Révélatrice de certains dysfonctionnements de la justice, l’affaire embarrasse au plus haut point les magistrats et la hiérarchie du tribunal de grande instance de Nanterre (Hauts-de-Seine). Le 10 juillet dernier, un avocat de Meudon a déposé discrètement une plainte avec constitution de partie civile pour des faits de « faux en écritures publiques » contre le juge d’instruction Jacques Gazeaux, qu’il accuse d’avoir antidaté une ordonnance, selon des informations obtenues par Mediapart.
Cette plainte, qui devra nécessairement provoquer l’ouverture d’une information judiciaire, avant d’être dépaysée vers un autre tribunal, suit depuis lors un cours assez lent et tortueux au tribunal de Nanterre. Une ordonnance de consignation vient seulement d’être rendue le 4 novembre par le doyen des juges d’instruction de Nanterre, demandant au plaignant de verser 1 500 euros pour confirmer sa constitution de partie civile.
L'enjeu n'est pas mince. Selon le Code pénal (article 441-4), le faux en écritures publiques est un crime relevant de la cour d’assises et passible d’une peine de dix ans de réclusion.
L’affaire démarre en juillet 2013. Arnaud Galibert, avocat à Meudon, croit ouvrir sa porte au facteur qui a sonné pour délivrer un courrier recommandé, quand il se retrouve face à l’un de ses clients, grimé avec une casquette et des lunettes noires, et muni d’une sacoche. C’est un paranoïaque qui avait déjà menacé de mort son avocat plusieurs fois, était venu repérer les lieux la veille, et braque cette fois-ci un pistolet automatique 11.43 dans sa direction. Après un furieux corps à corps, au cours duquel l’avocat est aidé par un autre client présent dans son cabinet, l’agresseur réussit à prendre la fuite.
Les policiers de Meudon, qui le connaissent déjà, l’arrêtent le jour même à son domicile. Outre le pistolet et des munitions, ils découvrent, dans une sacoche, une cagoule, une paire de gants et une corde. En garde à vue, l’individu se bat avec des policiers, et refuse de répondre à leurs questions. Bien qu’il ait déjà été condamné à de la prison avec sursis pour des menaces de mort, il n’est toujours pas examiné par un psychiatre.
Première bizarrerie : le parquet de Nanterre décide alors de juger l’affaire en comparution immédiate, la procédure rapide qui est utilisée pour les petits délits. Les qualifications retenues par le parquet sont « menaces de mort, détention d’arme illégale et violences volontaires ». Le suspect est placé sous mandat de dépôt.
Trois jours après les faits, l’affaire est soumise à une chambre correctionnelle du tribunal de Nanterre, présidée par l’expérimentée Isabelle Prévost-Desprez (connue notamment pour avoir résisté au procureur Courroye dans l’affaire Bettencourt). Celle-ci tique sur la procédure qui a été choisie : elle décide de renvoyer l’affaire au parquet, afin qu’il soit au moins procédé à une expertise psychiatrique du prévenu et à une confrontation avec les différentes victimes qui ont porté plainte pour menaces de mort, en plus de Me Galibert. D’autant que les faits commis sur l’avocat pourraient être qualifiés de tentative de meurtre ou de tentative d‘assassinat, des infractions beaucoup plus graves.
Le dossier est alors aiguillé vers le juge d’instruction Jacques Gazeaux, un magistrat ayant lui aussi quelque expérience, puisqu’il a notamment mis en examen Jacques Chirac dans l’affaire des emplois fictifs du RPR en 2009, et l’a renvoyé en correctionnelle en novembre 2010 (l’autre volet de l’affaire, celui des chargés de mission de l’Hôtel de Ville, avait été instruit à Paris par la juge Xavière Simeoni, et les deux pans du dossier avaient finalement été réunis pour le procès Chirac en 2011).
Le suspect est mis en examen, et de nouveau placé sous mandat de dépôt par un juge des libertés et de la détention. La chambre de l’instruction refuse sa liberté au motif qu’il « est également très important que des investigations d’ordre psychologique ou psychiatrique soient diligentées » sur sa personne.
Mais après quatre mois de détention provisoire, le maximum légal pour les délits qui sont visés, l’homme est remis en liberté et placé sous bracelet électronique par un JLD. En quatre mois, il a été interrogé une fois par le juge d’instruction. Un point, c’est tout.
Mécontent et inquiet, Arnaud Galibert demande une expertise psychiatrique et une confrontation en décembre 2013, et il désigne un confrère, Me Pierre Degoul, pour l’assister. Celui-ci écrit au procureur de la République et au président du tribunal de Nanterre pour critiquer le traitement de ce dossier, dans lequel ne figure aucune demande d’expertise psychiatrique, et qui a abouti à la remise en liberté assez rapide d’un homme potentiellement dangereux.
Le ton monte. Dans un courrier daté du 9 janvier 2014, le procureur et le président du tribunal répondent qu’il n’y a eu « aucun dysfonctionnement dans ce dossier », et font état d’une désignation d’expert psychiatre effectuée par le juge. Arnaud Galibert et Pierre Degoul découvrent alors dans le dossier d’instruction une « ordonnance de commission d’expert psychiatre » datée du 23 juillet 2013 et signée du juge Gazeaux. Mais à la lecture du document, plusieurs anachronismes sautent aux yeux des deux avocats.
L’ordonnance du 23 juillet mentionne ainsi la désignation de Pierre Degoul dans le dossier, qui n’est pourtant intervenue que cinq mois plus tard, en décembre 2013. Il est, en outre, fait état de la remise en liberté du suspect, qui n’est pourtant intervenue qu’en novembre 2013. Pour finir, il est encore fait état de la révocation d’une peine de prison avec sursis prononcée au mois d’août 2013. Trois anachronismes de taille. Manifestement, le document n’a pas pu être rédigé et signé par le juge Gazeaux au mois de juillet.
Selon la plainte déposée par Me Degoul pour le compte d’Arnaud Galibert, il ne peut s’agit d’une simple erreur matérielle, car les actes des juges d’instruction sont automatiquement datés par le logiciel dédié, mais plutôt d’un faux en écritures publiques. L’avocat soutient que l’ordonnance n’a pu être rédigée qu’après le 5 décembre – elle a abouti à une expertise psychiatrique finalement pratiquée le 19. « Je ne sais pas pourquoi le juge a fait ça. Mon souci, c’était surtout que mon agresseur soit interné et soigné », confie aujourd'hui Arnaud Galibert, qui a eu du mal à se remettre psychologiquement de cette agression.
Sa plainte vise également l’expert-psychiatre pour des faits de complicité, au motif que celui-ci n’a pas pu ignorer que la date de sa désignation était falsifiée.
Dans le passé, une plainte pour faux en écritures publiques avait déjà été déposée contre un juge d’instruction : il s’agissait de Philippe Courroye, alors en poste au pôle financier de Paris. En décembre 2000, les avocats de Jean-Christophe Mitterrand, Charles Pasqua et Pierre Falcone avaient déniché un document antidaté dans la procédure dite de l’Angolagate, et avaient déposé plainte contre le juge d'instruction qui avait mis leurs célèbres clients en examen. Après de nombreux rebondissements procéduraux, cette affaire dans l'affaire avait été dépaysée successivement vers les tribunaux de Reims, Troyes et Nancy, et avait duré plusieurs années, pour finir par un non-lieu en faveur du juge, en novembre 2004.
La chambre de l'instruction de la cour d'appel de Nancy (Meurthe-et-Moselle) avait alors décidé de ne pas donner suite à l'accusation de faux en écritures publiques contre le juge d'instruction parisien Philippe Courroye, suivant les réquisitions de non-lieu du procureur général de Nancy. La chambre de l'instruction avait estimé que « le caractère erroné de certaines indications ne suffit pas à établir un élément constitutif de l'infraction de faux lorsqu'elles sont en elles-mêmes sans conséquences juridiques ». Le procureur général avait auparavant estimé que « le faux incriminé ne portait pas d'intentions frauduleuses, qu'il ne créait pas de préjudice et que l'ordonnance était un acte de pure gestion administrative non-obligatoire ».
Aujourd'hui, la procédure lancée contre le juge Gazeaux risque, elle aussi, de connaître un cours assez compliqué. Sollicités par Mediapart, ni le parquet de Nanterre ni Jacques Gazeaux n’ont souhaité s’exprimer sur cette affaire.
Comme beaucoup d’autres, le tribunal de grande instance de Nanterre souffre d’un sous-effectif chronique. Il attend toujours la nomination d’un procureur de la République après le départ de Robert Gelli, nommé en septembre dernier à la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), au ministère de la justice, cela après avoir réussi à pacifier en l'espace de deux ans la juridiction de Nanterre, qui avait été traumatisée par l’affaire Bettencourt... et l’époque où le procureur s'appelait Philippe Courroye.
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