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Sarkozy-Kadhafi: des experts valident l’authenticité du document de Mediapart

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Les experts judiciaires ont tranché. Sans réserve. Saisis collégialement, en septembre, par les juges René Cros et Emmanuelle Legrand, trois experts en écritures ont conclu le 6 novembre que la signature figurant sur un document libyen publié par Mediapart, fin avril 2012, est « de la main de Moussa Koussa », l’ancien chef des services secrets du régime Kadhafi.

Ils valident ainsi l’authenticité de ce document, rédigé en décembre 2006, qui signalait le déblocage par le régime libyen d’une somme de 50 millions d’euros en faveur de la campagne présidentielle de Sarkozy en 2007. Nicolas Sarkozy a déposé deux plaintes contre Mediapart pour « faux et usage de faux » en 2012 et 2013, à la suite de la publication de ce document. Mais l'ancien président est parallèlement visé par une enquête sur le fond des faits présumés eux-mêmes, confiée aux juges Serge Tournaire et René Grouman. L'instruction porte notamment sur des faits de « corruption ».

Moussa Koussa, l'ancien chef des services secrets extérieurs de Kadhafi.Moussa Koussa, l'ancien chef des services secrets extérieurs de Kadhafi. © Reuters

Entendu au mois d’août, au Qatar, où il est réfugié depuis la chute du régime libyen, Moussa Koussa avait contesté sa signature, tout en déclarant que « le contenu » du document n’était « pas faux », et en attribuant la paternité du document au secrétaire général du comité populaire général, alors premier ministre, Baghdadi el-Mahmoudi.

Le 7 juillet dernier, les gendarmes de la section de recherches de Paris chargés de l’enquête avaient déjà signalé dans un rapport de synthèse que « de l’avis unanime des personnes consultées » (diplomates, militaires, agents de service de renseignements…), le document publié par Mediapart « présente toutes les caractéristiques de forme des pièces produites par le gouvernement libyen de l’époque, au vu de la typographie, de la datation et du style employé ».

Selon le rapport graphologique consulté par Mediapart, les experts, Christine Jouishomme, Jean-Louis Lebrave et Claude Toffart, ont procédé de leur côté à l’analyse de plusieurs signatures de Moussa Koussa : celle apparaissant sur le document publié par Mediapart, celles figurant sur deux demandes de titre de séjour déposées en France, et enfin celles apposées devant les juges, sur les 13 pages de son procès-verbal d’audition du 5 août.

« Après avoir effectué séparément puis conjointement » l’expertise et « procédé à toutes les vérifications requises », ils concluent ainsi :

  • « Les signatures
    . Q1 figurant sur le document daté du 10 décembre 2006 publié par le site d’information Mediapart,
    . Q2 figurant sur un formulaire CERFA de demande de titre de séjour daté du 23 juin 2008, 
    . Q3 figurant sur un formulaire CERFA de demande de titre de séjour daté du 10 juin 2011, 
    sont de la main de M. Moussa Koussa. »

Les experts, qui se sont rendus au cabinet des juges le 15 octobre, pour y effectuer les clichés des différentes signatures à l’aide d’un “Miscope”, se sont réunis le 23 octobre afin de « confronter » leurs résultats, constatant la « parfaite convergence de leurs analyses ». Ils ont en outre sollicité une traductrice et experte en langue arabe, Sylvana Kattar Monseur, qui a « validé les éléments relevant de l’écriture dans l’alphabet arabe », selon le rapport définitif.

Lors de son audition par les juges le 5 août dernier, l’ancien chef des services secrets libyens avait pourtant contesté les signatures figurant sur ses demandes de carte de séjour, avant de déclarer au sujet du document publié par Mediapart : « La signature n’est pas la mienne. » « Il s’agit d’un faux car la signature est fausse », avait-il observé.

Mais lors de son audition, Moussa Koussa, qui semblait lire un document préparé à l’avance, avait été rappelé à l’ordre par les juges. « Pourquoi avez vous besoin d’un document pour répondre à nos questions ? », ont demandé les magistrats. « Ce sont des idées point par point. Des points de mémoire », s’est excusé Koussa.

Les experts en écritures ont analysé très précisément la signature du Libyen sur le document relatif au financement de Sarkozy. « La signature est effectuée en deux séquences, notent-ils. Inclinée par rapport à la ligne de base, elle traverse la mention tapuscrite. Le geste graphique est spontané et ample, avec une grande aisance de réalisation. Le rythme d’exécution est rapide. La dimension de l’ensemble est grande. On ne note ni hésitation, ni tremblements. De forme semi-anguleuse, la signature s’apparente à une pince. »

Les experts analysent ensuite toutes les signatures en leur possession. Et ils comparent celle figurant sur le document avec les signatures laissées par l’intéressé sur son procès-verbal. « Les concordances relevées tant sur le plan général que sur le plan du détail permettent de dire que les signatures Q1 (du document – ndlr) et MK (des procès-verbaux) sont de la même main », écrivent-ils.

Le bureau de Moussa Koussa à la chute du régime Kadhafi, en septembre 2011.Le bureau de Moussa Koussa à la chute du régime Kadhafi, en septembre 2011. © Reuters

L’experte en langue arabe valide les conclusions de ses collègues : « Au vu des trois signatures et des signatures de comparaison de la main de M. Moussa Koussa qui m’ont été présentées, je peux attester que celles-ci respectent la mouvance de l’écriture arabe qui part de droite à gauche », relève-t-elle notamment. Au terme de leur rapport, les trois experts concluent, catégoriques, que les trois signatures visées par la demande d’expertise sont « de la main » de l’ancien dignitaire libyen.

Lors de son audition, Moussa Koussa, tout en contestant sa signature, avait accrédité le contenu du document.

- « Vous avez indiqué que le document était un faux car ce n’était pas votre signature mais que le contenu du document n’était pas faux, qu’est-ce qui n’est pas faux dans ce document ? », avaient interrogé les juges.

- « Son origine, son contenu, c’est ça, répond-il. Le contenu de ce document, c’est ça qui est dangereux. C’est à vous de savoir si c’est un faux ou un vrai. Je ne vous ai pas dit que c’était faux ou pas. Il y a ce qui est mentionné dans ce document et quelqu’un qui a mis une fausse signature en dessous, à vous d’enquêter. »

L’ancien chef des services spéciaux avait affirmé que l’ancien premier ministre Baghdadi al-Mahmoudi était « à l’origine » de ce document. « Vous me demandez si je dispose d’éléments pour le mettre en cause : oui, j’en ai, mais ne m’introduisez pas dans cette histoire », a ajouté Koussa. Actuellement détenu en Libye, l’ancien premier ministre libyen a indiqué à la justice tunisienne avoir coordonné le paiement d’une partie des fonds destinés à Nicolas Sarkozy.

En 2013, Moftah Missouri, diplomate et ancien traducteur de Mouammar Kadhafi, avait déjà authentifié ce document, et souligné sa conformité, lors d’une interview dans l’émission Complément d’enquête sur France 2, en 2013.

Depuis, différents experts ont aussi été entendus par les gendarmes chargés de l’enquête. Le 25 mars, Patrick Haimzadeh, ancien officier et deuxième conseiller de l’ambassade de France à Tripoli (2001-2004) chargé des questions militaires, a signalé qu’il était « d’usage » en Libye « d’apporter un certain nombre de soutiens financiers à d’autres pays, entités, président ou groupes d’opposition, notamment africains ». « Je ne suis donc pas surpris en ce qui concerne la partie libyenne, mais ne peux me prononcer sur la réception d’un tel soutien de la part de la partie française », a-t-il estimé, tout en livrant son analyse circonstanciée du document :

• « La couleur verte est typiquement celle de la Jamarahirya libyenne ainsi que le logo et la typographie utilisée pour le corps du texte. Il s’agit de “coufique” (style de calligraphie arabe) en ce qui concerne le destinataire ainsi que le titre du signataire. La première date est celle du calendrier grégorien avec un symbole “f” correspondant au sigle en vigueur en Libye depuis 2000 pour désigner le calendrier chrétien. La deuxième correspond au calendrier libyen en vigueur depuis 2000, c’est un calendrier solaire comprenant le même nombre de jours que le calendrier grégorien. Les numéros des mois et des jours sont donc les mêmes, seul change le numéro de l’année puisque ce calendrier débute à la mort du prophète Mohamed d’où les deux lettres figurant après la date 1374, qui sont les abréviations “d’après la mort du prophète”. »

• « Je confirme que les dates sont cohérentes de par leur correspondance et l’évocation des deux calendriers. Tous les documents de ce type ne possèdent que ces deux dates (…). Les documents à usage interne libyens étaient systématiquement revêtus de ces deux dates. Vient ensuite le numéro d’enregistrement qui me semble cohérent. Je précise que dans le bas à droite de la feuille figurent des symboles et initiales désignant probablement des destinataires internes au service. »

Première conseillère d’ambassade à Tripoli entre 2005 et 2008, la diplomate Véronique Vouland-Aneini a jugé lors de son audition, le 21 mars, que l’arabe utilisé semblait « d’un très bon niveau technique » et « correspondait à un document administratif de cette nature ».

L’ancien commissaire divisionnaire Jean-Guy Pérès, qui fut attaché de sécurité intérieure à l’ambassade de Tripoli (2005-2008), et le lieutenant-colonel de l’armée de l’air Bruno Vrignaud, ancien attaché de défense à Tripoli (2004-2007), ont tous deux jugé le document « ressemblant » aux documents officiels qu’ils avaient pu manipuler lorsqu’ils étaient en poste.

Depuis 2012, plusieurs officiels libyens ont confirmé les faits. En février dernier, Mediapart a révélé des extraits du manuscrit de Mohamed el-Megarief, premier chef de l’État libyen après la chute de Kadhafi, évoquant lui aussi les financements de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy. Mohammed Ismail, l’ancien directeur de cabinet de Saïf al-Islam Kadhafi, a décrit pour la première fois le circuit bancaire utilisé par le régime en direction des Français. Il cite la North Africa Commercial Bank (NACB), à Beyrouth, ainsi qu’un compte de l’intermédiaire Ziad Takieddine, en Allemagne – des commissions rogatoires internationales sont actuellement en cours sur ces faits, selon nos informations.

L’intermédiaire lui-même avait, via son avocate de l'époque, partiellement confirmé auprès de Mediapart l’engagement pris par les autorités libyennes. « Votre document reflète un accord signé par Moussa Koussa pour soutenir la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, et Brice Hortefeux a été effectivement là-bas à cette date ainsi qu'à d'autres dates, ça, c'est sûr, avait-il indiqué. Ce document prouve qu'on est en présence d'une affaire d’État, que ces 50 millions d'euros aient été versés ou non. L'enquête sera difficile parce que beaucoup d'intervenants sont morts pendant la guerre en Libye, mais c'est déjà important de rendre public ce document. »


BOITE NOIREMediapart est à l’origine des révélations sur les soupçons d’un financement occulte libyen sous le règne de Mouammar Kadhafi à l’occasion de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy de 2007, lesquels soupçons sont aujourd’hui au centre des investigations judiciaires visant le premier cercle de l’ancien président de la République (lire notre dossier).

Après plusieurs mois d’une enquête commencée à l’été 2011 et ayant donné lieu à de nombreux articles sur les relations entre les proches entourages de Nicolas Sarkozy et de Mouammar Kadhafi, Mediapart a ainsi publié, le 28 avril 2012, un document officiel libyen évoquant ce soutien financier du régime de Tripoli au candidat Sarkozy au moment de l’élection présidentielle de 2007.

L’ancien chef de l’État français, qui n’a pas poursuivi une seule fois Mediapart en diffamation, a contourné le droit de la presse en nous attaquant pour « faux et usage de faux » au printemps 2012, tandis que nous ripostions en l’accusant de « dénonciation calomnieuse » (lire ici). L’enquête préliminaire menée par la police judiciaire ne lui ayant évidemment pas donné raison, Nicolas Sarkozy a déposé plainte avec constitution de partie civile à l’été 2013, procédure qui donne automatiquement lieu à l’ouverture d’une information judiciaire pour « faux et usage de faux ».

Mediapart, à travers son directeur de la publication Edwy Plenel et les deux auteurs de cette enquête, Fabrice Arfi et Karl Laske, a été placé fin 2013 sous le statut de témoin assisté dans ce dossier. Nous n’avons pas manqué de contester une procédure attentatoire au droit de la presse et de faire valoir le sérieux, la consistance et la bonne foi de notre enquête (lire ici et ).

De fait, nos révélations sont au cœur de l’information judiciaire ouverte un an plus tard, en avril 2013, pour « corruption » sur le fond des faits de cette affaire franco-libyenne qui inquiète grandement Nicolas Sarkozy et ses proches. L'instruction a été confiée aux juges Serge Tournaire et René Grouman.

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Comment le pouvoir a réécrit la mort de Rémi Fraisse

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Selon les éléments d’enquête révélés dès le jeudi 6 novembre par Mediapart puis à nouveau mercredi 13, les gendarmes, aux prises avec les manifestants sur le chantier du barrage de Sivens, la nuit du 25 au 26 octobre, ont immédiatement compris que Rémi Fraisse venait très certainement d'être tué par une grenade offensive, et l’ont consigné sur leur journal de bord. Bernard Cazeneuve assure quant à lui avoir découvert tous les PV dans la presse.

Mais le ministre de l’intérieur explique jeudi 13 novembre que, dans la nuit du 26 octobre, le patron de la gendarmerie, qui l’informe de la mort de Rémi Fraisse, lui parle également du tir concomitant d’une grenade offensive. Sans certitude sur le lien de causalité, selon le récit désormais bien rodé des deux hommes. Ce dimanche 26 au matin, « La gendarmerie me dit: nous doutons que cette grenade offensive soit à l’origine de la mort de Rémi Fraisse », déclare le général Favier, jeudi sur RTL. « Le ministre est informé en début de matinée sur les faits avec la connaissance d'un engagement dur au maintien de l'ordre, avec concomitance d'un tir de grenade offensive, mais en aucun cas nous avons su la journée du dimanche qu'il y avait un lien entre la grenade et le décès de Rémi Fraisse », assène Denis Favier.

Rémi FraisseRémi Fraisse © DR
  • Un communiqué calamiteux

Le tout premier communiqué officiel, diffusé par la préfecture du Tarn le dimanche 26 au matin, évoque la simple « découverte » d’un corps par les gendarmes à 2 heures du matin. Sur France Inter jeudi matin, puis lors d’une conférence de presse en fin de journée place Beauvau, Bernard Cazeneuve se réfugie derrière la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la justice, affirmant avoir « choisi d’assurer les conditions d’un travail serein de la justice » pour éviter les erreurs de certains de ses prédécesseurs. Feignant d'ignorer qu’il dispose d’une autorité de tutelle sur les gendarmes, et qu’on peut aussi mentir par omission.

Accusé d’avoir trop tardé à réagir après la mort de Rémi Fraisse, Bernard Cazeneuve se défend donc en expliquant ne pas avoir voulu interférer avec une enquête judiciaire en cours. C’est pourtant bien son ministère qui, selon nos informations, a validé le communiqué trompeur de la préfecture du Tarn, qui le dimanche 27 octobre à 9 h 55, fait croire à la France entière que « le corps d’un homme a été découvert dans la nuit de samedi à dimanche sur le site du barrage contesté de Sivens (Tarn) », sans plus de détails. Alors que l’État sait déjà que le jeune manifestant a très probablement été tué par l’explosion d’une grenade offensive. Et que la dépouille du jeune homme, recueillie par les gendarmes quelques instants après son décès, a déjà fait l’objet d’une première expertise médico-légale pendant la nuit.

Cet élément de langage surréaliste, digne d’une série policière américaine, est repris en fin de journée, à 19 h 40, par un communiqué du ministère de l’intérieur : « Le corps d’un jeune homme a été découvert vers 2 h 00. Les secours ont malheureusement constaté son décès. » Pourquoi ne pas avoir écrit, tout simplement, qu’un homme avait perdu la vie lors d’affrontements avec les forces de l’ordre ?

« Quand j’apprends cet événement, je ne souhaite qu’une chose, c’est que la justice qui est déjà saisie de cette affaire communique, elle ne le fait pas », explique Bernard Cazeneuve jeudi matin 14 novembre sur France Inter. « Je ne souhaite pas que l’on puisse reprocher au ministère de l’intérieur d’avoir caché la mort d’un jeune homme à l’occasion d’une opération de maintien de l’ordre. » Le ministère de l’intérieur prend langue avec celui de la justice, tôt dimanche 26, pour demander un communiqué du procureur d’Albi, qui n’arrive pas. La justice ne semble pas vouloir de la patate chaude. L’intérieur s’impatiente. « Par conséquent je demande au préfet, qui est sur place, en contact avec la gendarmerie de bien vouloir lui-même communiquer cette mort pour qu’on ne puisse pas nous reprocher de l’avoir cachée », explique Cazeneuve sur France Inter. 

C’est donc vers 7 h 30 du matin, selon l’entourage de Bernard Cazeneuve, que son ministère se résout à contacter la préfecture du Tarn pour lui demander de communiquer sur la mort de Rémi Fraisse. Comment la demande a-t-elle été formulée ? Qui a l’idée d’inventer la découverte fortuite d’un corps sur le site du barrage ? Ni la préfecture, ni le ministère ne s’en sont à ce jour expliqués. Aujourd'hui, place Beauvau, certains conviennent du bout des lèvres qu’avec le recul, ce communiqué était pour le moins incomplet et maladroit.

  • Le ministre qui ne savait rien

Bernard Cazeneuve et le général Favier, nommé au poste de DGGN par Manuel Valls en 2013, affirment ne pas avoir eu accès aux PV d’enquête soumis au secret de l’instruction. « Les PV n’ont jamais été portés à ma connaissance », répète Bernard Cazeneuve en boucle sur France Inter. C’est possible, mais cela semble hors propos.

Le ministre de l’intérieur est l’homme le mieux informé de la République. Lui-même et le DGGN, autorité hiérarchique des gendarmes, disposent d’autres sources d’information. Les gendarmes rendent directement compte à leur hiérarchie et au préfet, qui dirige le dispositif de maintien de l’ordre. La place Beauvau est l’un des ministères les plus centralisés et hiérarchisés, où le moindre incident remonte immédiatement, que ce soit par mail ou par téléphone.

Bernard CazeneuveBernard Cazeneuve © Reuters

Dès 01 h 45, la nuit du drame, sur le journal de bord du Groupement tactique gendarmerie (GTG), les gendarmes mobiles ont ainsi indiqué : « Un opposant blessé par OF », c’est-à-dire une grenade offensive. Moins de quinze minutes plus tard, à 01 h 59, le journal du GTG indique ceci : « Opposant blessé serait décédé. Hémorragie externe au niveau du cou. » Le ministère de l'intérieur prétend ne pas avoir pris connaissance de ce document.

 

Bernard Cazeneuve sur France Inter, 12 novembre 2014.

 

 

Selon nos informations, le compte-rendu d’intervention de deux pages rédigé dès le lundi 27 par le lieutenant-colonel L.,  responsable du dispositif de Sivens, sur deux pages, est ainsi adressé à pas moins de sept destinataires en plus de la justice : à savoir la Direction générale de la gendarmerie nationale, (DGGN, Direction des opérations et de l’emploi), à la région de gendarmerie d’Aquitaine (RGAQ), au groupement du Tarn (GGD81) aux archives, ainsi qu’aux trois escadrons de gendarmes mobiles représentés à Sivens (28/2, 33/2 et 47/3).

Denis FavierDenis Favier © DR

Ce compte-rendu d’intervention, rédigé le 27 octobre par le lieutenant-colonel L., qui dirigeait le GTG, indique ceci : « À 01 h 45, un petit groupe, constitué de 5 personnes, s'approche de la zone vie par l'est. Des jets de projectiles sont effectués envers les FO (ndlr – les forces de l’ordre). Après avertissements, un gradé du peloton C procède au jet d'une grenade OF, un manifestant tombe. Le GTG, présent à l'autre extrémité du dispositif, décide de l'envoi d'un PI (ndlr – peloton d’intervention) pour récupérer l'individu blessé. Après extraction, le décès est constaté par un personnel infirmier de l'EGM 28/2 La Réole (ndlr – l'escadron de gendarmes mobiles 28/2 venu de La Réole, en Gironde). À 02 h 17, arrivée des pompiers, récupération du corps. »

Quant au journal de bord cité plus haut, il a dû, lui aussi, être transmis à la chaîne hiérarchique, donc au DGGN, avant d’être remis aux enquêteurs de la section des recherches de Toulouse.

En outre, des constatations médico-légales ont été effectuées la nuit même sur le corps de Rémi Fraisse, montrant une énorme blessure en haut du dos, et des photos ont été prises pour les besoins de l’enquête, comme l’a révélé Mediapart. À 5 heures du matin dimanche 26, le légiste conclut à une mort par explosion rapprochée. Comment croire que cette information, là non plus, ne remonte pas la chaîne hiérarchique ?

 

  • La politique de l’autruche

Sur France Inter, Bernard Cazeneuve reste dans le déni : « La grenade offensive, qui vous dit qu’elle a été tirée sur un groupe de manifestants ? Ce n’est pas ce que disent les rapports qui m’ont été communiqués, qui disent que les règles d’usage de cette grenade ont été respectées et que la grenade a été tirée à côté du groupe. » Preuve que le ministre a bien reçu quelques rapports sur cette affaire.

En fait, le gradé qui a tiré explique lui-même sur PV qu’il n’y voyait rien. Après avoir repéré la position du groupe avec ses lunettes de vision nocturne, il jette une grenade offensive vers un « groupe déterminé de cinq ou six personnes ». « Au vu de la situation qui à mes yeux était critique, je prends la décision de jeter une grenade offensive. Avant de la jeter, je préviens les manifestants de mon intention. Devant moi il y a un grillage et je suis obligé de la jeter par-dessus celui-ci. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je prends soin d'éviter de l'envoyer sur les manifestants eux-mêmes mais à proximité de ces derniers. Donc, je la dégoupille, il fait noir mais je connais leur position puisque je l'ai vue grâce à l'observation à l'aide des "IL". Je précise qu'au moment du jet les individus me font face ».

L'autel en hommage à Rémi FraisseL'autel en hommage à Rémi Fraisse

 

  • Des « blessés » mis en avant

« Il y a eu de nombreux blessés à Sivens dont on ne parle pas », insiste le ministre de l’intérieur sur France Inter, tout à son rôle de premier flic de France. Or selon nos informations, pour la nuit du 25 au 26 octobre, on ne comptera officiellement que six blessés chez les CRS (postés sur la zone jusqu’à 21 heures pour certains, et minuit pour d'autres), dont une ITT de 30 jours pour une blessure à la main, mais aucun chez les gendarmes mobiles, suréquipés et surentraînés, malgré la violence des assauts subis et le nombre de projectiles reçus entre minuit et trois heures du matin.

  • Des consignes de prudence ou de fermeté ?

Le lieutenant-colonel L., commandant du GTG, entendu comme témoin dès le 26 octobre à 4 h 30 du matin, affirme sur PV : « Je tiens à préciser que le préfet du Tarn, par l'intermédiaire du commandant de groupement, nous avait demandé de faire preuve d'une extrême fermeté vis-à-vis des opposants par rapport à toutes formes de violences envers les forces de l'ordre. »

Depuis ces révélations, le préfet du Tarn, tout comme le ministre de l’intérieur et le directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN) nient avoir donné ces consignes. « C'est tout l'inverse qui a été donné et établi », déclare Denis Favier sur RTL le 13 novembre. « Ça paraîtra dans la procédure. C'est le ministre qui transmet très clairement des consignes d'apaisement, c'est moi qui les relaie sur le terrain. » Selon l’entourage du ministre, Bernard Cazeneuve, en liaison téléphonique avec Denis Favier tout au long de la journée du 25 octobre, n’a cessé de lui donner ces « consignes d’apaisement ».

« J’avais conscience depuis des semaines qu’il y avait un climat d’extrême tension », explique Bernard Cazeneuve sur France Inter le 13 novembre. Pour preuve de sa bonne foi, l’intérieur met également en avant des démarches engagées auprès des agriculteurs pour éviter toute contre-manifestation sur le site de Sivens et d’éventuels affrontements lors du rassemblement des « anti-barrage ». Dès lors, les enquêtes judiciaire et administrative devront déterminer d’où venaient ces consignes d’extrême fermeté. Le patron de la gendarmerie, sur RTL, préfère dire que les gendarmes mobiles avaient « une mission à assurer (…) : rester sur ce secteur qu'ils doivent défendre et bien sûr être en mesure de se protéger s'ils font l'objet d'agression. Ils ont fait l'objet d'agression, ils se sont défendus. On est dans cette logique-là ». Les consignes d'apaisement, de prudence ou de modération semblent toutefois démenties par les faits. Selon nos informations, plus de 700 grenades ont été utilisées à Sivens dans la nuit où Rémi Fraisse a été tué, dont 42 offensives.

D'autres incidents avaient engagé la responsabilité des forces de l'ordre les jours précédents. Le 7 octobre, une jeune opposante, Elsa Moulin, est grièvement blessée à la main par une grenade lancée dans une caravane. Un conseiller général divers gauche du Tarn, Jacques Pagès, est jeté dans un talus par des gendarmes mobiles le 3 septembre. Des faits qui font l’objet d'une enquête interne plus large, ouverte seulement après la mort de Rémi Fraisse.

  • Pourquoi défendre cette « zone de vie » dans la nuit du 25 octobre ?

Le 21 octobre, lors d’une réunion de préparation présidée par Yves Mathis, directeur de cabinet du préfet du Tarn, ce dernier avait promis que « les gendarmes ne ser(aie)nt pas placés au milieu des manifestants pour éviter les provocations ». Il n’y a plus rien à protéger sur le chantier : les engins ont été retirés. Mais après l’incendie, le vendredi soir, du seul Algeco et d’un groupe électrogène laissés sur place, et le caillassage des trois vigiles qui étaient sur place, la préfecture considère le pacte rompu, et les préoccupations matérielles reprennent le dessus. Il faut protéger la zone déboisée pour éviter que les zadistes ne s’y réinstallent et ne retardent à nouveau le début des travaux comme à Notre-Dame-Des-Landes.

« J'ai décidé de laisser sur place les forces de l'ordre pour protéger le chantier », déclare le préfet le 9 novembre dans La Dépêche du Midi. « À ce moment-là c'était la meilleure solution, une voie médiane que j'assume. A posteriori, bien sûr que ce n'était pas une bonne décision, mais pouvait-on demander aux vigiles qui gardaient le chantier de revenir alors que le vendredi soir ils avaient été attaqués ? C'était l'assurance que le chantier ne pourrait pas reprendre le lundi ou le mardi. »

La zone déboisée de SivensLa zone déboisée de Sivens

C’est d’ailleurs avec cette mission que le préfet Thierry Gentilhomme a été nommé le 1er septembre 2014. Il arrive tout droit du ministère de l’intérieur où il a occupé, sous Guéant puis Valls et Cazeneuve, le poste de directeur de l’évaluation de la performance et des affaires financières et immobilières et de haut fonctionnaire adjoint chargé du développement durable. L’une de ses premières déclarations dans la presse du Tarn, dix jours après son arrivée, est d’ailleurs pour le projet de barrage au Testet : « Il n’y a pas d’ambiguïté, c’est un problème d’ordre public dans un État de droit qui demande le respect des procédures. Les violences sont inacceptables. Des décisions ont été rendues. Le dossier a fait l’objet de toutes les procédures nécessaires. Tout le monde a pu s’exprimer. Le chantier doit démarrer. » Fermez le ban.

  • En deux mois, pourquoi aucune alerte n’a fonctionné au ministère de l’intérieur ?

Plusieurs faits graves auraient pu alerter le ministère de l’intérieur avant la mort de Rémi Fraisse sur deux mois de tension et de harcèlement des gendarmes sur la Zad. Une vingtaine de plaintes liées à des violences supposées des gendarmes ont été déposées par des opposants au barrage depuis début septembre auprès de la justice : expulsions sans décision de justice, mise en danger de la vie d’autrui et destruction de biens personnels, tirs de Flashball, tirs tendus de grenades, interpellations violentes, etc. Ces faits sont documentés par de nombreuses vidéos mises en ligne par des militants.

Dès le 3 septembre, un conseiller général divers gauche du Tarn, Jacques Pagès, est jeté dans un talus par des gendarmes mobiles. Le 7 octobre, lors de l’expulsion de Gazad, une jeune opposante Elsa Moulin est grièvement blessée à la main par une grenade lancée par un gendarme du Psig dans une caravane. Le 10, c’est un zadiste qui affirme avoir été blessé à la main par un tir de Flashball et fait l’objet selon son avocate de 45 jours d’ITT. Malgré les rapports que chaque policier ou gendarme doit rédiger après l’usage de ces armes, aucune enquête administrative n’est ouverte avant la mort de Rémi Fraisse.

Et c’est une ex-ministre, Cécile Duflot, qui le 20 octobre, de retour du Testet, alerte le préfet du Tarn, puis le président de la République ainsi que le ministre de l’intérieur. Ce dernier affirme avoir ensuite donné des « consignes d’apaisement ». Mais il faudra attendre le drame de la mort de Rémi Fraisse le 26 octobre pour qu’une enquête administrative sur le maintien de l’ordre à Sivens, englobant tous ces faits, soit confiée à l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). Elle doit être rendue au ministre de l’intérieur début décembre 2014.

  • Pourquoi la gendarmerie répète-t-elle que la grenade offensive n’a jamais tué, malgré le précédent de 1977 ?

Le 29 octobre, Denis Favier, patron de la gendarmerie nationale, affirme sur BFMTV que la grenade offensive « n’est pas une arme qui tue, c’est une arme qui déclenche un effet assourdissant ». Il souligne que la gendarmerie n’a « jamais eu de problème en maintien de l’ordre avec des grenades offensives », alors qu’il s’agit d’une « munition régulièrement engagée ».

C’est passer sous silence la mort en 1977 de Vital Michalon lors d'une manifestation contre la centrale nucléaire Superphénix de Creys-Malville (Isère). Selon sa famille qui a pris la parole dans plusieurs médias, ce jeune professeur de physique de 31 ans avait été tué par une grenade offensive. « Il y a 37 ans, nous avions dit : "Plus jamais ça !" », s’est indigné son frère Emmanuel Michalon dans Le Parisien. « Nous avions demandé, par un appel aux députés et une pétition, l'interdiction des grenades offensives contre les manifestations. Cet appel est resté lettre morte. »

Pourtant, le général Denis Favier l'assure, 37 ans après les faits, il n’y a « pas de certitude » sur le lien entre la grenade offensive et la mort de Vital Michalon. Dans la nuit du 26 octobre, le patron de la gendarmerie indique à Bernard Cazeneuve « qu’une grenade offensive avait été lancée mais que la gendarmerie considérait qu’elle n’était pas à l’origine de la mort pour des raisons qui tiennent au fait qu’aucune grenade offensive n’a occasionné la mort de manifestants au cours des dernières années », selon le récit du ministre sur France Inter.

Même après l’annonce par le procureur de Sivens de la piste de la grenade offensive le mardi 28 octobre, les gendarmes nient la réalité, persuadés, de bonne ou de mauvaise foi, que les grenades offensives seules ne peut tuer. « Les spécialistes se montrent catégoriques : elles ne peuvent tuer, sauf improbable concours de circonstances, écrit Le Monde le 29 octobre. Dans l'hypothèse où l'une de ces grenades aurait provoqué la mort de Rémi Fraisse, tous les experts évoquent une combinaison avec un autre élément comme un fumigène, une cartouche de gaz ou même peut-être un aérosol. »

« Le ministère n’a d’abord rien dit, car ils cherchaient si l'autopsie et les analyses ne pourraient pas révéler la présence d'autres engins explosifs, auquel cas la grenade n'aurait été que le facteur déclencheur », décrypte aujourd'hui un haut responsable policier.

  • Comment le pouvoir a organisé son irresponsabilité politique

Fidèle à sa gestion de crise déjà entrevue dans d’autres dossiers, l’exécutif a pris soin de ne jamais trop communiquer pour ne surtout pas dégager de responsabilité politique, quitte à apparaître comme foncièrement inhumain et insensible à la mort d’un jeune homme de 21 ans. Après les développements de l’enquête judiciaire laissant entrevoir le mensonge d’État du pouvoir, c’est le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve qui a été laissé seul en première ligne, par François Hollande et Manuel Valls. De sources informées et recoupées, l’intervention du président de la République est survenue face au refus de son premier ministre de s’exprimer. Façon de lui forcer la main et de l’impliquer dans un dossier très délicat, où Valls aimerait ne pas apparaître du tout, lui qui a, à plusieurs reprises, affirmé qu’il ne céderait pas à Sivens comme son prédécesseur, Jean-Marc Ayrault, l’avait fait à Notre-Dame-des-Landes.

Impossible d’imaginer pourtant, sauf à admettre une grave défaillance au sommet de l’État, que l’Élysée et Matignon n’aient pas été mis immédiatement au courant de la mort du militant écologiste. Surtout depuis que Bernard Cazeneuve a indiqué avoir été informé de ce décès dans la nuit. Impossible également que la mort d’un homme dans un contexte de manifestation, le premier depuis Malik Oussekine en 1986, sous un gouvernement de droite, n’ait pas immédiatement alerté les plus hautes autorités de l’État. À moins de considérer comme intelligent le fait de se draper dans l’inhumanité et le mépris. « Il est quand même étonnant de constater, avec le recul, que les réseaux écolos sont plus fiables que ceux des autorités en termes d'information », explique un dirigeant écolo.

Difficile enfin d’imaginer que Manuel Valls, ancien ministre de l’intérieur qui connaît personnellement le patron de la gendarmerie, Denis Favier, pour l'avoir eu comme collaborateur place Beauvau (comme « conseiller gendarmerie »), ne se soit pas tenu personnellement au courant. Malgré tout, François Hollande et Manuel Valls n’ont réagi que deux jours après la mort de Rémi Fraisse, en promettant la vérité mais aussi en ciblant les écologistes et Cécile Duflot, accusés d’instrumentaliser l’affaire.

 

Manuel Valls, François Hollande et Bernard CazeneuveManuel Valls, François Hollande et Bernard Cazeneuve © REUTERS/Philippe Wojazer

Alors que les raisons de la cause du décès de Rémi Fraisse et le déroulé des faits ont été immédiatement connus des services de l’État, pourquoi avoir attendu si longtemps ? Comment expliquer dans ce contexte dramatique une communication si martiale notamment de la part de Manuel Valls (« à la Clemenceau », dit un ministre), qui a contribué à entretenir la confusion entre les militants, pour la plupart pacifiques, anti-barrage et les « casseurs » ? Comment ces deux jours ont-ils été gérés au sommet de l’État ?  

À toutes ces questions, l’exécutif oppose un lourd silence. L’Élysée, interrogée jeudi matin, s’en tient aux propos du chef de l’État sur TF1, le 6 novembre. « L'important est de respecter la mémoire de Rémi Fraisse et de faire toute la lumière, assure-t-on dans l’entourage de Hollande. La divulgation progressive des procès-verbaux dans la presse ne change pas notre vision des choses. » Au château, on estime que « Bernard Cazeneuve est précis, factuel » dans ses explications. Et on fait bloc derrière ce proche de François Hollande : « Le ministre de l'intérieur exprime la position de l'exécutif. »

À Matignon, on refuse aussi de revenir sur le déroulé du week-end du drame, malgré une série de questions précises adressées aux services de Manuel Valls (voir sous l’onglet Prolonger). « À moins qu'elles ne concernent que très directement Matignon, merci de les envoyer au ministère de l'intérieur, pleinement compétent », nous répond-on d’abord. Nos questions concernant « très directement » le rôle du premier ministre, elles ne recevront toutefois aucune réponse, autre que : « Le ministère de l’intérieur est pleinement compétent» « C’est la “technique Fouks” dite du bathyscaphe, s’agace Cécile Duflot : on se terre en eau profonde et on attend que ça passe. » Une façon, aussi, de dresser un discret cordon de sécurité entre Matignon et la place Beauvau, alors que la défense du ministre de l’intérieur ne convainc pas, hormis ceux, très nombreux dans les rangs socialistes, qui ne veulent pas voir qu’il y a eu un dysfonctionnement. « Il ne désavoue pas Cazeneuve, mais sans plus », explique d'ailleurs un député ayant récemment rencontré Valls.

Seul devant la presse, après les révélations de Mediapart et du Monde de mercredi, Bernard Cazeneuve organise sa défense, et se charge lui-même de convaincre les rares dirigeants PS dubitatifs, le plus souvent anciens leaders étudiants ou investis dans les réseaux de défense des droits de l’Homme. Jeudi midi, il a ainsi reçu à déjeuner les parlementaires David Assouline, Daniel Goldberg, Régis Juanico, Pascal Cherki, Fanélie Carré-Conte, ainsi que la secrétaire nationale du PS aux libertés publiques du PS, Marie-Pierre de La Gontrie, et Laura Slimani, la présidente du Mouvement des jeunes socialistes (MJS).

Visiblement « affecté » et voulant « rattraper le coup », aux dires d’un participant, le ministre leur annonce son intention d’interdire l’usage des grenades offensives (ce qu’il fera quelques heures plus tard), puis évoque, pour la fin de l'année, d'autres mesures sur le rapport police-citoyens, en se gardant bien de s’engager sur le récépissé de contrôle d’identité, une promesse de Hollande enterrée par Valls ministre de l’intérieur, malgré le soutien à la mesure de Jean-Marc Ayrault. Visiblement, Cazeneuve n’est pas en situation d’imposer, à l’inverse de son prédécesseur, sa vision de l’ordre républicain à son premier ministre.

Au cours du déjeuner, Cazeneuve martèle un message clair à des convives incrédules mais acquis à sa cause : il n’est coupable d’aucune faute, car il a décidé de laisser faire la justice, c’est le préfet qui a décidé de renvoyer les gendarmes sur le site, sans qu'il en ait été informé, et c'est normal. Quand il lui est demandé comment il était possible qu'on ne lui communique pas les PV de l'expertise médico-légale, rapporte un autre présent, Cazeneuve aurait juste répondu : « Parce que nous ne sommes plus sous la droite, qu'un procureur est désigné et qu'on laisse faire la justice de façon indépendante. »

À la sortie d’un repas ayant duré plus de deux heures, les avis de trois des participants oscillent entre « un mec sincère mais clairement pas au courant de tout, qui a trop fait confiance aux flics » et « un symbole du manque d'appréciation de ce gouvernement des dangers sur le terrain, à Sivens ». « Si tout semble avoir correctement fonctionné institutionnellement, il est évident qu’il restera une faute politique lourde, celle de ne pas avoir pris la mesure d'un manifestant mort », explique un parlementaire tentant de résumer l’opinion commune de ceux quittant la table de Beauvau. 

Avec les écologistes, l’épisode risque d’acter une rupture profonde, même si les parlementaires font encore officiellement partie de la majorité. La secrétaire nationale du mouvement, Emmanuelle Cosse, constate l’impuissance de leurs protestations, non sans amertume. « Trois semaines après la mort de Rémi Fraisse, la colère ne passe pas. Les demandes d’explications non plus, écrit-elle dans un communiqué ce vendredi. On a voulu mettre la réaction des écologistes sur le compte de la sensiblerie ou, pire, d’une envie de “récupération”. Il s’agit pourtant de demander la vérité et de répondre à de simples questions. »

Ce jeudi, lors d’un petit déjeuner prévu de longue date avec les deux coprésidents du groupe EELV à l’assemblée, Barbara Pompilli et François de Rugy, l’intention de Manuel Valls n’était visiblement pas celle de s’attarder sur le sujet. « Il a surtout essayé de nous faire passer des messages, sur la transition écologique, la prochaine conférence de l’Onu sur le climat à Paris en 2015 ou la réforme territoriale, explique Rugy. Comme s'il fallait passer à autre chose. On lui a répondu qu'on ne pouvait traiter de sujets de travail en commun que les uns après les autres, ou au moins en parallèle avec le règlement de l'affaire de Sivens. »

Aux yeux de Cécile Duflot, qui ne décolère pas elle non plus de la gestion du dossier par le gouvernement, l’affaire aura au moins le mérite de « montrer que s’il n’y avait pas eu d’écolos à l'Assemblée, il se serait passé la même chose qu’avec Vital Michalon à Creys-Malville il y a 37 ans : un militant écologiste pacifique meurt à cause d’une grenade policière dans l’indifférence générale, avant que l'affaire ne soit étouffée… ».

BOITE NOIREVendredi, lors d’une conférence de presse organisée à la Ligue des droits de l’Homme, l’avocat de la famille Fraisse, Arié Alimi, s’est félicité de l’abandon des grenades offensives, et a demandé que toute la lumière soit faite sur leur utilisation et sur la chaîne de commandement lors du drame de Sivens.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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A Paris, mobilisation clairsemée contre l'austérité

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« C'est compliqué de mobiliser en ce moment. » Jean-Paul, septuagénaire, ne croit pas si bien dire alors que la manifestation annoncée par le collectif 3A n'a pas tout à fait commencé. « J'ai appelé des amis ce matin, ils étaient d'accord avec moi sur l'objet de la mobilisation mais la plupart m'ont dit qu'ils n'en avaient pas le courage. » Des courageux, il y en avait pourtant, 30 000 à Paris selon le Parti de gauche (7 000 selon la police) et 100 000 à l'échelle nationale, soit nettement moins que lors de la précédente mobilisation du 12 avril, où entre 25 000 (préfecture) et 100 000 (organisateurs) personnes s'étaient réunies contre l'austérité. Des membres d'association, des syndiqués (CGT, FSU, Solidaires), des partis de gauche (NPA, Front de gauche, PCF, Nouvelle Donne, EELV...) et tout simplement des citoyens qui ont défilé de la place Denfert-Rochereau jusqu'à l'Assemblée nationale pour dire non à l'austérité.

Capture d'écran du compte twitter de Jean-Luc Mélenchon le 15 novembre 2014Capture d'écran du compte twitter de Jean-Luc Mélenchon le 15 novembre 2014

Dans le défilé de ce 15 novembre, on pouvait apercevoir en tête de cortège le leader du Parti de gauche Jean-Luc Mélenchon, le secrétaire national du Parti communiste Pierre Laurent, le porte-parole du NPA Olivier Besancenot, Clémentin Autain du collectif Ensemble, Pierre Larrouturou de Nouvelle Donne ou encore Liêm Hoang Ngoc, représentant les « socialistes affligés ». Ces derniers ont tenu à dénoncer les politiques d'austérité ayant lieu dans la plupart des pays européens. Parmi les slogans, on pouvait lire « l’austérité tue », « oui à la transition » ou encore « ils ont trahi Jaurès ». Le long du boulevard Montparnasse, le cortège a mêlé retraités, étudiants en colère”, militants de Droit au logement (DAL), mouvement des chômeurs et même quelques zadistes (en référence aux ZAD, zones à défendre, comme au Testet ou à Notre-Dame-des-Landes). 

La pancarte des zadistes de RouenLa pancarte des zadistes de Rouen © Yannick Sanchez

« C'est maintenant qu'il faut se mobiliser », a déclaré un des zadistes rouennais souhaitant rester anonyme. « En 2017, ce sera trop tard, avec Marine Le Pen et Sarkozy. Nous, on est venus sans affiliation partisane, simplement pour dénoncer l'austérité. » Lui et deux de ses amis étaient à Rouen jeudi pour tenter de mettre en place une nouvelle ZAD dans le centre-ville. « On s'est fait dégommer par la police. C'était violent, on a dit qu'on était là pour Rémi Fraisse et un flic a répondu "il l'a bien mérité" », assure-t-il vidéo à l'appui. 

Scandant des slogans anti-austérité, anti-Valls, anti-Macron, les milliers de manifestants ont marqué leur rejet de la politique menée par le gouvernement. « Ici, 80 % des gens vous diront qu'ils ne voteront plus pour les socialistes », a proclamé Daniel Montré, militant PCF qui précise avoir été sur une liste Front de gauche aux dernières élections municipales à Évry, bastion de Manuel Valls (maire de 2002 à 2012). « J'étais place de la Bastille en 2012 avec de l'espoir, les socialistes ont retourné leur veste, ils ont sali la gauche », s'est insurgé le militant. 

Daniel Montré, sur le côté du cortège boulevard MontparnasseDaniel Montré, sur le côté du cortège boulevard Montparnasse © Yannick Sanchez

Le collectif 3A organisait également une trentaine de manifestations dans plusieurs villes françaises, dont Toulouse (5 000 personnes), Bordeaux ou Strasbourg « contre le budget d'austérité inefficace », qui doit être voté mardi à l'Assemblée, et la « répression accrue des mouvements sociaux, écologiques et citoyens », à la suite de la mort de Rémi Fraisse. 

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Surveillance du Net : le dispositif de contrôle «n’est pas satisfaisant»

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Moins de six mois après sa nomination, le nouveau président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) Jean-Marie Delarue a dressé, jeudi 13 novembre, un état des lieux particulièrement inquiétant du dispositif de contrôle des écoutes dites « administratives ».

Le « dispositif actuel n’est pas satisfaisant », a-t-il affirmé à l’occasion de son audition par la Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique de l’Assemblée nationale. « Et le risque est grand de voir se développer de nouvelles approches plus ou moins intrusives sans dispositions législatives et donc sans les garanties qui entourent les interceptions de sécurité », a ajouté cet ancien contrôleur général des lieux de privation de liberté, nommé à la tête de la CNCIS au mois de juin dernier par François Hollande en remplacement de Hervé Pelletier, démissionnaire.

Jean-Marie DelarueJean-Marie Delarue © Reuters

Les craintes de Jean-Marie Delarue ne portent pas tant sur l’activité historique de cette autorité administrative indépendante, mais composée de trois membres, un député nommé par le président de l’Assemblée, un sénateur nommé par le président du Sénat et son président, nommé par le chef de l’État. À l’origine, la CNCIS était en effet chargée de contrôler la légalité des demandes administratives d’écoutes téléphoniques, c’est-à-dire les demandes extrajudiciaires et transmises par les agences de renseignement aux services du premier ministre. Le nouveau président de la CNCIS a sur ce point défendu le travail de son institution et la « doctrine » issue de ses prédécesseurs. « Je n’ai aucun état d’âme sur l’application de ces précédents, de cette doctrine qui s’est forgée au fil des années. Je n’ai qu’un souci, c’est d’appliquer la loi, toute la loi dans le respect des libertés », a-t-il affirmé en assurant que « le contrôle est bien une réalité ».

En revanche, concernant les interceptions de données sur Internet, Jean-Marie Delarue est beaucoup plus sévère. Créée par la loi du 20 juillet 1991, à une époque où les « interceptions de sécurité » se limitaient principalement aux écoutes de lignes fixes, la CNCIS a dû s’adapter aux évolutions technologiques et aux nouvelles méthodes de surveillance des téléphones mobiles, puis d’Internet. Elle s’est aussi vue notamment confier la charge de vérifier la légalité de la collecte des « données de connexion », c’est-à-dire toutes les informations sur la manière dont un message ou une communication a été transmise. Durant les années 90, ces « données de connexion » se limitaient principalement aux numéros de téléphone, durée des communications, identités des personnes, et aux factures détaillées, les fameuses « fadettes ».

Mais, avec l’essor des communications électroniques, les « données de connexion » sont devenues une des cibles principales des agences de renseignement. Les fichiers numériques présentent en effet l’avantage d’être systématiquement équipés de « métadonnées », c’est-à-dire toutes ses données techniques que ce soit l’auteur, la date de création, la taille, la géolocalisation, les différentes modifications… Collectées de manière systématique, ces métadonnées sont souvent bien plus intrusives que la simple écoute de communications. De nombreux documents dévoilés par Edward Snowden ont d’ailleurs montré qu’elles faisaient l’objet de campagnes d’interception massives de la part de la NSA et de ses partenaires, parmi lesquels la France.

« Je suis personnellement persuadé que la saisie répétitive et portant sur des domaines étendus de métadonnées révèle autant en matière de contenant que la saisine de certains contenus », a témoigné Jean-Marie Delarue devant la commission. « Elle révèle d’autant plus que, bien entendu, ceux qui pensent être l’objet d’interceptions de sécurité sont en général discrets dans leurs propos. La saisine de contenant parle beaucoup plus que ce qu’ils peuvent dire au téléphone. »

Mais, au lieu de mieux les protéger, le législateur n’a eu de cesse que de renforcer les possibilités de collecte de ces métadonnées. Un premier coin dans le contrôle de la NCIS est enfoncé par la loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme. Ce texte ouvre la possibilité aux services antiterroristes de consulter les « données de trafic », que les professionnels ont l’obligation de conserver durant un an, sur simple avis d’une personnalité qualifiée « placée auprès du ministre de l’intérieur », le contrôle de la NCIS s’effectuant plus qu’a posteriori. Présentée par le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy, la loi de 2006 était censée n’être que temporaire, et comportait une clause de renouvellement de trois ans. Mais elle a été constamment renouvelée jusqu’en fin d’année 2013, quand le gouvernement décide non seulement de pérenniser ce dispositif d’exemption, mais également de l’étendre et de le renforcer.

Au prétexte de fusionner les dispositifs prévus par les lois de 91 et de 2006, l’article 20 de la loi de programmation militaire, adoptée le 18 décembre 2013, étend tout d’abord les cas permettant de demander la transmission des communications informatiques et de leurs métadonnées. Outre la prévention du terrorisme, sont désormais concernées les recherches liées à « la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France (…), de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous ». De plus, désormais, ce ne sont plus seulement les agences dépendant du ministère de la défense et de l’intérieur qui ont la possibilité de demander la collecte de données, mais également le ministère de l’économie et toutes ses administrations, comme Tracfin ou les douanes.

Encore plus inquiétant, la loi permet désormais d'obliger les hébergeurs et les fournisseurs d’accès à fournir les données « en temps réel » et sur « sollicitation du réseau ». Une formulation particulièrement vague, qui peut laisser craindre un dispositif de collecte des données branché directement sur les réseaux. Seule concession du législateur, le texte prévoit désormais que la personnalité qualifiée chargée de valider les demandes d’interception dépendra, à compter du 1er janvier prochain, du premier ministre.

Au mois de janvier 2014, quelques semaines après le vote de la loi de programmation militaire, la CNCIS s’était elle-même inquiétée, à l’occasion de la publication de son rapport annuel, des dangers liés à la charge de travail supplémentaire que représentait la loi de programmation militaire, dénonçant au passage son manque de moyens. « Dans ce contexte d’élargissement des compétences de la Commission, les baisses budgétaires annuelles sont de nature à remettre en cause partiellement la nature et la périodicité des contrôles », prévenait l’autorité qui précisait avoir déjà « dû reporter des visites de contrôle, faute de disposer de financement suffisant ». Son ancien président Hervé Pelletier y exprimait par ailleurs sa déception « de n’avoir à aucun moment été officiellement consulté lors de l’élaboration de ce projet de loi qui, pourtant, cite les travaux de la CNCIS dans son exposé des motifs ».

Outre les questions de moyens, son successeur estime surtout que les garde-fous prévus par la loi sont loin d’être suffisants. Le nouveau patron de la CNCIS regrette tout d’abord que son institution ait été dépossédée de son droit de regard prioritaire au profit de cette « personnalité qualifiée », « dont les qualités personnelles ne sont pas en doute mais sur l’indépendance de laquelle on peut légitimement s’interroger ». « Il a été reconnu en ce domaine le contrôle de la CNCIS », précise-t-il, « mais c’est un contrôle a posteriori et c’est la personnalité qui donne toutes les autorisations nécessaires. Je le regrette. »

Le président de la CNCIS souhaite que les métadonnées bénéficient de la même protection que les communications elles-mêmes, et appelle à réformer la loi dans ce sens. « On a justifié ces différences, entre les interceptions de sécurité et les métadonnées, et donc différences de procédure, en disant : les secondes sont moins intrusives que les premières. (…) Cette façon de considérer comme des degrés de moindre intrusion la saisie de métadonnées n’est pas pour moi un très bon calcul. Et par conséquent, les choses doivent évoluer sur ce point », a-t-il déclaré lors de son audition.

Le plus inquiétant dans les déclarations de Jean-Marie Delarue est qu’elles dessinent peut-être en creux les manquements qu’a pu constater une autorité à qui la loi de 91 impose le secret. « Il faut donner à toute espèce de contrôle des garanties d’indépendance et ces garanties pour moi n’existent pas dans toutes les procédures actuelles », a-t-il ainsi déclaré. « Donc, je pense (…) que l’évolution de la loi est nécessaire. »

C’est donc à une véritable réforme renforçant les droits des citoyens que le nouveau président du CNCIS appelle. Le « dispositif actuel n’est pas satisfaisant. Il n’est pas satisfaisant puisque l’équilibre qui était celui des années 90 est rompu, en ce sens que tous ces éléments ont évolué », a-t-il déclaré. « Notre société est plus sensible au besoin de sécurité (…). Les composantes de la menace se sont modifiées avec une dimension terroriste qui n’existait pas en 1991. La criminalité internationale a renforcé son efficacité si je puis dire. Et puis, comme on le sait, les moyens de communication, je n’ai pas besoin de vous l’apprendre, se sont considérablement développés », a poursuivi Jean-Marie Delarue. « Si les données changent, naturellement, (…) les services s’adaptent aussi. Et le risque est grand de voir se développer de nouvelles approches plus ou moins intrusives sans dispositions législatives et donc sans les garanties qui entourent les interceptions de sécurité. »

Cette réforme législative pourrait être menée à l’occasion du projet de loi sur le droit et les libertés numériques. Ce texte, promis par le gouvernement de Jean-Marc Ayrault dès 2013, est depuis devenu un véritable serpent de mer, constamment évoqué mais toujours repoussé. La commission devant laquelle s’exprimait Jean-Marie Delarue a justement été chargée de réfléchir au futur projet et devrait rendre ses propositions d’ici le printemps 2015. Beaucoup espèrent que cette loi sera l’occasion d’adoucir un peu un dispositif devenu particulièrement répressif en réaffirmant certaines libertés fondamentales, et en revenant éventuellement sur certaines mesures déjà votées pour les limiter.

Le nouveau président de la CNCIS a donc également livré ses propositions sur le futur texte. « La bonne approche sera celle qui fera que la loi portera sur les libertés individuelles nécessairement redites à cette occasion dans la dimension que les technologies doivent lui donner aujourd’hui », a-t-il notamment déclaré. « La loi doit poser clairement dans quelles conditions et pour quels motifs des atteintes à la liberté individuelle peuvent être conduites », a poursuivi Jean-Marie Delarue. « Les motifs doivent être au moins aussi précis que ceux qui existent aujourd’hui et je ne me contenterai pas d’un renvoi (…) aux intérêts fondamentaux de la nation. » La future réforme devra également réaffirmer « le principe de subsidiarité, c’est-à-dire qu’il ne peut être fait recours à des atteintes éventuelles aux libertés individuelles que si et seulement si aucun autre moyen n’est possible ».

Le patron de la CNCIS a également évoqué « les pratiques éventuellement illégales des services » qui « doivent cesser » en proposant « un renforcement du code pénal sur les éventuelles infractions ». De même, il a proposé de légiférer « sur des questions irrésolues, et notamment sur la question délicate de ce que peuvent faire des services dans des pays autres que la France ».

Concernant le contrôle des interceptions, Jean-Marie Delarue demande à ce que celui-ci « soit a priori comme a posteriori » et effectué par une unique « personne pour l’ensemble des services » et que celle-ci soit « indépendante du pouvoir ». Ce contrôleur devra bénéficier de « garanties » « pour qu’il puisse exercer un contrôle sur pièce et sur place sur les conditions de réalisation de saisine des données ». « Je souhaite que ce contrôle soit universel », a-t-il poursuivi. « Toutes les atteintes doivent lui être soumises, ou les éventuelles atteintes doivent lui être soumises. »

Enfin, le président de la commission a appelé à une meilleure séparation entre les différents intervenants lors du processus de mise sous surveillance. La future loi « doit définir des rôles distincts entre quatre éléments », a-t-il proposé : « les demandes des services »,  l’avis de l’autorité de contrôle, « la décision du politique au niveau le plus élevé » et enfin « l’exécution de ces atteintes par un service indépendant des services de renseignement et de police ».

BOITE NOIREMise en place au mois de février 2014 par la conférence des présidents de l'Assemblée nationale, la Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique de l’Assemblée nationale est composée de 13 députés et 13 "personnes qualifiées", dont Edwy Plenel, président de Mediapart.

Plusieurs de ses membres animent, dans le Club de Mediapart, une édition participative baptisée "Libres enfants du numérique" et rendant compte de ses travaux.

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Mariage pour tous : le coup de bluff de Nicolas Sarkozy

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Si comme l’écrivait André Gide, « l’intelligence, c’est la faculté d’adaptation », Nicolas Sarkozy peut se voir prêter bien plus que « deux neurones ». Car depuis plus d’un mois qu’il a entamé sa tournée de campagne pour la présidence de l’UMP, l’ex-chef de l’État ne fait que cela : s’adapter. Devant le public très “droite décomplexée” du Sud-Est, il n’avait pas hésité à réveiller le Buisson qui sommeillait en lui. Devant celui, ultra-conservateur, réuni le 15 novembre à l’initiative de Sens Commun, un collectif UMP émanant de la “Manif pour tous”, il a tenté l’un des plus gros coups de bluff de l’histoire des coups de bluff.

Nicolas Sarkozy au meeting de Sens Commun, le 15 novembre à Paris.Nicolas Sarkozy au meeting de Sens Commun, le 15 novembre à Paris. © ES

L’ancien président n’aime pas être pris à partie. Alors quand il commence ce samedi après-midi à aborder le sujet épineux du devenir de la loi Taubira en cas d’alternance en 2017 et que l’assistance lui répond en criant « abrogation ! », il sort la polissoire rhétorique : « Parfait, parfait. Quand on dit (que la loi) doit être réécrite de fond en comble, si vous préférez qu'on dise qu'on doit l'abroger pour en faire une autre... En français, ça veut dire la même chose... Mais ça aboutit au même résultat. Mais enfin, si ça vous fait plaisir, franchement, ça coûte pas très cher. » Le mot est lâché, la salle est ravie, Nicolas Sarkozy aussi, les “notifications push” des sites d’information sont envoyées. Bref, tout le monde peut rentrer chez soi satisfait.

L’analyse de ces quelques phrases – déjà interprétées par certains comme une prise de position ferme et définitive de l’ancien président sur le sujet – pourrait en effet s’arrêter là. Or, l’épisode de samedi est bien plus révélateur qu’il n’y paraît. D’abord, parce que Sens Commun peut s’enorgueillir d’être la seule structure à avoir réuni les trois candidats à la présidence de l'UMP au sein d’un seul et même meeting. Celui du 15 novembre se tenait salle Équinoxe à Paris, là même où le parti avait organisé son congrès national fin janvier 2014. À l’époque, Hervé Mariton, alors délégué général au projet, s’était largement répandu dans les médias pour expliquer à quel point il regrettait que les questions de société n’aient pas été jugées suffisamment importantes par ses collègues de l’opposition pour figurer dans ledit projet.

Dans le même temps, les différents mouvements issus de la “Manif pour tous” continuaient à défiler dans la rue, s’agaçant que la plupart des élus UMP se soient si rapidement détournés de leur « combat pour la défense de la famille ». Alors que s’est-il passé en dix mois pour que ce combat redevienne essentiel aux yeux des mêmes élus ? Le gouvernement a reculé sur la loi famille et n’a cessé de donner des gages à la frange la plus conservatrice de la société française sur la PMA (assistance médicale à la procréation) et la GPA (gestation pour autrui). Ce n’est donc pas un véritable risque politique qui a poussé les ténors de la droite à réempoigner la banderole du peloton de tête. En revanche, les responsables de l’opposition sont entrés en campagne pour la présidence de l’UMP, mais aussi pour les primaires de 2016. Et qui dit campagne, dit drague poussée.

Si la question du mariage pour tous ne concerne que très indirectement la future organisation du parti, elle se révèle omniprésente dans la bataille interne que mènent actuellement Hervé Mariton, Bruno Le Maire et Nicolas Sarkozy. La position des deux premiers sur le sujet est claire depuis fort longtemps. Le député de la Drôme, à qui l’on peut reconnaître de n’avoir jamais manqué un seul cortège de la “Manif pour tous”, veut purement et simplement abroger la loi Taubira, quand celui de l’Eure, qui s’est abstenu au moment du vote, parle de « réécriture pour lever les ambiguïtés sur les questions de filiation et de procréation médicalement assistée, et pour empêcher la gestation d'autrui ». C’est donc sur le troisième que se cristallisent les interrogations des militants UMP, qui sont bien partis pour l’élire à la tête du parti le 29 novembre.

Les militants de Sens Commun attendent l'entrée de Nicolas Sarkozy.Les militants de Sens Commun attendent l'entrée de Nicolas Sarkozy. © ES

Nicolas Sarkozy savait qu’il était attendu sur la question. Elle lui avait d’ailleurs été posée dès sa première prise de parole sur France 2, le 21 septembre. En guise de réponse, l’ancien président s’était contenté d’indiquer qu’on avait, selon lui, « utilisé les homosexuels contre les familles ». Depuis, il oscille. Donneur de séné par désir de rhubarbe, il essaie de contenter tout le monde, mais ne satisfait personne. Les propos qu’il a tenus samedi témoignent de ce tâtonnement. Car en l’espace de quarante minutes, l’ex-chef de l’État a dit tout et son contraire avec, il faut le souligner, ce talent dont seuls les rhéteurs ont le secret.

Son discours en montagnes russes semblait tellement téléguidé par les réactions de la salle Équinoxe qu’il est difficile d’en dégager ne serait-ce qu’un fil conducteur. Essayons donc de le reprendre point par point. L’ancien président a d’abord expliqué la raison pour laquelle il n’avait pas mis en place, durant son mandat, le contrat d’union civile, pourtant promis en 2007. Parce qu’il était trop occupé à « relever la croissance », « faire baisser le chômage » et « sauver l’Europe » (sic), les réformes de société lui semblaient « inutiles ». Quelques minutes plus tard, la crise ne s'est pas arrangée, mais ces mêmes réformes deviennent « centrales ».

Meeting de Sens Commun, le 15 novembre à Paris.Meeting de Sens Commun, le 15 novembre à Paris. © ES

Sur la loi Taubira, Nicolas Sarkozy passe en une poignée de secondes d’une « réécriture de fond en comble » à une « abrogation » à « un mariage pour les homos et un mariage pour les hétéros ». S’ensuit un développement ubuesque sur la différence entre l’amour et le désir qui n’a rien à envier aux dialogues de la série Les mystères de l’amour. « Que vous soyez hétérosexuel ou homosexuel, vous n'avez pas besoin de moins d'amour », lance l’ex-chef de l’État. L’assistance est complètement perdue, elle ne sait plus s’il faut huer, siffler ou applaudir. Du coup, elle fait les trois.

À l’issue du meeting de Sens Commun, l’entourage de Nicolas Sarkozy joue les services après-vente auprès des journalistes perplexes. Non, l’ancien président n’a pas cédé face aux militants, « il n’a fait que répéter ce qu’il dit depuis plusieurs semaines déjà ». Mais quand on demande des éclairages sur « ce qu’il dit » précisément, les choses se compliquent. « De toute façon, il est encore dans le temps de la réflexion, explique notre interlocuteur. Il souhaite discuter et trouver un consensus avec sa famille politique. » Non loin de là, le député et maire UMP du Touquet (Pas-de-Calais), Daniel Fasquelle, se félicite que l’ex-chef de l’État se soit « largement inspiré » de la proposition de loi qu’il envisage de déposer et de la note qu’il lui a transmise sur le sujet mercredi dernier.

Au premier rang du meeting de Sens Commun : Claude Goasguen, Laurent Wauquiez, Philippe Gosselin, Daniel Fasquelle...Au premier rang du meeting de Sens Commun : Claude Goasguen, Laurent Wauquiez, Philippe Gosselin, Daniel Fasquelle... © ES

Un peu de Daniel Fasquelle par-ci, un peu de Sens Commun par-là… Le projet que construit sous nos yeux Nicolas Sarkozy a tout de la réflexion de bric et de broc. La clef du fameux « rassemblement », peut-être, mais qui en dit long sur l’aspect caméléon de l’ancien président. Or, si cette stratégie fait mouche auprès des fans sarkozystes, elle ne fera guère illusion au-delà de l’élection du 29 novembre. Les adversaires de l’ancien président l’ont bien compris, eux qui placent déjà leurs pions dans l’optique d’une primaire ouverte en 2016.

C’est ainsi qu’Alain Juppé a récemment déclaré aux Inrocksêtre « favorable à l'adoption par un couple de même sexe ». Une ligne modérée qui pourrait s’avérer aussi fructueuse que dangereuse, dans l’équilibre entre droite centriste et droite radicale. Or, il est assez étonnant de constater que les militants les plus conservateurs de l’UMP n’attendent pas forcément qu’on les brosse dans le sens du poil, ils aspirent simplement à la limpidité. Aussi Bruno Le Maire a beau avoir été conspué samedi, il n’en est pas moins ressorti grandi aux yeux de bon nombre de personnes croisées en marge du meeting de Sens Commun.

« Même si je ne suis pas d’accord avec lui, il a le mérite d’être clair, confie ainsi Baudoin, 24 ans, soutien d’Hervé Mariton. Le problème de Sarkozy, c’est qu’on voit qu’il est en campagne. Il dit un peu “abrogation” pour faire plaisir. » « Ouais, il a vendu sa soupe et puis c’est tout », glisse encore une militante. Les débats qui entourent la question du mariage pour tous et du devenir de la loi Taubira agissent comme un révélateur de ce qui se joue actuellement à droite. À l’exception peut-être du député de la Drôme, le scrutin de novembre ne semble être un enjeu pour personne. En revanche, il apparaît de plus en plus clairement comme le signal de départ de la course à l’Élysée.

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Comment Soral gagne les têtes (2/2)

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- (Lire ici la première partie de cette enquête en deux volets.)

Alain Soral a beau s’en défendre en toute occasion, les juifs sont chez lui une obsession. Il assure ne pas viser les « juifs de tous les jours », pour reprendre ses mots, ceux qui ne font pas partie de la « communauté organisée ». C'est à cette dernière, incarnée selon lui par le Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France) et la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme), qu'il réserve officiellement sa vindicte. Elle qui aurait la main sur tous les leviers importants en France, et dicterait leur conduite aux responsables politiques hexagonaux.

Selon sa rhétorique, s’il est taxé d’antisémitisme, c’est d’ailleurs la faute des représentants de la communauté. Dans une vidéo datant d’il y a deux ans, à la question : « Êtes-vous antisémite ? », le fondateur d’Égalité & Réconciliation (E&R) expliquait ainsi que dans sa jeunesse, « l’antisémitisme, c’était apprécier le projet hitlérien ». Mais aujourd’hui, selon lui, se verrait accuser d’antisémitisme toute personne qui ne « se soumet pas au racialisme du judaïsme talmudo-sioniste ». Adhérent de l'association, Achille (le prénom a été changé, à sa demande), 28 ans, défend pied à pied cette position et refuse de qualifier Soral d’antisémite. Au contraire, insiste-t-il, « Soral est pour beaucoup dans le dégonflement de ce que Mélenchon a récemment appelé le “rayon paralysant” du Crif qu’est l'accusation d'antisémitisme [voir ici, ndlr]. Selon les critères actuels, à peu près tous les auteurs de l'histoire française mériteraient procès et exclusion de la connaissance du public. »

Pourtant, derrière ce discours contre la « communauté organisée », les ressorts de son discours anti-juifs sont nombreux, et visent très large. Exemple tout récent : la vidéo du 11 novembre, où il annonce, avec Dieudonné, la création de leur parti politique commun. En réponse à Eric Zemmour qui dénonce les « élites », apparaît ce montage, censé démontrer qu'en France, elles sont avant tout juives.

© Capture d'écran de la vidéo du 11 novembre, où Alain Soral et Dieudonné annoncent la création de leur parti.

Aurélien Montagner, étudiant en science politique à l’université de Bordeaux, consacre sa thèse à l’idéologie d’Alain Soral. Dans le mémoire de master 2 qu’il a déjà soutenu (à lire sous l’onglet Prolonger), il s’arrête longuement sur cet aspect du discours de Soral. Sans ambiguïté : « On dénote un antisémitisme conséquent, protéiforme car utilisant plusieurs registres, qui est central dans l’idéologie d’Alain Soral, écrit-il. Ce qui renvoie très clairement à une des principales composantes de l’extrême droite. »

Le premier ressort de cet antisémitisme se nourrit de la politique actuelle d’Israël, notamment dans les territoires occupés, et s’habille des atours de l’antisionisme. Il trouve notamment un écho dans une partie de la communauté musulmane. « Cet antijudaïsme est un tabou, mais il existe, admet Nabil Ennasri, le président du Collectif des musulmans de France (CMF), spécialiste du Qatar, et enseignant au centre Shatibi. En particulier chez les gens qui ne comprennent pas, alors même que l’on bombarde Gaza et que l’on tue des enfants, les positions de la France et des médias dominants. Pour eux, l’explication simple, qui veut que les médias soient aux ordres du Crif, fonctionne. On tombe alors dans le carburant de l’antisémitisme traditionnel, qui veut que les juifs contrôlent le monde. » 

Un mécanisme qui fonctionne certainement. La guerre et les exactions de l’armée israélienne offrent à Soral l’occasion d’étendre très loin ses dénonciations, comme le démontre sa vidéo mensuelle de septembre dernier (autour de 1 heure 03 minutes). « Nous sommes tous à terme des Palestiniens. Les Palestiniens ont été traités dans cette guerre comme ce qu’ils sont selon les juifs, c’est-à-dire comme des goys, qu’on peut tuer sans aucun problème », déclarait-il. Il souligne ensuite que « les organisations juives officielles [françaises, ndlr] ont soutenu Tsahal [l’armée israélienne] de A à Z », ce qui est exact. Mais il ne s’arrête pas là, et juge sans s'embarrasser de précautions que « s’ils sont capables de soutenir ça à Gaza, je pense qu’une guerre civile entre Français chrétiens et musulmans demain ne les gênera pas beaucoup, si c’est dans leur intérêt. (…) Je pense que ces gens-là n’en ont rien à foutre d’une guerre civile [inter]-communautaire qui fera des centaines de milliers de morts, et même de l’activer par tous les moyens ».


Argent et religion, vecteurs d'une obsession antijuive

Le second pivot de l’antisémitisme soralien, c’est le cliché qui lie les juifs à la banque, si possible mondialisée, en posant comme une évidence que le système financier mondial est tenu par les juifs. C’est ce qu’il affirmait par exemple en 2012 en présentant la réédition, par sa maison d’édition, du livre Les Juifs et la vie économique. Publié en 1911 par le sociologue allemand Werner Sombart, l'ouvrage place les juifs au cœur du développement du capitalisme, contrairement à Max Weber, pour qui son origine est liée au protestantisme.

Le travail de Sombart (dont la thèse a été reprise en bonne partie par Jacques Attali en 2002 dans Les Juifs, le monde et l’argent) permet à Soral d’affirmer : « Le capitalisme est une invention juive, ce qui fait de notre monde occidental un enfant de la pensée juive, et de la bourgeoisie capitaliste une juiverie de synthèse. Ce qui veut dire qu’il est normal que [dans] le monde bourgeois commerçant capitaliste, dans sa forme la plus accomplie, au sommet de cette hiérarchie, il y ait les juifs de Wall Street car ils sont les inventeurs de ce monde. » Pour Aurélien Montagner, cet antisémitisme économique est « fort ancien » et « plutôt issu de la gauche anticapitaliste avant d’avoir été réutilisé par l’extrême droite ».

Soral réveille aussi un antijudaïsme qui s’appuie sur l’étude des textes religieux que sont la Torah et son interprétation réalisée dans le Talmud aux IVe et Ve siècles. Il fait mine de croire que ces textes servent encore de guide aux dirigeants de la communauté juive aujourd’hui, ce qui lui permet de glisser quelques énormités dans sa vidéo de septembre, comme : « Il y a vraiment deux humanités, l’humanité juive qui sont les élus, les seuls connectés à Dieu, qui ont une âme, et puis les goyims comme nous, qui sommes en fait des animaux, dont le destin est de les servir. C’est explicitement ce qui est écrit dans la bible. » Variante, dans la même vidéo : le Talmud dicterait de dominer les non-juifs par « le vol et le mensonge ». Une ligne de conduite que BHL ou Jacques Attali, grandes têtes de Turc des soraliens, s’empresseraient d’appliquer.

Ce discours sur fond religieux est notamment destiné à accrocher les oreilles des catholiques les plus réactionnaires. Il s’orne d’ailleurs régulièrement de références au Nouveau Testament, l’orateur se réclamant souvent de la « charité chrétienne », et est parfois teinté d'un mysticisme assez fort. Ces mots résonnent aussi chez certains musulmans, soucieux de respecter les textes et les traditions. « Certains prêtent l’oreille à un fond d’antijudaïsme né d’une lecture trop simple de certains versets du Coran et des Hadiths » (les paroles de Mahomet, rapportées par ses compagnons du prophète, ndlr), détaille Ennasri. On essaie de mettre en avant à quel point cette vision est erronée. Dans la littérature prophétique, l'ennemi n’est jamais le juif en tant que tel, mais le belligérant, qu’il soit juif ou pas. » Pour Ennasri, Soral joue un rôle très important dans la « transformation du fond antijudaïque primaire en conceptualisation, en politisation ». Notamment par ses références régulières à des responsables religieux radicaux, dont les vidéos sont très suivies, tel le cheikh Imran Hosein (lire sa notice wikipedia).

Enfin, Soral promeut certaines théories révisionnistes pour mieux attaquer la Shoah, perçue comme le bouclier ultime brandi par les juifs pour s’exonérer de la domination qu’ils mettraient en place. Les théories de Robert Faurrisson sont à ce titre défendues par E&R, et présentées comme un minutieux travail d’historien, dont les recherches sont entravées par la loi Gayssot (qui définit, en 1990, comme un délit le fait de contester l’existence des crimes contre l’humanité). À titre d’exemple, dans cette vidéo, Soral développe des arguments révisionnistes classiques sur la chambre à gaz d’Auschwitz-I, qui sont bien démontés ici. Il fait aussi mine de croire que « 4,5 millions d’êtres humains » sont morts dans cette chambre à gaz, ce qui serait le « plus grand miracle de l’histoire de l’humanité ». En fait, aucun historien sérieux ne prétend que 4,5 millions de personnes ont été tuées dans une seule chambre à gaz.

Sur son site, Soral n'hésite d'ailleurs pas à poser en pyjama de déporté pour se présenter en « dissident » qu'il faut soutenir financièrement face aux procès qui l'assaillent. Prochaine audience : le 24 novembre, la cour d’appel de Paris examinera la plainte de la Licra contre la diffusion par sa maison d'édition de cinq livres s'attaquant aux juifs, et notamment deux classiques antisémites, La France juive, d’Édouard Drumont et Le Salut par les juifs de Léon Bloy. L’association tentera de faire confirmer la condamnation obtenue en première instance en novembre 2013.

Observateur de cette obsession antijuive, Pierre Tevanian, fondateur du site Les mots sont importants et corédacteur en 2004 d'un texte toujours pertinent avertissant contre les stratégie de Soral en direction des musulmans, renvoie au portrait psychologique que faisait Sartre de l’antisémite dans les premières pages de son livre Réflexions sur la question juive, en 1946. « Sartre soulignait que pour l’antisémite, finalement, la République n’est pas loin d’être exemplaire, puisque tous les maux proviendraient d’une seule et même communauté malfaisante, rappelle-t-il. C’est une manière de continuer à croire que le monde est fondamentalement bien fait et qu’il existe une cause principale à toutes ses complications. »

Cette fixation sur les juifs, et son attention portée aux populations arabo-musulmanes, est finalement la seule différence réelle qui sépare Alain Soral et Éric Zemmour aujourd’hui. Et cette convergence des idées est un signe des temps, selon Philippe Corcuff, maître de conférences en science politique à l’IEP de Lyon, auteur du livre récent Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard (éd. Textuel) : « La montée en puissance de Soral est connectée à une montée plus large en France du néoconservatisme, réactionnaire et homophobe. Sur la question des racismes, ce camp est encore divisé, mais c’est la seule », estime Corcuff.

« Nous sommes dans le contexte de la chute des grandes idéologies, dans un brouillage des repères », abonde André Déchot, animateur du groupe de travail Extrême droite de la LDH et coauteur de La Galaxie Dieudonné, avec Michel Briganti et Jean-Paul Gautier (éd. Syllepse, 2011). Il s’inquiète de voir « le complotisme gagner du terrain partout, comme le soulignait récemment un article très frappant du Monde, montrant que de nombreux lycéens croient aux "illuminatis" ou aux théories limites sur le 11-Septembre ». De ce terreau, Alain Soral joue habilement. Il multiplie par exemple les allusions complotistes (pour en lire certaines, reportez-vous à notre florilège de citations). « Il est aussi l'un des rares à proposer une compréhension globale du monde, à en expliquer presque tous les aspects dans une vision générale. C’est une des clés de sa séduction envers un public déboussolé », constate Aurélien Montagner, le thésard qui analyse son discours. 


Faillite de la gauche

Mais l’homme qui fait le pont entre la gauche et l’extrême droite n’aurait aucun espace s’il ne prospérait pas sur le vide politique prévalant dans les terrains où il s’implante. « Comme Dieudonné, Soral est une conséquence. Ils ne pouvaient pas ne pas arriver : ils sont les produits de la social-démocratie et en même temps l'expression de sa faillite, estime Houria Bouteldja, porte-parole du parti des Indigènes de la République. Ils représentent aussi la défaite de la gauche de la gauche, un échec à faire les bons diagnostics et proposer de vraies solutions, tant aux classes populaires blanches qu'aux descendants d'immigrés post-coloniaux. »

Dieudonné et Alain Soral, en 2009Dieudonné et Alain Soral, en 2009 © Reuters - Gonzalo Fuentes

Nabil Ennasri constate lui aussi cet échec, et s’alarme du fait que le vote FN, auquel Soral a régulièrement appelé avant de fonder son propre parti, n’est plus tabou chez les musulmans français : « On essaie de dire que ce n’est pas parce que l’on dénonce le PS et l’UMP qu’on peut donner un blanc-seing au FN, qui propose un programme encore pire. Cette stratégie du pire fonctionne dans une communauté qui est depuis des années stigmatisée et se trouve dans une spirale de la frustration, de la rancœur et de la colère. Soral a compris cela, et il essaie de l’utiliser à son avantage. »

Le parti des Indigènes de la République doit lui-même faire face à ce constat : alors qu’il s’adresse en partie au même public que Soral, son discours porte beaucoup moins. Pourquoi ? « Parce que nous sommes complexes, et lui simpliste, juge Houria Bouteldja. Parce que nous refusons tout discours démagogique et qu’il s’en nourrit. Parce que nous ne sommes pas intégrationnistes et qu'il l'est dans sa version la plus radicale, parce que nous demandons aux populations post-coloniales de faire une véritable révolution dans leur façon d'appréhender notre territoire politique qui ne s'arrête pas aux frontières de l’État-nation, et que tout cela, c’est difficile à accomplir. »

Soral, lui, surfe sur la facilité. « Il joue très bien du sentiment victimaire, très présent chez certains jeunes musulmans, mais pas seulement eux : il récupère systématiquement les polémiques clivantes, qui créent des déçus, des révoltés, et sait très bien déployer des références issues de leur monde culturel », analyse Fateh Kimouche, fondateur du site Al-Kanz.

Il faut ajouter à ces séductions toute l'attractivité de la paire Soral-Dieudonné, « devenue pour une large partie de la jeunesse de banlieue la figure de la résistance face au système », souligne Ennasri. « Les deux font des vidéos et parcourent ensemble la France et les quartiers pour dire “nous sommes la véritable dissidence”, et ils tapent dans du beurre. » Ils sont aujourd'hui vus par beaucoup comme étant les seuls à oser une parole véritablement radicale.

Le meilleur exemple de la façon dont l’homme fort d’E&R et l’ex-humoriste surfent sur les sujets clivants est à chercher du côté de leur opposition au mariage pour tous. La théorie soralienne était formulée en novembre 2012 de façon saisissante : « Pour que les satanistes de notre oligarchie puissent nous dominer intégralement, il faut qu’ils détruisent tout, c’est-à-dire le peuple et la civilisation, assénait-il sans ciller. Et la légalisation du mariage homosexuel est une destruction d’une des structures de base de la civilisation. » En faisant référence au « satanisme », comme cela arrive régulièrement dans ses interventions, Soral fait du pied aux catholiques traditionalistes, acteurs classiques des oppositions aux réformes sociétales, mais aussi à une partie du public de culture musulmane, pour qui « le diable est présent quotidiennement, par exemple dans des invocations ou des prières régulières », indique Fateh Kimouche. Mais le discours touche bien plus loin.

En effet, explique le sociologue Éric Marlière, auteur de La France nous a lâchés et bon connaisseur des quartiers populaires, « dans une frange de la population où la culture ouvrière est encore forte, le virilisme, la place de l'homme dans la société, est encore un moteur important ». Cette culture, « alliée à la présence importante de la religion – l'islam mais aussi l'émergence rapide des églises évangéliques », y fait de l'opposition au mariage pour tous « un combat partagé par beaucoup ».


Le cas Farida Belghoul

Au premier rang de ces alliés de circonstance, il y a eu pendant très longtemps Farida Belghoul. Porte-parole de la marche antiraciste « Convergence » de 1984, à qui Mediapart a consacré un long portrait, elle est apparue aux côtés de Soral lors d’une conférence en juin 2013, et partage ses convictions, y compris sur le caractère « sataniste » du mariage pour tous. Dans le prolongement de cette alliance étonnante avec l’extrême droite catholique (elle a été plusieurs fois invitée sur Radio Courtoisie, ou dans une réunion organisée par des associations catholiques de droite), Belghoul est aussi devenue l’égérie des Journées de retrait de l’école (JRE), censée combattre la « théorie du genre », qui n’existe pas mais que les socialistes sont censés vouloir faire enseigner à l’école.

Farida BelghoulFarida Belghoul

Elle a même réussi à faire militer à ses côtés Ennasri, opposé au mariage pour tous et à la pseudo-« théorie du genre », malgré leurs divergences de vue sur Soral. « Si on laisse ce terrain-là à Soral, il aura un boulevard de prédication, justifie-t-il. La communauté que je côtoie est ultraconservatrice, et comme sur la question palestinienne, il a pu capter une partie de l’audience. » 

Mi-octobre, Belghoul et Soral ont finalement rompu, après la publication sur le site d'E&R d’un étrange communiqué annonçant le départ de plusieurs militants de l’association fondée par la militante des JRE. Dans la vidéo où elle acte sa rupture en s’en prenant longuement à Alain Soral, Belghoul raconte aussi (à partir de 50'30), comment leur partenariat s’est noué, notamment autour d’une détestation commune de la façon dont le PS a traité les jeunes d’origine maghrébine pendant des années. « Avant leur rupture, Farida Belghoul a été un produit d'appel de Soral, une véritable aubaine comme l’est encore Dieudonné, dit Houria Bouteldja, qui a écrit un long texte (ici et ) pour attaquer ses positions. Elle voue une haine viscérale (et justifiée) au PS depuis qu’il a récupéré le mouvement lancé par la marche de l’égalité de 1983, en créant SOS-Racisme. Elle fait porter le chapeau à l’UEJF mais à mon sens de manière caricaturale, ce qui convient parfaitement à la lecture complotiste de Soral. L'antiracisme moral et dépolitisé n'est pas réductible au rôle des sionistes. Et en même temps, elle a une très forte volonté d’intégration, me semble-t-il, d'où son rapprochement avec les milieux cathos. Elle était de ce point de vue une personnalité idéale pour Soral. »

Ce combat contre le mariage pour tous sert d’ailleurs une autre cause qui tient à cœur à Soral, et constitue une constante de ses discours depuis plus de quinze ans : la lutte contre l’affirmation de l’homosexualité, mais aussi contre le féminisme. Soral ne tolère pas qu’on remette en cause le sexisme et la position dominante de l’homme hétérosexuel dans la société. Un trait qu’on retrouve dans ses textes, empreints de virilisme et ouvertement homophobes (il lie régulièrement homosexualité et pédophilie), et souvent méprisants pour les femmes, surtout si elles se piquent de penser. Il en fera notamment la démonstration le 17 janvier 2011 lors de son apparition sur le plateau de Ce soir ou jamais face à la militante du Front de gauche Clémentine Autain. « Aucune mouvance n’est à ce point masculine, dominée par les hommes, hiérarchiquement et numériquement, juge Pierre Tevanian, pour qui le masculinisme est central dans la vision du monde de Soral. Chez les sympathisants d’Égalité & Réconciliation, qu’ils soient petits ou grands, blancs, musulmans, arabes ou noirs, ce qui fait le lien, le point commun, c’est la question de l’émancipation des femmes, toujours vécue comme un problème. »

Masculinisme, complotisme, conflit israélo-palestinien, auxquels il faut ajouter le « survivalisme », cette théorie défendue par Piero San Giorgio, ami suisse de Soral qui prévoit un effondrement imminent de la civilisation (excellemment présenté dans cet article de Gauchebdo)… Le côté auberge espagnole de l’argumentaire aurait de quoi laisser nombre de sympathisants sur le bord de la route. Comment Soral s’y prend-il pour les maintenir unis ?

En fait, tous les observateurs s’accordent pour dire que ses sympathisants n’adhèrent pas en bloc à tous les pans d’un discours particulièrement mouvant et protéiforme, et sans doute conçu pour toucher différents publics en même temps. « Son côté judéophobe n’attire peut-être pas plus de 20 % des jeunes de banlieue, mais il est surtout vu comme un contestataire et un excellent agitateur, avec un côté Robin des bois. En revanche, le côté patriote fonctionne beaucoup moins bien », estime ainsi le sociologue Éric Marlière. « Le propre de la parole de Soral, c’est qu’elle va très vite et qu’elle est pleine de digressions, complète Aurélien Montagner. Automatiquement, les gens qui l’écoutent font le tri et ne retiennent que les thèmes qui les concernent ou les convainquent le plus. » « Je n’ai jamais pris ce qu’il dit au pied de la lettre, témoigne en effet Achille, l’adhérent d’E&R. Moi, comme tous les sympathisants que je connais, nous allons presque systématiquement vérifier ce qu’il avance, et nous ne retenons pas tout. »

Pour autant, faut-il considérer le phénomène Soral comme un épiphénomène, peu décisif dans le climat actuel ? « C’est ce que j’entends parfois dans mon propre camp politique, ou dans mon univers universitaire, s’inquiète Pierre Tevanian. On explique que ni Soral ni Dieudonné ne sont au pouvoir, qu’ils n’ont pas l’appareil d’État avec eux et qu’ils ne sont plus invités dans les médias. Bref, qu’ils ne sont pas un vrai danger, contrairement aux gouvernements qui se succèdent. »

C’est exactement la position d’Étienne Chouard. Professeur de lycée qui s’est fait connaître d'un large public d'internautes en 2005 grâce à ses analyses rigoureuses sur les enjeux du traité constitutionnel européen, Chouard a aujourd'hui poussé son analyse jusqu’à promouvoir une assemblée constituante, la fin des élections et la mise en place du tirage au sort pour nommer les représentants politiques. Depuis plusieurs années, il est pris à parti un peu partout sur le Net parce qu’il accepte de côtoyer Soral et qu’il ne l’a pas classé sur la liste des infréquentables. Il s’en expliquait encore tout récemment, suppliant d’arrêter « de nous fabriquer des diables ».

Interrogé par Mediapart, il développe presque mot pour mot les arguments cités par Tevanian. Il indique d’abord que « comme j'ai peur de me tromper, comme Descartes, j'écoute tout le monde ». Il souligne avoir « bien compris que Soral n'est pas démocrate » et être « très effrayé par le racisme ». Pour autant, « dans l'urgence que je sens aujourd'hui, cela reste second, on a besoin de priorités », assure-t-il. « Il me semble que les maltraitances des communautés, les Noirs, les femmes, les juifs, les homosexuels, dont je ne renie absolument pas la lutte, c’est second par rapport à la domination de plus en plus totale d’une toute petite classe, des un pour mille, sur toute la population, explique-t-il. Quand je vois que les banquiers ont pris le contrôle des États-Unis, qu'il y a tant de gens de Goldman Sachs dans l'équipe d'Obama, à la direction de la Banque centrale et même de l'Union européenne (qui s'est construite de manière totalement antidémocratique), je suis beaucoup plus terrifié par cela. Je trouve cela premier. Et Soral me paraît être un des résistants à l'Union européenne. »

Une hiérarchisation des problèmes qui ne manque pas de faire sursauter Philippe Corcuff, dont le livre clame justement que « la gauche est dans le brouillard » face à Soral et consorts. « Ces néoconservateurs, toujours en guerre contre le “politiquement incorrect” et les “tabous”, sont de faux rebelles, mais ils sont en train de voler la critique sociale aux gens de gauche, s’alarme-t-il. Le problème, c’est que leur critique n’inclut pas du tout un horizon émancipateur : elle annonce une révolution conservatrice. Et la gauche ne s’en aperçoit même pas. »

  • Pour retrouver la première partie de cette enquête, cliquer ici.

BOITE NOIREDébutée il y a plusieurs semaines, cette enquête sur le phénomène Soral se décline en plusieurs volets sur Mediapart. Nous avons estimé collectivement que le sujet valait une étude approfondie (avant même que nous ne révélions que Soral et Dieudonné lançaient un parti politique ensemble). Les interviews ont été réalisées au cours du mois d'octobre et des premiers jours de novembre.

Contactés à plusieurs reprises par mail par Mediapart pour cette enquête, ni Alain Soral, ni les autres responsables d'Égalité & Réconciliation n'ont répondu à nos demandes pour organiser un entretien. Le seul adhérent à E&R à nous avoir répondu est Achille, cité dans l'article, qui nous a demandé de modifier son prénom pour que son adhésion ne lui pose pas de problème professionnel.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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MediaPorte : « Complètement Zaz »

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Aujourd'hui, Didier Porte commente un article de Var-Matin rapportant que des passagers d'un TER ont éjecté d'un wagon un resquilleur présumé… qui était en règle. Cet homme s'appelle Birame.
Et Didier Porte conclut l'histoire avec une chanson de Zaz dont la réflexion au détour d'une interview : « À Paris, sous l'Occupation, il y avait une forme de légèreté », a créé quelques émois sur Twitter ce week-end. 

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Sarkozy-Kadhafi : la vérité qu’ils veulent étouffer

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C’est sans doute l’enquête la plus emblématique de Mediapart. Par son enjeu, par sa durée, par sa difficulté. Et c’est pourtant la moins relayée dans l’espace public, que ce soit par les journalistes ou par les politiques. Les uns et les autres auraient-ils peur d’affronter la vérité qu’elle recèle, tant elle est explosive, redoutable et accablante ?

Car quand l’affaire Bettencourt documentait l’illégalisme oligarchique et l’affaire Cahuzac l’imposture politicienne, dans les deux cas la fraude et l’évasion fiscales, le dossier libyen nous met en présence d’une réalité autrement spectaculaire et ravageuse : la corruption d’un clan politique français par l’argent d’un pays étranger, alors sous un régime dictatorial.

Une corruption qui, de plus, a accompagné la mainmise de ce clan sur l’appareil d’État, jusqu’en son sommet, par le financement occulte de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007. Une corruption, enfin, dont on ne peut pas exclure que ses secrets inavouables aient joué un rôle en 2011 dans l’interventionnisme militaire français en Libye, précipitant la chute et la mort d’un dictateur qui avait été reçu en grande pompe à Paris.

Depuis l’été 2011, donc plus de trois ans, Fabrice Arfi et Karl Laske mènent cette enquête au long cours avec cette exigence propre à Mediapart : chercher de notre propre initiative, sans dépendre d’agendas politiques ou judiciaires, sans se faire le relais d’intérêts partisans, en dévoilant des faits ignorés afin d’imposer la réalité qu’ils révèlent dans le débat public. Des dizaines de documents et des témoignages recoupés font la matière de cette enquête libyenne qui conclut au financement de Nicolas Sarkozy par Mouammar Kadhafi (lire ici notre dossier : L’argent libyen de Sarkozy).

Ayant le souvenir de leur proximité affichée lors de la spectaculaire réception, fin 2007, du second par le premier, nos deux enquêteurs ont patiemment remonté le fil secret qui permet d’en comprendre la raison occulte : des liens financiers tissés à partir de 2005, quand Nicolas Sarkozy était ministre de l’intérieur, en marge de voyages et de contrats dont les principaux protagonistes furent Ziad Takieddine, Claude Guéant et Brice Hortefeux.

Le 10 décembre 2007, à Paris. Le 10 décembre 2007, à Paris. © Reuters

Obtenues par Mediapart avant que la justice ne les exploite, les archives de l’intermédiaire Takieddine, déjà protagoniste du dossier Karachi, en témoignent abondamment (les retrouver ici). Leur contenu est corroboré par plusieurs témoignages d’anciens et de nouveaux officiels libyens recueillis par Fabrice Arfi et Karl Laske. En franchissant bien des obstacles, dans le climat de règlements de comptes de la chute du dictateur, où nombre de témoins disparaissent, assassinés ou mis au secret, nos deux journalistes ont fini par trouver une trace officielle de cette corruption franco-libyenne scellée au plus haut niveau.

Révélé par Mediapart le 28 avril 2012, ce document provient de ces archives qui font la longue mémoire des régimes autoritaires (voir ici notre article). Daté du 10 décembre 2006, signé par Moussa Koussa, l’un des plus proches collaborateurs de Kadhafi, chef de ses services secrets extérieurs, il acte « l’accord de principe » conclu afin « d’appuyer la campagne électorale du candidat aux élections présidentielles Nicolas Sarkozy pour un montant d’une valeur de cinquante millions d’euros ».

Nous n’avons publié ce document qu’avec la certitude de son authenticité, liée au contexte de son obtention, à sa forme et à son style, à son contenu enfin que confirmaient d’autres informations déjà révélées par Mediapart (notamment ici). Or c’est la contestation de son authenticité qui, depuis, est au cœur de la contre-attaque de Nicolas Sarkozy et de son entourage afin d’étouffer ce scandale franco-libyen alors même que la justice prenait le relais de nos révélations en les jugeant suffisamment crédibles pour ouvrir, au printemps 2013, une information judiciaire pour « corruption » confiée aux juges Serge Tournaire et René Grouman.

Nicolas Sarkozy ne nous a jamais poursuivis en diffamation dans cette affaire, ce qui aurait été sinon de bonne guerre, du moins de guerre loyale sur le terrain du droit de la presse. Il a préféré construire un écran de fumée en nous accusant d’avoir publié un faux, d’abord auprès du parquet, déclenchant une enquête préliminaire qui ne lui a évidemment pas donné raison, puis, face à cet échec, déposant à l’été 2013 une plainte avec constitution de partie civile visant explicitement Mediapart, son directeur et les deux journalistes concernés.

Témoins assistés dans ce dossier, seul statut juridique dans lequel nous pouvons être légalement entendus, nous avons contesté cette procédure de diversion qui, en contournant le droit de la presse qui protège le droit de savoir des citoyens, prenait le risque de porter atteinte à un principe fondamental, le secret des sources des journalistes (lire ici, , là aussi et encore là les épisodes précédents). Mais, loin de conforter le soupçon calomnieux répandu par M. Sarkozy et son clan, l’instruction confiée aux juges René Cros et Emmanuelle Legrand a tout au contraire recueilli des témoignages abondant dans le sens de notre enquête et, notamment, accréditant la véracité du contenu du document en cause (lire ici notre article).

Hélas, pendant tout ce temps – et parfois avec les mêmes relais que dans l’affaire Cahuzac –, la contre-attaque sarkozyste fonctionnait médiatiquement, reléguant au second plan l’affaire libyenne avec des remarques suspicieuses sinon désobligeantes de la plupart des confrères sur notre travail. Du Monde à Vanity Fair, sans compter les indifférents qui préféraient s’abstenir, au premier rang desquels l’Agence France-Presse, le bruit dominant était donc au doute sur l’authenticité du document publié en avril 2012. Et il y a fort à parier que si la justice avait, contre toute vraisemblance, pris cette direction, les médias dominants se seraient empressés de le crier haut et fort.

Or c’est l’inverse qui vient de se produire, et c’est cette nouvelle qu’ils ont choisi de taire.

Pour étouffer une information, il suffit de ne pas la reprendre. Et le degré d’intensité d’une démocratie se donne à voir dans ces renoncements où des journalistes oublient qu’ils en sont aussi les acteurs et les gardiens, par leur respect sans concession du droit de savoir des citoyens. Il faut donc que la démocratie française soit bien mal en point pour que soit tue la révélation qu’un collège d’experts a authentifié sans aucune réserve un document planifiant une corruption étrangère au plus haut niveau de la République.

Comme nous l’expliquions dans notre article du 14 novembre (le retrouver ici), les trois experts judiciaires mandatés par les juges Cros et Legrand, renforcés par l’expertise d’une arabisante, ont comparé à celle du document en cause plusieurs signatures de l’ancien chef des services libyens qui avait été entendu par les magistrats au Qatar où il s’est réfugié. Leur conclusion est sans appel : toutes ces signatures sont de la même main, celle de Musa Koussa. Ce document dont ce dernier confiait déjà, sur procès-verbal, que « son origine, son contenu » n’étaient « pas faux », ne l’est donc pas non plus par sa signature qui est authentique.

Autrement dit, l’un de ceux dont Nicolas Sarkozy et son entourage brandissaient le démenti lors de la révélation du document (c’est à retrouver ici) est aujourd’hui confondu par la justice française comme étant bien le signataire de cette attestation de l’accord secret franco-libyen.

Bref, la procédure calomnieuse lancée par l’ancien président contre Mediapart se retourne brutalement contre lui : le faux qu’il évoquait, de meeting en meeting, pour se présenter en persécuté de médias fraudeurs et de juges inquisiteurs, se révèle tout simplement vrai comme nous l’affirmions, attestant ainsi d'un des plus gros scandales qu’ait connus la République au niveau de responsabilité qui fut le sien.

Dans une démocratie vivante, une telle information s’imposerait évidemment à toute notre vie publique. Les agences de presse, et notamment l’AFP qui remplit une mission de service public auprès de ses abonnés parmi lesquels la presse régionale, l’auraient relayée, faisant savoir qu’une expertise judiciaire confirme l’authenticité d’un document accablant pour l’ex-président de la République. Les autres médias auraient suivi, assaillant de questions Nicolas Sarkozy et son entourage. Et le monde politique, dans sa diversité, aurait été invité à réagir et à commenter.

Au lieu de cela, rien. Rien de rien. Le lourd silence des démocraties affaissées et affaiblies, ayant renoncé à être exigeantes avec elles-mêmes. Sauf à lire Mediapart ou à suivre les réseaux sociaux (voir sous l’onglet « Prolonger » la protestation de Fabrice Arfi, plébiscitée par les internautes), nos concitoyens ne sauront pas que le long feuilleton de l’affaire libyenne a connu un épisode judiciaire décisif qui donne crédit à notre enquête et conforte les faits de corruption qu’elle a mis au jour.

Il faut parfois se battre pour qu’une information qui dérange des intérêts et des pouvoirs fasse son chemin dans l’espace public. C’est dans cet esprit que, destinataire à mon domicile, par courrier recommandé des deux juges d’instruction, d’une « notification des conclusions d’expertise », j’ai choisi d’en rendre public in extenso le contenu (allégé des annexes).

C’est une information d’intérêt public sur un scandale d’État. La voici :

BOITE NOIREMediapart est à l’origine des révélations sur les soupçons d’un financement occulte libyen sous le règne de Mouammar Kadhafi à l’occasion de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy de 2007, lesquels soupçons sont aujourd’hui au centre des investigations judiciaires visant le premier cercle de l’ancien président de la République (lire notre dossier).

Après plusieurs mois d’une enquête commencée à l’été 2011 et ayant donné lieu à de nombreux articles sur les relations entre les proches entourages de Nicolas Sarkozy et de Mouammar Kadhafi, Mediapart a ainsi publié, le 28 avril 2012, un document officiel libyen évoquant ce soutien financier du régime de Tripoli au candidat Sarkozy au moment de l’élection présidentielle de 2007.

L’ancien chef de l’État français, qui n’a pas poursuivi une seule fois Mediapart en diffamation, a contourné le droit de la presse en nous attaquant pour « faux et usage de faux » au printemps 2012, tandis que nous ripostions en l’accusant de « dénonciation calomnieuse » (lire ici). L’enquête préliminaire menée par la police judiciaire ne lui ayant évidemment pas donné raison, Nicolas Sarkozy a déposé plainte avec constitution de partie civile à l’été 2013, procédure qui donne automatiquement lieu à l’ouverture d’une information judiciaire pour « faux et usage de faux ».

Mediapart, à travers son directeur de la publication Edwy Plenel et les deux auteurs de cette enquête, Fabrice Arfi et Karl Laske, a été placé fin 2013 sous le statut de témoin assisté dans ce dossier. Nous n’avons pas manqué de contester une procédure attentatoire au droit de la presse et de faire valoir le sérieux, la consistance et la bonne foi de notre enquête (lire ici et ).

De fait, nos révélations sont au cœur de l’information judiciaire ouverte un an plus tard, en avril 2013, pour « corruption » sur le fond des faits de cette affaire franco-libyenne qui inquiète grandement Nicolas Sarkozy et ses proches. L'instruction a été confiée aux juges Serge Tournaire et René Grouman.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Des sociétés HLM spéculent toujours sur les marchés

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Officiellement, les ravages de la crise financière ont vacciné les collectivités locales ou les organismes de logement social contre le virus de la spéculation. Ni placements hasardeux ni recours à des produits « toxiques » : après avoir essuyé ces dernières années des pertes importantes, ces collectivités ou organismes seraient tous rentrés dans le droit chemin, celui de la vertu financière.

Tous, sans exception ? Eh bien, non ! Contre toute attente, une nouvelle controverse est en train de rebondir. Et elle est d’autant plus surprenante qu’elle met en cause la Société nationale immobilière (SNI), qui est l’une des grandes filiales de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et le premier bailleur social en France. Les administrateurs locataires des deux plus grandes sociétés HLM de la région d’Île-de-France, Osica et Efidis, viennent en effet, selon nos informations, d’adresser une lettre à Pierre-René Lemas, nouveau directeur général de la CDC et président du conseil de surveillance de la SNI, pour l’alerter sur de mystérieuses opérations financières – dans le sabir anglo-saxon, on appelle cela des swaps – qui auraient fait perdre des dizaines de millions d’euros aux organismes HLM, qui sont sous la tutelle de la SNI ou dont la SNI gère la trésorerie et l’endettement.

L’interpellation des administrateurs salariés ne constitue pas une mise en cause de Pierre-René Lemas, car il vient d’entrer en fonction l’été dernier et ce dossier des swaps est l’un de ceux qu’il a trouvés en héritage. Mais elle concerne au premier chef l’un de ses principaux collaborateurs, André Yché, qui dirige depuis de longues années la SNI et qui a déjà été au centre de nombreuses polémiques (lire notre « boîte noire »). Interpellation qui soulève deux interrogations : à quel montant les pertes globales sur ces swaps durant la période 2008-2012 peuvent-elles être évaluées ? Des documents confidentiels consultés par Mediapart permettent, sur quelques sociétés HLM – et pas sur toutes –, d’arriver à un chiffre de pertes de près de 80 millions d’euros. Et sur ce montant, quelle est la part des opérations spéculatives ?

Avant de comprendre les raisons pour lesquelles ces questions graves sont soulevées, examinons d’abord l’alerte des administrateurs locataires des sociétés HLM Osica et Efidis. Voici la lettre confidentielle qu’ils ont adressée le 5 novembre 2014 à Pierre-René Lemas :

Un passage retient tout particulièrement l’attention. Au détour de leur courrier, les administrateurs font en effet valoir que les deux sociétés – dans le jargon du métier, il s’agit d’Entreprises sociales pour l’habitat (ESH) – ont perdu des sommes considérables dans des opérations de swaps. Un swap (ici la définition sur Wikipedia) est ordinairement un produit financier dérivé qui permet à deux banques ou établissements spécialisés d’échanger des produits divers : il y a des swaps de taux d’intérêt, comme il y a des swaps sur des devises ; il y a donc des swaps potentiellement non dangereux qui portent sur des taux fixes, mais il existe des swaps hautement dangereux, portant sur des produits volatils, comme les devises…

Lisons donc cette alerte des administrateurs locataires : « Le groupe SNI gère via un GIE les emprunts et la trésorerie des deux ESH. Elle fait partie des rares sociétés du logement social qui utilisent les swaps alors que leurs risques financiers sont importants et que certains produits sont spéculatifs (la presse s’en est fait largement l’écho). Cela a pour conséquence que la dette est largement couverte par des swaps depuis 2008 et cela continue, alors que nous sommes dans le logement social avec des taux du livret A bas », disent d’abord les administrateurs.

Et après avoir déploré de ne disposer que de très peu d’informations sur le sujet, en dehors de celles fournies par la Mission interministérielle d’inspection du logement social, les administrateurs ajoutent : « Seul le rapport de la Miilos nous permet de comprendre que les pertes sur les swaps ont représenté 23,45 millions d’euros entre 2008 et 2012 pour Efidis et 44,7 millions d’euros pour Osica entre 2010 et 2013 (nous n’avons pas les chiffres pour les deux autres années d’Osica). Comment le groupe SNI peut-il gérer les finances de ces deux ESH sans être responsable de la perte de plus de 68,15 millions d’euros, ce qui contribue à construire moins de logements sociaux en Île-de-France. À titre d’évaluation, cela représente la mise en chantier d’environ 3800 logements neufs pour 10 % de fonds propres, etc. »

Découvrant ces chiffres considérables de pertes, soit 23,45 millions d’euros entre 2008 et 2012 pour Efidis et 44,7 millions d’euros pour Osica entre 2010 et 2013, Mediapart a donc estimé qu’il était important d’essayer d’y voir clair. Pour comprendre d’abord d’où venaient ces chiffres et s’ils étaient exacts ; pour chercher ensuite à savoir si d’autres organismes HLM avaient essuyé des pertes aussi considérables ; pour chercher enfin à savoir si dans le lot considérable de ces pertes, certaines d’entre elles étaient imputables à des opérations toxiques…

D’abord, donc, cherchons à vérifier l’exactitude de ces chiffres : est-il concevable que la SNI ait fait perdre autant d’argent à Efidis (qui gère un patrimoine locatif de plus de 50 000 logements) et à Osica (plus de 53 000 logements) ? Dans son dernier rapport national (que l’on peut télécharger ici), la Miilos ne donne malheureusement aucune indication chiffrée sur les swaps. Le même service d’inspection réalise par ailleurs des rapports régionaux ou ciblés sur certains organismes, mais ils ne sont pas rendus publics. Pour établir l’authenticité de ces chiffres, Mediapart a donc cherché à mettre la main sur ces rapports confidentiels, qui circulent au ministère des finances comme au ministère du logement. Or, en de nombreux cas, nous y sommes parvenus. Et nous avons pu trouver la confirmation de ces chiffres.

Voici ci-dessous, pour commencer, les pages qui traitent des swaps, dans le rapport confidentiel de la Miilos sur Osica, qui est tout récent puisqu’il date d’août 2014.

Dans ce rapport, on retrouve la perte de 44,7 millions d’euros signalée dans la lettre des administrateurs : « Les pertes engendrées sur les swaps, de 2010 à 2013, entraînent une charge financière cumulée de 44,7 millions d’euros. La société Osica recourt à des swaps pour couvrir ses emprunts (…) Le taux de couverture des emprunts swapés représente 42 % de l’ensemble des encours. Les échanges de taux avec les organismes bancaires ont engendré une perte cumulée de 44,7 millions d’euros. »

Dans sa réponse à la Miilos, la SNI réfute ces constats : « Le montant évoqué sur les swaps additionne de façon contestable les intérêts payés liés à des couvertures de passage en taux fixe sur des encours à très long terme adossés au Livret A et des swaps appliqués à des projets bancaires libres souscrits à court ou moyen terme », dit-elle.

Réponse cinglante de la Miilos : « Les sociétés du groupe SNI font partie des rares sociétés du logement social qui ont encore recours aux swaps. Les risques financiers sont importants (pertes engendrées en cas de différence de taux mal orientés et montants élevés de soultes à verser pour renégocier les swaps en cas de pertes prévisibles importantes). La société a d’ailleurs constaté dans le passé des pertes importantes sur ses swaps. »

Mediapart est également parvenu à consulter le rapport confidentiel sur Efidis, qui date de mai 2014. On trouvera ci-dessous les passages qui concernent les swaps :

Là encore, les chiffres révélés par les administrateurs salariés sont confirmés, puisque l’on retrouve les 23,45 millions d’euros entre 2008 et 2012 générés par les swaps. Lisons : « De 2008 à 2012, les pertes cumulées sur les swaps en raison des différences de taux et une soulte à verser en 2010 de 800 000 euros ont atteint 23,45 millions d’euros. »

Mais à la différence du rapport précédent, celui-ci apporte des précisions nouvelles : « Jusqu’en 2012, un swap était particulièrement "toxique" et générait des pertes financières lors des échanges de taux. Les autres swaps ne sont pas "toxiques" mais, étant donné la couverture élevée de la dette, ont entraîné une perte cumulée importante. » Retenons donc ce constat – sur lequel nous reviendrons bientôt : la SNI a bien inoculé des swaps « toxiques » aux sociétés HLM qu’elle gère…Dans sa réponse, la direction de la SNI le conteste. « Efidis n’a pas de swaps spéculatifs », fait-elle valoir. Mais ce n’est à l’évidence pas le point de vue de la Miilos.

Trouvant confirmation de ces chiffres, nous avons, quoi qu’il en soit, jugé utile d’essayer de savoir si, ailleurs qu’en région parisienne, d’autres sociétés HLM avaient subi des pertes similaires sur des swaps – et si au nombre des opérations concernées, il y avait d’autres swaps spéculatifs. Nous nous sommes donc mis en chasse des autres rapports régionaux de la Miilos. Et là encore, bingo ! Nous avons découvert des pertes tout aussi considérables, un peu partout en France.

À preuve, le rapport de la Miilos pour la Bourgogne, qui est un peu plus ancien puisqu’il date de décembre 2012. Voici les pages qui concernent les swaps :

Ce rapport est en vérité très intéressant, puisqu’il est beaucoup plus détaillé que les autres sur les swaps en cause et les pertes générées par ces opérations. Le document aborde ce dossier des swaps avec cet intertitre sévère : « Les contrats d’échange de taux d’intérêt souscrits par la SNI pour le compte de Scic Habitat Bourgogne se sont révélés particulièrement inopportuns à ce jour, générant de lourdes pertes financières ».

Le rapport de la Miilos décrit ensuite la nature des contrats : « 13 contrats d’échange de taux d’intérêt sont recensés fin 2010 pour une valeur globale de 79,2 millions d’euros (…) Ces contrats ont été signés de 2006 à 2008 sur une durée de 20 à 25 ans en macro couverture de la dette livret A. La société a anticipé des taux élevés de livret A pour arrêter ses taux fixes (de 2,67 % à 3,57 %). Les conditions de marché s’étant totalement inversées en 2009, ces échanges ont généré des boni en 2008 (745 000 euros) mais des mali importants depuis cette date (829 000 euros en 2009 et 1,406 million d’euros en 2010). Cette charge financière supplémentaire représente pour 2010 l’équivalent de 4 % d’autofinancement annuel (…) et le besoin en fonds propres pour la production de près de 60 logements. Les modalités retenues présentent le défaut de ne pas avoir su diversifier les supports choisis alors même que l’encours couvert était excessivement élevé, de surcroît sur une longue durée. »

Et là encore, on voit apparaître des swaps spéculatifs. Poursuivons en effet notre lecture : « Sur l’ensemble des contrats souscrits fin 2010, deux l’ont été à taux fixe et sept à taux semi fixe (avec une barrière sur un taux élevé de l’euribor). Les quatre derniers contrats (11,7 millions d’euros) reposent soit sur le différentiel de taux swap US / libor (contrat qualifié de spéculatif), soit sur la fluctuation annuelle d’un même indice, soit sur le différentiel d’inflation entre la zone euro et la France, soit sur un produit de pente. La qualification d’opérations de "couverture" de ces deux derniers contrats devra faire l’objet d’un réexamen chaque année pour la constitution éventuelle de provisions en fonction de la condition de désactivation des barrières. » La formulation est passablement obscure, mais on comprend bien que la SNI a inoculé dans la société un mécanisme qui risque de lourdement peser chaque année sur ses comptes : « À titre indicatif, seul le contrat spéculatif est provisionné (pour sa valorisation à -344 000 euros fin 2010), les deux autres contrats sur lesquels une vigilance s’impose sont valorisés pour leur part à -750 000 euros à la même date (…). »

Mediapart a encore mis la main sur le rapport confidentiel de la Miilos qui porte sur la Société anonyme des Marches de l’Ouest (en clair les sociétés HLM de la région de Nantes) et qui date de mars 2014. Voici ci-dessous les passages qui concernent les swaps :

Là encore, même constat : la SNI a invité la société dont elle gère la trésorerie à souscrire des swaps et dans le lot on trouve encore un contrat spéculatif : « Ainsi, entre 2006 et 2012 le conseil d’administration de la SAMO a autorisé la signature de 16 contrats d’échanges de taux conclu par l’intermédiaire de la SNI auprès de sept établissements financiers pour un notionnel total de 137,3 millions d’euros. Si l’essentiel des contrats correspond à des swaps de couverture, celui souscrit en juin 2006 auprès de la Deutsche Bank pour un notionnel de 7 millions d’euros peut être qualifié de spéculatif. La couverture des pertes latentes liées à l’écart entre le notionnel initial et la valorisation du contrat au terme de chaque exercice, a amené la société à enregistrer depuis 2007 une provision pour risque et charge. Portée à près de 1,7 million d’euros à la clôture de l’exercice de 2008, cette provision a été ramenée à 726 000 euros au 31 décembre 2012. »

Pour tous les autres swaps, les pertes de 2008 à 2012 sont évaluées dans le rapport à près de 5 millions d’euros.

Poursuivons notre tour de France et arrêtons-nous maintenant en Rhône-Alpes. Voici ci-dessous les pages qui nous intéressent du rapport confidentiel que la Miilos a réalisé en août 2012 à la Société anonyme d’HLM Scic Habitat Rhône-Alpes :

Là encore, cela commence par un intertitre sévère : « Les contrats d’échange de taux d’intérêt souscrits par la SNI pour le compte de Scic Habitat Rhône-Alpes se sont révélés particulièrement inopportuns à ce jour, générant de lourdes pertes financières ».

Le rapport précise ensuite que 19 swaps sont recensés fin 2010 pour une valeur globale de 119 millions d’euros : « Ces contrats ont été signés de 2006 à 2008 sur une durée de 20 à 25 ans en macro couverture de la dette livret A et sur dix ans au minimum sur la dette à taux variable. En très grande majorité, la société a anticipé sur des taux élevés de marché et de livret A pour arrêter ses taux fixes (de 2,67 % à 4,125 %). Les conditions de marché s'étant totalement inversées en 2009, ces échanges ont généré des boni en 2008 (1,1 million d’euros) mais des mali très importants depuis (1,6 million d’euros en 2009 et 2,6 millions d’euros en 2010). Cette charge financière supplémentaire représente pour 2010 l'équivalent de 5,5 % d'autofinancement annuel (à comparer aux 4,4 % de l'organisme) et le besoin en fonds propres pour la production de 130 logements environ. »

Et le rapport ajoute : « Sur l'ensemble des contrats souscrits, 3 l'ont été à taux fixe et 13 à taux semi-fixe (avec une barrière sur un taux élevé de l'euribor). Les trois derniers contrats (12 millions d’euros) reposent soit sur le différentiel de taux swap US / libor (contrat qualifié de spéculatif), soit sur le différentiel d'inflation entre la zone euro et la France, soit sur un produit de pente avec barrière à taux fixe. La qualification d'opération de "couverture" de ces deux derniers contrats devra faire l'objet d'un réexamen chaque année pour la constitution éventuelle de provisions en fonction de la condition de désactivation des barrières. À titre indicatif, seul le contrat spéculatif est provisionné (pour sa valorisation à -573 000 euros fin 2010), les deux autres contrats sur lesquels une vigilance s'impose étant valorisés pour leur part à -1,249 million d’euros à la même date (…) »

Au passage, la Miilos épingle dans ce rapport non seulement les contrats spéculatifs mais aussi, plus généralement, les swaps eux-mêmes, quelle que soit leur nature : « La Miilos n’est pas convaincue de l’intérêt de la mise en place de tels instruments de couverture aux résultats fortement aléatoires », peut-on lire.

Faisons maintenant une autre halte pour prendre connaissance des comptes de la Société anonyme d’HLM Nouveau Logis Centre Limousin (NLCL). On trouvera ci-dessous les pages que la Miilos a consacrées aux swaps dans un rapport qui date de juin 2012 :

L’observation 17 du rapport, qui s’arrête sur les swaps, commence avec la même sévérité : « Des contrats de couverture de taux ont été conclus dans des conditions contestables et s’apparentent pour certains à des produits spéculatifs. »

Là encore des contrats spéculatifs sont pointés du doigt, l’un souscrit avec la même Deutsche Bank pour 3 millions d’euros, et le second avec HSBC pour 2 millions d’euros.

Dans ce rapport apparaît par ailleurs un autre grief formulé à l’encontre de la SNI qui gère la trésorerie de la NLCL : « L’information reçue par la société est également très incomplète. Lors de la signature des confirmations d’opérations d’échange de condition d’intérêt, la société NLCL ne dispose ni des fondements économiques et financiers qui président au choix du groupe SNI, ni de la nature et de l’importance du risque couvert. Le montant de la provision sur opérations de swap est communiquée aux ESH sans information sur les modalités de leur calcul et des pertes latentes. »

Mais cessons-là ce tour de France, qui à chaque étape permet de faire un même et seul diagnostic : aux quatre coins du pays, la SNI a mené les sociétés HLM qui sont dans sa galaxie, ou dont elle gère la trésorerie, vers des swaps qui leur ont fait perdre beaucoup d’argent. Et dans le lot de ces swaps, on trouve à chaque fois, selon les rapports de la Miilos, un ou deux contrats spéculatifs.

Alors, au total, combien d’argent la SNI a-t-elle fait perdre à ces sociétés HLM durant les années 2008-2012 ? Notre propre échantillon aboutit déjà à des sommes considérables : 23,45 millions d’euros pour Efidis, 44,7 millions d’euros pour Osica, près de 1,5 million d’euros pour la Bourgogne, près de 5 millions d’euros pour la région de Nantes ou encore au moins 3,1 millions d’euros en Rhône-Alpes, Au total, les sociétés HLM pour lesquelles nous sommes parvenus à trouver les rapports de la Miilos ont perdu au moins 77 millions d’euros sur la période sous revue, de 2008 à 2012, ou parfois seulement de 2008 à 2010.

Mais nous ne sommes pas parvenus à connaître le montant total de ces pertes dans toute la France. Nous avons demandé à André Yché de fournir des indications chiffrées globales, mais nous n’avons pas pu les obtenir.

Il reste que les conclusions de notre enquête coulent de source. Ces sommes énormes que la SNI a fait perdre aux sociétés HLM sont d’autant plus spectaculaires que les sociétés concernées n’auraient sans doute jamais dû être conviées à mettre le pied dans ce type de financements complexes. Nous avons en effet montré les indications de la Miilos dont nous disposions à plusieurs banquiers et financiers, dont certains sont spécialistes de l’économie sociale. Et tous ont eu les mêmes réactions.

« Sur le fond, résume un financier très connu sur la place de Paris, ces société HLM ont voulu se protéger contre une hausse des taux dans une période où la croissance s'accélérait et où les taux risquaient de monter. En fait la crise financière est arrivée et les taux se sont effondrés. D'où les pertes. En réalité la société aurait mieux fait de ne rien faire, de rester en taux variable. On peut simplement s'interroger sur l'opportunité pour une société d'HLM de faire des opérations de couverture aussi complexes alors qu'il y a autant de chances de perdre que de gagner compte tenu de l'instabilité des marchés. Le bon sens aurait été d'emprunter en partie à taux fixe, en partie à taux variable, et cela ne prêtait pas le flanc à la critique. »

Et notre financier ajoute : « Sur les opérations elles-mêmes, elles ne donnent pas l'impression d'être trop mal montées. Les formules à barrières désactivantes font qu'au-delà d'un niveau de taux élevé, la protection est désactivée ; cela permet de réduire le coût de la couverture. Mais encore une fois tout ceci n'a pas grand sens pour un organisme HLM. C'est surtout intéressant pour le fournisseur de ces produits. Mais on ne peut dire qu'il s'agit de spéculation de la part de l'organisme en question. »

Notre témoin rejoint donc la conclusion principale des rapports de la Miilos : la SNI a eu tort d’amener ces sociétés HLM à faire ce type de financements complexes, dans lesquels elles ont perdu beaucoup d’argent, tandis que des grandes banques privées, comme la Deutsche Bank ou HSBC – André Yché n'a pas voulu nous donner l'identité des autres banques concernées –, en ont gagné beaucoup sur leur dos sans que l’on sache exactement combien. Car nous avons aussi demandé au dirigeant de la SNI des indications chiffrées sur les gains réalisés par les banques au travers de ces opérations, mais comme on le verra bientôt, il n’a pas donné suite à nos questions. Tout juste notre témoin souligne-t-il que la dangerosité des contrats spéculatifs ne doit pas être surévaluée.

Reste une question de fond : pourquoi la direction de la SNI n’a-t-elle pas tiré tous les enseignements de cette stratégie financière qui a exposé ces sociétés HLM à ces lourdes pertes ? Car un peu partout en France, de nombreux organismes liés à l’économie sociale ont eu un regard critique sur leurs errements passés. Et le rapport national de la Miilos (le revoici) s’attarde lui-même longuement sur le sujet : « Une récente étude juridique menée sur la "dette toxique" des organismes HLM suggère de transposer les analyses reprises dans la circulaire du 29 janvier 2013 à l’ensemble des opérateurs HLM. (…) l’auteur de l’étude considère en effet que "la réalisation d’opérations spéculatives est radicalement étrangère à l’accomplissement des missions et service d’intérêt général confiés aux organismes HLM". »

Interrogé par Mediapart, le patron de la SNI, André Yché, s’est refusé à répondre point par point aux questions que nous lui avions soumises ou en a éludé certaines mais a accepté de nous transmettre via son avocat une réponse d’ordre général justifiant les swaps de la SNI.

Dans cette réponse (dont on trouvera le texte intégral sous l’onglet « Prolonger » associé à cet article), il estime que les swaps sont nécessaires et utiles aux sociétés HLM, pour les protéger de l’impact financier sur leur compte de futurs éventuels relèvements du taux du Livret A. « L’ensemble des investissements des ESH, qu’il s’agisse de constructions ou de réhabilitations, sont financés à hauteur d’environ 70 % par le fonds d’épargne, sur la base du taux du livret A, variable (…) Ne pas transformer en taux fixe une partie de la dette implique d’assumer l’hypothèse selon laquelle une hausse des taux du livret A sera systématiquement compensée par une évolution comparable des loyers et de l’APL, hypothèse qui, sur une période aussi longue, serait incontestablement de nature spéculative », fait-il d’abord valoir.

Dans la foulée de ce raisonnement, André Yché refuse d’ailleurs de parler de « pertes » sur les swaps. Alors que les rapports de la Miilos, comme on l’a vu, usent sans cesse de ces formulations (« pertes », « pertes cumulées », « mali »…), il réfute ces formulations et assure que les montants en cause correspondent plutôt à des frais d’assurance : « En synthèse, les montants évoqués dans le rapport de la Miilos ne correspondent pas à des "pertes", mais au coût d’une assurance contractée, par le biais d’un contrat de swaps, avec un établissement de place. C’est donc bien l’absence de toute assurance qui pourrait être considérée comme spéculative. » Dans tous les cas de figure, André Yché n’a pas voulu préciser à Mediapart quel était le montant des sommes en cause, qu’on les baptise « pertes » ou « assurance ».

Cette manière de présenter des pertes pour des frais d'assurance prête bien sûr à sourire, car cela tend à présenter les marchés financiers pour des acteurs vertueux qui remplissent en somme une fonction de protection pour les sociétés HLM, alors que ce n'est naturellement pas le cas. À preuve, comme le souligne la Miilos dans plusieurs de ces rapports, la SNI est l'un des rares bailleurs sociaux à souscrire à des swaps, ses concurrents de plus petite taille y ayant renoncé pour la plupart.

De la même façon, le patron de la SNI n’a pas souhaité préciser l’identité des grandes banques auprès desquelles ces swaps ont été souscrits ni les gains réalisés par elles. Ou plutôt, en guise de réponse, il a usé de cette galipette : « Bien sûr, ni la SNI ni ses filiales HLM n’ont jamais payé de commission à quelque banque que ce soit : le taux fixe facturé découle mathématiquement du taux variable transformé selon une formule découlant des anticipations de taux, objectivement incontestable. C’est d’ailleurs ce taux fixe qui est pris en compte pour assurer l’équilibre financier de chaque opération immobilière. » Comprenne qui pourra…

Et puis surtout, André Yché n’a pas souhaité répondre à nos questions sur les swaps jugés « spéculatifs » par la Miilos.

C’est en résumé la conclusion la plus frappante sur laquelle débouche notre enquête. Alors que l’État a mis en place un service de contrôle et d’inspection sur le logement social français, la Miilos, le premier bailleur social français semble pour sa part ne guère se soucier de ses observations ou recommandations. Visiblement, elles inquiètent, à juste titre, les administrateurs locataires des grandes sociétés HLM, mais elles indiffèrent la direction de la SNI...

BOITE NOIREAu cours des dernières années, Mediapart a publié de nombreuses enquêtes concernant la Société nationale immobilière (SNI), estimant que les activités du premier bailleur social français, qui est aussi l’une des principales filiales de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), était un sujet important d’intérêt public.

Avec l’aval de Jean-Pierre Jouyet, qui était à l’époque directeur général de la CDC, la SNI (ainsi que son président Yché) n’en a pas moins décidé d’engager des poursuites en diffamation contre Mediapart, comme nous l’avions annoncé dans un billet de blog qui peut être consulté ici. Ces poursuites, qui sont toujours en cours, ont été engagées par la SNI et par André Yché à titre personnel ; elles visent Edwy Plenel, en sa qualité de directeur de la publication de Mediapart, et moi-même en qualité d'auteur des enquêtes concernées.

Lors du dépôt de cette plainte, nous avions annoncé que nous établirions naturellement le sérieux de nos enquêtes en même temps que leur bonne foi lors du procès. Mais nous avions aussi souligné que cette plainte avait un caractère très inhabituel, visant six enquêtes de Mediapart. Nous y avions vu une mesure d’intimidation, constituant une menace sur la liberté de la presse et sur le droit de savoir des citoyens. C’est aussi la conviction partagée par deux des principaux syndicats de journalistes, le SNJ et le SNJ-CGT, qui ont décidé d’apporter publiquement leur soutien à Mediapart, estimant eux aussi qu’il en allait de la liberté de l’information.

D’ici cette échéance judiciaire, Mediapart entend poursuivre sa mission d’information, sans céder à quelque pression que ce soit. Disposant de nouvelles informations importantes sur la SNI, nous avons jugé utile de publier les résultats de nos investigations, estimant que nos lecteurs étaient en droit d’en disposer. Nous avons donc poursuivi cette enquête, comme nous avons conduit toutes les précédentes : avec sérieux, et en respectant comme toujours les règles du contradictoire. Comme à l’accoutumée, nous avons fait savoir à la direction de la SNI que nous aimerions recueillir ses avis et observations. Par mail, j’ai ainsi demandé à André Yché de bien vouloir répondre à mes questions.

Avec cette enquête, une seule chose a changé : pour la première fois, André Yché a accepté de répondre à nos questions. Dans l’onglet « Prolonger » associé à cet article, on trouvera les questions que j’ai adressées au patron de la SNI ainsi que les réponses de la SNI dans leur version intégrale. Certains extraits de ces réponses sont par ailleurs cités dans le cours même de l’article.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Pénalités réglées par l’UMP: Sarkozy a-t-il déclaré cette faveur au fisc?

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Les deux avis du fisc sont arrivés le 18 septembre 2013 à l’hôtel particulier de Carla Bruni dans le XVIe arrondissement de Paris, adressés à Nicolas Sarkozy en personne. Le premier réclamait 363 615 euros à l’ancien chef de l’État, le second 153 000 euros. Mais plutôt que de régler lui-même ses pénalités financières, qui sanctionnaient le rejet de son compte de campagne présidentielle, l’ancien chef de l’État a prié l’UMP de sortir le carnet de chèques.

Comme on le sait (surtout depuis la polémique Jouyet-Fillon), cet arrangement fait désormais l’objet d’une information judiciaire ouverte sur des soupçons d’« abus de confiance », « complicité » et « recel » (le parti alors présidé par Jean-François Copé avait-il le droit de payer à la place du candidat ?). Mais une seconde question doit aujourd’hui se poser, d’ordre fiscal celle-là : Nicolas Sarkozy a-t-il déclaré au fisc ce cadeau de 516 615 euros ? Faut-il considérer qu’il a bénéficié d’une « donation » de la part de l'UMP ? S’est-il acquitté de « droits de mutation » ? Le devait-il ? L’administration lui en a-t-elle réclamé ?

Nicolas Sarkozy mène campagne pour la présidence de l'UMPNicolas Sarkozy mène campagne pour la présidence de l'UMP © Reuters

Sollicité à plusieurs reprises ces derniers mois, l’attachée de presse de Nicolas Sarkozy n’a pas répondu à nos sollicitations. Pas plus que la direction générale des finances publiques, chargée du recouvrement de l'impôt à Bercy (secret fiscal oblige).

La question, en tout cas, n’a rien d’iconoclaste puisque l’UMP se l’est secrètement posée, avant même de débourser les 516 615 euros. En effet, dans une « note blanche » remise à l’automne 2013 à sa direction, désormais entre les mains de la justice comme de la Commission nationale des financements politiques, l’avocat du parti, Me Philippe Blanchetier, estime non seulement que l’UMP a le droit de régler les pénalités financières du candidat, mais il analyse, en prime, « les incidences fiscales » qu’aurait un tel geste pour le contribuable Sarkozy.

Et il conclut, en tandem avec un fiscaliste du cabinet Ernst & Young, à la possibilité pour l’ancien chef de l’État d’échapper à toute imposition. La démonstration, que Mediapart a pu consulter, peut toutefois surprendre.

L'un des avis adressés par le fisc à N. Sarkozy pour réclamer le paiement de ses pénalités financièresL'un des avis adressés par le fisc à N. Sarkozy pour réclamer le paiement de ses pénalités financières © DR

En effet, Me Blanchetier commence par reconnaître qu’en cas de prise en charge de la sanction financière de Nicolas Sarkozy par l’UMP, « l’administration fiscale pourrait considérer qu’il s’agit d’un don et réclamer le paiement des droits correspondants ». « En l’absence de lien familial » entre le parti et son champion, « le tarif applicable serait de 60 % », poursuit l’avocat, citant l’article 777 du code général des impôts sur les droits de mutation.

Mais ensuite, il semble trouver une astuce. Il rappelle en effet qu’une donation inférieure à 1 594 euros est dispensée de « droits de mutation » – c’est-à-dire que son bénéficiaire ne paie aucun impôt. Il suffirait donc de considérer que la pénalité financière de Nicolas Sarkozy a été réglée par une addition de dons inférieurs à 1 594 euros !

Il se trouve, justement, que le "Sarkothon" a donné lieu à « 120 680 dons inférieurs à 1 594 euros », d’après des chiffres confidentiels visiblement obtenus par Me Blanchetier (sur 132 925 au total). De quoi, selon lui, couvrir largement les 516 615 euros de pénalités dues par Nicolas Sarkozy au Trésor public, sans exposer celui-ci à aucun droit de mutation.

Au téléphone, quand on oppose à Me Blanchetier le fait que les donateurs ont adressé leur argent à l’UMP lors du Sarkothon, et non pas à Nicolas Sarkozy, l’avocat balaie : « La collecte a été organisée par l’UMP, mais c’est Nicolas Sarkozy qui l’a lancée, qui a écrit aux Français. Il n’allait pas l’organiser lui-même, recevoir directement les chèques, les ouvrir, aller les déposer au Trésor public… Mais il est clair pour tout le monde que la collecte avait pour objet d’apurer toutes les conséquences financières de la décision du Conseil constitutionnel », y compris la pénalité financière infligée au candidat.

Il faudrait donc considérer que le versement des 516 615 euros de l’UMP au Trésor public ne constitue pas « un don direct de l’UMP » à Nicolas Sarkozy, mais une multitude de micro-dons de particuliers à l’ancien président, qui ont juste transité par l’UMP…

Une analyse juridique tirée par les cheveux ? « Ce n’est pas mon analyse, c’est le code général des impôts ! » nous répond aujourd’hui Me Blanchetier, en contrat avec l'UMP jusqu'en décembre, également défenseur de Nicolas Sarkozy en 2013 devant le Conseil constitutionnel (ce que des proches de François Fillon ont qualifié de « conflit d'intérêts »).

Quand on lui demande si sa démonstration a convaincu Nicolas Sarkozy, au point que l’ancien chef de l’État l’aurait suivie et qu’il n’aurait rien déclaré au fisc, l’avocat s’agace : « Je n’en sais rien, je ne suis pas le conseiller fiscal de l'ancien président. Mais selon moi, Nicolas Sarkozy n’avait rien à déclarer, pas d’impôt à payer. »

Pour rappel (voir notre analyse), si le Conseil constitutionnel avait eu connaissance des 17 millions d’euros de frais de meeting dissimulés pendant la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, réglés à Bygmalion par l’UMP dans le plus grand secret, la pénalité financière de Nicolas Sarkozy n’aurait pas été fixée à quelques centaines de milliers d’euros, mais bien à 17 millions.

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À Angers, la droite «éduquée» veut redorer le blason UMP

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Angers (Maine-et-Loire), de notre envoyée spéciale. C’est un de ces moments gênants qu’offrent régulièrement les échanges entre élus et militants, et qui révèlent le décalage de certains responsables politiques avec une partie de leur base. Jeudi 13 novembre, à la tombée de la nuit, Hervé Mariton vient d’entamer un questions-réponses avec la petite centaine de personnes agglutinées dans la permanence UMP d’Angers, quand un sexagénaire prend la parole depuis le fond de la salle.

Réunion d'Hervé Mariton à Angers, le 13 novembre. Derrière le candidat, de gauche à droite : Marc Laffineur et Christophe Béchu.Réunion d'Hervé Mariton à Angers, le 13 novembre. Derrière le candidat, de gauche à droite : Marc Laffineur et Christophe Béchu. © ES

L’homme brandit un courrier de la CAF – visiblement “tombé” d’une poche – illustrant le scandale que représente à ses yeux le fait que « ceux qui ne veulent pas travailler touchent plus d’aides » que son fils et sa belle-fille, tous deux ouvriers. Applaudissements des militants. Des « merci ! », « bien dit ! », « enfin ! », fusent à travers l’assistance. Après une demi-heure de monologue de Mariton sur la machine UMP dont il brigue la présidence, le public, jusqu'alors assommé par le verbiage du député de la Drôme, se réveille avec le sentiment de pouvoir enfin aborder « les vrais sujets ».

« L’assistanat » en fait partie. Et Mariton ne se fait pas prier pour rebondir sur ce qui s’annonce déjà comme une discussion de zinc sur « ces gens qui profitent de la France ». « Il y a ceux de nationalité française, mais qui ne parlent pas un mot de français et qui s’inscrivent à Pôle emploi juste pour avoir le bus gratuit », lance-t-il aux militants qui rient de bon cœur. Assis derrière le candidat, le sénateur et maire UMP d’Angers, Christophe Béchu, semble mortifié par ce qu’il est en train d’entendre. Il porte ses mains à son visage.

Quelques heures plus tôt, dans son bureau de la mairie, l’élu nous expliquait comment l’Anjou, qu’il aime décrire comme « une terre sociale-démocrate-chrétienne », a vu émerger ces cinq dernières années « une forme de radicalisation », « très atténuée par rapport à ce qu’on peut vivre dans le reste de la France », mais tout de même perceptible au travers de « faits divers » : l’accueil « dans des conditions inqualifiables » de Christiane Taubira en octobre 2013 – la garde des Sceaux avait été traitée de « guenon » par une poignée de manifestants issus de la “Manif pour tous” –, ou encore l’arbre de la laïcité, coupé trois fois sur la place Lorraine, non loin de l'hôtel de ville.

Des épisodes somme toute « marginaux », mais au travers desquels le maire aperçoit « les marqueurs d’une exaspération qui ne correspondait pas à des choses dont on avait l’habitude ». Car d’ordinaire, Angers ne raffole pas des excès. Troisième commune la plus peuplée du Grand Ouest, coincée entre Nantes et Le Mans, c’est « une ville “du milieu” où l’on s’arrête rarement », souligne Emmanuel Caloyanni, ex-rédacteur en chef du Courrier de l’Ouest devenu conseiller de Christophe Béchu, avant d’ajouter en souriant : « Ce n’est pas pour rien que nous sommes centristes ! »

« La droite angevine est modérée, confirme Emmanuel Capus, deuxième adjoint UMP d’Angers en charge des finances. La gauche l’est aussi du reste. Elle a toujours été rocardienne », à l’image de Jean Monnier, qui a dirigé la ville de 1977 à 1998 et qui avait été exclu du PS en 1983 pour avoir refusé de s’allier aux communistes. « Le jour où Angers basculera à gauche, je serai élu président de la République », aurait clamé François Mitterrand peu de temps avant que celui que l’on surnomme encore le « roi Jean » ne s’empare de la ville. La droite angevine, qui a reconquis le pouvoir aux dernières élections municipales après 37 ans de gestion socialiste, se répète cette phrase, comme un mantra pour 2017.

L'Hôtel de Ville d'Angers.L'Hôtel de Ville d'Angers. © ES

En mars dernier, le basculement d’Angers à droite a fait de la ville l’un des symboles de la fameuse “vague bleue” vantée par Jean-François Copé. Pourtant, l'ex-patron de l’opposition et l’UMP n’ont pas grand-chose à voir dans la victoire de Christophe Béchu, qui avait pris soin de mener une campagne sans logo et de composer une liste « diversifiée », composée pour moitié de personnes issues de la société civile. De façon plus générale, les douze élus UMP de l’actuelle équipe municipale ne se sentent pas vraiment liés à la machine de leur parti.

« Je suis assez attaché à mon indépendance et du coup assez allergique aux structures partisanes », explique le maire, rappelant qu’il n’a jamais occupé de responsabilités dans l’organigramme de l’UMP « ni à Paris, ni à Angers », à l’exception de sa présence au sein de la commission nationale d’investiture, « lieu stratégique qui permet, selon lui, de favoriser un renouvellement et d’organiser l’avenir de notre famille politique ». Cela tombe bien, le devenir de l’UMP est une question centrale dans l’élection pour la présidence du parti. Et c’est précisément le sujet que nous souhaitons aborder avec l’édile.

Comme Arnaud Robinet à Reims, Édouard Philippe au Havre ou encore Gérald Darmanin à Tourcoing, Christophe Béchu fait partie de cette nouvelle génération d’élus qui ont toutes les chances d’occuper des fonctions ministérielles en cas d’alternance en 2017. Les ténors de la droite en sont pleinement conscients. Et ils n’ont pas attendu la primaire de 2016 pour leur faire les yeux doux. Dans la campagne pour la présidence de l’UMP, les deux premiers soutiennent officiellement Bruno Le Maire, tandis que le troisième a été propulsé porte-parole de Nicolas Sarkozy. Quid du quatrième ?

La question le fait sourire. D’abord, parce que Mediapart n’est évidemment pas le premier journal à la lui poser. Jamais les faits et gestes du sénateur et maire d’Angers n’auront été autant scrutés, commentés, interprétés qu’au cours des dernières semaines. Reçu fin octobre et par Alain Juppé et par Nicolas Sarkozy en l’espace de 24 heures, présent à la réunion publique angevine d’Hervé Mariton le 13 novembre, probablement retenu en conseil municipal le 24 novembre, jour où l’ex-chef de l’État tiendra son meeting à Andard, à 15 kilomètres d’Angers… Christophe Béchu brouille les pistes, mais se défend de le faire exprès.

Le sénateur et maire UMP, Christophe Béchu, dans son bureau à Angers, le 13 novembre.Le sénateur et maire UMP, Christophe Béchu, dans son bureau à Angers, le 13 novembre. © ES

S’il ne veut pas prendre parti officiellement pour l’un des trois candidats à la présidence de l’UMP, c’est d’abord parce que sa « perspective est au-delà de cette élection de fin novembre ». « À partir du moment où je considère qu’il n’y a pas beaucoup de suspense, je me concentre moins sur ce sujet que sur le suivant, poursuit-il. Notez que si j’avais été totalement silencieux, cela aurait été interprété comme un soutien au favori… » Or, Béchu n’a pas été « totalement silencieux » sur le sujet, expliquant de-ci de-là qu’il n’était pas « indifférent » à la candidature de Bruno Le Maire, sans pour autant rejoindre la liste des 53 parlementaires qui soutiennent le député de l’Eure.

« À partir du moment où chacun sait que je suis membre de cette famille politique, mais que c’est une implication qui s’est toujours faite avec une forme de distance, je trouve qu’il y aurait une forme d’incohérence que tout à coup je sois pris d’une frénésie militante à l’occasion d’une élection interne », affirme-t-il. Ce qui l’intéresse vraiment en revanche, c’est la primaire ouverte de 2016 et le travail que l’UMP devra effectuer d’ici là pour proposer un vrai projet aux Français. « Le problème de l’opposition au sens large et de l’UMP en particulier, c’est que l’on critique le gouvernement, mais que l’on ne propose rien en retour. C’est illogique qu’au milieu du quinquennat, on soit si avancé sur les ambitions personnelles des uns et des autres et qu’on ne le soit pas sur le programme, les idées. »

Lui souhaite montrer, à travers un ancrage local, « comment expérimenter de nouvelles pratiques » et éviter ainsi la « fracture » qui s'annonce entre la nouvelle génération et celle « en responsabilité, qui a commencé à travailler durant les Trente Glorieuses, a bénéficié de niveaux de protection sociale très élevés et prépare aujourd'hui des lois sur la dépendance parce que c’est le prochain défi qui l’attend » au lieu de s'occuper de la dette qu'elle a laissée derrière elle.

Pour changer cette donne, le sénateur et maire d'Angers plaide pour un renouvellement des méthodes, mais aussi des hommes. Que pense-t-il de cet ancien président qui ne parvient pas à passer la main ?

Christophe Béchu n'apprécie guère le retour de Nicolas Sarkozy. Certes, il ne le dit pas aussi clairement que cela, mais les espaces entre les lignes de son propos sont tellement gros qu’il n’est guère difficile de lire au travers. Lors de sa récente entrevue avec l’ancien président, il lui a d’ailleurs fait part de ses « interrogations sur un retour par l’UMP et sur le sentiment que pourraient avoir un certain nombre de Français d’avoir le même casting à la présidentielle de 2017 qu’à celle de 2012, avec le risque que cela puisse profiter à une candidate qui dirait “il y en a deux qui ont été présidents, la seule qui ne l’a pas été, c’est moi” ». On l’aura compris, l’ex-chef de l'État semble mal parti pour être le candidat de Béchu. Ni pour 2014. Ni pour 2017.

La ville d'Angers, vue depuis son château.La ville d'Angers, vue depuis son château. © ES

« La gauche angevine l’a traité de “bébé Sarkozy” pendant six ans, mais c’est un garçon trop bien élevé pour se reconnaître dans un Sarkozy faisant feu de tout bois », analyse Alain Machefer, ancien directeur départemental de Ouest-France à Angers et auteur du livre Angers, la machine à perdre (Éd. L'Apart). « J’ai été candidat à de multiples élections quand le président me l’a demandé, rappelle Christophe Béchu quand on lui demande les raisons pour lesquelles un tel sobriquet lui a été affublé. Mais à chaque fois que j’ai dit “non”, cela s’est fait dans le cadre privé, sans publicité. » Ce fut notamment le cas à l’été 2011, lorsque Nicolas Sarkozy lui proposa d’intégrer son gouvernement comme secrétaire d’État à l’aménagement du territoire. La proposition, aussi « belle » était-elle, arrivait trop tard. Béchu la refusa.

Comme beaucoup de communes du Grand Ouest, Angers n’a jamais été très sarkozyste. « Jusqu’au début des années 2000, les candidats de la droite et du centre à la présidentielle faisaient toujours un meilleur score dans l’Ouest que leur score national, note son maire. Cela a cessé en 2007… » Ici, Nicolas Sarkozy est arrivé en deuxième position au premier tour de 2007 (avec 29,17 % contre 23,49 % pour François Bayrou). Idem en 2012. « À l’époque, l’identité nationale et l’immigration n’étaient pas des priorités pour les Angevins, poursuit l’élu. Ce discours a été davantage perçu comme une posture que comme une réalité. »

L’autre problème de Sarkozy ? Son comportement, « surtout en début de mandat ». « Carla, le yacht de Bolloré… Cela nous a desservi sur le terrain », glisse Caroline Fel, adjointe à la famille et à la petite enfance. Angers souffre d’une excellente éducation, ce qui lui fait détester toute forme de bling bling et de m’as-tu-vu, jugés bien trop vulgaires. « Une des caractéristiques de l’Anjou, c’est d’être marqué par une certaine humilité des gens, explique Christophe Béchu. Celui qui roule des mécaniques est rarement perçu de façon positive. » Les élus et militants UMP croisés par Mediapart à Angers n’ont en effet rien des fans sarkozystes qui remplissent actuellement les salles de meeting de l’ancien président. Ils n’attendent pas un homme, mais des solutions.

Attablés dans un café de la place du Ralliement, épicentre de la ville, Annie, Philippe et Baptiste expliquent les raisons pour lesquelles ils se sentent particulièrement motivés par l’élection du 29 novembre. Encartés à eux trois depuis plus de cinquante ans, ils font partie des quelque 1 900 militants de la fédération UMP du Maine-et-Loire appelés à voter pour le futur patron de leur parti. Baptiste, 24 ans, avait fait une pause avec l'UMP, avant d’être rattrapé par le militantisme début 2013. Contrairement à beaucoup d’autres militants du département qui n’ont pas renouvelé leur adhésion après l’épisode Fillon-Copé, la guerre des chefs lui a « donné envie d’y retourner pour (se) battre ».

Philippe, Baptiste et Annie sur la place du Ralliement à Angers, le 12 novembre.Philippe, Baptiste et Annie sur la place du Ralliement à Angers, le 12 novembre. © ES

Le jeune homme ne sait pas encore pour qui il votera fin novembre. La seule chose qu’il souhaite, c’est que les ténors de la droite ne reproduisent pas le spectacle de la dernière élection pour la présidence de l’UMP. « Il va falloir que ça se passe bien cette fois-ci, parce que c’est la dernière chance », renchérit Annie. Secrétaire déléguée de la fédération départementale, cette retraitée de 67 ans tient à insister sur la bonne organisation mise en place cette année. Rien à voir, selon elle, avec le scrutin interne de 2012 où Fillon, originaire de la Sarthe voisine, était arrivé en tête à Angers. Mais qu’importent les résultats de cette élection fiasco, pour Philippe, qui préside les Jeunes Pops du 49, « Fillon a autant perdu que Copé dans cette histoire, les deux se sont sali les mains ».  

Les querelles d’égos, les « magouilles » de Bygmalion, les fuites qui s’en sont suivies, la récente histoire Jouyet-Fillon… Aucune des affaires qui ont émaillé la vie de l’UMP depuis deux ans ne semble avoir ébranlé la détermination des trois compères. « Cela dénote simplement le fossé entre Paris et le reste de la France », souffle Annie, rejointe sur ce point par Philippe qui parle de « cours de récréation » en levant les yeux au ciel. « Là-haut, il y a beaucoup de vent… », regrette celui qui est également directeur de cabinet du président de la fédération UMP 49, le député et maire d’Avrillé, Marc Laffineur.

« Ce n’est pas le corps qu’il faut changer, c’est la tête. » À 24 ans, Constance Nebbula a déjà une idée bien précise de ce qu’elle souhaite pour son parti. Conseillère municipale déléguée à l’économie numérique et à l’innovation, celle qui se surnomme @LaPlanneuse sur Twitter a les pieds bien ancrés dans le terrain, qui constitue à ses yeux le vecteur principal du renouvellement des pratiques politiques. Son candidat pour le 29 novembre s’appelle Bruno Le Maire et elle n'a pas hésité à lui donner un sérieux « coup de main » sur les réseaux sociaux. « Il faut quelqu’un de clean à la tête de l’UMP, dit-elle. La droite a plein de talents, elle ne peut pas se résumer à Nicolas Sarkozy. Son nom traîne dans trop d’histoires. Si on vit au rythme des “Sarkothons”, on ne s’en sortira pas. »

Constance Nebbula soutient la candidature de Bruno Le Maire.Constance Nebbula soutient la candidature de Bruno Le Maire. © ES

Constance n’a pas donné un centime pour rembourser les frais de campagne de l’ancien président. « L'UMP avait déjà beaucoup demandé aux militants, j’estimais que ce n’était pas à nous de payer une fois de plus les dégâts. » Une question de principe, qui va de pair, une fois de plus, avec une certaine idée de “ce qui se fait” et de “ce qui ne se fait pas”. Les grands déballages ne sont pas le genre de la maison angevine. « Ici, tout se passe derrière les tentures. On garde les poignards derrière le dos… », aime répéter Alain Machefer, l’auteur d’Angers, la machine à perdre.

« Les affaires de famille doivent se régler en famille, ajoute le deuxième adjoint du maire, Emmanuel Capus. Nous avons vécu l’épisode Fillon/Copé comme un psychodrame. La seule chose que nous souhaitons, c’est que le cirque de la dernière fois ne recommence pas. » Cet état d’esprit joue beaucoup dans l’apparente distance que semblent parfois avoir les élus et les militants UMP avec l’élection de fin novembre. « Il y a un vrai traumatisme silencieux, explique Christophe Béchu. Tous ces spectacles de déchirements font que de manière spontanée et naturelle, tout le monde évite de dire du mal des uns et des autres. On a eu notre dose. Rester discret dans cette élection, est aussi une façon pour moi de ne pas rajouter de la division à la division. »

De l’avis de tous, le casting de l’élection pour la présidence du parti n’est pas un sujet en soi. « Quand on se voit, on ne se demande pas pour qui on va voter, mais comment on peut changer les choses », souligne Constance Nebbula. Partir du terrain, ne pas se mêler des bisbilles de la machine, parler et agir de façon concrète, tenir chaque promesse engagée… Bref, changer du tout au tout la façon d’envisager et de faire de la politique. La droite angevine aimerait que l’UMP s’inspire davantage de son exemple local pour opérer sa métamorphose. Sans hystérie, mais avec des idées.

BOITE NOIRESauf mention contraire, toutes les personnes citées dans cet article ont été jointes par téléphone ou rencontrées à Angers les 12 et 13 novembre. Merci aux journalistes Yves Boiteau (Angers Mag) et Arnaud Wajdzik (Ouest-France) pour leurs éclairages sur la vie politique angevine.

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Le groupe nucléaire Areva est en perdition

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En apparence, cela se résume à cette chronique de cour qu’est devenu le pouvoir, dont les échos nous sont infligés désormais chaque semaine. Vendredi 14 novembre au matin, Matignon a convoqué Pierre Blayau pour lui annoncer qu’il ne serait pas renouvelé à la présidence d’Areva. Bien que sans aucune expertise dans le nucléaire, mais avec la chaude recommandation d’Alain Minc dont il est client depuis des années, il avait été nommé en mai 2013 par François Hollande à la présidence du conseil de surveillance du groupe nucléaire. Pierre Blayau demandait à être reconduit, alors qu’Areva s’apprête à abandonner son organisation en directoire et conseil de surveillance pour revenir à un schéma plus simple avec un président du conseil d’administration et directeur général.

Pierre Blayau, qui militait pour ce changement afin de renforcer le pouvoir de contrôle des administrateurs, notamment sur les comptes et les grands contrats signés par le groupe, espérait bien obtenir son maintien. Il pensait avoir d’autant plus de chances que, dans la précipitation, le gouvernement a dû nommer Philippe Knoche, fin octobre, pour assurer l’intérim de Luc Oursel, président du directoire, qui s’est retiré pour raisons de santé. Imposer un changement complet de direction au moment où Areva rencontre de grandes difficultés lui semblait presque impossible.

Matignon en a décidé autrement. Dans la foulée, le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, annonçait son intention de nommer Philippe Varin, ancien président de PSA, à la présidence du conseil d’administration. Le corps des Mines, dont il est membre, soutient cette nomination à la tête de l’entreprise, qui est un de ses prés carrés. Philippe Varin a aussi pour lui d’avoir été nommé par l’État administrateur d’EDF : il est censé faire la liaison entre les deux groupes qui entretiennent des relations orageuses depuis des années.

« Pierre Blayau a été la victime collatérale de la guéguerre entre Hollande et Valls », dit un proche du dossier « François Hollande a décidé de ne pas renouveler Henri Proglio à la tête d’EDF contre l’avis de Manuel Valls qui souhaitait le maintenir. Manuel Valls a profité de l’absence de François Hollande (alors au sommet du G20 en Australie, ndlr) et de l’affaiblissement de Jouyet pour marquer son territoire », explique-t-il.

Philippe Knoche, président du directoire d'ArevaPhilippe Knoche, président du directoire d'Areva © Reuters

Ces petits jeux de pouvoir, cependant, ne doivent pas cacher l’essentiel. Le changement complet de direction à la tête d’Areva répond à une autre urgence que l’État et les responsables du groupe, soutenus par le corps des Mines et l’inspection des finances, très impliqués dans ce dossier, ont tenté de cacher depuis des mois voire des années : Areva est en perdition.

Les aveux de cette situation catastrophique commencent. Dans un communiqué publié ce mardi 18 novembre après la clôture de la Bourse, le groupe a annoncé qu’il « suspendait l'ensemble des perspectives financières qu'il s'était fixées pour l’exercice 2015 et 2016 ». Il précisait également ne plus pouvoir garantir son objectif d'un cash flow opérationnel libre « proche de l'équilibre ».

Au premier semestre, Areva a annoncé une perte de 694 millions d’euros. Selon certaines informations, la perte pourrait à nouveau dépasser le milliard d’euros à la fin de l’année. À l’exception de son activité minière, toutes les autres branches sont en perte. Le groupe ne dispose d’aucune marge de manœuvre financière. Son free cash flow est négatif. Il n’a donc aucune ressource propre pour assurer ses investissements. Son endettement atteint 4,7 milliards d’euros pour 4 milliards de fonds propres. Pourtant, le groupe a déjà cédé quelque 10 milliards d’euros d’actifs en trois ans, notamment sa filiale T&D et ses participations dans Eramet et dans ST Microelectronics. C’est dire l’ampleur du désastre, que beaucoup se sont évertués à nier pendant des années (lire notre article : Areva, l’ardoise d’une gestion désastreuse).

« Si Areva était une société privée, elle aurait déposé son bilan », dit un connaisseur du dossier. L’analyse rejoint celle de l’agence de notation Standard & Poor’s. Au début de l’automne, celle-ci a mis Areva sous surveillance négative. Bercy a beaucoup bataillé pour que le groupe nucléaire ne soit pas classé dans la catégorie infamante de junk bonds. En échange, l’Agence des participations de l’État (APE), principal actionnaire du groupe avec le CEA, et la direction d’Areva ont promis de remédier très vite à la situation. Une émission obligataire hybride de quelque 800 millions d’euros devait être lancée début novembre. Malgré un taux de 8 %, très supérieur aux conditions de financement actuelles, les investisseurs n’ont pas suivi, selon nos informations. Areva a annoncé qu’il repoussait son opération, en attendant des temps plus favorables.

Sous pression, la direction d’Areva n’a plus le choix : il lui faut faire la vérité des comptes. Ce que le groupe a besoin de solder, ce ne sont pas ses rêves d'expansion détruits dans l'explosion de Fukushima mais les erreurs de gestion passées. Il lui faut dresser le véritable bilan de la présidence d’Anne Lauvergeon. Ce bilan que les administrateurs, les autorités de tutelle, les commissaires aux comptes, les experts extérieurs ont refusé de faire jusqu’à présent, parce qu’ils y avaient tous une part de responsabilité, préférant fermer les yeux plutôt que de bousculer les réseaux de pouvoir.

À son arrivée à la présidence du directoire, en 2011, Luc Oursel avait opéré un premier nettoyage : une dépréciation de 1,4 milliard d’euros avait été passée pour ramener la valeur d’Uramin, ce désastreux achat minier (lire notre enquête), à zéro. Mais tout ceci est très loin du compte, selon nombre de connaisseurs du dossier. Depuis 2006, Areva ne cesse de présenter une image flatteuse, bien éloignée de la réalité, que ce soit sur le réacteur EPR ou ses autres activités. 

Depuis le début de l’année, cette question de la vérité des comptes empoisonne l’atmosphère au sein du groupe nucléaire. Luc Oursel, alors président du directoire, était partisan de la transparence, mais jusqu’à un certain point, afin de ne pas porter un coup fatal au groupe. Sa vision, jugée trop optimiste, a beaucoup énervé l’APE et les autorités de tutelle, au point qu’elles envisageaient de ne pas le reconduire à la présidence, avant qu’il ne tombe malade. En face, Pierre Blayau prônait un nettoyage sans concession, quitte à abandonner des activités, voire à pousser au démantèlement du groupe. Son agressivité a aussi beaucoup énervé les autorités de tutelle, qui préféraient temporiser.

La réalité est en train de rattraper tout le monde. Fin septembre, un comité d’audit du groupe a pris des allures dramatiques, selon nos informations. Déjà sous la menace d’une dégradation par Standard & Poor’s, le comité d’audit a dû constater que l’hémorragie financière ne cessait de s’aggraver, et qu’Areva avait un besoin urgent d’être recapitalisé pour éviter l’effondrement financier.

L’augmentation de capital d’Areva est estimée à moins 1,5 milliard d’euros, voire 2 milliards, d’après les connaisseurs du dossier. Les sources de perte du groupe sont en effet multiples.

© Reuters

D’abord, il y a le chantier de l’EPR finlandais. Alors que le réacteur nucléaire devait à l’origine entrer en fonctionnement en 2009, son démarrage ne cesse d’être repoussé, d’abord en 2016, puis 2017. Le groupe parle maintenant de 2018. « Chaque année de retard coûte 400 millions d’euros de plus au groupe », dit un salarié. Areva a déjà avoué un surcoût de 4 milliards d’euros par rapport aux 3,5 milliards d’euros prévus dans le contrat signé avec l’électricien finlandais TVO. Mais le coût pourrait être encore plus élevé, le groupe ayant, semble-t-il, pris en compte des remboursements et des dédits liés à des contentieux qui ne sont pas encore réglés avec son client.

La situation dans l’activité minière est tout aussi sinistre. Il y a d’abord le dossier Uramin, qui devrait conduire à la mise en examen prochaine de certains responsables, et qui n’est pas totalement purgé. Il reste notamment le milliard d’euros de travaux réalisés en Namibie qui n’a jamais été provisionné.  

Mais il faut aussi compter maintenant avec le dossier Imouraren. Areva a obtenu le permis d’exploitation de cette mine d’uranium au Niger début 2009. À l’époque, le groupe parlait à nouveau d’une mine exceptionnelle : le gisement devait produire 5 000 tonnes de minerai au moins par an avec un permis d’exploitation pendant 35 ans. Des travaux ont été commencés. La piste d’atterrissage a été refaite deux fois. Des équipements d’usine et des camions pour exploiter la mine ont été commandés.

Au début de l’année, le groupe a décidé de tout arrêter. La mine semble être aussi inexploitable que les gisements d’Uramin. Toutes les références aux réserves ont disparu dans les documents de référence. Des moteurs commandés par Areva pour cette mine sont toujours en attente de livraison à Tokyo, des châssis à Cotonou, des bennes à Anvers. Coût total de cette acquisition : 800 millions d’euros. Mais la perte est encore à inscrire en partie dans les comptes.

L’activité enrichissement connaît elle aussi des déboires. En 2008, Areva a décidé de construire une nouvelle usine de gazéification pour l’uranium sur le site de Tricastin, en remplacement de celle de Lodève. Le prix de cette nouvelle construction s’élève à un milliard d’euros environ. Elle devrait fonctionner à partir de 2016 mais n’a toujours pas de client. De même, l’usine d’enrichissement Georges-Besse 2, toujours sur le site de Tricastin, peine à monter en puissance, alors qu’elle a coûté elle aussi plus d'un milliard d’euros à réaliser.

Enfin, les énergies renouvelables ne tiennent pas les promesses attendues. Au milieu des années 2000, Anne Lauvergeon avait décidé de repeindre Areva en vert et de le présenter comme le groupe spécialisé dans les énergies sans CO2. Le groupe avait alors choisi de se développer très rapidement dans les énergies renouvelables. D’importants investissements, de l’ordre de plusieurs centaines de millions d’euros, ont été réalisés pour croître rapidement dans ces activités, notamment dans l’éolien en mer.

Les efforts consentis ne sont pas payés de retour. La branche énergies renouvelables a réalisé un chiffre d’affaires de 32 millions d’euros au premier semestre, en baisse de 18 % par rapport à la même période de l’an dernier. Surtout, elle a multiplié ces pertes par deux sur la même période pour les porter à 19 millions, soit près des deux tiers de son chiffre d’affaires. « Personne ne peut reprocher à Areva d’avoir tenté le pari des énergies renouvelables. Beaucoup d’autres l’ont fait. À l’exception des Chinois, jusqu’à présent, aucun groupe ne gagne de l’argent dans les énergies renouvelables. S’il n’y avait eu que ces contretemps, Areva aurait largement pu faire face. Malheureusement, il y a tout le reste », relève un connaisseur du dossier.

Le renflouement d’Areva semble inévitable, si le groupe veut éviter la faillite. Mais qui va payer ? Plusieurs scénarios paraissent avoir été mis à l’étude, pour aboutir aux mêmes conclusions : « Il n’y a que l’État qui puisse renflouer Areva. Le CEA (Commissariat à l'énergie atomique) qui est actionnaire va être dessaisi et va sortir. L’État aura alors les manettes pour reprendre en main le dossier Areva », dit un proche du gouvernement. Selon le magazine Challenges, Bercy envisagerait, parallèlement à cette augmentation de capital, de créer une société de défaisance pour y placer les actifs risqués ou à vendre. Une  structure semblable avait été créée lors de la faillite du Crédit lyonnais. 10 milliards d’actifs pourraient y être placés.

Si un tel projet voit le jour, le périmètre choisi donnera les premières indications sur les intentions du gouvernement quant à l’avenir d’Areva. Le long conflit qui a opposé Luc Oursel, Pierre Blayau et les autorités de tutelle depuis le début de l’année, portait notamment sur ces questions. D’un côté Luc Oursel tentait de préserver Areva comme un groupe intégré dans le nucléaire, de l’autre Pierre Blayau prônait la mise à l’encan de nombre d’activités, quitte à démanteler le groupe.

De nombreuses activités, de toute façon, semblent appelées à être sacrifiées. La sortie d’Areva des énergies renouvelables s’impose, selon de nombreux observateurs. D’autres semblent condamnées à nettement diminuer.

Mais la question la plus sensible politiquement, qui va déterminer l’avenir du groupe, est celle de l’arrêt ou non de l’EPR. Le réacteur nucléaire est un fiasco industriel et commercial. Il se révèle trop compliqué et trop cher à construire. EDF vient de le confirmer : le groupe public a annoncé le 18 novembre que le démarrage du réacteur était reporté à 2017.

L’État, qui a longtemps fermé les yeux sur cette situation au nom de « l’excellence française », ne peut plus se permettre d’ignorer le sujet. Beaucoup de conseillers pensent qu’il vaut mieux tirer un trait sur cette coûteuse et malheureuse aventure. Soucieux, toutefois, de montrer que la France ne se retire pas du nucléaire, certains recommandent que les bureaux d’ingénierie d’Areva soient rapprochés de ceux d’EDF afin de concevoir un nouveau réacteur, plus petit et surtout moins cher à construire. Mais c’en serait alors fini d’Areva.

« Anne Lauvergeon aura beaucoup plus fait que les écolos pour détruire le nucléaire. Areva est en train de sombrer. Ces gens des Mines ont réussi à mettre une entreprise qui gagnait des centaines de millions par an par terre, en toute impunité », s’énerve un salarié du groupe. De fait, la question des responsabilités à tous les niveaux de cette faillite n’a jamais été posée. Anne Lauvergeon est même partie avec une indemnité de 1,5 million d’euros pour la dédommager de ne pas avoir été renouvelée une troisième fois à la présidence d’Areva en 2011.

À l’intérieur du groupe, la colère et la peur se mêlent à la stupeur. Jamais les salariés n’auraient cru en arriver là. Mais ils savent que ce sont eux qui vont payer le prix des folies passées. Plus de 1 500 suppressions de poste sont déjà annoncés en Allemagne, 200 aux États-Unis. En France, le chiffre n’est pas encore connu. Mais les suppressions d’emploi pourraient se compter en milliers.

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Un enseignant se dit sanctionné pour avoir dénoncé des préjugés islamophobes

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Et si, ce jour-là, il n’avait rien dit ? Baissé la tête devant un comportement qui le blesse, qu’il n’a cessé de combattre mais qu’il connaît au fond si bien… Aujourd’hui en arrêt maladie, avec une tension de 22, Kamel Meziti rumine. L’histoire de ce professeur d’anglais de l’académie de Nantes ressemble à celle d'un homme pris dans un engrenage un peu fou.

Tout commence le 16 octobre 2013. Ce jour-là, Kamel Meziti, qui a réussi le concours réservé du Capes d’anglais quelques mois plus tôt et se trouve donc en année de stage avant sa titularisation définitive au lycée Montesquieu du Mans, reçoit la visite d’une inspectrice pour une « visite-conseil ». Jusque-là, rien que de très normal. Sauf que l’entretien qui suit l’observation de son cours prend une tournure étrange.

Les questions de l’inspectrice sont pour le moins curieuses. Combien d’enfants a-t-il ? Sont-ils scolarisés ? Dans quel établissement ? Elle lui demande également avec insistance ce qu’il pense de la laïcité. Comme il marque quelque étonnement devant ce qu’il ressent comme un curieux interrogatoire, l’inspectrice se justifie en précisant un peu plus les choses. « Vous savez, Kamel Meziti, il y en a des choses sur vous, il suffit d’aller sur Internet. » Avant de conclure, après avoir entendu les réponses modérées de ce défenseur de la laïcité, par un « Ouf ! me voilà rassurée ». « Il s’agit quand même de vous titulariser et de vous rendre fonctionnaire »… « Il faut être vigilant, j’ai déjà viré un professeur pédophile. » Ces propos, tenus devant son tuteur M. Galloux qui les a confirmés, n’ont jamais été contestés par l’inspection (voir la boîte noire de cet article).

Kamel MezitiKamel Meziti

« Je suis sorti très mal à l’aise », raconte Kamel Meziti lorsque nous le rencontrons avec sa femme, militante associative et féministe engagée, qui ne décolère pas : « Il croyait quoi, que j’étais enfermée ? Que je portais une burqa ? Qu’est-ce que ça veut dire, demander si mes enfants sont scolarisés ? »

Quelques semaines plus tôt, Kamel Meziti a fait paraître un livre intitulé Dictionnaire de l’islamophobie qui traite des crispations actuelles autour de la religion musulmane. La presse locale s’en est d’ailleurs fait l’écho, interrogeant à propos des départs de jeunes vers la Syrie et l’Irak celui qu’elle présente comme un historien des religions. À juste titre puisque, parallèlement à ses postes, contractuels, de professeur d'anglais, Kamel Meziti a obtenu une thèse en histoire des religions.

Il est également une figure, bien connue localement, de la communauté musulmane. Il a d’ailleurs exercé deux ans comme aumônier musulman dans la Marine nationale. Un poste pour lequel le ministère de la défense veille à sélectionner des personnalités ouvertes et modérées.

Ce jour d’octobre 2013, alors qu'il a toujours combattu les préjugés racistes ou liés à la religion, voilà qu'il se retrouve en position d’accusé. Après plusieurs jours de réflexion, Kamel Meziti décide de demander à cette inspectrice un entretien pour obtenir des « éclaircissements » sur son comportement qui l’a profondément choqué.

Dans un courriel, que Mediapart a pu consulter, elle lui répond rapidement qu’il n’y avait rien d’anormal à parler de la laïcité qui « relève de la compétence 1 que nous devons évaluer et est un point d’actualité, comme (elle l'a) précisé ». Elle ne se souvient pas d’avoir parlé de « prof pédophile ». Cependant, « la confiance n’étant pas gagnée », elle lui indique qu’un nouvel inspecteur viendra le voir.

À partir de là, tout se met à dérailler pour Kamel Meziti. Dans les mois qui suivent, il reçoit trois visites d’inspecteurs. Au cours de cette année de stage, il a donc eu quatre entretiens avec trois inspecteurs différents. « Un record ! », souligne ironiquement son délégué syndical, Jean-Marc Guérécheau. « C’est d’autant plus bizarre qu’ils n’arrivent pas à inspecter tout le monde et que des stagiaires sont régulièrement titularisés sans avoir vu un seul inspecteur. »

Mais Kamel Meziti semble être devenu un cas sur lequel l’inspection de l’éducation nationale a décidé de se pencher avec la plus grande attention. Alors qu'il exerçait depuis treize ans en étant toujours très bien noté par ses tuteurs et chefs d’établissement, qu'il vient de passer avec succès l’écrit du Capes, il devient subitement un enseignant très médiocre. Voire gravement insuffisant. 

M. C., le nouvel inspecteur, qui le rencontre à deux reprises, émet finalement un avis défavorable à sa titularisation. Sur les dix compétences professionnelles à maîtriser, il ne lui en reconnaît que deux relatives à l’éthique du fonctionnaire et à la connaissance de la langue française… Autant dire que c’est un peu court pour enseigner, à quelque niveau que ce soit. Mais au moins, M. Meziti ne pourra pas dire qu’il a été discriminé en raison de ses réflexions sur la laïcité puisque cette compétence (« Agir en fonctionnaire de l’État et de façon éthique et responsable », compétence 1) est validée.

En l’attaquant sur ses compétences pédagogiques, l’inspection a-t-elle cherché à couvrir le dérapage d’une de ses inspectrices ? « Il y a peut-être eu un réflexe corporatiste dans cette affaire, avec une administration qui a préféré sortir le parapluie », s'interroge Jean-Marc Guérécheau, le délégué syndical. 

Rapport d'inspection de M. C.Rapport d'inspection de M. C.

Au vu du dossier complet de cet enseignant contractuel, difficile en effet de ne pas s’interroger. De 2000 à 2012, les chefs d’établissement qui l’emploient sont unanimes sur ses qualités d’enseignant et ce dans des contextes variés et parfois difficiles. Collège, lycée général, lycée professionnel, établissement régional d’enseignement adapté… À chaque fois, il donne entière satisfaction, comme a pu le constater Mediapart qui a eu accès à l’ensemble de ses rapports d’évaluation. Tous louent son « engagement », son « sérieux », son souci « de l’intérêt et des progrès de ses élèves »

L’année où l’inspection décrète qu’il ne maîtrise pas les huit compétences sur dix nécessaires pour être professeur – notant, par exemple, que cet enseignant, par ailleurs chargé de cours à l’université du Maine et docteur en histoire, manque « de culture générale » – son tuteur, enseignant d’anglais expérimenté, a quant à lui validé 9 compétences sur 10, précisant qu’il devait améliorer l’organisation de ses cours (compétence 4). Son chef d’établissement, le proviseur M. Gateau, salue, lui, un « professeur sérieux, qui a la volonté de parfaire ses méthodes de travail et qui tient compte des conseils prodigués »

Avis du chef d'établissement :

rapport du tuteur pour l'année 2013-2014rapport du tuteur pour l'année 2013-2014

Avis du tuteur :

Contrairement aux inspecteurs de l’éducation nationale, ceux qui le voient travailler au quotidien émettent donc le même avis favorable à sa titularisation.

Las, fin juin, l’inspection lui indique qu’il n’est pas titularisé mais – tout n’est pas perdu – admis à redoubler.

Ironie d’une administration qui vient de le juger incapable d’évaluer les élèves (compétence 7, jugée « insuffisante » par l’inspection), l’éducation nationale n’hésitera pas à le convoquer quelques semaines plus tard pour corriger les épreuves du bac, tâche dont il s’acquitte depuis des années.   

Malgré ses sollicitations, Kamel Meziti ne pourra jamais obtenir d’explications auprès de l’inspection sur ce fameux jour d’octobre 2013. Contacté, le rectorat nous a tout d'abord indiqué ne pas s’exprimer sur des dossiers individuels. Toutefois, en raison peut-être de l’intérêt médiatique et associatif suscité par son cas – le MRAP et le Conseil français du culte musulman (CFCM) ont tous deux fait des démarches auprès du ministère de l'éducation nationale –, le rectorat lui a enfin proposé un rendez-vous, le 13 novembre dernier. Rendez-vous purement formel puisque le recours hiérarchique qu’il avait adressé au recteur avait de toute façon déjà été rejeté.

Oralement, les responsables du rectorat ont simplement admis que des « maladresses » avaient pu être commises, mais rejettent tout lien entre le fait qu’il ait dénoncé des préjugés inacceptables et sa non-titularisation. On lui a également fait comprendre qu’agiter la presse n’était pas le meilleur moyen d’apaiser les choses…

Rue de Grenelle, l’affaire semble susciter plus d’embarras. L’entourage de la ministre Najat Vallaud-Belkacem indique ainsi « regarder cette situation de très près », tout en précisant, lorsqu’on pose la question d’une possible discrimination, que « pour l’instant, l’enchaînement des faits ne révèle pas cela ». Confronté aux contradictions de l’inspection qui rend des avis favorables pendant treize ans sur ce professeur et le trouve soudain incapable d’enseigner, le cabinet de la ministre affirme ainsi qu’il est normal d’être « plus exigeant pour une titularisation » que pour un enseignant contractuel. 

Bien que physiquement et moralement très affaibli, Kamel Meziti est aujourd’hui bien décidé à ne pas céder devant ce qu’il considère comme des intimidations de l’institution. Il a d’ores et déjà saisi le défenseur des droits et va porter l’affaire devant le tribunal administratif. Pour faire reconnaître son préjudice personnel, mais aussi et surtout parce qu’il en est persuadé, ce combat n’est pas que le sien. Pour un comme lui qui a osé dénoncer des préjugés inacceptables, beaucoup peut-être les ont subis sans rien dire.

BOITE NOIRELe rectorat nous a répondu par courriel qu'il ne s'exprimerait pas sur les dossiers individuels. Les deux inspecteurs cités dans l'article, contactés par courrier électronique, ne nous ont pas répondu. 

Au cabinet de Najat Vallaud-Belkacem, le cas, comme indiqué dans l'article, est suivi de près. Sans doute plus parce que Kamel Meziti a commencé à alerter la presse que parce que l'intéressé connaît Bertrand Gaume, l'actuel directeur de cabinet de la ministre de l'éducation nationale, qui a dirigé le bureau des cultes au ministère de l'intérieur. 

Les propos tenus lors de l'inspection de Mme R. ont été retranscrits dans cet article car ils ont été confirmés par le tuteur présent ce jour-là. L'inspectrice ne les a par ailleurs jamais contestés, hormis la référence à un « prof pédophile », comme elle l'indique dans un mail que nous avons pu consulter. 

Suite à une conférence de presse, les accusations portées par M. Meziti ont été relayées par divers organes de presse : la quotidien algérien El Watan, un blog du Point ou encore le site Bella Ciao

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Compte suisse : la justice ouvre une enquête préliminaire visant le député Brochand

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Le suspense n’aura pas duré longtemps. Cinq jours après la saisine de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HAT), le parquet de Paris a fait savoir à Mediapart, mardi 18 novembre, qu’il avait ouvert une enquête préliminaire visant le député UMP Bernard Brochand, qui a "omis" de signaler des avoirs détenus en Suisse dans ses déclarations de patrimoine.

Cette enquête fait suite à celles déjà ouvertes à l’encontre du député Lucien Degauchy (UMP) et du sénateur Bruno Sido (UMP), pour les mêmes faits. Ces derniers ont reconnu, en particulier auprès de Mediapart, avoir en plus dissimulé ces fonds suisses au fisc, pendant des années, avant de les rapatrier tout récemment en France, en payant des pénalités.

De même, alors que Bernard Brochand a répété à l’envi ces derniers jours, par communiqué et avocat interposés, que « les dépôts d’argent (...) effectués sur ce compte dans les années 70 ont été soumis à l’impôt français », il se confirme qu’une partie au moins de ces avoirs ont été cachés au fisc pendant des années. En effet, d’après une source proche de l’enquête judiciaire, ça n’est que « courant 2013 » que Bernard Brochand « a demandé à régulariser » sa situation fiscale, en profitant de la circulaire dite « Cazeneuve » (garantissant des pénalités réduites aux évadés fiscaux qui se présentent spontanément à Bercy).

À nouveau sollicité mardi soir, Bernard Brochand n'a pas souhaité répondre à nos questions.

Voir notre enquête du 13 novembre, dans laquelle les parlementaires UMP Lucien Degauchy et Bruno Sido nous confiaient plusieurs détails sur leur compte suisse.

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Le directeur de Sciences-Po Aix démissionne

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Accusé de « brader » un diplôme d'Etat via des « masters illégaux », le directeur de Sciences-Po Aix Christian Duval a annoncé mercredi 19 novembre 2014 sa prochaine démission dans un courriel interne. Selon son message, le rapport d'audit, réalisé par le service d’audit interne de l’université d’Aix-Marseille, « a révélé certains dysfonctionnements dans la mise en œuvre des conventions de partenariat concernant l'une des 12 spécialités du Master d’Études politiques, à savoir le Master "Management de l'intelligence stratégique" ». « J'assume pleinement les erreurs qui ont pu être commises et j'en tire les conséquences, tout en soulignant que les décisions prises dans le cadre de la politique de développement ont toujours été inspirées par le souci de l'intérêt commun », poursuit Christian Duval, qui dirige Sciences-Po Aix depuis 2006.

Le professeur de droit public écrit que sa démission « deviendra effective, à l'issue du Conseil d'Administration du 6 décembre, le temps que la transition puisse être organisée dans de bonnes conditions ». Christian Duval avait jusqu'alors été soutenu par la présidente du Conseil d'administration, la directrice du FMI Christine Lagarde.

C’est désormais à la ministre de l’enseignement supérieur qu’il revient de nommer par arrêté un nouveau directeur « sur proposition du conseil d’administration ». La ministre pourrait choisir de nommer un administrateur provisoire, non issu de l’Institut d’études politiques, pour remettre bon ordre au sein de l’établissement où règne depuis plusieurs semaines une « ambiance délétère », d'après plusieurs enseignants.

Le 30 octobre à Paris, à l’issue d’une rencontre avec Christian Duval, les directeurs des six autres IEP régionaux avaient décidé de ne pas sanctionner l'institut et ses étudiants. Ce dernier est donc maintenu à « titre transitoire et conditionnel » dans le concours commun pour la session de 2015. Mais selon une source interne, la démission du directeur de l’IEP d’Aix « était devenue inévitable ». Sur sa page Facebook, Renouveau Sciences po Aix, un collectif d'anciens étudiants s'est réjoui de ce départ.

Depuis les révélations début octobre de Marsactu et Mediapart sur la politique d’externalisation des masters de Sciences-Po Aix, Christian Duval a résilié 14 partenariats avec des organismes privés et a publié sur l'intranet des documents confirmant l'ampleur de ce marchandage tous azimuts. Pour renflouer ses caisses, l’IEP a choisi depuis 2008 de nouer de façon opaque des partenariats avec plusieurs organismes de formation privés en France et dans le monde entier (île Maurice, La Réunion, en Suisse, Chine, République démocratique du Congo, Arménie, etc.). Ces organismes, parfois nouvellement créés, promettaient aux étudiants du monde entier l’obtention de masters de l’IEP (bac + 5) en échange de droits d’inscription substantiels.

Au fil de nos investigations, c’est un véritable « IEP bis » qui est apparu, construit autour du directeur adjoint de l'IEP, Stéphane Boudrandi. C’est via son master de management de l’information stratégique (MIS), décliné en de multiples parcours non soumis à habilitation, que s’est développé ce système exponentiel de sous-traitance de diplômes d’Etat. Sur 534 étudiants inscrits en 2013-2014 dans ce master, 389 ont en fait été formés « hors les murs » dans des organismes privés, dont les tarifs annuels peuvent grimper jusqu’à 23 700 euros (pour Wesford Université Genève). La Cour des comptes, qui enquête sur la gestion de l'IEP depuis le printemps 2014, devrait rendre un premier rapport confidentiel à la direction de l'institut dans les prochaines semaines.

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Plan social et grève à l'Institut Curie

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« Chez Marie, on licencie » : la banderole n’est restée en vue que quelques heures dans une cour de l’Institut Curie, où le climat est très tendu, sur fond d’absence de dialogue social et de règlements de comptes.

Banderoles vues dans une cour de l'Institut Curie.Banderoles vues dans une cour de l'Institut Curie. © DR

Une grève est annoncée à partir du jeudi 20 novembre au sein du fleuron parisien de la médecine et de la recherche en cancérologie. La direction a annoncé un plan social prévoyant la suppression de 93 postes, dont ceux de 15 médecins, sur un effectif global de l’ordre de 2 000 personnes, alors qu’une centaine de postes ont déjà été supprimés au cours des derniers dix-huit mois du fait de départs sans remplacement (médecins, personnels d’accueil, techniciens, coursiers, etc.).

Le Comité central d’entreprise (CCE) doit rencontrer la direction ce même 20 novembre. Les organisations syndicales sont dans l’ensemble opposées au plan social et, d'après nos informations, la direction semble peu disposée à négocier. 

Le 7 novembre, le CCE a adressé une lettre très critique au professeur Thierry Philip, élu président du Conseil d’administration fin 2013, par ailleurs maire socialiste du 3e arrondissement de Lyon.

Dans cette lettre que Mediapart a pu se procurer, les personnels de la Fondation Curie reprochent à leur président un plan de sauvegarde de l’emploi « dont les raisons économiques sont plus que contestables ». La raison avancée pour justifier ce plan est un déficit qui s’élève à 4 millions d’euros en 2013 et devrait atteindre 5 millions d’euros en 2014 (sur un budget annuel de l’ordre de 200 millions d’euros, alors que les dons à la Fondation représentent 30 millions d’euros par an). Pour le CCE, la situation résulte de « plusieurs années d’erreurs stratégiques, d’inaction », ainsi que d’une fusion mal gérée avec le Centre René Huguenin de Saint-Cloud. Le personnel estime que la Fondation Curie « avait les moyens d’assumer le poids de ce passé et d’accompagner les évolutions et mutations nécessaires sans en passer par un plan social », et déplore d’être considéré comme « une variable d’ajustement dans (les) bilans comptables ».

Thierry Philip a répondu par une lettre ouverte qui avance des arguments financiers : « La Fondation ne peut en aucun cas financer un déficit hospitalier » avec l’argent des donateurs qui « est clairement fléché sur la recherche et l’innovation ». Le président de Curie fait valoir que le plan social permettra de repartir sur des bases financières saines et « d’envisager un budget équilibré pour l’Ensemble hospitalier à partir de 2015 et positif à partir de 2016 », et donc de préserver l’avenir de la Fondation.

Mais des sources interrogées par Mediapart au sein de l’Institut Curie contestent la logique de ce plan social. Un cadre de l’Institut fait observer que le Centre Léon-Bérard – le centre anticancer de Lyon, que Thierry Philip a dirigé de 1989 à 2009 – est plus déficitaire que Curie, sans que l’on envisage de plan social. Un autre membre du personnel déplore que l’on n’ait pas exploré toutes les solutions avant d’opter pour un plan social.

La logique d’ensemble du plan n’est pas toujours compréhensible, d’autant que le président de Curie projette par ailleurs de faire construire un nouvel hôpital pour remplacer celui de Saint-Cloud. Certains aspects de ce plan social sont défendus au nom de la rationalité économique : ainsi, il est prévu de supprimer 18 postes de techniciens de laboratoire, dont 2 hautement qualifiés. Ces suppressions sont justifiées par le coût des examens de routine effectués à Curie, alors qu’il serait moins cher de les sous-traiter (l’économie serait de l’ordre de 20 centimes par acte, d’après nos sources). Un membre du personnel juge toutefois que l’on n’a pas étudié suffisamment la possibilité de réduire le coût des examens effectués par Curie.

D’autres suppressions de postes visent la chirurgie, dans la perspective de développer la chirurgie ambulatoire. Si cette tendance n’est pas spécifique de l’Institut Curie, elle participe d’une logique économique de la santé qui ne place pas le patient au premier plan.

Beaucoup moins compréhensible, le projet de la direction prévoit de supprimer le département « recherche clinique », en le « fondant » dans l’ensemble de la structure. Et cela, alors même que dans le discours officiel, la recherche clinique est au cœur des missions de l’Institut. La disparition programmée du département « recherche clinique » n’est pas accompagnée, dans le plan social, d’une description précise de l’organisation nouvelle censée remplacer celle qui est démantelée. Ce département comporte un service de Biostatistiques qui, depuis des années, réalise de nombreux contrats de recherche. Or, il a été prévu de supprimer le poste de chef de ce service, qui serait réuni à un autre, « Base de données », dont le chef devrait également être licencié.

Cela, sans que les employés des deux services sachent clairement, aujourd’hui, comment ils travailleront si le plan est mis en acte.

Autre exemple : un service original de l’Institut Curie, la maison des patients, destiné à l'écoute des patients notamment après leurs consultations ou traitements à l’hôpital, a été créé et est actuellement dirigé par une psychologue. Or, selon le plan social, la maison des patients pourrait être gérée par une personne dont le profil s’apparente plus à un « accompagnateur de santé », de sorte que le plan propose de supprimer le poste de psychologue.

Concrètement, dans ces exemples, le plan social vise à supprimer un poste qui concerne une personne précise, et une seule. Ce qui revient à un licenciement « fléché ». Selon l'une de nos sources, « les gens sont choqués lorsqu’ils voient la liste de ces postes fléchés, parce qu’il se trouve que la plupart des personnes ainsi ciblées ont eu un conflit ou des démêlés avec la hiérarchie de l’Institut, et semblent se trouver ainsi sanctionnées sans que la qualité de leur travail soit en cause ».

En clair, certains estiment que le plan social, quelles que soient ses justifications économiques, est en partie utilisé pour « faire le ménage » en provoquant des départs qui arrangent la direction. Ce qui ne signifie pas qu’ils soient dans l’intérêt de l’Institut ni des patients. Certes, une telle démarche ne semble pas très originale. Mais le personnel de cette « grande maison » qui porte le nom de Marie Curie espérait mieux. Comme le dit l'une des banderoles apparues fugitivement dans la cour de l’Institut, « ce n’est pas l’esprit Curie ».

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Le futur congrès sort le PS d'un coma profond

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Éléphants dans la brume. Entraîné dans un délitement paraissant jusqu’ici inéluctable, le parti socialiste voit son appareil déliquescent s’ébranler de façon inattendue. Samedi, son conseil national (en tout cas, un peu moins de 200 de ses membres, sur 330) a bouleversé la donne de son épuisement programmé. En décidant de façon inattendue d’organiser un congrès début juin 2015, le PS tente de se replacer au centre du jeu politique d’une gauche de gouvernement à la dérive, sans autre cap que celui d’une hypothétique amélioration de la situation économique.

Signe de sagesse ou de faiblesse, selon les points de vue, l’exécutif s’est finalement laissé imposer un calendrier plus rapide qu’il ne le souhaitait. Les proches de Manuel Valls et François Hollande plaidaient pour un congrès en 2016, mais la haute autorité du PS a réaffirmé la nécessité pour un parti démocratique de respecter ses statuts (lire ici).

Désormais, chez les récalcitrants d’hier, on s’accommode tant bien que mal de la situation d’aujourd’hui. « C’est décidé, alors il faut faire avec », explique le ministre Stéphane Le Foll. Quitte à choisir l'année 2015 et non 2016, il regrette même que le congrès n’ait pas lieu dès février prochain! Pour ce fidèle de longue date du président, qui anime le courant “hollandais” au sein du PS, il s’agit désormais de se lancer dans un exercice de « clarification, mais sans se déchirer ». Il estime que le parti doit avant tout éviter « de se retrouver comme à Liévin (en 1994), quand le parti s’est marqué à gauche pour appeler dans le même temps Jacques Delors à se présenter à la présidentielle ».

Pour le député Carlos Da Silva, suppléant et proche du premier ministre, « il faut espérer que la tonalité de ces derniers mois change, que la responsabilité et le respect permettent d’arriver au rassemblement à la fin des débats du congrès ». Lui, comme d’autres dans la majorité actuelle du parti, se dit « rassuré », mettant en avant les états-généraux portés par Jean-Christophe Cambadélis. « Ça a apaisé les esprits, la discussion s’est libérée, les militants se sont remis au boulot », dit Da Silva.

Pour autant, si la remobilisation de la base militante fait l’unanimité dans le parti, la proposition de charte issue de ces états-généraux, qui semble « ancrée à gauche », « bien écrite » ou « généreuse » aux dires mêmes des responsables les plus critiques de l’orientation gouvernementale, suscite déjà des réserves. « Cela pose tout de même un sérieux problème entre le dire, en l’occurrence l’écrit, et le faire », souligne Emmanuel Maurel, chef de file de l’aile gauche du parti. D’autres redoutent que le « molletisme ne gagne le PS », claironnant à gauche quand sa pratique du pouvoir ne cesse de dériver à droite.

Ce projet de charte, écrit par le n°2 du parti Guillaume Bachelay (également député et suppléant de Laurent Fabius), ne définit finalement pas le « nouveau progressisme » souhaité par Cambadélis (terme abandonné devant l'hostilité majoritaire au BN). Il a été adopté par le bureau national du PS par 24 voix et 9 abstentions, mardi soir. Le texte (lire ici), qui doit être adopté par les militants le 3 décembre, affirme le « primat du politique sur l'économisme », souligne « l’objectif du plein emploi » et considère que « la fiscalité doit favoriser le réinvestissement des bénéfices plutôt que la distribution de dividendes aux actionnaires... ». « C'est le cadre du débat du congrès, juge Carlos Da Silva, porte-parole du parti. On peut avoir un consensus sur les frontières de ce cadre. »

Le congrès doit justement permettre de lever ces ambiguïtés, même si sa perspective enfin claire semble avoir refroidi les ardeurs de chacun. Il y a des rites à respecter à nouveau, après des initiatives critiques tous azimuts et les désirs de ruptures relatives qui se sont exprimés à l’assemblée ou sur les tréteaux des universités d’été. Se réunir entre diverses sous-sensibilités d’ici la fin de l’année, envisager le dépôt d’une contribution commune, tout en faisant campagne pour les départementales de mars... Puis envisager le grand saut du dépôt d’une motion, peu après ce scrutin local qui a tout du grain de sable potentiel dans la mécanique graissée d’un congrès du PS. Voilà le nouvel horizon des responsables socialistes.

  • Les élections départementales comme préalable

D’ores et déjà, les prévisions catastrophiques circulent à Solférino, à propos du futur scrutin départemental, sans que l’on ne sache si elles relèvent de l’intox, afin de relativiser la déroute à venir, ou de réelles études approfondies. La perte d’une quarantaine de départements et un score national entre 10 et 13 % sont évoqués.

Une telle sanction électorale pourrait déboucher sur un congrès cathartique, où pour la première fois de son histoire, un exécutif socialiste ne serait pas soutenu par son parti. Cette hypothèse n'est pas évidente, tant elle dépend aussi de la réalité de l’effectif militant du PS, comme de la capacité de son appareil en ruines à contrôler encore les votes internes. « Cela dépendra de l’état d’esprit des militants encore présents, explique le député Pascal Cherki. Soit ils sont tétanisés, se replient sur eux-mêmes et font bloc comme dans un congrès de crise du PCF. Soit ils expriment leur colère et se révoltent. »

Des départementales aux airs de débandade – ce qui apparaîtrait comme une victoire pour Nicolas Sarkozy chef de parti – pourraient provoquer un « troisième temps inattendu du quinquennat », pronostiquent certains. Ceux-là imaginent alors un changement de premier ministre, plus compatible avec un retour à gauche, comme Martine Aubry ou Claude Bartolone. « Dans un tel cas, ça changerait tout et il faudrait repartir à zéro, d’un point de vue stratégique », explique un député PS critique. « Ce congrès devient le levier principal pour faire pression sur le président de la République, estime le député critique Laurent Baumel. La question de l’inflexion à gauche du gouvernement redevient centrale, là où le débat est devenu difficile au parlement. »

Cette incertitude face aux événements est clairement à l’avantage de Jean-Christophe Cambadélis, expert-tacticien dans la maîtrise des circonstances aléatoires depuis qu’il a pris la tête du parti. Mais son leadership est tout aussi fragile que le pouvoir aux pieds d’argile qu’il tente, bon an mal an, d’accompagner.

Jean-Christophe Cambadélis, Martin Schulz et Manuel Valls, lors de la campagne européenne, en mai 2014Jean-Christophe Cambadélis, Martin Schulz et Manuel Valls, lors de la campagne européenne, en mai 2014 © Reuters
  • Cambadélis, haut, bas, fragile

Il a aujourd’hui autant de chances de se succéder à lui-même que de rejoindre Harlem Désir, Michel Rocard ou Henri Emmanuelli au panthéon des premiers secrétaires éphémères du PS. Pour l’heure, « Camba » la joue à mi-distance de Valls et de l’aile gauche. « Son attitude dépendra de Valls, s’il reste ou s’il part, ou de quelle façon il part », croit savoir un de ses amis.

Si le premier ministre reste à Matignon après les départementales, il saura le tenir à l’écart du congrès, tout en espérant réunir ses proches avec les hollandais, et en profitant au maximum de son amitié parfois surjouée avec Martine Aubry. En équilibriste d’un PS sur le fil, il entend rester le seul dénominateur commun possible entre première gauche, deuxième gauche et après-gauche… « Mon objectif n’est pas de faire un congrès sur la politique gouvernementale, mais de faire en sorte qu’il soit utile à la fin du quinquennat, se contente-t-il pour l’heure d’affirmer. On doit montrer que les socialistes sont capables de se rassembler sur une position. Certes en faisant l’inventaire de ce qui a fonctionné ou pas, mais surtout en faisant des propositions. »

Cambadélis se fait stratège avant tout, pour conserver la direction d’un parti qu’il a mis tant de temps à conquérir (il était déjà le n°2 de Lionel Jospin en 1995). Il ne répond pas aux questions sur la ligne politique, mais souligne que « la clé de la vie politique française passe, aux yeux de nos adversaires ou concurrents, par un éclatement du PS ». Or, estime-t-il, les militants ne feront pas ce cadeau aux autres forces politiques, et il appelle dès maintenant ses « camarades » à « avoir en tête la radicalisation de la droite et la façon dont l’extrême droite affine son modèle ».

Sa position centrale dans un parti aussi démonétisé n’est toutefois pas si confortable qu’elle en a l’air. L’homme n’a pas vraiment de troupes à lui, en dehors de son réseau militant essentiellement parisien et francilien, issu de l’Unef et de la Mnef des années 1990. « Il est soutenu par qui, en vrai ?!, relativise ainsi un cadre du courant hollandais “Répondre à gauche”. Il n’est là que parce qu’il est connaisseur du parti, qu’il est disponible et qu’il ne pouvait pas faire pire que Harlem. » Il n'est d'ailleurs pas sûr que le choix de la date de juin 2015 pour le congrès ait remonté sa cote auprès de l’exécutif. Deux concurrents se sont pour l’instant dressés face à lui, Benoît Hamon et Emmanuel Maurel. « Pourquoi faudrait-il sauver le soldat Camba ? s’interroge ce même cadre hollandais. C’est une des questions à trancher dans ce congrès… »

Du côté de l’opposition interne à la politique gouvernementale, on s’interroge aussi sur l’avenir du premier secrétaire. « Ses efforts et ses critiques ne sont audibles que pour les journalistes et une partie de l’appareil du parti, explique un responsable des “frondeurs” du collectif Vive la gauche. S’il veut s’imposer, il faudrait qu’il parvienne à vraiment faire plier le gouvernement sur un sujet fort d’ici le congrès. Mais est-il capable de le faire ? »

Pour l’heure, l’intéressé fait comme si de rien n’était, bien décidé à s’avancer dans le congrès comme un sortant souhaitant être reconduit sans discuter. Samedi, il a annoncé qu’« il y aura une contribution et une motion Cambadélis », sur l’air du qui m’aime me suive, et en plus vous n’avez pas le choix. Réplique, « à titre personnel », du député Christian Paul, proche de Martine Aubry et l’un des meneurs de la contestation au parlement : « Il n’y a pas d’hostilité vis-à-vis de Cambadélis, mais il n’y a pas d’automaticité à le soutenir non plus. » À ses yeux, « le parti a plus que jamais besoin de vitalité démocratique, et surtout pas de voir le débat tué avant de commencer : on n’est pas condamné à devoir choisir entre Manuel et Valls ».

  • Aubry, combien de divisions ?

Au début de l’été, à la buvette de l’Assemblée, François Lamy avait annoncé la couleur à Bruno Le Roux, président du groupe PS et fidèle de François Hollande : « J’ai reçu une lettre me demandant d’ouvrir le placard et de sortir les fusils. » La saynète, rapportée par une députée présente à proximité de l’échange, illustre la volonté de la maire de Lille de ne plus se tenir à distance des débats internes socialistes. Après une succession de « cartes postales » adressées à l’exécutif, puis une « sortie du bois » fracassante il y a un mois (lire ici), Aubry est de retour.

Nouveau signe inquiétant pour ses contempteurs : l’annonce samedi – le même jour que le conseil national – de l’implantation militante de François Lamy, son plus fidèle lieutenant, sous le beffroi nordiste. Si une place sur la liste aux prochaines régionales, ou la succession de Bernard Roman, député hollandais et meilleur ennemi d’Aubry à Lille, sont évoquées à son sujet, c’est aussi la perspective du congrès qui se cache derrière ce rapprochement géographique. Dans le même temps, d’autres de ses fidèles, comme les députés Christian Paul ou Jean-Marc Germain, participent à l’animation du collectif “Vive la gauche”, qui entend, lui, s’adresser aux autres partis en rupture avec le pouvoir.

Depuis septembre, Martine Aubry a déjà réuni deux fois en un mois ses relais dans le parti. « Plus que durant les deux dernières années », note un député aubryste de longue date, pour qui « il faut arriver à tracer un chemin entre les vallsistes et les frondeurs, pour réoccuper le cœur du parti ». Alors, elle incite clairement ses proches à se structurer en vue du congrès, pour y peser de façon décisive.

Car Aubry est bien l’une des clés du congrès qui s’ouvre, dont on saura en décembre dans quelle ville il se tiendra (Avignon, Nantes, Metz, Lourdes ou Douai sont évoqués). Soutiendra-t-elle un candidat, ou mettra-t-elle « ses œufs dans divers paniers », comme l’imaginent beaucoup ?

Un soutien à son ami Cambadélis, qui l’a aidée à prendre le parti lors du congrès de Reims, lui ferait courir le risque d’être « débordée sur sa gauche », comme l’estime un pilier de sa sensibilité : « La base des élus est dans la logique d’en découdre, et les militants ne suivront pas pour se ranger derrière Camba… » Un soutien à son ancien protégé Benoît Hamon est aussi envisagé. Plus proche idéologiquement, elle entretient avec lui des relations complexes et parfois tendues, comme chien et chat, héritées de leur collaboration au ministère du travail, où l’ancien président du MJS était conseiller de la ministre des 35 heures. 

Benoît Hamon et Martine AubryBenoît Hamon et Martine Aubry © Reuters
  • Hamon, un boulevard semé d’embûches

Il se veut éloigné des stratégies à plusieurs bandes, oscille entre la table renversée (comme quand il évoque la « menace pour la République » que constitue l’orientation gouvernementale) et le recentrage par rapport à une aile gauche qu’il a patiemment reconstruite puis délaissée (lire notre reportage).

Au conseil national de samedi, Benoît Hamon est arrivé et reparti par une porte dérobée, évitant les médias désireux de parler congrès. Et à la tribune, il a choisi de ne parler que de la reconnaissance de la Palestine, lui qui a été l'un des instigateurs de la proposition de résolution de reconnaissance de l'Etat palestinien à l'Assemblée (lire ici). C'est un symbole, à ses yeux, de l’utilité dont peuvent faire preuve les parlementaires socialistes pour aider à être de gauche malgré lui ce gouvernement, qu’il a quitté avec fracas à la fin du mois d’août. C'est une façon de « se placer au-dessus de la mêlée » pour les uns, le signe qu’« il ne sait pas encore quoi raconter » pour les autres... Le nouveau député prend le temps et se garde bien d’attaquer bille en tête le quartier général.

Au congrès de Reims, Martine Aubry l’avait un temps soutenu comme solution de sortie de crise, alors que la nuit des résolutions était bloquée. Il a été finalement porte-parole du PS, après avoir recueilli 25 % du vote militant. Puis en 2012, Hollande l’avait nommé au gouvernement, à la surprise générale, façon de l’empêcher de lorgner la direction du parti. Il va désormais devoir cheminer jusqu’au vote du congrès, montrer qu’il peut être l’alternative à Cambadélis. Sur le papier, un boulevard s’offre à lui. Dans la réalité, il est semé d’embûches.

En premier lieu, il voit se dresser devant lui Emmanuel Maurel. Héraut de l’aile gauche du parti, dont il a contribué à entretenir la flamme quand Hamon et les siens s’étaient rangés au gouvernement et dans la majorité de Harlem Désir, Emmanuel Maurel entend pouvoir « poser toutes les questions qui fâchent lors de ce congrès ». Peu désireux de se mettre en retrait après deux ans passés à structurer “à l’ancienne” son courant “Maintenant la gauche” (avec Marie-Noëlle Lienemann, Jérôme Guedj et Gérard Filoche), il ne pardonne pas encore vraiment à Hamon d’avoir joué, avec Montebourg, le marchepied de Manuel Valls à Matignon (lire ici).

« Les hommes parfaits sont des hommes morts », relativise Pascal Cherki, l’un de ses proches, qui estime que “Benoît” « a une meilleure force de pénétration dans le parti ». Un autre ami, plus cash, avance de son côté : « On a mis des années à faire émerger un leader crédible à la gauche du parti, qui en plus est devenu ministre, ce n’est pas pour se ranger derrière un nostalgique de Jean Poperen. »

Dans un premier temps, Hamon espère rassembler au centre du parti. « L’idée, ce serait de retrouver le socle de NPS (le courant Nouveau parti socialiste créé en 2002 par Vincent Peillon, Arnaud Montebourg et lui), même si tout le monde a roulé sa bosse depuis », explique un jeune député aubryste. En vertu de leur amitié gouvernementale, Montebourg pourrait soutenir son collègue co-démissionnaire, en attendant Martine Aubry. « Tout est possible dans ce congrès, dit un hamoniste. On peut gagner sans Aubry, comme perdre avec. »

Cette opposition interne débouchera-t-elle sur un scénario à deux grosses motions concurrentes, entre un « pôle gauche » et un « pôle droit », sur plusieurs petites motions à côté d'une grosse (hypothèse la moins probable, même si beaucoup imaginent que « Cambadélis va sûrement “inventer” ») ? S'agira-t-il d'une réédition du congrès de Metz de 1979, théâtre de l’affrontement entre première et deuxième gauche, où François Mitterrand avait fait alliance en deux temps avec l’aile gauche du Cérès de Jean-Pierre Chevènement, face à Michel Rocard ? Le congrès ne fait que commencer.

BOITE NOIRETous les propos cités dans cet article ont été recueillis en marge du conseil national à huis clos (comme toutes les réunions du PS sous l’ère Cambadélis) et lors d’une conférence de presse du premier secrétaire samedi, ainsi que par téléphone ces lundi et mardi.

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Marchés publics: le ministre Kader Arif a été perquisitionné

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Jusqu'ici, Kader Arif disait n'être « absolument pas » concerné par l'enquête judiciaire sur les sociétés de certains de ses proches, ouverte le 10 septembre à Toulouse (lire notre article). Il semble que la justice voie les choses un peu autrement.

Selon nos informations, les bureaux du secrétaire d'État aux anciens combattants, placé sous l'autorité du ministre de la défense Jean-Yves Le Drian, ont été perquisitionnés le 6 novembre dernier, dans le cadre d'une enquête préliminaire ouverte en septembre sur des marchés publics attribués par le conseil régional de Midi-Pyrénées à des parents de Kader Arif. De source proche de l'enquête, la perquisition a été menée par l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), service de police judiciaire spécialisé dans la lutte anti-corruption.

Sollicité par Mediapart, le cabinet de Kader Arif n'a pas souhaité réagir (voir notre boîte noire).

Le 10 septembre, l'annonce de l'ouverture de cette enquête préliminaire par le parquet de Toulouse avait fait du bruit. Kader Arif est en effet un très proche de François Hollande. Il fut un des piliers du "club des 3 %", ces quelques soutiens qui ont entouré François Hollande lorsqu'il n'était qu'un outsider dans la course à l'Élysée au plus bas dans les enquêtes d'opinion. Arif, ancien collaborateur de Lionel Jospin devenu secrétaire fédéral du PS de Haute-Garonne, fut notamment chargé des fédérations au PS, un poste clé, de 2005 à 2008. François Hollande était alors le premier secrétaire du parti. Lors de la campagne présidentielle, Kader Arif pilotait le pôle "coopération" de l'équipe du candidat. Depuis mai 2012, il est un membre du gouvernement aussi discret qu'inamovible, proximité avec le chef de l'État oblige.

Depuis la mi-septembre, le dossier a été dépaysé au Parquet national financier (PNF), service spécialisé dans la lutte contre la délinquance financière et la fraude fiscale annoncé fin 2013 et créé en mars 2014, en réaction à l'affaire Cahuzac. 

De gauche à droite: Jean-Yves Le Drian (ministre de la défense), François Hollande, Kader ArifDe gauche à droite: Jean-Yves Le Drian (ministre de la défense), François Hollande, Kader Arif © Reuters

La justice s'intéresse à une série de marchés passés entre le conseil régional de Midi-Pyrénées, présidé par le socialiste Martin Malvy, et deux sociétés, AWF Music (liquidée en mai 2014) puis AWF, dont les associés sont le frère, la belle-sœur ou les neveux du ministre. L'enquête a été déclenchée suite à un signalement à la justice de l'opposition UMP-UDI du conseil régional de Midi-Pyrénées, alertée par des concurrents malheureux d'AWF.

Ces deux sociétés, spécialisées dans la production de spectacles et la sonorisation, ont été depuis 2009 chargées de l'organisation d'événements pour le compte de la région – 242 prestations entre décembre 2009 et juillet 2014 selon l'opposition, soit environ une facture par semaine, pour un montant global de 2,046 millions d'euros. La société s'est également occupée de certaines prestations pendant la primaire socialiste puis lors de la campagne présidentielle de François Hollande. AWF Music était notamment chargée de la réalisation de certains meetings du candidat François Hollande.

Selon le procureur de la République de Toulouse, le signalement de l'opposition fait état « d'anomalies dans les relations contractuelles existant entre la région et certaines sociétés ». L'opposition s'interroge sur les modalités de certains marchés, soupçonnant d'éventuels favoritismes ou de possibles surfacturations.  

En 2008, un premier marché de sonorisation et de structures scéniques est conclu pour deux ans. Le montant prévu (179 000 euros) est atteint en un an. En 2009, un contrat « relatif à la fourniture de concepts visuels, à l'agencement et à la décoration d'événements organisés par la région » est passé pour 4 ans. Estimé à 340 000 euros, il a finalement atteint plus de 1,7 million d'euros. En 2013, un autre appel d'offres a dû être annulé pour « insuffisance de concurrence » car deux des sous-missionnaires, AWF et All Access, avaient en fait le même gérant. Finalement, un nouvel appel d'offres a été lancé en 2014, lui aussi remporté par AWF. Le marché est estimé à 2,8 millions d'euros. Selon le conseil régional, ce contrat est toujours en cours.

Martin Malvy, le président du conseil régional, qui dénonce une « campagne de dénigrement », réfute que des « factures fictives » aient été « émises ». « Les marchés (…) attribués l’ont été au terme d’appels d’offres qui ont fait l’objet de larges publications d’appels à la concurrence », insistait-il dans son premier communiqué, publié le jour de l'annonce de l'ouverture d'une enquête préliminaire. Le 12 septembre, une perquisition a eu lieu au conseil régional. À cette occasion, les enquêteurs ont « rencontré la haute administration du conseil régional », confirme un porte-parole.

« Aucun membre du Gouvernement n’est intervenu ni directement ni indirectement pour favoriser l’attribution d’un marché qui concerne la Région et elle seule », assure aussi Martin Malvy. Soutenu par le gouvernement, à commencer par son chef Manuel Valls, Kader Arif a jusqu'ici tenu la même ligne de défense : « Ce sont des affaires qui ne me concernent absolument pas », avait-il déclaré aux médias le 11 septembre, en marge d'une visite ministérielle dans le Pas-de-Calais. Avec la perquisition dans ses bureaux, il va lui être difficile de garder cette ligne.

BOITE NOIRESollicité mercredi 19 novembre dans l'après-midi, relancé depuis, le cabinet du secrétaire d'État a bien accusé réception de notre demande. Kader Arif revenant d'Australie où il a accompagné François Hollande, j'ai informé mercredi soir le cabinet que l'article paraîtrait à 13 heures, pour laisser au secrétaire d'État ou à son entourage le temps de réagir. Jeudi matin, un collaborateur de Kader Arif m'a encore promis « un retour d'ici 13 heures ». Puis a envoyé un SMS à 12 h 45: « Pas de réaction de notre part. »

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Sivens : nouvelle plainte déposée contre le projet de barrage

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Alors que plus aucun engin de chantier n’a pénétré le site du projet de barrage de Sivens (Tarn) depuis la mort de Rémi Fraisse, dans la nuit du 25 au 26 octobre, une nouvelle plainte doit être déposée vendredi 21 novembre pour infraction au code de l’environnement et au code forestier. L’ONG France nature environnement (FNE), dont le jeune botaniste tué par les gendarmes était adhérent, porte plainte contre X devant le procureur de la République d’Albi pour plusieurs infractions commises lors des travaux d’aménagement du maître d’ouvrage, la Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne (CACG), et de son donneur d’ordre, le conseil général : la destruction d’une partie de la zone humide qui devait servir aux mesures compensatoires, le non-respect de l’arrêté portant sur la loi sur l’eau, le non-respect des engagements du maître d’ouvrage, le défaut de signalement de l’incident.

Une salamandre "occupante"de la zone humide du Testet (©Tant qu'il y aura des bouilles).Une salamandre "occupante"de la zone humide du Testet (©Tant qu'il y aura des bouilles).

« Détruire une zone humide sans autorisation est un délit », explique Alice Terrasse, avocate de FNE. L’association souhaite l’ouverture d’une enquête préliminaire et la venue sur place de la police de l’eau afin de dresser le procès-verbal des infractions. Pour FNE, le non-respect de ses obligations par le maître d’ouvrage devrait entraîner la déchéance de l’autorisation des travaux. D’autres associations se joignent à son action en justice : le collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet, FNE Midi-Pyrénées et Nature Midi-Pyrénées (membres du réseau de FNE).

La zone humide du Testet s’étendait sur 13 hectares. Elle a été entièrement déboisée – mais non décapée – à partir du 1er septembre, malgré l’occupation du site et les actions de résistance par les opposants au projet. L’arrêté autorisant la CACG à la détruire l’obligeait aussi à préserver trois hectares de terrain, en aval de la digue, destinés à accueillir les espèces protégées dans l’attente de la création de trois mares artificielles. Or Jacques Thomas, le responsable du bureau d’études Scop Sagne, spécialiste en compensation, a eu la mauvaise surprise de découvrir sur place que non seulement 1,5 hectare de la zone protégée était en réalité détruit, mais que les fonctionnalités de la moitié restante étaient menacées.

Le site héberge au moins 94 espèces protégées (dont le campagnol amphibie et plusieurs reptiles amphibiens, comme la salamandre). « Elles ne sont pas nécessairement exceptionnelles mais dans ce contexte local dégradé, elles prennent de la valeur », explique Laurent Pelozuelo, enseignant-chercheur à Toulouse. La zone humide du Testet était précieuse par sa taille (une vingtaine d’hectares en tout), dans un département où en moyenne, ce type de milieu n’excède pas les deux hectares.

FNE porte aussi devant la justice les conditions des travaux de défrichement, démarrés avant la publication de l’arrêté les autorisant. « C’est illégal : ils n’auraient dû commencer que quinze jours après la parution », explique Alice Terrasse. C’est la sixième procédure enclenchée contre le projet de barrage de Sivens par des associations, qui mènent une bataille juridique pied à pied.

Par ailleurs, la Commission européenne pourrait enclencher une procédure d’infraction contre le barrage de Sivens, pour violation des directives environnementales (sur les habitats, en matière de protection des forêts et des zones humides, et sur les règles européennes de financement). Le collège des commissaires, l'organe politique de l'institution, devrait en discuter lors d'une réunion plénière le 27 novembre. L’Europe finance 30 % des travaux. En cas de suspension de cette aide, c’est tout l’équilibre financier du projet qui serait à revoir.

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Le ministre Kader Arif démissionne

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Jusqu'ici, Kader Arif disait n'être « absolument pas » concerné par l'enquête judiciaire sur les sociétés de certains de ses proches, enquête préliminaire ouverte le 10 septembre à Toulouse. « Ce sont des affaires qui ne me concernent absolument pas », avait-il déclaré aux médias le 11 septembre, en marge d'une visite ministérielle dans le Pas-de-Calais. Pourtant, ce vendredi matin, au lendemain de nos révélations, le secrétaire d'État aux anciens combattants a présenté sa démission à Manuel Valls et à François Hollande.

En tout début d'après-midi, alors même que le ministre n'a pas été mis en examen, l'Elysée a annoncé avoir accepté cette démission « afin d’apporter toutes les précisions visant à l’établissement de la vérité dans le cadre de l’enquête préliminaire menée par le parquet financier dans laquelle son nom est cité ». Une formulation qui semble indiquer que les enquêteurs ont établi un lien entre Kader Arif et les sociétés en question. « Mon nom est cité dans le cadre d’une enquête préliminaire », a confirmé Kader Arif dans un communiqué adressé vendredi à l'Agence France Presse. Kader Arif, qui était chargé des commémorations du centenaire de la guerre de 1914-1918, dit avoir démissionné « par respect pour la fonction ministérielle . « Cette décision est aussi l'expression de ma loyauté totale au président de la République et au Premier ministre », ajoute-t-il. Selon l'AFP, l'entretien entre le chef de l'Etat et son ministre, vendredi matin, se serait mal passé. Sollicité par nos soins sur les conditions de la démission de Kader Arif, l'Elysée ne nous a pas rappelé.

Le sénateur socialiste de Moselle Jean-Marc Todeschini, homme fort du parti en Lorraine, a été nommé pour remplacer Kader Arif – nous l'avions épinglé en 2011, Todeschini employant sa fille comme collaboratrice.

Au PS, les réactions ne se sont pas bousculées vendredi. « C'est logique avec la culture de la transparence voulue par François Hollande. C'est bien qu'il puisse s'expliquer sans que cela interfère sur le travail du gouvernement », s'est félicité Corine Narassiguin, porte-parole du PS. « Personne n'est au-dessus des lois en France. La justice fait son travail. La démission de Kader Arif, c'est la République exemplaire », a également commenté le député PS Alexis Bachelay, un des rares à s'exprimer. « Arif était au gouvernement pour la simple raison qu'il est le "factotum" de Hollande qui a rendu des services pendant quinze ans, réagit un autre parlementaire socialiste, proche de l'aile gauche du PS. On ne va pas le pleurer ou le regretter. »

De gauche à droite: Jean-Yves Le Drian (ministre de la défense), François Hollande, Kader ArifDe gauche à droite: Jean-Yves Le Drian (ministre de la défense), François Hollande, Kader Arif © Reuters

Pour François Hollande, cette démission apparaît comme un nouveau coup dur politique. Un de plus. Arif est le troisième ministre poussé à la démission, après Jérôme Cahuzac – en mars 2013, après l'ouverture d'une information judiciaire sur son compte en Suisse –, Thomas Thévenoud, éphémère ministre exfiltré du gouvernement en septembre dernier pour s'être soustrait au fisc. Soupçonnée d'avoir menti sur sa déclaration de patrimoine, Yamina Benguigui, membre du gouvernement Ayrault, n'avait pas été reconduite par Manuel Valls. Le chef de l'Etat a également dû se séparer de son conseiller spécial, Aquilino Morelle, dont Mediapart avait révélé les conflits d'intérêt avec l'industrie pharmaceutique.

Comme Mediapart l'a révélé jeudi, les bureaux du secrétaire d'État aux anciens combattants, placé sous l'autorité du ministre de la défense Jean-Yves Le Drian, ont été perquisitionnés le 6 novembre, dans le cadre d'une enquête préliminaire ouverte en septembre sur des marchés publics attribués par le conseil régional de Midi-Pyrénées à des parents de Kader Arif.

De source proche de l'enquête, la perquisition a été menée par l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), service de police judiciaire spécialisé dans la lutte anti-corruption. Les bureaux visités sont ceux de la sous-direction des achats du ministère. Il s'agissait pour les enquêteurs de vérifier la passation de marchés avec les sociétés des proches d'Arif. Des documents ont été saisis et sont en cours d'exploitation, a-t-on appris de même source. AWF Music est en effet référencée sur le site recensant les fournisseurs du ministère de la Défense. Mais le ministère de la Défense, que nous avons sollicité, assure qu'AWF « n'est pas fournisseur » du ministère, et que ce site recense en réalité toutes les entreprises ayant été « candidats à des appels d'offres, qu'ils aient été remportés ou perdus ».

Le 10 septembre, l'annonce de l'ouverture de cette enquête préliminaire par le parquet de Toulouse avait fait du bruit. Kader Arif est en effet un très proche de François Hollande. Il fut un des piliers du "club des 3 %", ces quelques soutiens qui ont entouré François Hollande lorsqu'il n'était qu'un outsider dans la course à l'Élysée, au plus bas dans les enquêtes d'opinion.

D'origine modeste et fils de Harki, Arif, 54 ans, arrivé en France à l'âge de trois ans, a grandi dans le Tarn, à Castres. « Je suis totalement français, fils de la République et en même temps, né à Alger, fils d’Algériens analphabètes de culture musulmane », disait-il en mars dernier à Libération.

La légende veut que Jospin, alors homme fort du PS et élu de Cintegabelle, ait fait sa connaissance par hasard, à la fin des années 1980. « Kader Arif était là dans un café à jouer au flipper, et il a invectivé Jospin », rapporte un socialiste de Haute-Garonne. Les deux hommes ont sympathisé, avant que Kader Arif ne soit embauché comme chauffeur. Le début d'une ascension dans l'appareil du PS de Haute-Garonne, une des grandes "fédés" du parti: chargé de mission auprès de Jospin en 1988, premier secrétaire du PS local de 1999 à 2008, député européen en 2004 réélu en 2009, député en 2012.

En 2002, après l'élimination de Lionel Jospin au premier tour de la présidentielle, Arif, premier fédéral et fidèle d'entre les fidèles de Jospin, console des militants abasourdis:

« Ça fait des années que Jospin le protège. Grâce à ce soutien, il a longtemps bénéficié d'une quasi-impunité », assure un socialiste de Midi-Pyrénées. Au PS de Haute-Garonne, Arif surprend plusieurs de ses camarades par son train de vie. Selon plusieurs témoins, il a même disposé d'un chauffeur personnel, ce qui n'est pas habituel pour les premiers fédéraux socialistes.

Dès 2002, Arif devient secrétaire national du PS, chargé de l'international puis des fédérations, un poste clé, de 2005 à 2008. François Hollande est alors le premier secrétaire du parti. Kader Arif sera ensuite une des chevilles ouvrières de la campagne des primaires. Lors de la campagne présidentielle, il pilotait le pôle "coopération" de l'équipe du candidat. Depuis mai 2012, il était un membre du gouvernement aussi discret qu'inamovible, proximité avec le chef de l'État oblige. D'ici un mois, il pourra revenir siéger à l'Assemblée nationale.

La justice s'intéresse à une série de marchés passés entre le conseil régional de Midi-Pyrénées, présidé par le socialiste Martin Malvy, et deux sociétés, AWF Music (liquidée en mai 2014) puis AWF, dont les associés sont le frère, la belle-sœur ou les neveux du ministre. Elu dès 1999 à la tête de la puissante fédération de Haute-Garonne, eurodéputé de 2004 à 2012, Kader Arif n'a jamais été conseiller régional. Mais il est suspecté d'avoir aidé à ces attributions de marchés. L'enquête a été déclenchée suite à un signalement à la justice de l'opposition UMP-UDI du conseil régional de Midi-Pyrénées, alertée par des concurrents malheureux d'AWF.

Depuis la mi-septembre, le dossier avait été dépaysé au Parquet national financier (PNF), service spécialisé dans la lutte contre la délinquance financière et la fraude fiscale annoncé fin 2013 et créé en mars 2014, en réaction à l'affaire Cahuzac.

Ces deux sociétés, spécialisées dans la production de spectacles et la sonorisation, ont été depuis 2009 chargées de l'organisation d'événements pour le compte de la région – 242 prestations entre décembre 2009 et juillet 2014 selon l'opposition, soit environ une facture par semaine, pour un montant global de 2,046 millions d'euros.

La société s'est également occupée de certaines prestations pendant la primaire socialiste puis lors de la campagne présidentielle de François Hollande. AWF Music était notamment chargée de la réalisation de certains meetings du candidat François Hollande.

Selon le procureur de la République de Toulouse, le signalement de l'opposition fait état « d'anomalies dans les relations contractuelles existant entre la région et certaines sociétés ». L'opposition s'interroge sur les modalités de certains marchés, soupçonnant d'éventuels favoritismes ou de possibles surfacturations.  

En 2008, un premier marché de sonorisation et de structures scéniques a été conclu pour deux ans. Le montant prévu (179 000 euros) est atteint en un an. En 2009, un contrat « relatif à la fourniture de concepts visuels, à l'agencement et à la décoration d'événements organisés par la région » est passé pour 4 ans. Estimé à 340 000 euros, il a finalement atteint plus de 1,7 million d'euros. En 2013, un autre appel d'offres a dû être annulé pour « insuffisance de concurrence » car deux des sous-missionnaires, AWF et All Access, avaient en fait le même gérant. Finalement, un nouvel appel d'offres a été lancé en 2014, lui aussi remporté par AWF. Le marché est estimé à 2,8 millions d'euros. Selon le conseil régional, ce contrat est toujours en cours.

La démission de Kader Arif affaiblit en tout cas Martin Malvy, le presque octogénaire président du conseil régional (depuis 2004). Après l'annonce de l'ouverture d'une enquête qui dénonce une « campagne de dénigrement », Malvy avait pris fait et cause pour Kader Arif. Il avait contesté que Kader Arif soit « intervenu ni directement ni indirectement pour favoriser l’attribution d’un marché qui concerne la Région et elle seule », réfutant que des « factures fictives » aient été « émises ».

« Les marchés (…) attribués l’ont été au terme d’appels d’offres qui ont fait l’objet de larges publications d’appels à la concurrence », insistait-il dans son premier communiqué, publié le jour de l'annonce de l'ouverture d'une enquête préliminaire. Le 12 septembre, une perquisition a eu lieu au conseil régional. À cette occasion, les enquêteurs ont « rencontré la haute administration du conseil régional », confirme un porte-parole.

BOITE NOIRENotre article Marchés publics: le ministre Kader Arif a été perquisitionné a été mis en ligne jeudi 20 novembre dans l'après-midi. Cet article, mis à jour en temps réel vendredi après l'annonce de la démission du ministre, en reprend une partie.

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