffèrent. Selon sa sœur, C. n'aurait lancé qu'un seul œuf pour détourner l'attention de la police et il n'aurait pas été vu. Mais grâce au témoignage de sa voisine, que plusieurs habitants décrivent comme une indic', les deux policiers parviennent à l'identifier. Dans la cité, personne n'y croit et tous gardent en mémoire l'interpellation du jeune C. en bas de chez lui, en chaussettes et portant des traces de sang. 

Bilan des heurts de ce 16 mars : quatre personnes sont interpellées, six policiers sont blessés dont celui qui a reçu l'œuf  (un jour d'interruption de travail), plusieurs habitants affirment aussi avoir été injustement pris pour cible par des tirs de Flash-Ball. Le 18 mars, soit deux jours après les quatre interpellations, la juge des libertés et de la détention, Florence Perret, ordonne quatre mois de détention pour tout le monde, avec ou sans casier. Questionnée aujourd'hui sur le pourquoi d'une telle rigueur, cette dernière dit ne plus se souvenir de l'événement : « J’ai jugé une centaine de personnes depuis, six mois c’est de l’archéologie. »

« Tous les jours ils nous provoquent »« ils cherchent à inventer des faits pour couvrir leurs bavures »« ils nous parlent comme à des chiens. » Ces témoignages qui accusent les policiers sont ceux que la Ligue des droits de l'Homme a recueillis, de juin à octobre 2014, à Chanteloup-les-Vignes. Stigmatisation, insultes, racisme ressortent d'une longue série de déclarations anonymes. Depuis les tensions observées en mars 2014, une section de la Ligue des droits de l'Homme s'est installée dans la cité et tient une permanence une fois toutes les deux semaines. Le but est de recenser les témoignages des habitants qui ne veulent plus se confier à la police, « celle-là même qui nous insulte et nous menace ».

Au centre social situé à l'entrée de la ville, jeunes et moins jeunes se retrouvent pour regarder sur un écran plat les matchs de foot du PSG. Quand leur équipe favorite n'est pas à l'affiche, les langues se délient. « Vous inquiétez pas pour nous, on se débrouillera avec les flics comme on l'a toujours fait », lance un des plus âgés du groupe. « Il n'y a plus de police de proximité, glisse de sa voix rauque le responsable du centre social, Thomas Mendy. Avant, quand il y avait une arrestation, la police allait chercher la personne concernée chez elleAujourd'hui, y a plus de respect, ils défoncent les portes. » « On nous arrête dans la rue et on nous tutoie systématiquement, c'est pas normal », déplore l'un des plus jeunes du groupe.

Yazid Kherfi, l'un des premiers médiateurs de Chanteloup-les-Vignes, devenu depuis consultant en prévention urbaine, explique ces tensions par le manque de formation des policiers : « On a l'impression qu'ils sont moins professionnels qu'avant, mais c'est parce qu'ils sont jeunes et mal encadrés. » Selon lui, les policiers à Chanteloup n'ont qu'une idée en tête quand ils débutent : quitter la zone le plus vite possible.

Place du Pas, lieu de la première interpellation du 16 mars.Place du Pas, lieu de la première interpellation du 16 mars. © Yannick Sanchez

Parcourant les cités depuis plus de vingt ans, Yazid Kherfi est devenu un observateur privilégié des évolutions de la police. Lui, l'ancien braqueur qui s'était rendu aux autorités françaises après une cavale de trois ans en Algérie dans les années 1980, est devenu le spécialiste des rencontres entre jeunes des cités et policiers de la BAC (voir l'article de Libération du 17 janvier 2000 qui raconte une de ces rencontres à Chanteloup). Pour ce médiateur nomade qui connaît bien le commissaire du secteur de Chanteloup-les-Vignes, l’idéal serait de remettre en place des polices de proximité, seules à même de retisser des liens de confiance avec les habitants. « La police aujourd'hui n’intervient que lorsqu’il y a des problèmes, constate-t-il. Il faudrait qu'elle intervienne également en temps de paix. » 

Yazid Kherfi est loin d'être le seul à faire un tel constat. Nombreux sont ceux qui disent regretter la fin de la police de proximité depuis 2003. Mais pour le préfet des Yvelines Erard Corbin de Mangoux, ancien conseiller de Sarkozy et patron de la DGSE, tout est normal : « La police aujourd’hui sur le quartier se déplace normalement. Les relations s'améliorent, nous n'avons eu à subir depuis neuf mois que trois jets de cailloux et aucune violence sur les policiers. » C'est sans compter l'incendie, en mai dernier, d'une des écoles où, comme l'avait pointé un journaliste du Monde dans un article dont toute la cité parle encore, la police se planquait depuis des mois pour démanteler un trafic de drogue.

Les témoignages que récolte la Ligue des droits de l'Homme sont pourtant de plus en plus préoccupants : « Depuis qu’ils ont attrapé toutes ces personnes, cela a basculé, on ne peut plus vivre, affirme un jeune, venu témoigner spontanément. La police est partout derrière nous. Ils viennent nous narguer, ils disent : alors, il n’y a plus personne dans cette ville, bande de bamboulas, sales Noirs, etc. » Ancien maire de la ville (de 1983 à 2009), l'UMP Pierre Cardo s'inquiète lui aussi du fait que plusieurs habitants qui étaient favorables à l'action de la police lui ont depuis rapporté des abus. 

À la suite du 16 mars, une réponse avait dû être trouvée pour contenir la colère des Chantelouvais. Plusieurs bâtiments, dont le commissariat et la maison de l'emploi, avaient été dégradés le soir même. Sous la pression de plusieurs élus et habitants de la cité, une enquête de l'IGPN avait été diligentée par le procureur de Versailles, Vincent Lesclous, pour vérifier la régularité des interpellations.

« Tous les habitants qui le souhaitaient ont été entendus et de larges appels à se manifester ont été lancés », assure ce dernier. Problème, neuf mois plus tard, la quasi-totalité des personnes concernées n'ont jamais eu les résultats de cette enquête. Ni le « lanceur d'œuf » et sa famille, ni l'ancien député et maire Pierre Cardo, ni le président de la mosquée qui avaient témoigné auprès de l'IGPN. Même le préfet des Yvelines se défend d'y avoir eu accès : « Elle est terminée, je ne l’ai pas eue, je n’ai pas à l’avoir. Elle ne m’appartient pas, elle est dans la procédure judiciaire. » 

Au sujet de la procédure, le procureur Vincent Lesclous s'en remet à la novlangue juridique : « Je n'ai été saisi d'aucune demande de communication de la procédure et aucune plainte avec constitution de partie civile n'a été déposée. Cette procédure étant très volumineuse et d'autre part juridiquement non publique, je ne peux vous l'adresser. » Du côté de la défense de C., maître Roxane Salas rejette l'argument de la constitution de partie civile puisque « l’enquête IGPN a été classée pour absence d’infraction de la police » affirme-t-elle. Le dossier sommeille donc dans un des tiroirs du tribunal de grande instance de VersaillesCurieusement, seule la maire de la ville (UMP) Catherine Arenou semble avoir eu vent des conclusions de l'enquête. « Ils ont reconnu après coup que cette interpellation était inutile », affirme-t-elle. 

La place où les grenades lacrymogènes ont atterri, le 16 mars 2014.La place où les grenades lacrymogènes ont atterri, le 16 mars 2014. © Yannick Sanchez

Pour les habitants, la déception est grande. « On a cru qu’on allait nous rendre justice mais cette enquête, c’était comme s’ils nous avaient jeté des cacahuètes pour nous calmer », assène Ilham Benarouia. « On avait réussi à tempérer les envies d'en découdre de certains en expliquant qu'une enquête de la police des polices allait avoir lieu, explique l'ancien député et maire (UMP) de la ville, Pierre Cardo, resté aux manettes de la commune pendant près de trente ans. Mais ils se sont foutus de nous. C'était de la poudre aux yeux. » Même avis du côté du conseiller municipal d'opposition Youssef Abdelbahri, qui avait également témoigné auprès de l'IGPN : « Si seulement on avait su qu'il fallait se constituer partie civile pour avoir les résultats de l'enquête, évidemment on l'aurait fait. »

Pendant ce temps, les abus de certains policiers continuent d'être recensés par la Ligue des droits de l'Homme. « Au pied d'une tour, la police a écrit : “la bande des dos argentés” », témoigne le conseiller municipal d'opposition Youssef Abdelbahri, assimilant les jeunes à des singes, par une référence aux gorilles qui, en vieillissant, développent un pelage argenté sur le dos. « Moi-même j'ai déjà été contrôlé d'une étrange manière, affirme-t-il. Alors qu'un soir je sortais de l'association Baby Loup, une C4 sans phares s'approche de moi. Un homme qui pointe un Flash-Ball dans ma direction me demande si je suis de Chanteloup. Vous imaginez qu'on puisse contrôler quelqu'un de cette manière en plein Paris ? » s'insurge-t-il.

« C’est certain qu’il y a des policiers qui sont connus pour se comporter de manière anormale, déclare la maire Catherine Arenou. Mais il faut se mettre à leur place, quand ce sont des nouvelles équipes qui viennent la nuit, une partie d'entre eux sont terrorisés. » L'ancien député et maire Pierre Cardo s'interroge toujours sur les événements du 16 mars et leurs conséquences : « Ce jeune a été incarcéré sans motif réel et sérieux. Franchement, quel intérêt y avait-il à garder ce gamin quatre mois en détention ? À moins de vouloir en faire un terroriste », dit-il, interloqué. Ce qu'il craint le plus aujourd'hui est que de nouveaux affrontements voient le jour.

BOITE NOIRELa Ligue des droits de l'Homme nous a alertés sur une série de témoignages faisant état de violences policières à Chanteloup-les-Vignes. Pour vérifier ces témoignages, je me suis rendu là-bas à trois reprises, entre le 10 et le 20 décembre. Nous n'avons pas obtenu de réponse de la part de l'état-major du commissariat de police de Conflans-Sainte-Honorine pour interviewer le commissaire, M. Aymeric Saudubray, qui s'était dit d'accord pour un entretien. Mis à part le procureur Vincent Lesclous qui a répondu à nos questions par courrier électronique, toutes les personnes citées dans cet article ont été rencontrées de visu ou contactées par téléphone.

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Le nouveau dispositif de surveillance du net prêt à entrer en vigueur

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Le gouvernement a publié, à la veille de la fête de Noël, le décret d’application du controversé article 20 de la loi de programmation militaire (LPM) adoptée il y a un an et visant à renforcer la surveillance d’internet, comme le rapportait dès vendredi 26 décembre le site NextInpact.

Définitivement adoptée le 10 décembre 2013, la LPM vise à encadrer, mais également, au passage, à renforcer les pratiques de surveillance d’internet des services de renseignements français. L’article 20 notamment pérennise un dispositif voté en 2006, de manière temporaire pour faire face à la menace terroriste, sous l’impulsion du ministre de l’intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy.

Ce texte ouvre la possibilité aux services antiterroristes de consulter les « données de trafic » sur simple avis d’une personnalité qualifiée « placée auprès du ministre de l’intérieur », le contrôle de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) ne s’effectuant plus qu’a posteriori. Il comporte cependant une clause de renouvellement de trois ans, obligeant le gouvernement à régulièrement le reconduire.

© Reuters

Au prétexte de fusionner le dispositif de 2006 et le régime général des écoutes administratives afin de le pérenniser, l’article 20 de la LPM étend tout d’abord les cas permettant de demander la transmission des communications informatiques et de leurs métadonnées. Outre la prévention du terrorisme, sont désormais concernées les recherches liées à « la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France (…), de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous ». De plus, désormais, ce ne sont plus seulement les agences dépendant du ministère de la défense et de l’intérieur qui ont la possibilité de demander la collecte de données, mais également le ministère de l’économie et toutes ses administrations, comme Tracfin ou les douanes.

Encore plus inquiétant, la loi permet désormais d'obliger les hébergeurs et les fournisseurs d’accès à fournir les données « en temps réel » et sur « sollicitation du réseau ». Une formulation particulièrement vague, qui peut laisser craindre un dispositif de collecte des données branché directement sur les réseaux. Seule concession du législateur, le texte prévoit que la personnalité qualifiée chargée de valider les demandes d’interception dépendra, à compter du 1er janvier prochain, du premier ministre.

Le décret d’application signé le 24 décembre précise les modalités de nomination de cette « personnalité qualifiée ». Celle-ci, ainsi que les adjoints qui lui seront affectés, sera désignée par la CNCIS parmi une liste de noms établie par le premier ministre. Une fois en place, elle sera chargée d’examiner les demandes d’interception déposées par un service de l’État puis de les transmettre à l’hébergeur ou l'opérateur concerné. Les mises sur écoutes devront être autorisées, pour une durée maximale de 30 jours renouvelable, « par décision écrite du premier ministre ou des personnes spécialement désignées par lui ».

Concernant les données pouvant être collectées, le décret les limite aux « données d’identification » de l’utilisateur ainsi que les « métadonnées », c’est-à-dire les données d’un fichier permettant de connaître son auteur, sa date de création, de modification, éventuellement à qui il a été envoyé, par qui… Mais on apprend, dans une délibération de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) datée du 4 décembre et également récemment publiée au Journal officiel, que le gouvernement en espérait bien plus. En effet, une première version du décret prévoyait de permettre la collecte des « informations et documents, “y compris” les données limitativement prévues par le cadre juridique en vigueur ». Mais la CNIL a estimé que « cette formulation pourrait être interprétée comme permettant un élargissement des données pouvant être requises par rapport à celles pouvant actuellement être demandées aux opérateurs ».

Finalement, le texte limite « les informations et documents » pouvant être collectés, « à l’exclusion de tout autre », à une liste fixée par trois textes : les articles R10-13 et R10-14 du Code des postes et des communications électroniques, ainsi qu’à l’article 1erdu décret du 25 février 2011 relatif à la conservation et à la communication des données permettant d’identifier toute personne ayant contribué à la création d’une contenu mis en ligne. Cette liste comporte, notamment, les identités et adresses d’un abonné, l’identifiant de la connexion, les mots de passe, les dates et heures de connexion, les caractéristiques de la ligne de l’abonné, les adresses internet et comptes associés, les éventuels paiements…

La CNIL est par contre plus sévère concernant la possibilité de « sollicitation du réseau » « en temps réel » ouverte par la LPM, une notion encore une fois floue qui avait suscité de nombreuses inquiétudes. Or, souligne la commission, « les débats parlementaires incitaient à penser que cette disposition se limitait exclusivement à l'utilisation de la géolocalisation ». Mais, depuis, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDN) a « infirmé cette position en indiquant qu'il convenait que les dispositions réglementaires ne soient pas figées dans le temps au regard des évolutions technologiques ». « Au regard des risques potentiels en matière de protection de la vie privée et de protection des données personnelles », poursuit la CNIL, « la commission ne peut que regretter que le projet de décret ne permette pas de définir précisément et limitativement le périmètre de ce nouveau type de réquisition. »

Il y a un peu plus d’un an, peu après la promulgation de la LPM, le gendarme des données personnelles avait déjà fait part de ses inquiétudes. Dans son communiqué, la CNIL regrettait « de ne pas avoir été saisie de ces dispositions par le gouvernement lors de l’examen du projet de loi ». Elle s’inquiétait également « que le recours à la notion très vague “d’informations et de documents” traités ou conservés par les réseaux ou services de communications électroniques, semble permettre aux services de renseignement d’avoir accès aux données de contenu, et non pas seulement aux données de connexion ». Pour la CNIL, « une telle extension, réalisée dans le cadre du régime administratif du recueil de données de connexion, risque d’entraîner une atteinte disproportionnée au respect de la vie privée ».

Dans sa délibération, la CNIL souligne par ailleurs que, même une fois définitivement entrée en vigueur, c’est-à-dire une fois la « personnalité qualifié » nommée, la LPM risque de faire l’objet de contestations judiciaires. Au mois d’avril dernier, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a invalidé la directive européenne sur les données personnelles, mettant ainsi potentiellement dans l’illégalité le dispositif de la LPM qui prévoit que les données pourront être conservées pour une durée maximale de trois ans. « Cet arrêt », écrit la CNIL, « conduit à s'interroger sur le risque d'inconventionnalité des dispositions de la loi de programmation militaire. Au-delà de ce champ d'application spécifique, la commission relève que les données détenues par les opérateurs qui peuvent être demandées sont de plus en plus nombreuses, sont accessibles à un nombre de plus en plus important d'organismes, sur réquisitions judiciaires ou administratives ou en exécution d'un droit de communication, et ce pour des finalités très différentes. »

Une autre salve de mises en garde est récemment venue de la CNCIS même, l’autorité chargée de contrôler les demandes d’interception. Lors de son audition, à la mi-novembre, par la Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique de l’Assemblée nationale, son nouveau président Jean-Marie Delarue a dressé un état des lieux inquiétant du dispositif de contrôle actuel qui, selon lui, « n’est pas satisfaisant ». L’ancien contrôleur général des lieux de privation, nommé à la tête de la CNCIS au mois de juin dernier par François Hollande, a notamment regretté que son institution a été dépossédée de son droit de regard prioritaire au profit de cette « personnalité qualifiée », « dont les qualités personnelles ne sont pas en doute mais sur l’indépendance de laquelle on peut légitimement s’interroger ». « Il a été reconnu en ce domaine le contrôle de la CNCIS », précise-t-il, « mais c’est un contrôle a posteriori et c’est la personnalité qui donne toutes les autorisations nécessaires. Je le regrette. »

Plus généralement, Jean-Marie Delarue s’est inquiété de la banalisation de la collecte des métadonnées à laquelle l’article 20 de la LPM ouvre la voie. Alors que celle-ci est souvent présentée comme plus respectueuse de la vie privée des personnes qu'une mise sur écoute classique, collectées de manière systématique, ces métadonnées sont souvent bien plus intrusives que la simple écoute de communications. De nombreux documents dévoilés par Edward Snowden ont d’ailleurs montré qu’elles faisaient l’objet de campagnes d’interception massives de la part de la NSA et de ses partenaires, parmi lesquels la France. « Je suis personnellement persuadé que la saisie répétitive et portant sur des domaines étendus de métadonnées révèle autant en matière de contenant que la saisine de certains contenus, a témoigné Jean-Marie Delarue devant la commission. Elle révèle d’autant plus que, bien entendu, ceux qui pensent être l’objet d’interceptions de sécurité sont en général discrets dans leurs propos. La saisine de contenant parle beaucoup plus que ce qu’ils peuvent dire au téléphone. »

Le président de la CNCIS plaide ainsi pour que les métadonnées bénéficient de la même protection que les communications elles-mêmes, et appelle à réformer la loi dans ce sens. « On a justifié ces différences, entre les interceptions de sécurité et les métadonnées, et donc différences de procédure, en disant : les secondes sont moins intrusives que les premières. (…) Cette façon de considérer comme des degrés de moindre intrusion la saisie de métadonnées n’est pas pour moi un très bon calcul. Et par conséquent, les choses doivent évoluer sur ce point, a-t-il déclaré lors de son audition. Il faut donner à toute espèce de contrôle des garanties d’indépendance et ces garanties pour moi n’existent pas dans toutes les procédures actuelles. » « Donc, je pense (…) que l’évolution de la loi est nécessaire. »

C’est à une véritable réforme renforçant les droits des citoyens que le nouveau président du CNCIS appelle. « Notre société est plus sensible au besoin de sécurité. (…) Les composantes de la menace se sont modifiées avec une dimension terroriste qui n’existait pas en 1991. La criminalité internationale a renforcé son efficacité si je puis dire. Et puis, comme on le sait, les moyens de communication, je n’ai pas besoin de vous l’apprendre, se sont considérablement développés », a expliqué Jean-Marie Delarue. « Si les données changent, naturellement, (…) les services s’adaptent aussi. Et le risque est grand de voir se développer de nouvelles approches plus ou moins intrusives sans dispositions législatives et donc sans les garanties qui entourent les interceptions de sécurité. »

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Les vœux de courage de François Morel

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Après Stéphane Hessel en 2010, Moncef Marzouki en 2011, Édouard Martin en 2012, Ariane Mnouchkine en 2013, c’est en compagnie de l’acteur, chanteur et chroniqueur François Morel que nous avons souhaité finir l’année 2014. François Morel (dont le site personnel est ici et la biographie là) a fait ses débuts dans la troupe de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff, ainsi qu’au Théâtre du Rond-Point avec Jean-Michel Ribes. Il fut le « Monsieur Morel » des Deschiens sur Canal Plus de 1993 à 2000. Auteur de chansons et chanteur lui-même, il est aussi chroniqueur tous les vendredis matins sur France Inter (à réécouter ici). À partir du 28 janvier et jusqu’au 28 février, il jouera à Paris son dernier spectacle, créé à La Rochelle en 2013, La fin du monde est pour dimanche (les informations ici).

N’hésitez pas à partager ces vœux (qui sont en accès libre) à vos proches, amis et relations. C’est une belle et originale façon de passer d’une année à lautre, en fraternité et solidarité. Toute l’équipe de Mediapart se joint à François Morel pour vous souhaiter à toutes et à tous une année 2015 de courage, de résistance et d’espérance.

Voici le texte des vœux de François Morel, président de la République d’un soir :

Mon cher compatriote,

Je m’adresse à toi pour te présenter mes vœux, mes vœux républicains, amicaux et fraternels, et affectueux, et espiègles, et courts. Je me propose d’être ton président de la République mais juste pendant cinq minutes, j’ai peu d’ambition politique.

Après tout  « Moi, Président », pourquoi pas ? Je ne dis pas que je ferais mieux qu’un autre. Sûrement pas ! Mais ferais-je pire ? On dit que les décisions aujourd’hui nous dépassent, c’est le monde de la finance, le commerce international qui aujourd’hui en France font la pluie et le beau temps. Plutôt la pluie ? Je suis d’accord avec toi.

Donc… « La France, le chômage, la réforme, la modernisation, la  responsabilité, l’éducation, la reprise, l’engagement, la croissance, les plans sociaux, les partenaires sociaux, la crise, les efforts, les impôts, l’emploi… »

À partir de ces quelques mots obligatoires, toi aussi tu peux écrire tes vœux présidentiels aux Français. Tu n’es pas plus bête qu’un autre. Tu n’es pas plus stupide… Bien sûr, tu dois faire attention de ne pas faire de contresens. Ne va pas dire que ta priorité, c’est la reprise du chômage. Ne va pas déclarer que l’augmentation des impôts sera l’objet de tous tes efforts et que tu feras la guerre à l’éducation. Mais enfin, tu dois pouvoir arriver à écrire un discours un peu correct. Ce n’est pas si compliqué.

Enfin, ce n’est pas si compliqué, parce que toi, mon cher compatriote, tu n’es pas obligé de t’y coller tous les ans.

Le problème des vœux présidentiels, c’est qu’aujourd’hui, n’importe qui ayant un ordinateur, un téléphone portable peut avoir accès aux vœux précédents. Ça calme. Dans le temps, quand le Général souhaitait une bonne année 1959, 1960, 1961, personne n’allait comparer ses nouveaux vœux avec ses anciens vœux pour voir si les engagements avaient été ou non tenus, si les déclarations avaient été suivies d’effets. De toutes façons, on discutait assez peu la parole présidentielle. À l’époque de Michel Droit et de l’ORTF, les réseaux sociaux n’existaient pas. Mediapart non plus et Edwy Plenel était imberbe.

Aujourd’hui, le président de la République est quasiment dans la situation d’Élisabeth Teissier faisant ses prévisions astrologiques. De même qu’Élisabeth avait prévu pour DSK une année 2011 « géniale », le président avait annoncé l’an passé que la bataille de l’emploi serait sa préoccupation première. C’est possible. On ne l’a pas spécialement remarqué. Le nombre de chômeurs augmente. La reprise se fait attendre. Les entreprises continuent de fermer les unes après les autres…

Tout ça ouvre un boulevard aérien pour les oiseaux de mauvais augure qui trouvent que c’était mieux avant, quand la peine de mort n’était pas abolie, quand l’avortement était interdit, quand les femmes n’avaient pas le droit de posséder un carnet de chèques, quand la déportation était un moyen comme un autre pour voyager et voir du pays et même quand le maréchal Pétain protégeait les Français israélites avec une efficacité si singulière qu’elle a échappé à beaucoup.

Mon cher compatriote, même si la connerie prospère en même temps que le racisme, le désespoir et le ricanement, tu résistes. Comme tu peux, avec tes moyens.

Car figure-toi, mon cher compatriote, quand je te regarde, je suis dans la position de Louis de Funès observant Bourvil dans Le Corniaud et j’ai envie de dire : « Il m’épate, il m’épate, il m’épate. » Oui, mon cher compatriote, souvent, tu m’épates, tu m’épates, tu m’épates.

Tu montres une vitalité admirable. Je te vois fréquenter les théâtres, les salles de concert, les bibliothèques, les librairies. Je te vois curieux, désireux, impatient de connaître, d’aimer, de partager. Je te vois t’impliquer dans des associations. Je te vois à Manosque, parmi une foule immense, écouter Emmanuel Carrère parler de son dernier livre. Je te vois un peu partout en France, à venir en nombre participer à des festivals, des salons, des forums exigeants. Comme souvent, certains politicards sont à la traîne, critiquent l’élitisme supposé des programmations théâtrales quand le public vient en nombre chercher du sens et du contenu dans des spectacles pas forcément estampillés « vus à la télé ».

Tu m’épates quand je te vois à l’instar de monsieur Saladin refuser l’enlaidissement des entrées de villes polluées par les publicités toujours plus énormes, toujours plus vilaines. Je te vois ne pas baisser les bras quand la plupart des médias distillent la morosité.

Je t’adresse mes vœux mais pas seulement… Je me souhaite de ressembler le plus souvent à cette France joyeuse, vive, éveillée que, plus souvent qu’à ton tour, mon cher compatriote, tu incarnes si bien.

Je nous souhaite, encore pour cette année, mon cher compatriote, bien du courage.

Vive les enfants, les femmes, les hommes ! Et aussi les animaux et les arbres, les chats sauvages, les chiens fidèles et les étoiles filantes !

Vive la beauté et la générosité ! Vive la liberté, la fraternité et l’égalité !

Vive la République pour toutes et tous, la tienne, mon cher compatriote !

La musique des génériques de début et de fin est tirée de Echoes of France, une libre interprétation de La Marseillaise enregistrée à Londres le 31 janvier 1946 par Django Reinhardt et Stéphane Grapelli :

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Cargo à la dérive : la nouvelle stratégie des trafiquants de migrants

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C’est la nouvelle méthode des passeurs en Méditerranée : affréter de vieux cargos, les remplir d’exilés fuyant la guerre, les faire naviguer jusqu’au moment où les membres de l’équipage les abandonnent en pleine mer pour ne pas risquer d’être poursuivis à leur arrivée pour aide au passage illégal. Entre 700 et 900 réfugiés syriens et kurdes viennent d’être victimes de tels trafiquants. Ils étaient à bord d’un cargo, le Blue Sky M, battant pavillon moldave. Le port de départ n'est pas connu, mais il se situe vraisemblablement en Turquie.

Selon les premières hypothèses, les passagers auraient été abandonnés sans vivres, sans eau et sans couvertures. Leur bateau aurait dérivé dans l'Adriatique, jusqu'à l'intervention de la marine militaire italienne, dans la nuit de mardi 30 à mercredi 31 décembre. Quatre personnes seraient mortes pendant la traversée, selon Reuters. Conduits au port de Gallipoli, dans le sud-est de l’Italie, les rescapés ont été pris en charge par les autorités. « Une hécatombe évitée, plus de 900 migrants sauvés sur un navire avec le moteur bloqué faisant route vers les côtes des Pouilles », ont indiqué mercredi matin les garde-côtes italiens sur leur compte Twitter. Sans cela, le navire se serait fracassé contre les rochers, ont-ils affirmé.

Selon le quotidien La Stampa, les migrants en bonne santé ont été amenés dans les gymnases des écoles de la ville, tandis que les autres, en état d’hypothermie et de déshydratation, ont été hospitalisés, parmi lesquels une dizaine de femmes enceintes et une trentaine d’enfants. Les garde-côtes italiens qui ont embarqué sur le navire pour en prendre le contrôle ont révélé que le cargo avait subi des dommages mécaniques et qu’en outre, « l’équipage avait quitté le navire, le laissant sur pilote automatique ».





Mardi, au large de l’île grecque de Corfou, le navire a envoyé un SOS en raison de la présence à bord « d’hommes armés », selon les médias grecs. Alertées, les autorités maritimes du pays ont inspecté le navire. Mais, selon une responsable du bureau de presse de la police portuaire, elles auraient conclu qu’il n’y avait « aucun problème (mécanique) et rien de suspect sur le bateau ». Le Blue Sky M, qui avait pour destination le port de Rijeka, dans le nord de la Croatie, a ensuite changé de cap pour se diriger vers l'Italie, ce qui a provoqué la venue de la marine italienne.

Cet épisode dramatique témoigne de l'activité florissante du trafic de migrants. Revoici un article, publié le 26 décembre 2014, sur les nouvelles stratégies des passeurs :

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En raison de l’afflux de personnes fuyant leur pays aux frontières de l’Europe, ce business mortifère s’est développé le long des routes migratoires, en particulier en Turquie et en Libye, là où la traversée de la Méditerranée impose le recours à des passeurs.

Générant des milliards d’euros de bénéfice chaque année, cette économie illégale a changé d’échelle. Ses acteurs se sont multipliés et professionnalisés. Ils font prendre plus de risques à des candidats au départ prêts à tout pour échapper à la guerre. Cet hiver, contrairement aux années précédentes, ils n'observent pas de trêve, malgré les mauvaises conditions de navigation. Quittant les rives libyennes et turques, des navires surchargés prennent la mer avec à leur bord des familles entières risquant le naufrage. Selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), plus de 207 000 personnes ont traversé la Méditerranée depuis début janvier. Un record : presque trois fois plus qu’en 2011, année qui avait pourtant connu une accélération à la suite de la révolution tunisienne. Cet itinéraire a été le plus meurtrier au monde : 3 419 personnes au moins y ont laissé la vie en 2014.  

Une famille syrienne sauvée en Méditerranée. © Corriere Della Sera (23/09/2014)Une famille syrienne sauvée en Méditerranée. © Corriere Della Sera (23/09/2014)

Pour la première fois cette année, note le HCR, les personnes originaires de pays ravagés par les conflits, Syrie et Érythrée en tête, sont devenues majoritaires sur les bateaux. La misère qui jette sur les routes des générations d’Africains subsahariens n’est plus le principal pourvoyeur d’exilés. Autre changement : les Syriens fuyant les bombes partent avec femmes et enfants (regarder le reportage, diffusé par le Corriere Della Sera le 23 septembre 2014, montrant une opération de sauvetage). Issus des classes moyennes, ils disposent de ressources financières plus importantes que les autres migrants. Médecins, ingénieurs, commerçants, ils refusent d’être enrôlés dans l’armée de Bachar al-Assad ou de rejoindre les troupes de l’État islamique. Les passeurs en profitent pour augmenter les tarifs. En échange de milliers d’euros, voire de dizaines de milliers d’euros, ils leur font miroiter un transfert vers l’Allemagne, la Suède ou les Pays-Bas, les trois destinations les plus en vue.

Selon les estimations de Frontex, l’agence européenne chargée du contrôle des frontières extérieures de l’Union européenne (UE), un convoi maritime entre la Libye et l’Italie rapporte jusqu’à un million d’euros aux organisateurs, sachant qu’une place à bord se négocie de 1 500 à 2 000 euros pour 450 passagers. Avec 4 000 tentatives de passage par semaine, les gains potentiels sont gigantesques. Pour l’ensemble de l’année, ils s’élèvent à plusieurs milliards d’euros : le responsable de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNOCD), Yury Fedotov, a récemment évoqué le chiffre de 7 milliards de dollars (5,7 milliards d’euros) tirés en un an du trafic de migrants.

L’illégalité de la traversée rend ce moment difficile à documenter. Confessions de trafiquants, témoignages de migrants, analyses d’ONG ou d’institutions internationales : les sources sont rares. Ces derniers mois, à l’occasion de leur procès, des personnes poursuivies comme passeurs ont été amenées à décrire leurs activités. C’est le cas d’un Tunisien de 33 ans, Karim El-Hamdi, qui a été interpellé au port de Pozzallo en Sicile, après s’être improvisé commandant d’un navire chargé de migrants. Son témoignage, publié sur le site d’information américain The Daily Beast, montre comment le système s’est restructuré avec l’arrivée des Syriens.

« Les Syriens achètent tout. Cela pousse les trafiquants à proposer plus », a-t-il indiqué aux autorités italiennes. Il liste l’ensemble des « services » que les passeurs font payer. Le tarif de base varie entre 1 000 et 2 500 dollars. Tout le reste vient en plus : 200 dollars pour un gilet de sauvetage ; 100 dollars pour des bouteilles d’eau et des boîtes de conserve de thon ; 200 dollars pour une couverture ou un vêtement de pluie ; 200 à 300 dollars pour une place, qualifiée de « première classe », sur le pont du bateau – les soutes sont la « troisième classe » ; 300 dollars pour un appel sur le téléphone satellite Thuraya ; plusieurs centaines de dollars pour obtenir un contact en Italie susceptible de vous conduire à destination.

Les filières s’organisent en fonction de cette nouvelle « demande ». Frontex estime que la Libye est l’une des plaques tournantes : les « gangs criminels » quadrillent le pays, au point qu’il n’est pas possible de se déplacer sans eux. Ils recrutent, selon l’agence, d’anciens migrants, s’appuyant sur leurs connaissances linguistiques, pour les mettre en lien avec les candidats au passage. Ce business alimente tout un commerce, à Tripoli ainsi que dans les villes côtières de départ : les migrants paient cher pour loger dans des maisons en ruine, des hôtels pourris ou des hangars décrépis, pour se nourrir et pour leurs achats du voyage.

Les têtes de réseaux recherchent les intermédiaires susceptibles d’assurer le transport. Les passeurs poursuivis devant les tribunaux italiens sont ainsi souvent des seconds couteaux. Karim El-Hamdi affirme qu’il est devenu trafiquant accidentellement. Migrant lui-même, et cherchant à rejoindre l’Europe, il s’est vu proposer 1 500 dollars pour conduire un bateau alors qu’il se trouvait dans un café en Libye. Comme lui, beaucoup d’exilés monnaient leur savoir-faire en cours de route. Plus le risque est grand, plus il est rémunérateur. À Calais, ouvrir et fermer les portes des camions rapporte quelques euros ; de même, à Paris, acheter les billets de train à la place de ses compatriotes est considéré comme un moyen de gagner un peu d’argent. Parfois cela se termine au poste de police – et le cas échéant par des condamnations pour aide au passage.

Des morts par milliers aux portes de l'Europe. © MigreuropDes morts par milliers aux portes de l'Europe. © Migreurop

En mer, les passeurs ont plusieurs options pour éviter de se faire arrêter : soit abandonner leur bateau avant qu’il ne soit intercepté en fuyant sur un canot de sauvetage, soit faire passer pour des trafiquants des migrants ordinaires. C’est ce qu’a tenté de faire, en vain, un autre passeur, nommé Khaled Ben Salem, Tunisien de Sfax, accusé d’avoir été le capitaine du navire qui a coulé au large de Lampedusa le 3 octobre 2013, causant la mort de 363 personnes. Un voyage qui, selon les calculs du journaliste de L’Espresso Fabrizio Gatti, a rapporté 790 000 dollars (environ 646 000 euros) aux trafiquants, une fois déduits l’ensemble des « frais », à savoir le chalutier, les réserves de fioul, le transport en camion des passagers et la rémunération des hommes à la barre. Des mineurs seraient aussi de plus en plus souvent aux manettes, pour réduire les peines de prison encourues.

Le trafiquant qui a reçu le Guardian au cours de l’été 2014 dans son appartement de Zouara, ville libyenne située à proximité de la frontière tunisienne d’où partent la plupart des embarcations, est d’un autre calibre. Lui ne navigue pas : il reste à terre pour organiser les voyages à destination de Lampedusa, l’île italienne la plus proche. Encore en activité, il explique la « rationalité » d’une affaire qui lui rapporte au moins un million de dollars par semaine. Sa fortune, il assure la devoir au chaos politique dans son pays. Depuis la mort de Mouammar Kadhafi, l’effondrement de l’État laisse les frontières maritimes – mais aussi terrestres – sans surveillance.

« Jusqu’à présent, aucun des bateaux que j’ai rempli de migrants n’a fait naufrage », se vante-t-il, estimant que cela « lui garantit un bon crédit » auprès des personnes qui font appel à lui. « Je ne suis pas un criminel, j’offre un service », insiste-t-il. Cette industrie est pourtant impitoyable. Frontex observe que la multiplication des traversées s’est accompagnée d’une brutalité accrue des passeurs. Un navire aurait ainsi été coulé délibérément au large de Malte début septembre, après que les passagers – des Syriens, des Palestiniens, des Égyptiens et des Soudanais – ont refusé d’être transférés sur des embarcations plus petites. Cinq cents personnes se sont noyées. Les migrants disent fréquemment être battus – le cas d’un homme poignardé à mort a été signalé. Il arrive, selon les témoignages, qu’ils se fassent tirer dessus et que les corps soient jetés par-dessus bord.

La Libye n’est pas la seule voie d’entrée dans l’UE. La Turquie est tout aussi empruntée. Elle l'est même de plus en plus selon Frontex, qui observe que ce pays est désormais préféré à la Libye où la traversée est jugée trop dangereuse. Plus de 815 000 Syriens y ont trouvé refuge depuis le début de la guerre. Certains y restent, d’autres poursuivent leur chemin au bénéfice des passeurs. Des quartiers d’Istanbul, comme Aksaray et Tarlabasi, s’organisent autour de ce commerce (chambres d’hôtel, travail au noir, etc.). Depuis qu’un mur sépare la Turquie de la Grèce le long de la rivière Evros, la route s’est réorientée vers la mer Égée. Les départs se font depuis Izmir ou Marmaris, à bord de bateaux pneumatiques. La traversée étant plus courte et moins risquée qu’à partir de la Libye, les tarifs sont plus élevés : entre 2 000 et 3 000 euros par personne, selon un reportage du site d’information basé à Bruxelles Equal Times.

Depuis quelques semaines, les passeurs ont changé de stratégie, selon Frontex : ils utilisent de vieux cargos au départ du port de Mersin, au sud-est de la Turquie, encore relié par ferry au port syrien de Lattaquié. Sur ces plates-formes de 75 mètres de long, ils entassent des réfugiés qu’ils laissent dériver jusqu’à ce que d’éventuels secours arrivent. 800 migrants ont été repêchés samedi 20 décembre, au large de la Sicile, après que l’équipage a enclenché le pilote automatique et abandonné le navire. Le profit des trafiquants se compte en millions, car ce passage coûterait au minimum 6 000 euros par personne, sans les « extras », notamment les 16 grammes d'or par personne à verser aux milices pour sortir de Syrie. Avec en moyenne 600 réfugiés par cargo, une traversée rapporte environ 3,6 millions d'euros. « Ces bateaux – parfois pourvus d'équipage russe – sont chers et difficiles à trouver, mais la demande est tellement élevée qu'elle rend cette méthode avantageuse », selon Antonio Saccone, responsable des études à Frontex. « Cela montre à quel point ces filières sont devenues puissantes et sophistiquées », estime-t-il.

Turquie, Libye : les trafics se concentrent autour des portes d’entrée de l’Europe. Mais les passeurs commencent leur office dès la sortie de la Syrie, les postes frontières étant régulièrement fermés, et se poursuivent à l’intérieur de l’espace Schengen pour permettre aux personnes d’atteindre leur destination finale. Il n’existe pas une filière unique qui prendrait en charge les réfugiés tout le long du chemin : les passeurs se partagent les tronçons au gré de leur nationalité, des langues qu’ils parlent, de leurs réseaux, de leur expérience. Le périple au total peut durer des mois, voire des années : à chaque arrêt, les migrants se débrouillent pour gagner de l’argent. Ils se déplacent à pied, en camion, en bateau et même par les voies aériennes pour ceux qui ont les moyens de payer de faux papiers d’identité assortis d’autorisations de séjour.

En famille, ils ne se déplacent pas forcément à la même vitesse : certains ouvrent la voie, attendent leurs proches qui les rejoignent. Un reportage du New York Times, daté du 29 novembre 2013, décrit l’épopée d’une Syrienne, partie avec 11 000 dollars en poche, confrontée à chaque étape de son parcours aussi bien aux exigences des législations des pays traversés qu’à celles des passeurs. Passée par l’Égypte, elle a atteint la Suède. Dans une enquête d’août 2014, Newsweek retrace de son côté la trajectoire via les Balkans d’un certain Murat, arrivé en Autriche après avoir franchi à pied les frontières de Macédoine, du Kosovo, de Serbie et de Hongrie.

Vidéo rassemblant des témoignages de réfugiés syriens. © The Guardian

Pourquoi les Syriens prennent-ils tant de risques avec leurs familles ? Parce qu’ils sont en danger de mort dans leur pays d’origine. Parce que les voix légales sont peu accessibles. Les visas des pays d’Europe de l’Ouest se distribuent au compte-gouttes, malgré la gravité de la situation. Parce qu'à force, les pays voisins deviennent moins accueillants : au Liban et en Jordanie, les réfugiés sont si nombreux que les nouveaux venus ont tendance à poursuivre leur route. En Égypte, ils sont découragés de rester.

Plus les frontières se ferment, plus elles font l’objet de contournements, selon l'analyse des ONG de défense des droits des étrangers. Plus les murs s’élèvent, plus les migrants prennent des risques. Frontex estime que les brèches ne sont pas non plus sans effets pervers. Selon l’agence, l’opération de sauvetage lancée par la marine italienne, Mare Nostrum, a incité les passeurs à surcharger les bateaux sachant que de l’aide viendrait. Il n’est toutefois pas certain que l'arrêt de ce programme, remplacé par l'opération Triton, de moindre envergure, opérée par Frontex, modifie les comportements des trafiquants.

Ceux-ci, au total, ont bénéficié en 2014 de l’absence de solidarité européenne, les pays membres de l’UE ayant laissé l’Italie en première ligne. Ils ont aussi profité de l’absence de réglementation commune. S’abstenant de prendre les empreintes digitales des exilés, Rome les a par exemple poussés à continuer leur périple, les abandonnant aux mains des passeurs.

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Manuel Valls, un premier ministre en quête d'espace

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« El Hombre del Año ». Ce lundi 29 décembre, Manuel Valls a été sacré « homme de l'année » par le quotidien espagnol El Mundo. Dans un long entretien au journal castillan, Manuel Valls revient sur son parcours et ses décisions à la tête du gouvernement français. « Je ne me demande pas chaque matin si ma politique est socialiste, mais efficace ». Il tance « la vieille gauche » quand on l'interroge sur les critiques de Martine Aubry. Et, tandis que le président de la République dit entrevoir le bout du tunnel des difficultés économiques, préfère « insister sur la pédagogie de l'effort ». « Je ne veux pas dire aux Français que d'ici deux ou trois ans les sacrifices seront terminés. Nous devrons faire des efforts pendant des années pour que la France soit plus forte ».

Le premier ministre, né espagnol et devenu français, a dû goûter l'hommage venu de l'autre côté des Pyrénées: ces derniers mois, Matignon lui a laissé peu d'occasions de briller.

Dans El Mundo, le chef du PS espagnol salue la « détermination » de Manuel VallsDans El Mundo, le chef du PS espagnol salue la « détermination » de Manuel Valls © capture d'écran El Mundo

En avril 2014, après la débâcle des municipales, l'ex-ministre de l'intérieur était entré à Matignon paré des plumes du réformateur énergique. Huit mois plus tard, il n'a qu'un maigre bilan, le boulot ingrat dont Hollande l'a chargé : faire passer 50 milliards d'économies, un « pacte de responsabilité » sous forme d'exonération de cotisations sociales aux entreprises sans contreparties, qui divise sa majorité ; commenter chaque mois les mauvais chiffres du chômage, sur fond de défiance généralisée. Il revêt toutefois dès qu'il le peut son habit préféré : celui du premier flic de France, qu'il n'est plus. Après la série de faits divers à Dijon, Nantes et Joué-les-Tours, en cette fin décembre, il a assuré que « jamais nous n’avons connu un aussi grand danger en matière de terrorisme ». Tout en lançant des appels au calme. Au risque de jouer avec le feu.

Début 2015, Manuel Valls sera au cœur de tous les brasiers politiques. En première ligne avec la loi Macron (notre décryptage ici) dont l'examen commence le 26 janvier et que les députés « frondeurs » menacent de ne pas voter. Devant les caméras, au soir des 22 et 29 mars, pour commenter la défaite annoncée du PS aux élections départementales – puis celle des régionales, en décembre. Au centre, enfin, des enjeux du congrès socialiste de juin 2017, tant il incarne aux yeux de beaucoup la division et l'antithèse d'une politique de gauche.

Sera-t-il encore à Matignon à la fin de l’année ? Manuel Valls assure qu'il restera à son poste « jusqu'à la fin du quinquennat ». Mais déjà, les ambitions s’aiguisent. Claude Bartolone, le président de l'Assemblée nationale, qui peaufine son profil de rassembleur en vue du congrès socialiste, caresse le secret espoir de prendre sa place. « Valls tourne à vide. Il pédale dans la choucroute », s'amuse un pro-Bartolone, qui prédit sa chute « si les élections départementales sont mauvaises ».

Avec François Hollande, l’entente reste cordiale. Mais une sourde rivalité oppose les deux têtes de l’exécutif (lire notre article). D’autant que le chef de l'État est reparti en campagne. En vue de la présidentielle à laquelle il n'a pas renoncé, il rencontre les Français à l'Élysée, multiplie les rencontres avec les élus de la majorité, écologistes compris, et laisse publier des articles insistant sur sa combativité retrouvée.

Le 17 décembre, le président s'est même invité sans prévenir au pot de fin d'année des sénateurs socialistes. Ce soir-là, il a chipé la vedette à son premier ministre. Avec un discours de mobilisation en vue des élections à venir, de bons mots – « Je ne suis pas candidat, mais je ne parle que des élections de l’an prochain ». Et une allusion à ceux qui « tentent de rassembler très loin de nous », pique adressée à Manuel Valls. La visite surprise a amusé les ministres « hollandais » présents. Selon des témoins, elle a agacé le premier ministre et ses équipes. 

Ces temps-ci, certains de ses ministres le disent tendu. Dominé institutionnellement par le chef de l’État, l’ancien « Monsieur 5 % » de la primaire socialiste de 2011 tente depuis la rentrée de s'organiser pour peser davantage. « Matignon est une forteresse depuis septembre, explique le député PS « frondeur » Christian Paul, proche de Martine Aubry. Ils sont structurés pour faire la guerre, y compris la guerre des idées, avec des séquences planifiées. »

En professionnel de la communication – sa mission auprès de François Hollande lors de la présidentielle, son travail à Matignon sous Jospin –, Valls avait prévu que le mois de décembre serait son moment, fenêtre de tir idéale avant la séquence des vœux présidentiels de janvier. La parenthèse s'est refermée, et le bilan n'est pas fameux.

24 octobre 1993. Michel Rocard est élu premier secrétaire du PS. Dans son équipe : Valls, Huchon, Vaillant, Cambadélis, etc.24 octobre 1993. Michel Rocard est élu premier secrétaire du PS. Dans son équipe : Valls, Huchon, Vaillant, Cambadélis, etc. © DR

En octobre, un grand entretien donné à L'Obs devait faire événement, installer son image de responsable politique moderne contre la « gauche passéiste », positionnement qui constitue la base de son fonds de commerce politique depuis des années. Mais avec son projet de « maison commune » des progressistes étendu au centre, Valls est à nouveau apparu comme le grand diviseur. Même son mentor, l'ancien premier ministre Michel Rocard, l'a déjugé. Ses proches admettent un loupé. « On aurait dû mieux l'expliquer », regrette le sénateur du Val-de-Marne Luc Carvounas, intime de Valls.

Le 7 décembre, son passage sur France 2 n'a réuni que trois millions de spectateurs. Maigre audience. Quelques jours plus tôt, l'apéro de ses soutiens organisé à l'Assemblée nationale par Jean-Jacques Urvoas, le président PS de la commission des lois – qui a l'oreille du premier ministre sur la sécurité – n'avait pas eu non plus le succès escompté. Luc Carvounas assure que « 70 députés et 30 sénateurs étaient présents ». Mais à l'Assemblée, des employés évoquent à peine plus de 50 personnes. Dans les deux cas, c'est assez peu au regard du nombre de députés PS – ils sont 290. « Même Ayrault avait plus de monde à ses déjeuners », s'étonne un membre du gouvernement. Du reste, l’apéro a fait des déçus: de nombreux élus n'ont pas reçu de carton. « Nous avons invité ceux qui, depuis trois ans, ont dit leur soutien à celui qui était ministre de l'intérieur puis premier ministre », explique Carvounas. Exit donc les « frondeurs », mais aussi tous ceux qui, un jour, ont émis des critiques. Au risque d'accréditer l'image persistante d'un premier ministre entouré d’un petit clan revanchard.

En ce mois de décembre, Manuel Valls a aussi tenté de s'aventurer sur le terrain des idées. Un champ dans lequel, d'habitude, ce théoricien de l’action ne brille guère – hormis peut-être son laïcisme intransigeant et sa conception sécuritaire de l’ordre public, deux sujets sur lesquels il peut revendiquer une certaine constance. 

Le 10 décembre, la Fondation Jean-Jaurès, dirigée par son ami Gilles Finchelstein, issu des cercles strauss-kahniens, lui a concocté une soirée sur mesure à la Maison de la chimie. Ce soir-là, devant 750 personnes, dont de nombreux militants franciliens, le premier ministre a disserté sur l’égalité.

Les premiers rangs offraient un instantané assez précis des contours actuels de ses soutiens : les vieux réseaux Rocard (le président de la région Île-de-France, Jean-Paul Huchon, avec qui Valls a travaillé à Matignon au début des années 1990, l’ancien ministre de la défense de Jospin Alain Richard), une partie (assez parisienne) de la strauss-kahnie, explosée depuis l’affaire du Sofitel. Mais seulement trois membres du gouvernement, et pas les plus connus : les secrétaires d’État Pascale Boistard, Jean-Marie Le Guen et Harlem Désir. Invités, des ministres ont préféré ne pas se montrer à ce raout très vallsiste.  

Devant l’auditoire, le premier ministre, soucieux d'envoyer quelques signaux à sa gauche, a d’abord affirmé que « l'égalité reste le combat de ce gouvernement ». Il a aussi joué une carte plus personnelle en vantant les mérites de la « prédistribution » (lire son discours ici). Cette théorie de l'État social part du constat que la redistribution classique par l'impôt et les services publics ne suffit plus pour réduire les inégalités et qu’elle doit être complétée, ou remplacée, par une action plus ciblée sur la réduction des inégalités à la racine (pour plus de précisions, lire notre article). « L'égalité est devenue un mythe, un mirage, (…) une source de frustration, de colère croissante, a plaidé le premier ministre. Il ne suffit pas de “plus d'État”, même si l'on en avait les moyens. Il nous faut repenser notre modèle, (…) sortir du logiciel des Trente Glorieuses. »

Très en vogue dans les cénacles sociaux-démocrates européens, la « prédistribution » est un des piliers du parti travailliste britannique pour les élections du printemps 2015. Pour Manuel Valls, il s’agit d’un clin d’œil théorique à l'héritage de la deuxième gauche, qu'il revendique aujourd’hui malgré ses 5,7 % à la primaire socialiste de 2011. « Manuel Valls représente désormais dans le parti ce que Rocard, Jospin ou DSK incarnaient », assure Luc Carvounas.

10 décembre 2014. Valls à la Fondation Jean-Jaurès.10 décembre 2014. Valls à la Fondation Jean-Jaurès. © Reuters

À la Fondation Jean-Jaurès, ce soir-là, les “Valls Boys” ne cachaient pas leur enthousiasme. « Tu as entendu le discours ? C'est le cœur d'un vrai projet de gauche ! » lançait à une militante un très proche du premier ministre : Christian Gravel, qui fut son collaborateur à Évry et s'est occupé pendant deux ans de la communication de François Hollande à l'Élysée. Il dirige aujourd'hui le Service d'information du gouvernement (SIG) placé sous l’autorité du premier ministre. « C'est très, très moderne, un retour aux fondements de la gauche avec cette idée de l'émancipation de l'individu, décryptait un autre de ses proches. Il y a une vraie putain de cohérence entre ce qu'il dit ce soir et ce qu'il a toujours dit. » Dans l'équipe Valls, on a l'épithète facile.

« Valls a une identité politique et il la confronte à l'exercice du pouvoir. Il ne cherche pas des compromis “zigzagants”, il ouvre le débat. Il représente une gauche moderne, efficace, qui repart à l'offensive », argumentait ce soir-là Francis Chouat, successeur de Valls à la mairie d'Évry. « Le système de redistribution ne permet plus de remplir la promesse républicaine de l'émancipation individuelle, analysait Philippe Doucet, député PS d'Argenteuil, ancien du club La Gauche populaire – lui s’est rallié à Valls tandis que ses anciens acolytes, le député Laurent Baumel et l’élu francilien François Kalfon, font partie des « frondeurs ». Du coup, les gens entrent dans une logique identitaire défendue par le FN et la droite dure. Si nous sommes sortis des municipales à poil, c'est parce que nous avons perdu la bataille culturelle. Nous devons à nouveau mener le combat. »

Le discours de Manuel Valls a pourtant été très peu repris dans les médias, fait remarquer un ministre, « ce qui n’est jamais bon signe… ». « Ça fait un peu vieux plat de Sciences-Po des années 1990 que l’on nous aurait resservi. On est davantage dans une rhétorique de l’égalité », s’étonne ce dernier. « Ce sont des idées déjà un peu anciennes, remarque l’historien du PS Alain Bergounioux, issu, comme Manuel Valls, du rocardisme. Elles ont déjà été formulées dans les cercles strauss-kahniens à la fin des années 1990, dans le cadre du débat sur la troisième voie blairiste et la rénovation de la social-démocratie. »

« Rien de neuf » sur le fond, juge aussi Christian Paul. « Manuel Valls n’est pas le premier à dire que la redistribution est dans l’impasse ou à mettre en avant la nécessité d’un État préventif », dit-il en citant par exemple les travaux « vieux de dix ans » de la sociologue Dominique Méda, ou encore un article signé de sa main en 2012 dans la revue Le Débat. « Son discours devant la Fondation Jean-Jaurès utilise les mots de la gauche, ou plutôt sa novlangue, mais est coupé de l'action. Il ne reflète pas la politique menée: Valls cite deux fois l’économiste Thomas Piketty dans ce discours, mais la grande réforme fiscale prônée par Piketty et promise par François Hollande a été abandonnée ! »

Selon le chef d’orchestre de la soirée, Gilles Finchelstein, l’événement a nécessité plusieurs réunions de préparation à Matignon. Il a été organisé en lien avec les très proches de Manuel Valls : son chef de cabinet, Sébastien Gros, qui travaille avec lui depuis la mairie d’Évry, sa plume, Benjamin Djiane, qui écrivait déjà ses discours place Beauvau. Ou encore Zaki Laïdi, directeur de recherches à Sciences-Po, spécialiste de la mondialisation et des questions européennes, ancien conseiller de Pascal Lamy à la commission européenne. Au début des années 2000, Laïdi, alors très présent dans les médias, promouvait l’importation du blairisme en France. Manuel Valls l’a embauché à son cabinet en septembre 2014 comme conseiller chargé de la « stratégie, des études et de la prospective ». « Il est la tête chercheuse de Manuel Valls, sa plaque-tournante intellectuelle », assure Alain Bergounioux. Plus critique, un proche de Valls assure toutefois, sous couvert d’anonymat, « qu’on ne sait pas trop à quoi il sert ».

Quand on demande à ses proches quels intellectuels Manuel Valls rencontre, les réponses sont d'ailleurs évasives. Alain Bergounioux dit avoir été consulté « une fois ou deux ». Il cite aussi les économistes Daniel Cohen (président du conseil d’orientation scientifique de la Fondation Jean-Jaurès, qui travailla auprès de Martine Aubry pour la primaire socialiste) ou Philippe Aghion (qui a réfléchi au programme de François Hollande). Gilles Finchelstein dit faire passer des « mémos » au premier ministre, « à un rythme modéré ».

Lorsqu'il est invité dans les médias, Manuel Valls étonne souvent les journalistes par la quantité de fiches qu’il a sous les yeux. « Sa pensée est relativement pauvre », raille un ministre. Les amis de Manuel Valls théorisent d'ailleurs le fait qu'il ne doit pas se laisser submerger par les concepts. « Son ADN profond, c’est l’action, justifie Gilles Finchelstein. Ce qu’il fait à Matignon doit rester en phase avec cela, il lui faut éviter de se faire engluer. » D'où la nécessité pour lui de raviver sans cesse la flamme du réformateur : sur la loi Macron et le travail du dimanche, sur la sécurité, sur l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes qu'il veut construire contre l'avis de sa ministre Ségolène Royal, etc.

« Depuis cet été, Valls tente d'écrire la légende du réformateur, commente le « frondeur » Christian Paul. Mais la stratégie risque de faire perdre tout le monde : pendant ce temps, la majorité se rétrécit, la gauche est polyfracturée et la pensée politique s'appauvrit. »

22 décembre. François Hollande et Manuel Valls à la sortie du conseil des ministres.22 décembre. François Hollande et Manuel Valls à la sortie du conseil des ministres. © Reuters

Le dispositif Valls à Matignon reste très ramassé, en mode commando. En dehors des très proches (son chef de cabinet Sébastien Gros, son « M. Communication » Harold Hauzy, etc.), le grand manitou est Yves Colmou, le numéro deux de son cabinet. Les deux hommes se rencontrent en 1988, quand Valls intègre le cabinet de Michel Rocard à Matignon. Colmou est alors chef de cabinet. Depuis, ils n’ont cessé de se croiser (notamment sous Jospin). Au ministère de l’intérieur puis à Matignon, le discret Yves Colmou, très fin connaisseur de la carte électorale, a mis en musique depuis 2012 les réformes des modes de scrutin, notamment le très sensible redécoupage des cantons.

Cet ancien patron de Progress, structure qui a servi pendant des années de cabinet de placement des responsables socialistes dans les collectivités territoriales, a la haute main sur bien des nominations, notamment dans la préfectorale. Après les municipales, des élus défaits l’ont sollicité pour recaser certains de leurs protégés. Lors du dernier remaniement, fin août, les ministres l’appelaient pour faire passer des messages. « Il est très courtisé car il est une voie d’accès directe au premier ministre », dit un député. Véritable Mazarin, il ne quitte pas le premier ministre d'une semelle. Il lui arrive même de signifier des arbitrages aux ministres d’un « c’est comme ça » sans appel. À l’Assemblée, Colmou, « le surgé », selon un élu, est omniprésent. Il hante le salon Delacroix réservé aux parlementaires de gauche, scrute l’hémicycle au moment des votes. Les élus se savent sous surveillance. « À un près, il avait le résultat du vote sur le budget », dit un conseiller de Bercy.

Le premier ministre reste également très proche de ses amis de trente ans de la fac de Tolbiac, le communicant Stéphane Fouks, président de l’agence Havas Wordlwide (ex-Euro RSCG), qui conseilla Dominique Strauss-Kahn et donna des coups de main à Jérôme Cahuzac après les révélations de Mediapart sur son compte en Suisse, et le criminologue Alain Bauer. Selon Le Monde, tous deux étaient auprès de lui lors de sa nomination à Matignon. EuroRSCG, « Euro », comme on la surnomme dans les allées du pouvoir, a d’ailleurs repris ses aises dans les ministères, après une très courte disgrâce consécutive à l’affaire DSK. Élysée, Matignon, Santé, Défense, Affaires étrangères, Culture, Intérieur, Décentralisation, Secrétariat général à l’information…, les anciens de l’agence occupent de nombreux postes de communicants.

À Bercy, Gilles Finchelstein, par ailleurs directeur des études d’Havas, n’est plus conseiller rémunéré comme il le fut sous Pierre Moscovici. Mais deux jeunes « bébés Fouks » entourent désormais la communication d’Emmanuel Macron : son chargé de la communication et des affaires stratégiques, Ismaël Emelien, ancien bras droit de Finchelstein à la Fondation Jean-Jaurès (les deux hommes ont créé une société de conseil, fin 2013), et la responsable des relations avec la presse nationale, Anne Descamps. Ce qui n’empêche pas Havas d’avoir pour client le Conseil supérieur du notariat, qui conteste la loi Macron à coup de campagnes d’affichage et de manifestations très bien orchestrées (lire notre reportage). « Il y a quand même un minimum d’éthique à respecter ! » s’étrangle le proche d’un autre ministre de Bercy.

À l’Assemblée et au PS, l’écurie Valls reste peu structurée. « Il n’est plus le “Monsieur 5 %” de la primaire, je vous le confirme ! » dit un autre de ses proches, le député Carlos Da Silva. « Valls a élargi sa part de marché, admet Christian Paul. Pas tant par adhésion que parce que beaucoup de socialistes sont à la recherche d’une bouée de sauvetage dans cette première partie du quinquennat qui apparaît comme un siphon sans fin. Ils le saisissent comme on saisit une braise en se disant que c'est peut-être un talisman. En cela, il a une capacité de séduction. D’autant qu’il mène une bataille de mouvement et ne se contente pas d’une guerre de tranchées. Même s’il construit sur du sable, il élève incontestablement le niveau de jeu. À nous d’être à la hauteur… »

Aux “vallsistes” de la première heure (Da Silva, Carvounas, le député de Seine-Saint-Denis Pascal Popelin), se sont greffés quelques nouveaux, comme le porte-parole des députés PS Hugues Fourage, Philippe Doucet, l’élu du Pas-de-Calais Nicolas Bays etc. Mais aussi les “réformateurs”, l’aile droite du PS (le secrétaire d’État Jean-Marie Le Guen, les députés de Paris et de l’Ardèche Christophe Caresche et Pascal Terrasse). Ce petit groupe, parfois élargi, se réunit tous les mercredis à Matignon autour de Manuel Valls. Mais « ils n’ont pas encore donné le signal de la structuration », note une députée. « La meilleure organisation, c’est la capillarité », justifie Francis Chouat. « Le sujet, ce n'est pas Manuel Valls mais le quinquennat de François Hollande. Si François Hollande n'est pas réélu en 2017, il n'y a plus personne pour 2022 », balaie Luc Carvounas.

En réalité, cette réticence à s'organiser est surtout stratégique. Manuel Valls n’a aucun intérêt à montrer les muscles dès maintenant. S'il quittait le gouvernement dans les mois à venir, son bilan à Matignon ne serait pas très étoffé. Et en vue du congrès, il a tout intérêt à se fondre dans une large majorité. « S’il se compte, il aura froid », assure un membre du gouvernement.

En même temps, le premier ministre est condamné à cultiver sa singularité pour ne pas disparaître des radars médiatiques. Ce qui veut dire continuer à jouer sa partition sans paraître trop clivant au sein du PS. Tout en se réservant quand même la possibilité de sauter du train en marche s’il estime que son attelage avec François Hollande, ou l’absence de résultats, lui coûte davantage qu'il ne lui rapporte. À moins que ce ne soit François Hollande qui ne décide de se séparer de lui en cas de crise politique majeure.

BOITE NOIRECette enquête est le fruit d'entretiens avec une vingtaine de responsables politiques, ministres, parlementaires, conseillers ministériels, etc. Pour des raisons évidentes, certains ont tenu à ne pas apparaître. D'autres, proches de Manuel Valls notamment, n'ont pas souhaité me répondre. Sollicité par SMS pour « un article sur Manuel Valls » et sa séquence médiatique de décembre, le responsable de la communication de Matignon n'a pas souhaité que nous discutions au téléphone et m'a demandé d'envoyer des questions par mail, auxquelles il a répondu de façon assez lacunaire, me renvoyant… aux articles parus dans le reste de la presse.

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A la recherche de Grothendieck, cerveau mathématicien (1/3)

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« Expliquer les maths de Grothendieck en termes du langage quotidien ? Ça me semble difficile… » Michel Demazure, lui-même mathématicien et élève d’Alexandre Grothendieck dans les années 1960, sait de quoi il parle. « D’une part, il y a une histoire mathématique dans laquelle il s’inscrit totalement, de l’autre son approche est très personnelle et d’une certaine manière unique. Grothendieck a reconstruit la géométrie algébrique, mais il n’a jamais écrit une équation algébrique. Il ne regardait jamais un objet particulier, le cadre était plus important pour lui que les objets qui s’y trouvaient. Tous les matheux ont des objets en tête, mais il n’avait pas les mêmes que les autres… »

Grothendieck devant l'IHES de Bures-sur-Yvette Grothendieck devant l'IHES de Bures-sur-Yvette © IHES

À quels objets songeait Alexandre Grothendieck, qui s’est retiré définitivement le 13 novembre, à 86 ans, après avoir vécu en ermite pendant vingt-cinq ans dans le village de Lasserre, sur les contreforts des Pyrénées ? Considéré par nombre de ses collègues comme le plus grand mathématicien du XXe siècle, Grothendieck était déjà une légende quarante ans avant sa mort : dans les années 1970, on évoquait, à la fac de Jussieu, le génie des maths parti élever les chèvres… Mais si l’homme est relativement connu, son œuvre reste ignorée en dehors du milieu des spécialistes. Ce premier volet d’une série de trois articles est consacré aux mathématiques de Grothendieck, que l’on s’efforcera de présenter de manière aussi accessible que possible – même si l’entreprise s’apparente par moments à vouloir gravir l’Everest en tongs ! Un deuxième volet portera sur les prolongements des travaux de Grothendieck en physique, et un troisième sur sa biographie (voir aussi l'onglet Prolonger).

Notre mathématicien a mené l’essentiel de ses recherches entre 1956 et 1970, dans le domaine de la géométrie algébrique. Cette branche majeure et particulièrement ardue des mathématiques contemporaines prend ses racines il y a 2 500 ans dans les travaux de Pythagore, ou dans ceux de Diophante d’Alexandrie au IIIe siècle. Elle se rattache à la théorie des nombres, qui a de tout temps fasciné les mathématiciens. Les outils conceptuels que Grothendieck a créés ont permis de résoudre l’une des plus anciennes énigmes des nombres, le dernier théorème de Fermat, énoncé sans preuve en 1637 et démontré par le Britannique Andrew Wiles en 1994. Ils ont approfondi des notions fondamentales comme celles d’espace et de point. Et ont réduit l’opposition entre le continu et le « discret » (le monde des objets séparés, comme la suite des nombres entiers). Ils ont aussi ouvert de nouvelles portes, notamment en logique et en physique théorique (voir le deuxième volet).

Avant de connaître la gloire scientifique, Alexandre Grothendieck a vécu les persécutions nazies et la pauvreté. Il est né en 1928 à Berlin, d’un père anarchiste, russe, juif et exilé politique, Sacha Schapiro, et d’une mère allemande, militante révolutionnaire, Hanka Grothendieck, dont il gardera le nom. À cinq ans, en 1933, il est abandonné par ses parents qui fuient l’Allemagne. Il les retrouve en France six ans plus tard. Son père meurt à Auschwitz en 1942. Le jeune Grothendieck grandit sous l’Occupation, élevé par sa mère, dans des conditions de vie précaires, avant de s’intégrer, à peine âgé de vingt ans, à la crème de la recherche mathématique française.

Page de titre du premier volume des "Eléments de géométrie algébrique"Page de titre du premier volume des "Eléments de géométrie algébrique" © Publications mathématiques de l'IHES

À trente ans, il est la star de l’Institut des hautes études scientifiques (IHES, fondé en 1958 à Bures-sur-Yvette) et rédige, avec l’aide de son aîné Jean Dieudonné, un traité de 1 800 pages, les Éléments de géométrie algébrique, tout en animant une série de séminaires d’anthologie. Quelle que soit sa singularité, Grothendieck a été fortement influencé par ses interactions avec d’autres mathématiciens, principalement Jean-Pierre Serre, à peine plus âgé que lui et qui l’a formé, et Jean Dieudonné, son indispensable « scribe ». Ses élèves Pierre Gabriel, Michel Demazure, Jean-Louis Verdier, Luc Illusie et Pierre Deligne ont joué un rôle très important dans la rédaction du contenu des séminaires.

En 1966, Grothendieck obtient la médaille Fields, la plus haute distinction en mathématiques (et refuse d’aller la recevoir à Moscou, où venait de se tenir le procès des dissidents Siniavski et Daniel). En 1970, il démissionne brutalement de l’IHES, abandonne la recherche – même s’il y reviendra épisodiquement – et se passionne pour l’écologie radicale. Ce qui a permis à José Bové de lancer, en une hyperbole peu mathématique, que « les zadistes à Sivens ou à Notre-Dame-des-Landes sont les enfants de Grothendieck ».

Pour revenir aux mathématiques, qu’est-ce que Grothendieck a apporté à sa discipline ? Pourquoi est-il considéré comme un génie ? « Son travail constitue la base de nombreux développements mathématiques actuels, dit Allyn Jackson, rédactrice en chef des Notices de l’AMS (American Mathematical Society). Il a développé un nouveau point de vue devenu ubiquitaire, au point que les gens l’assimilent et ne peuvent plus penser d’une autre façon. C’est un peu comme la découverte du zéro. C’est devenu un concept si naturel, comment a-t-on pu vivre sans lui ? »

À la louche, on peut estimer qu’environ la moitié des domaines actuels des mathématiques pures sont affectés par les travaux de Grothendieck : ses concepts sont utilisés en algèbre, en arithmétique, ou théorie des nombres, en topologie (la forme la plus générale de la géométrie), en logique. Ils ont aussi donné lieu à une série de recherches en physique mathématique et en théorie quantique des champs, notamment sous l’influence du mathématicien russe Yuri Manin.

Au-delà des généralités, que peut-on dire de ces recherches sans recourir à des notions incompréhensibles pour le non-spécialiste ? Yuri Manin, qui a connu Grothendieck à l’IHES et a travaillé dans le même domaine, déclare tout de go, dans un e-mail qu'il nous a envoyé : « Désolé, mais je ne crois pas que l’on puisse expliquer quoi que ce soit des idées de Grothendieck dans un langage compréhensible par des non-mathématiciens. » Passant outre cet avertissement, nous faisons appel aux lumières de Luc Illusie, qui a été proche de Grothendieck et connaît ses travaux sur le bout des doigts. Il nous livre cette explication : « Grothendieck est un magicien des foncteurs ; le foncteur était une notion très abstraite dont on ne savait rien faire, il lui a donné une substance géométrique. »

Grothendieck pendant un séminaire de géométrie algébrique, entre 1962 et 1964Grothendieck pendant un séminaire de géométrie algébrique, entre 1962 et 1964 © IHES

Formidable, mais qu’est-ce que c’est que le foncteur ? D’après le mathématicien Pierre Lochak (Institut mathématique de Jussieu), ce serait une sorte de camion de déménagement. Métaphoriquement, bien sûr. Le foncteur est une sorte de fonction mathématique, qui transporte une catégorie d’objets vers une autre, en respectant la structure des objets. Outre son sens usuel, le mot « catégorie » renvoie ici à une notion mathématique : il existe une théorie des catégories, qui permet de définir rigoureusement une classe d’objets possédant une structure précise. En fait, c’est en utilisant systématiquement le formalisme des catégories que Grothendieck a construit la plupart de ses notions.

Grothendieck se serait donc servi d’un camion de déménagement – métaphorique – pour reconstruire la géométrie algébrique. À ce stade, ne serait-il pas plus raisonnable de lâcher l’affaire et de s’intéresser plutôt à l’écologie radicale ou aux fromages de chèvre ? Oui mais voilà : « renoncer » ne fait pas partie du vocabulaire de Mediapart…

Essayons plutôt de prendre le problème par un autre bout. Puisque tous les spécialistes sont d’accord sur le fait que Grothendieck a révolutionné la géométrie algébrique, demandons-nous ce qu’est la géométrie algébrique. Son point de départ consiste à utiliser des outils de l’algèbre pour traiter des objets géométriques (et vice versa). On en trouve déjà des rudiments il y a 2 500 ans, chez Pythagore et ses disciples, qui font des calculs en construisant des figures. L’algèbre proprement dite n’apparaît qu’au IXe siècle, avec les mathématiciens arabes et persans, qui introduisent la notion d’équation, soit une égalité entre deux expressions qui comportent dans leurs termes une grandeur inconnue, un « x ».

La géométrie algébrique « moderne » (pas encore celle d’aujourd’hui !) a été formalisée par Descartes, qui associe, à chaque point du plan, ses coordonnées. On utilise couramment le principe des coordonnées cartésiennes quand on consulte le plan d’une grande ville comme Paris (ou New York), sur lequel les rues sont repérées par une lettre et un chiffre. En mathématiques, les coordonnées cartésiennes sont deux nombres, qui permettent d’établir un lien entre des objets géométriques et des équations algébriques.

Prenez un compas, tracez un cercle de 5 centimètres de rayon : c’est de la géométrie. Écrivez x2+ y2 = 52 = 25 : cette équation algébrique représente le cercle de rayon 5 ; les points dont les coordonnées x et y vérifient l’équation sont exactement les points du cercle ; on dit aussi que le cercle est le « lieu géométrique » de l’équation x2 + y2 = r2.

À ce stade, l’affaire reste maîtrisable avec les connaissances d’un lycéen. Pas d’inquiétude, elle va rapidement se compliquer. D’abord, l’équation du cercle est quand même un peu trop simple, c’est un innocent polynôme du deuxième degré à deux inconnues. Le troisième degré est déjà plus intéressant. Il y a neuf siècles, le mathématicien persan Omar Khayyam (1048-1131) avait trouvé une méthode pour résoudre les équations de degré 3 en recherchant l’intersection d’un cercle et d’une parabole – autrement dit en prenant deux équations de degré 2. Khayyam faisait de la géométrie algébrique, et il inaugurait la notion de « variété » : une variété est le lieu géométrique, l’ensemble des solutions, non pas d’une, mais de plusieurs équations, d’un système.

Si l’on examine la chose en toute généralité, elle devient nettement plus complexe que l’astuce d’Omar Khayyam. Les équations peuvent être à base de polynômes d’un degré quelconque, aussi grand qu’on veut, et on peut en réunir autant qu’on veut. Cela fait une grande variété de variétés…

Ce n’est pas tout. Jusqu’ici, nous avons parlé des « solutions d’une équation », sans autre précision. Ainsi, dans l’exemple du cercle, il est sous-entendu que ses points font partie d’un classique plan cartésien et que les coordonnées peuvent prendre toute valeur parmi les nombres dits « réels », comme 2, ou 3/7, ou 1,718, ou √2 ou encore π… Ainsi défini, le cercle a une infinité de points, et ils forment un continuum : une fourmi imaginaire pourrait suivre la circonférence et faire un tour complet sans avoir à sauter.

Mais supposons qu’on impose une condition supplémentaire. Qu’on exige, par exemple, que les coordonnées des points soient des nombres entiers. Pourquoi exiger une chose pareille, direz-vous ? Tout simplement parce que les nombres entiers ont toujours eu un statut particulier, et que l’on s’est toujours posé des questions sur leurs propriétés profondes. Diophante, par exemple, s’intéressait à la manière de décomposer un nombre entier N en une somme de deux carrés. En termes algébriques, cela peut s’écrire N = x2 + y2. Supposons que N soit lui même le carré d’un entier, par exemple qu’il soit égal à 25 : on retrouve le cercle de tout à l’heure, et son équation x2 + y2 = 52. Mais cette fois, le cercle a beaucoup moins de points, parce que x et y doivent être des entiers. En fait, les seules solutions sont du type x = 0, y = 5 ou x = 3, y = 4 (32 + 42 = 9 + 16 = 25).

Un cas simple de cohomologie étudié par Grothendieck Un cas simple de cohomologie étudié par Grothendieck © DR

À quoi il faut ajouter les variantes obtenues en permutant x et y ou en leur donnant des signes négatifs. Au total, le « cercle » en nombres entiers n’a plus que douze points. Ce n’est plus un cercle, c’est un genre de cage sans barreaux. Et encore, si l’on avait pris 4 comme rayon au lieu de 5, il n’aurait eu que quatre points. Bref, la fourmi ne peut plus faire le tour sans sauter…

Diophante est l’un des premiers à s’être demandé comment traiter « algébriquement » les nombres entiers (cette interrogation existe déjà dans une certaine mesure chez les pythagoriciens). En son honneur, on a appelé « équations diophantiennes » les équations algébriques dans lesquelles les coefficients et les solutions sont des nombres entiers. Et c’est inspiré par Diophante que Fermat a formulé son célèbre théorème, d’après lequel l’équation an + bn = cn n’a pas de solution en nombres entiers pour aucun exposant n supérieur ou égal à 3. Il s’agit d’une pure équation diophantienne. Pour n = 2, l’équation est vérifiée, par exemple, par le triplet 3, 4 et 5, celui de notre cercle (voir ci-dessus).

Maintenant, faisons un grand saut dans la difficulté : nous n’avons considéré jusque-là que les solutions en nombres réels ou entiers. On aurait pu aussi examiner les fractions, ou nombres rationnels. Tout lycéen sait aussi qu’il existe des nombres dits complexes, formés avec une racine carrée de -1, notée i. Pour des raisons qui seraient trop longues à exposer, les mathématiciens ont été conduits « naturellement » (il y aurait beaucoup à dire sur le naturel mathématique) à inventer d’autres espèces de nombres aux noms plus ou moins pittoresques, comme les entiers modulo p, les nombres p-adiques, les quaternions, les corps de Galois, etc.

Or, la mathématique étant le pays de la liberté, il n’y a aucune raison de ne pas considérer les solutions d’une équation, ou d’un système d’équations, pour n’importe laquelle des espèces de nombres évoqués ci-dessus. Ce qui enrichit encore considérablement la variété des variétés…

Et c’est là qu’intervient Grothendieck. Rappelons-nous qu’une variété est un objet géométrique, qui représente les solutions d’un système d’équations. Mais il y a des cas où le système n’a pas de solution, de sorte que la variété correspondante n’a pas de points. On ne peut pas la dessiner comme une figure géométrique. Mais peut-on quand même l’étudier ? L’idée de Grothendieck est de généraliser la notion de variété, en passant par les propriétés algébriques, et en « ignorant» les points : « Grothendieck ne se préoccupe pas des points, il les oublie délibérément, explique le mathématicien français Jean-Michel Kantor. Son raisonnement revient à dire : même si j’ai une équation sans solution, je veux pouvoir étudier cet objet ; donc je vais rassembler toute une série de variétés, sans savoir s’il y a des points, et je vais construire un objet plus général, qui inclut tous les cas possibles. »

Cet objet plus général s’appelle un « schéma ». L’intérêt des schémas est qu’ils élargissent le cadre de l’algèbre, tout en conservant les propriétés les plus importantes. Les schémas permettent de traiter dans le même cadre le monde des nombres entiers et celui des grandeurs continues, répondant aux questions soulevées par Diophante il y a 1 800 ans. Ainsi, avec les schémas, notre cercle peut être étudié aussi bien en considérant les nombres entiers que les réels ou un autre type de nombres. « Avec la théorie des schémas, développée dans un traité d’environ 1 800 pages… Grothendieck a donné un cadre général englobant les deux points de vue, jetant un pont – longtemps rêvé – entre arithmétique et géométrie », écrit Luc Illusie dans un article pour le Cnrs.

Grothendieck n’est pas arrivé aux schémas par hasard. En fait, il s’intéressait à un ensemble de conjectures formulées dans les années 1940 par André Weil (frère aîné de la philosophe Simone Weil). Ces conjectures portaient sur les variétés, et revenaient à estimer le nombre de solutions d’une vaste catégorie d’équations diophantiennes. Elles faisaient ressurgir la vieille question du discret et du continu : « L’aspect fascinant de ces conjectures est qu’elle présupposent une fusion des deux pôles antinomiques du “discret” et du continu, du “fini” et de l’“infini”…, écrit le mathématicien Pierre Cartier, ami de Grothendieck, dans un texte à lire ici. André Weil a aperçu la Terre promise, mais il ne peut traverser la mer Rouge à pied sec à l’instar de Moïse, et il ne dispose pas du vaisseau adéquat. »

Séminaire de géométrie algébrique à l'IHESSéminaire de géométrie algébrique à l'IHES © IHES

Ce vaisseau, Grothendieck le fournit avec ses schémas. Il ne s’entendait pourtant guère avec Weil, même s’il a été influencé par lui. Jean-Pierre Serre a assuré la liaison, en montrant à Grothendieck comment les conjectures de Weil pouvaient entrer dans son programme de recherche. 

C’est avec le projet de résoudre les conjectures de Weil que Grothendieck a développé la théorie des schémas. Il faut ajouter que Grothendieck ne fera finalement qu’une partie du chemin : c’est son élève Pierre Deligne qui a achevé la démonstration des conjectures de Weil, en combinant les concepts de Grothendieck avec une méthode complètement différente (ce qui lui vaudra la médaille Fields en 1978).

Reste que la théorie des schémas de Grothendieck a bouclé une boucle amorcée par Pythagore et Diophante, et poursuivie par Descartes, Fermat, Weil et de nombreux autres. C’est en utilisant le formalisme des schémas – mais aussi d’autres aspects de l’arithmétique – qu’Andrew Wiles a pu démontrer le théorème de Fermat. « La démonstration de Wiles, ainsi qu’une étape préliminaire due à l’Allemand Gerd Faltings, n’auraient pu être pensées sans l’apport de Grothendieck, dit le mathématicien français Lucien Szpiro, qui a lui-même participé à ces recherches. Je pense qu’il était le plus grand génie mathématique de la seconde moitié du XXe siècle. » Les schémas ont permis de développer une « géométrie arithmétique qui traite les objets de l’arithmétique comme des objets géométriques », résume Szpiro.

Si Grothendieck s’insère dans une longue histoire mathématique, on voit aussi que c’est lui qui a su trouver le concept adéquat, que de nombreux autres ont cherché avant lui. C’est sans doute là que réside l’essentiel de son originalité, de sa singularité : « Grothendieck cherchait le point de vue le plus général sur un thème, mais en un sens précis, dit Pierre Lochak. À propos d’un objet, il demande : avez-vous besoin de toutes les hypothèses ? Ou seulement d’une partie ? Sa manière de généraliser consiste à chercher des communautés d’opérations de l’esprit. C’est-à-dire qu’il rapproche deux choses lorsqu’il voit qu’il faut faire le même genre d’opération pour les manipuler. »

Dans un hommage qui devait être publié par la revue britannique Nature (mais elle l’a jugé trop « technical » pour ses lecteurs), David Mumford, professeur à l’université Harvard, qui a mené il y a un demi-siècle des recherches en relation avec celles de Grothendieck, définit ainsi l’originalité de son collègue : « Son style unique était d’éliminer toutes les hypothèses non indispensables et de creuser dans une zone si profondément que les structures internes au niveau le plus abstrait se révélaient – et ainsi, comme un magicien, il montrait comment la solution à de vieux problèmes tombait de manière simple une fois leur vraie nature dévoilée. »

Pour prendre une autre image, le principe de l’abstraction selon Grothendieck consiste à s’élever de plus en plus haut, en laissant de côté les détails, pour apercevoir un paysage de plus en plus vaste et en appréhender les relations à grande échelle. Quand cela fonctionne, on peut apercevoir la solution au problème, et la démonstration paraît presque miraculeuse. Pierre Deligne a raconté, dans un article pour la Société mathématique de France, son « effarement » en découvrant la méthode de Grothendieck en 1965 : « Rien ne semble se passer et pourtant, à la fin de l’exposé, un théorème clairement non trivial est là. »

Selon Pierre Cartier, Grothendieck était « persuadé que si l’on arrive à une vision unificatrice suffisante des mathématiques, à pénétrer suffisamment en profondeur l’essence mathématique et la stratégie des concepts, les problèmes particuliers ne sont plus qu’un test », et se résolvent, en quelque sorte, d’eux-mêmes. Pourtant, ce n’est pas ainsi que Pierre Deligne est venu à bout des conjectures de Weil : sa méthode est l’opposé de celle de son maître. Le rêve de Grothendieck était de construire une maison si vaste que toutes les créatures mathématiques y auraient trouvé refuge. Mais la réalité mathématique est rebelle et refuse de se laisser enfermer dans un système unique, si grandiose soit-il.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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