« Les problèmes de corruption et de criminalité mafieuse semblent avoir été rayés de l’agenda des partis politiques. La corruption a disparu sous une chape de silence, bien que son irrépressible prolifération ait un coût global de plus en plus insoutenable pour le pays. » Il suffit de citer ces toutes premières lignes du Retour du Prince (Il Ritorno del Principe, paru en 2008 en Italie et en 2012 en France, aux éditions La Contre Allée) pour comprendre pourquoi la présence de Roberto Scarpinato s’imposait lors de cette réunion publique où, dans la diversité de leurs métiers, des journalistes, des magistrats, des avocats, des policiers, des économistes, des sociologues et des philosophes lanceront un appel pour en finir avec la corruption. (voir en fin d'article les détails de la soirée)
Compagnon des juges anti-mafia Giovanni Falcone et Paolo Borsellino assassinés en 1992, le procureur Scarpinato est aujourd’hui au sommet du parquet de Palerme. Vivant sous escorte policière permanente depuis plus de vingt ans, il est le magistrat dont les enquêtes ont dévoilé les liens entre la mafia d’en bas, cette mafia traditionnelle dont la violence est mise en exergue, et la « haute mafia », celle de la bonne société, au croisement des affaires économiques et des clientèles politiques, dans une subordination de la première à la seconde. Mais, né en 1952, il est aussi un homme de sa génération, fidèle aux aspirations démocratiques, sociales et morales de sa jeunesse au point d’envisager, dans une Italie où le parquet est indépendant du pouvoir exécutif, son métier comme un engagement.
Scarpinato est donc le symbole vivant de ce que les trois initiateurs de la soirée du 19 octobre, nos confrères Fabrice Arfi (Mediapart), Benoît Collombat (France Inter) et Antoine Peillon (La Croix), ont voulu faire : imposer la corruption en haut de l’agenda politique et médiatique, prendre la mesure de sa banalisation et de ses ravages, impulser un front de révolte et de résistance face à ce mal qui mine nos démocraties. Publiant en même temps trois livres dont les constats se rejoignent, ils ont préféré la solidarité à la compétition : regrouper confraternellement leurs efforts pour donner plus d’écho à leur découverte commune. À savoir que la corruption n’est pas à la marge, mais au cœur d’un système dirigeant qui a promu l’argent et le pouvoir en seules valeurs de référence.
Roberto Scarpinato l’a su avant eux, et ce fut une expérience douloureuse. « Vous savez ce qui est écrit dans l’Ecclésiaste ? Celui qui accroît son savoir accroît sa douleur » : c’est sa traductrice, Anna Rizzello, qui raconte cette confidence en ouverture d’un premier livre, un bref entretien titré Le Dernier des juges (La Contre Allée, 2011). Et de commenter : « Il sait, et cette connaissance a changé sa vie à jamais. La douleur de savoir est inscrite sur son visage et dans ses gestes. »
Intellectuel féru de culture classique (voir ici sur le site de son éditeur français), Scarpinato rappelle, en ouverture du Retour du Prince, que les oracles de la Grèce antique étaient souvent aveugles, à l’instar du plus connu d’entre eux, Tirésias. Cette cécité ne tenait pas du hasard, explique-t-il : « Pour accéder à l’essentiel, il est nécessaire de se rendre aveugle à l’inessentiel. »
C’est ainsi que justice véritable et journalisme authentique ont d’emblée partie liée : donner à voir pour donner du sens, ce qui, nous concernant, signifie débusquer l’information d’intérêt public en échappant à la diversion du divertissement.
Car tout est fait pour nous empêcher de bien voir, c’est-à-dire d’entrevoir l’essentiel. Loin d’être une nouveauté de nos sociétés d’immédiateté et de superficialité médiatiques, c’est l’antique ruse de toutes les dominations. Intellectuel de pouvoir, et donc au service du pouvoir, le cardinal Mazarin, ce jésuite d’origine italienne qui conseillait Louis XIV, rappelait que « le trône se conquiert par les épées et les canons, mais se conserve par les dogmes et les superstitions ».
Partant de cette formule, Scarpinato en vient à ce qu’il considère comme la théorisation la plus explicite de cette domination par l’aveuglement des sujets, tandis que ceux qui sont au sommet se réservent une sorte d’« hyper-voyance ». La référence ne manque pas d’ironie puisqu’il s’agit de Joseph de Maistre, l’ancêtre de Patrice de Maistre, cette discrète figure de l’oligarchie régnante dévoilée par l’affaire Bettencourt. « Si la foule gouvernée peut se croire l’égale du petit nombre qui gouverne, il n’y a plus de gouvernement, écrivait ce penseur de la contre-révolution. Le pouvoir doit être hors de portée de la compréhension de la foule des gouvernés. L’autorité doit être constamment gardée au-dessus du jugement critique à travers les instruments psychologiques de la religion, du patriotisme, de la tradition et du préjugé. »
Lutter contre la corruption, c’est faire tomber cette mise en scène. Ruiner ses faux-semblants, dissiper ses mystères, démasquer ses impostures. Et c’est bien pourquoi l’enjeu de cette lutte n’est pas que judiciaire, mais fondamentalement politique. La corruption est au ressort d’un système culturel qui met à distance les gouvernants des gouvernés, tout comme les possédants des exploités. Bref qui isole, désarme et désoriente le peuple. Car cette distance repose sur l’incompréhension, la perte de sens, la confusion des repères, l’abaissement des idées.
« Tout itinéraire de libération, personnelle et collective, implique un processus de déstructuration des impostures culturelles qui imprègnent nos vies dès le plus jeune âge, confie Scarpinato à la fin du Dernier des juges. Voilà pourquoi le combat pour la construction d’un pouvoir au service des Hommes, et non sur les Hommes, passe forcément par le champ du savoir : tant qu’on ne se construit pas un savoir libéré des chaînes du pouvoir, celui-ci se perpétue, égal à lui-même, maintenant les individus dans cette illusion qu’ils se déterminent de manière autonome. »
Du journalisme à la justice, cette bataille du savoir contre sa confiscation par les tenants de l’avoir et du pouvoir, à l’abri de l’opacité et du mensonge, est décisive pour restaurer la politique comme bien commun et comme bien vivre en favorisant son renouvellement du bas vers le haut. Sinon, nous serons condamnés à vivre sous le règne d’une oligarchie déguisée en démocratie. Et ce sera de notre faute : par indifférence pour la corruption, par tolérance de son amoralité, par silence devant ses dégâts – richesse volée, humanité dévoyée, principes bafoués, servitude acceptée, imposture tolérée, etc.
Pour mieux le faire comprendre, jusqu’à saisir ce qui se joue ici non seulement d’essentiel mais d’éternel, Scarpinato remonte le fil du temps et du sens. Et, dans cette exploration, il nous fait comprendre que, s’il y a entre elles, selon les périodes, des différences de degré dans la violence, il n’y a pas de différence de nature entre les ruses du pouvoir criminel et celles du pouvoir oligarchique.
Il commence par le mot « imposture » : de imponere en latin, soit imposer. Dans le langage ecclésiastique, rappelle-t-il, le verbe imponere désignait parfois le fait de « faire porter le poids d’une croyance par le biais d’une tromperie ». « L’histoire du pouvoir, y compris dans ses déclinaisons criminelles telles que la mafia, la corruption et le terrorisme, pourrait donc se réécrire comme un récit de voyage au royaume de l’imposture, lieu de construction et de perpétuation de fausses croyances utiles au maintien du pouvoir. »
Puis vient le mot « obscène » : de ob scenum, soit ce qui opère « hors scène ». Ce qui n’est pas sur scène et, donc, ne relève pas de la mise en scène. « Le véritable pouvoir est toujours obscène », affirme Scarpinato. D’où il découle que le dévoilement de cette obscénité est le moyen le plus efficace pour l’ébranler, dans une stratégie du faible au fort. Montrer l’obscénité qui surprend, révolte ou indigne, c’est-à-dire dévoiler le hors scène afin de briser l’omerta qui permet au pouvoir d’échapper à la honte du dévoilement. La honte, soit en italien vergogna, du latin vereor gogna, autrement dit « je crains le pilori ».
Comme l’ont illustré hier jusqu’à la censure judiciaire les péripéties de l’affaire Bettencourt, comme l’illustrent aujourd’hui les campagnes de diabolisation et de discrédit de Nicolas Sarkozy contre juges et journalistes, la question de la vérité factuelle, concrète, matérielle, celle des témoins, des documents et des enregistrements, est l’enjeu décisif, et donc le plus disputé, de ce chemin de justice où le pouvoir risque d’être mis à nu, entre obscénité et honte. Scarpinato l’explique dans l'un des rares passages où il convoque son expérience concrète de procureur, avec cette tristesse définitive de celui qui a vu et entendu l’obscène.
« Les vocations de héros et de martyrs se faisant rares de nos jours », écrit-il, « seules les machines brisent de temps à autre le silence artificiel dont le pouvoir s’est entouré : lorsque les résultats des procès pénaux sont rendus publics, les enregistrements issus des micros espions et des écoutes téléphoniques permettent aux citoyens sans pouvoir d’entendre, en direct et sans censure, la voix secrète du pouvoir. Et c’est comme soulever un coin du rideau pour entrevoir une réalité dégradante, derrière tous les sépulcres blanchis qui occupent le devant de la scène. »
Rejoignant les alarmes de son compatriote le journaliste Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra (lire ici et là), Scarpinato nous met en garde contre une réduction de la criminalité mafieuse à la seule violence visible, celle de la mafia d’en bas, ancrée dans les misères sociales et les désespoirs populaires. « La méthode mafieuse perd de sa visibilité, écrit-il : non parce qu’elle disparaît mais parce qu’elle se propage. » Aussi s’en prend-il à cette « vulgate médiatique selon laquelle la mafia ne serait qu’une sale affaire criminelle parsemée de fusils à canon scié et de dissolution de cadavres dans l’acide ».
Non, insiste-t-il, citation du code pénal italien à l’appui, « l’association mafieuse se caractérise par sa finalité particulière, qui ne consiste pas simplement à commettre des crimes, comme c’est le cas des associations criminelles ordinaires, mais à conquérir illégalement des espaces de pouvoir, en particulier économique et politique ». Et cette finalité de l’association mafieuse suppose un moyen qui est précisément « ce mal obscur qui ronge le pouvoir » : « Une minorité organisée, composée de sujets dotés de différentes formes de pouvoir (social, politique, économique, et quelquefois militaire) mises à disposition du collectif dont la force devient ainsi invincible au regard de quiconque appartient à la majorité non organisée. »
« L’offense à la vérité est à l’origine de la catastrophe » : dans son exceptionnelle maïeutique démocratique, Roberto Scarpinato cite le devin Tirésias, clairvoyant bien qu’aveugle. Dans Œdipe Roi, la tragédie de Sophocle, rappelle-t-il, c’est cet oracle qui lance au tyran de Thèbes, lequel l’interrogeait sur le mal mystérieux qui rongeait sa ville : « L’assassin que tu cherches, c’est toi. » Façon de dire que, face à la corruption, nous serons tous cet assassin si nous continuons à regarder l’inessentiel et à nous aveugler sur l’essentiel. Autrement dit complices d’une « mafiosisation » du monde, qui s’étend à l’abri de notre indifférence et de notre passivité.
Roberto Scarpinato est de ces justes exemplaires qui ne s’y résignent pas. « Vivez comme si vous deviez mourir demain mais pensez comme si vous étiez éternels » : il a fait de cette maxime antique de la culture grecque, qu’il considère comme « l’apogée de la sagesse humaine », sa devise personnelle. Le 19 juillet 2012, il fut au rendez-vous de cet engagement sans concession pour l’une de ses rares apparitions publiques : l’hommage à son ami Paolo Borsellino, vingt ans après son assassinat.
L'hommage (sous-titres en français) de Roberto Scarpinato à Paolo Borsellino le 19 juillet 2012.
D’emblée, il commença son discours (à lire en intégralité dans le Club de Mediapart) en forme d’adresse au juge disparu par s’étonner de la présence « aux premiers rangs, aux places réservées aux autorités, des personnages dont la conduite semble être la négation même des valeurs de justice et d’égalité pour lesquelles on t’a assassiné. Des personnages au passé et au présent équivoques dont les vies dégagent, pour utiliser tes mots, cette puanteur du compromis moral que tu exécrais tellement et qui s’oppose au frais parfum de la liberté ».
Qu’ils aient au moins la grâce, sinon de rester chez eux, du moins de se taire, poursuivit-il : « Vous qui ne croyez à rien si ce n’est à la religion du pouvoir et de l’argent, et qui n’êtes pas capables de vous élever au-dessus de vos petits intérêts personnels, taisez-vous le 19 juillet, car ce jour est dédié au souvenir d’un homme qui a sacrifié sa vie pour que des mots comme État, Justice et Loi aient enfin un sens et une valeur dans notre pauvre et malheureux pays. »
Dans ce discours bouleversant, il y a notamment ce rappel qui vaut plus que jamais, ce passé plein d’à présent : « Toi et Giovanni [Falcone] avez surtout été d’extraordinaires créateurs de sens. Vous avez accompli la mission historique de rendre l’État aux gens, car c’est grâce à vous et à des hommes comme vous que, pour la première fois dans l’histoire de notre pays, l’État se présentait sous des traits crédibles auxquels il était possible de s’identifier, et dire “L’État c’est nous” prenait du sens.
« Vous nous avez appris que, pour construire ensemble ce grand Nous qui est l’État démocratique de droit, il est nécessaire que chacun retrouve et cultive la capacité de tomber amoureux de la destinée des autres. Lors des cérémonies publiques, on se souvient de toi comme d’un exemple du sens du devoir. Ils te sous-estiment Paolo, car tu nous as appris quelque chose de beaucoup plus grand. Tu nous as appris que le sens du devoir est peu de chose s’il est réduit à une exécution détachée et bureaucratique de nos propres tâches et à l’obéissance à nos supérieurs. »
Roberto Scarpinato terminait son hommage par l’engagement de « découvrir la vérité », c’est-à-dire ces « forces obscures et puissantes » qui se cachent derrière la main du bourreau. Il a tenu promesse. Après avoir été convoqué devant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) italien pour ses fortes paroles, puis évidemment blanchi après une large protestation populaire, et enfin nommé début 2013, par le même CSM, procureur général au parquet de Palerme, il a récemment requis la comparution immédiate de deux officiels, un général et un colonel – et non des moindres (lire ici et là sur Il Fatto Quotidiano) –, pour leurs liens avec la mafia.
Peu après, alors que son bureau est théoriquement aussi inaccessible qu’un bunker nucléaire, il y trouvait, posée en évidence, une lettre de menace très bien rédigée et fort bien renseignée. Aucune trace d’intrusion sur les caméras de surveillance. Rien, aucun indice, de manière à faire comprendre que la menace est au plus près, au plus proche, de l’intérieur de l’État lui-même et de l’oligarchie qui se l’approprie.
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Les invités de la soirée du dimanche 19 octobre :
• Roberto Scarpinato, procureur général auprès du parquet de Palerme
• Éric Alt, magistrat, vice-président de l'association Anticor et auteur de plusieurs ouvrages sur la corruption. Il tient aussi un blog sur Mediapart, L'esprit de corruption
• Chantal Cutajar, universitaire, directrice du Groupe de recherches actions sur la criminalité organisée (Grasco, université de Strasbourg). Retrouvez sa tribune publiée par Mediapart et intitulée Fraude fiscale : pour en finir avec le « verrou de Bercy »
• William Bourdon, avocat, président fondateur de l'association Sherpa, dont l'objet est de protéger et défendre les populations victimes de crimes économiques. Auteur d'un Petit manuel de désobéissance citoyenne (JC Lattès, 2014) sur les lanceurs d'alerte
• Monique Pinçon-Charlot, sociologue. Derniers ouvrages parus : La Violence des riches (ZONES, 2013), L'Argent sans foi ni loi (Textuel, 2012), Le Président des riches. Enquête sur l'oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy (La Découverte, 2010)
• Antoine Garapon, magistrat, secrétaire général de l'Institut des hautes études sur la justice, éditeur, membre du comité éditorial de la revue Esprit
• Jean-Paul Philippe, policier, ancien responsable de la Brigade centrale de lutte contre la corruption de la police judiciaire, coauteur de 92 Connection. Les Hauts-de-Seine, laboratoire de la corruption ? (Nouveau Monde Éditions, 2013)
• Cynthia Fleury, philosophe. Relire son Appel à une République nouvelle, publié par Mediapart
• Paul Jorion, économiste, chercheur en sciences sociales. À revoir dans En direct de Mediapart d'avril 2014 sur l'austérité
• Pierre Lascoumes, sociologue, auteur d'enquêtes sur les représentations sociales de la corruption et sur les politiques de lutte contre la délinquance financière
• François Morin, économiste, auteur de La Grande Saignée. Contre le cataclysme financier à venir (Lux, 2013). Son blog sur Mediapart
Cette soirée sera présentée par Edwy Plenel et animée par Fabrice Arfi, Benoît Collombat et Antoine Peillon.
Entrée libre dans la limite des places disponibles
Théâtre de la Ville
2, place du Châtelet
75004 Paris
Cette rencontre se déroulera en partenariat avec le théâtre de la Ville et avec le soutien des éditions Calmann-Lévy, La Découverte et Le Seuil.
Elle sera retransmise en direct sur Mediapart.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Je casse, tu paies