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La Cour de justice épargne Eric Woerth

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Au terme de quatre années d’une enquête très paisible, la commission d’instruction de la Cour de justice de la République (CJR, une juridiction d’exception, seule habilitée à instruire et à juger les délits commis par un ministre dans l’exercice de ses fonctions) vient de clore le dossier de la vente de l’hippodrome de Compiègne (Oise), dans laquelle l’ex-ministre du budget Éric Woerth est placé sous le statut hybride de témoin assisté depuis le 4 mai 2011.

Le député et maire (UMP) de Chantilly (Oise) risquait une mise en examen pour « prise illégale d’intérêts », mais elle n’a finalement pas été prononcée par les magistrats de la CJR. L’enquête est donc achevée. « Communiqué au règlement », le volumineux dossier de l’hippodrome de Compiègne vient d'être transmis au procureur général près la Cour de cassation, Jean-Claude Marin, qui a trois mois pour prendre ses réquisitions – ainsi que l’a annoncé i-Télé ce jeudi.

Eric WoerthEric Woerth © Reuters

Deux solutions s’offrent à Jean-Claude Marin : il peut requérir soit un non-lieu en faveur d’Éric Woerth, soit son renvoi devant la formation de jugement de la CJR. Mais le procureur général, dont la prudence dans les affaires politico-financières est notoire, s’est toujours montré très circonspect sur ce dossier de Compiègne auprès de ses interlocuteurs, qu’ils soient magistrats, avocats ou journalistes. Il paraît donc logique qu’il penche toujours pour un non-lieu. En théorie, Jean-Claude Marin pourrait encore demander à la commission d’instruction de la CJR, présidée par Michel Arnould, de poursuivre ses investigations, voire de mettre Éric Woerth en examen. Mais en théorie seulement.

Une fois ces réquisitions prises, c'est la commission d’instruction qui aura le dernier mot. Elle pourrait encore (là encore, en théorie du moins) décider de renvoyer Éric Woerth devant la formation de jugement de la CJR. Mais cette hypothèse paraît bien peu crédible, la commission d’instruction n’ayant pas même jugé bon de mettre Éric Woerth en examen. On s’achemine donc vers un enterrement de première classe.

Le dossier de l’hippodrome de Compiègne a pourtant tous les ingrédients du scandale d’État. Des terrains forestiers protégés, mais vendus sans autorisation. Un hippodrome bradé. Une décision prise dans l’urgence. Le tout cédé à des amis, pour complaire à l’influent sénateur et maire (UMP) de Compiègne, Philippe Marini. Et avec des inquiétudes, à l’avenir, sur la protection du site forestier.

Longtemps loué à la Société des courses de Compiègne (SCC), l'hippodrome du Putois ne lui a finalement été cédé qu'à cause de l'insistance d'Éric Woerth, alors que le ministère de l'agriculture et l'ONF s'y opposaient, les forêts domaniales ne pouvant être vendues par l'État. En 2003, une demande de rachat avait été présentée et était immédiatement repoussée par Hervé Gaymard, alors ministre de l'agriculture. Depuis l'Édit de Moulins pris par Charles IX (1566), les textes n'ont pas bougé : les forêts domaniales sont des domaines publics inaliénables.

En ne payant à l’État que 2,5 millions d'euros, la Société des courses de Compiègne (SCC) a fait une affaire miraculeuse, comme le montre le rapport des trois experts remis le 13 janvier 2012 à la CJR, dont Mediapart a révélé le contenu. Après avoir visité et mesuré l'ensemble des terrains, des installations et des bâtiments, les trois experts en arrivent à l'estimation des biens. S'il était « libre de toute occupation », le foncier (47 hectares, plus une bande de terrain de 10 hectares) vaudrait, selon eux, 3,3 millions d'euros. Dans le même cas de figure, les bâtiments (qui représentent quelque 3 667 mètres carrés de surface utile pour l'hippodrome et 1 331 mètres carrés pour le golf) vaudraient 6,1 millions d'euros, les équipements 2,4 millions, et les végétaux 1,1 million. Soit une estimation théorique globale de 12 969 753 euros précisément.

Pour tenir compte de l'occupation du bien, les experts appliquent un « coefficient minorateur » de 20 % au foncier et aux bâtiments. La valeur de l'ensemble devient alors de 11 088 470 euros. Ils apposent ensuite un abattement de 25 % au terrain nu, au couvert arboré, aux bâtiments et aux équipements, cela « afin de prendre en considération l'obligation de conserver la même destination pendant 50 ans », stipulée dans l'acte de cession. Leur estimation finale du bien est la suivante : « 8 316 352 euros, arrondis à 8,3 millions. » C'est-à-dire trois fois et demie les 2,5 petits millions reçus par l'État.

Pour bien se faire comprendre, les experts concluent leur rapport de 152 pages en ces termes : « La valeur vénale du foncier, des équipements et des bâtiments dégagée ci-dessus est de nature à remettre en cause le bien-fondé du prix payé à l'État par la Société des courses de Compiègne au regard des stipulations des articles 25 et 26 de la convention d'occupation. » Les experts notent, par ailleurs, que rien ne s'oppose – depuis la vente litigieuse – au défrichement des terrains forestiers ni au morcellement de la propriété nouvelle. Autrement dit, on ne peut exclure à l'avenir une opération immobilière ou spéculative, ne serait-ce que sur une parcelle.

Deux anciens ministres de l’agriculture, Hervé Gaymard et Bruno Le Maire, ont été entendus comme témoins par la commission d’instruction de la CJR, et ont contredit Éric Woerth, comme l’a révélé Mediapart le 10 juillet dernier.

Ministre de l’agriculture de 2002 à 2004 (il est par ailleurs président du conseil d’administration de l’Office national des forêts depuis 2010, et député UMP), Hervé Gaymard a été interrogé le 7 avril dernier par la commission d’instruction de la CJR. Questionné sur le statut inaliénable de l’hippodrome et des terrains forestiers dans lesquels il est imbriqué, Hervé Gaymard s’est montré très clair. « En droit, la question m'a été exposée de manière assez simple. Le domaine de l'hippodrome de Compiègne faisait partie de la forêt domaniale de Compiègne. C'est sur ce fondement que j'ai opposé un refus. Il n'était pas question à ce stade de savoir si, en fait, le domaine de l'hippodrome constituait véritablement une forêt en raison de son boisement », a-t-il déclaré.

Bruno Le Maire, qui a été ministre de l’agriculture de 2009 à 2012, et est actuellement député (UMP), a pour sa part été interrogé comme témoin le 17 janvier dernier par la commission d’instruction de la CJR. Entretenant des relations « tout à fait cordiales » avec son collègue Éric Woerth, Bruno Le Maire entend parler incidemment du projet de cession de l’hippodrome et des terrains forestiers de Compiègne en juin 2009. À la fin de cette même année 2009, le ministre de l’agriculture apprend que la vente s’est décidée sans lui, alors qu’il est mobilisé à temps complet par la crise du lait.

« Dans ce contexte-là, je suis informé par mon directeur de cabinet, Pascal Viné, dans le courant du mois de novembre 2009, que la vente de l'hippodrome se fait. À l'époque, je n'ai jamais entendu parler de l'hippodrome de Compiègne et cela me semblait un sujet, au regard des autres, accessoire et technique. Le point important, à mes yeux, est que le ministère de l'agriculture est mis devant le fait accompli. En novembre 2009, je donne deux instructions à mon directeur de cabinet : la première instruction est de traiter ce dossier au niveau des cabinets, la deuxième est de défendre les intérêts des forêts domaniales dont j'ai la responsabilité. Ces deux angles ont guidé mon action d'une manière constante dans cette affaire », a déclaré Bruno Le Maire.

Selon lui, le passage en force du ministre Woerth est manifeste. « Je savais, au vu de la description que mes collaborateurs m'en avaient faite, qu'il y avait un débat très complexe sur le statut juridique de l'hippodrome de Compiègne, mais je ne suis jamais entré dans ce débat. L'élément essentiel sur lequel mon attention avait été appelée, était que nous avions été mis devant le fait accompli. En effet, si le processus de la vente lui-même relevait de la compétence du service des Domaines, je ne pouvais que réagir à la manière dont il m'avait été présenté et ma responsabilité de ministre chargé de la défense des forêts me conduisait à cette réaction. Vous me demandez quelle aurait été la voie normale du processus de vente. Je vous réponds que le processus de vente normal aurait été qu'un accord intervienne entre le ministère du budget, d'une part, et le ministère de l'agriculture, d'autre part. C'est précisément pour cette raison que j'ai donné pour instruction à mon directeur de cabinet, M. Viné, de rechercher une solution entre les deux cabinets. »

Eric WoerthEric Woerth © Reuters

Au vu du dossier, le parcours de la demande faite par la Société des courses de Compiègne est très politique. Le président de la SCC, Antoine Gilibert, est membre de l’UMP et surtout un ami proche de Philippe Marini, lui-même membre de la SCC. Lors des perquisitions, des documents ont été découverts indiquant que la SCC voulait créer un restaurant panoramique dans l’hippodrome, et valoriser le site pour accroître ses recettes. La lettre du 15 mai 2009 dans laquelle la SCC dit son souhait d’acquérir l’hippodrome est remise par son président d’honneur, Armand de Coulange, à son ami Christian Patria, un cacique local de l’UMP, député puis suppléant d’Éric Woerth, et également membre de la SCC. Le ministre Woerth, lui, transmet cette lettre directement à son conseiller chargé de la politique immobilière de l’État, Cédric de Lestranges, pour enclencher le processus de vente. Le ministère de l’agriculture et l’ONF n’en sont pas encore avisés.

Tous ces éléments – ainsi que d'autres indices – n'ont pas suffi, aux yeux de la CJR, à caractériser une infraction qu'aurait pu commettre Éric Woerth. On en reste donc, dans son cas, au statut hybride de témoin assisté, entre le mis en examen et le simple témoin. Censée travailler à la manière d’un juge d’instruction, la commission d’instruction de la CJR a pour habitude d’interroger ses « clients », d'anciens ministres, sur un mode plus courtois qu’incisif, comme si l’on conviait des éminences à prendre le thé dans la bonne société. La suppression de la CJR, une juridiction d’exception, critiquée pour sa lenteur et sa mansuétude, figurait parmi les promesses de campagne de François Hollande en 2012.

À la décharge de la CJR, le peu d'empressement mis par les juges Roger Le Loire et René Grouman, du pôle financier de Paris, à instruire le volet non ministériel de l’affaire de Compiègne, dans laquelle aucune mise en examen n’a été prononcée à ce jour, explique en partie le sort plutôt favorable réservé à Éric Woerth à la CJR. Les juges Le Loire et Grouman se sont en effet contentés d'effectuer quelques actes d'instruction, et de placer sous le statut de témoin assisté le président de la SCC, Antoine Gilibert, et son prédécesseur, Armand de Coulange.

Sur un autre front, un syndicat forestier de l’ONF, le Snupfen, ainsi que deux députés écologistes, Noël Mamère et François de Rugy, ont chacun demandé l’annulation de la vente de l’hippodrome devant le tribunal administratif. Sans succès.

Quant à Éric Woerth, s’il peut espérer se sauver du dossier Compiègne, il lui reste d’autres rendez-vous plus inquiétants avec la justice. Il sera jugé pour « recel » d’espèces frauduleuses, dans le volet principal de l'affaire Bettencourt, à partir du 26 janvier prochain, devant le tribunal correctionnel de Bordeaux. Et l’ancien ministre comparaîtra encore à Bordeaux, à partir du 23 mars, pour « trafic d’influence » dans l’affaire de la Légion d’honneur accordée à Patrice de Maistre. Il aura encore besoin de l'habileté de son avocat, Jean-Yves Le Borgne.

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Jospin à l'Assemblée, vedette vintage pour "frondeurs" désemparés

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« Ça fait du bien ! On sent une vraie réflexion, une vraie stratégie ! » Pierre-Alain Muet a le sourire jusqu'aux oreilles. Le député PS du Rhône fut le conseiller économique de Lionel Jospin à Matignon. Une quinzaine d'années plus tard, Muet est proche des "frondeurs" socialistes qui réclament une relance des investissements et l'encadrement des 41 milliards d'allègements de cotisations sociales qui seront accordés aux entreprises d'ici 2017. Jeudi matin, lui et une poignée de députés PS, souvent des parlementaires critiques vis-à-vis de la ligne économique du gouvernement, ont assisté, ravis, à l'audition de Lionel Jospin, premier ministre de 1997 à 2002.

Évidemment, il y a un petit côté "vintage". Lionel Jospin, retiré de la vie politique depuis son élimination au premier tour de la présidentielle 2002, a aujourd'hui 77 ans. Ce jeudi, il est venu parler des 35 heures, réforme emblématique de son passage à Matignon : l'opposition, qui ferraille depuis des années contre la réduction du temps de travail, a obtenu cet été la création d'une commission d'enquête sur « l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail ». Elle rendra ses conclusions mi-décembre (on peut retrouver ici le compte-rendu des premières auditions).

Bon pied bon œil, Jospin, vif, parfois drôle, vante évidemment "sa" réforme. « Il se disait alors que contre le chômage, tout avait été essayé, en vain (une formule de François Mitterrand en 1993). Nous avions décidé de rompre avec ce fatalisme », rappelle l'ancien premier ministre. Jospin se justifie d'être passé par la loi, et pas par une négociation sociale, ce qui a été beaucoup critiqué. « À aucun moment le Medef n'a laissé entendre qu'il était prêt à soutenir un tel accord. »

Jospin vante les 350 000 à 400 000 emplois créés par la réforme (données statistiques de l'Insee et de la Dares). À l'UMP Bernard Accoyer, qui dénonce les « RTT qui font rire dans le monde entier » et assure que la compétitivité française a commencé à décliner avec ces lois, Jospin demande d'en rester aux « réalités objectives ».

« Les 35 heures sont critiquées pour des raisons idéologiques ou politiques. Je reste fier d'avoir dirigé le gouvernement qui a conduit cette réforme », explique-t-il, soulignant que si la droite les a beaucoup critiquées, voire « détricotées », elle ne les a jamais supprimées. Jospin en profite pour rappeler son bilan à Matignon : une croissance plus fort qu'ailleurs en Europe, deux millions d'emplois en plus en cinq ans (« record absolu en France, y compris sous les Trente Glorieuses »), 900 000 chômeurs de moins, le déficit réduit et la Sécurité sociale à l'équilibre. Souvent critiqué pour sa rigidité, il reconnaît même quelques ratés évidents : l'extension trop rapide des 35 heures à l'hôpital alors en sous-effectif (« nous aurions dû attendre deux ans de plus »), et le fait de ne pas avoir réformé les retraites. « Nous pensions le faire dans la période qui s'ouvrirait à nouveau après 2002. Cette période ne s'est pas ouverte », dit-il, laconique.

Jamais le nom de François Hollande n'est prononcé, ni celui de Manuel Valls. Jospin évite soigneusement toute allusion, même lointaine, à la politique actuelle. Quand la rapporteure PS de la commission d'enquête, Barbara Romagnan, lui demande si poursuivre la réduction du temps de travail reste possible aujourd'hui malgré une croissance faible, il répond par une pirouette : « N'ayant pas les supposés privilèges du pouvoir, pourquoi faudrait-il que j'en aie les contraintes ? » Il gardera la réponse pour lui.

Mais dans son propos, certains socialistes présents, quasiment tous critiques vis-à-vis de la ligne actuelle du gouvernement, trouvent des motifs de réconfort. Par exemple lorsqu'il rappelle, à plusieurs reprises, que les 35 heures étaient un « engagement » du PS lors des législatives de 1997. « Les entreprises étaient contraintes, mais nous aussi nous avions nos contraintes, rappelle-t-il. (…) Le problème est de savoir, face à des représentants des grandes corporations dans la société, si quand un gouvernement s'engage devant la communauté des Français, il est fondé à vouloir respecter ses engagements ? Dans ma conception, oui. » Ou quand il insiste sur le fait que les allègements de cotisations sociales pour les entreprises étaient « liés à des créations effectives d'emplois ». Ce qui n'est pas le cas dans le pacte de responsabilité de François Hollande. Sur leurs sièges, certains députés "frondeurs", comme Christian Paul, arborent de grands sourires.

Et à la sortie, c'est bien au prisme de la ligne du gouvernement actuel que plusieurs d'entre eux commentent la prestation de Jospin. « Il insiste sur le respect des engagements et sur le fait que le coût du travail ne peut jamais être l'alpha et l'oméga de la politique économique », s'enthousiasme Paul, proche d'Arnaud Montebourg et de Martine Aubry. « Lionel Jospin a rappelé que les 35 heures ont coûté de l'argent à l’État, mais en ont aussi rapporté beaucoup, et qu'au final ça n'a sans doute coûté en net qu'un milliard et demi aux finances publiques », abonde Jean-Marc Germain, un très proche de Martine Aubry. Autrement dit : beaucoup moins que le crédit impôt compétitivité, le CICE, qui va coûter 20 milliards par an au budget de l’État, avec des effets économiques incertains (lire notre article). « Ce qui ne va pas, c'est que nous n'avons pas appliqué nos engagements du Bourget, poursuit Germain. Or quand on est aux responsabilités, on fait ce qu'on a promis. S'il n'y avait pas les 40 milliards du pacte de responsabilité à trouver, nous ne serions pas aujourd'hui dans la même difficulté », poursuit Germain. « Je l'ai trouvé bien, commente Barbara Romagnan. Il y a, c'est vrai, un petit côté nostalgique. Ça rappelle une époque où l'on était plus fier de ce qu'on faisait. On est quand même en manque de responsables de ce calibre-là. »

D'autant que pour la gauche au pouvoir, les 35 heures ne sont plus franchement assumées avec fierté. Le ministre de l'économie, Emmanuel Macron, estime qu'« elles ne semblent pas adaptées » dans certains secteurs. Il sera prochainement auditionné par la commission d'enquête. Quant à Manuel Valls, s'il jure que le gouvernement « n'a pas l'intention de revenir sur la durée légale du travail à 35 heures, d'autant que l'organisation du temps de travail peut déjà être modulée dans les entreprises via des accords collectifs », il souhaitait les « déverrouiller » en 2011, quand il était candidat à la primaire socialiste.

Dans les prochaines semaines, les "frondeurs" vont à nouveau présenter dans le cadre du débat budgétaire une série de mesures alternatives, pour réorienter vers la demande 16 des 41 milliards du pacte de responsabilité : la fusion de la CSG et de l'impôt sur le revenu, un soutien accru aux investissements des collectivités locales, la création de nouveaux emplois aidés et de contrats d'apprentissage. Sans grandes chances de succès, François Hollande excluant tout changement de ligne.

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Ségolène Royal enterre l'écotaxe

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Ségolène Royal et Aalin VidaliesSégolène Royal et Aalin Vidalies © Reuters

L’écotaxe est morte. La ministre du développement durable, Ségolène Royal, et le secrétaire d’État aux transports, Alain Vidalies, ont annoncé sa suspension jeudi 9 octobre à l’issue d’une rencontre avec les fédérations des transports routiers. « Le dispositif de l’écotaxe est suspendu sine die », ont-ils annoncé dans un communiqué commun. Même si l’enterrement de cette taxe poids lourds n’est pas officiellement prononcé, la décision est sans ambiguïté pour les observateurs : l’écotaxe, dans sa forme actuelle, ne se relèvera pas de ce nouveau report.

C’est la mesure qu’attendaient les transporteurs routiers. Le ton avait nettement monté entre le gouvernement et les fédérations de transports routiers ces derniers jours. Après avoir eu des positions divergentes sur le sujet, toutes s’étaient ralliées à un même mot d’ordre : obtenir l’enterrement définitif de l’écotaxe. La Fédération nationale des transporteurs routiers (FNTR), principale fédération des transporteurs routiers, avait appelé à une mobilisation de ses adhérents le 13 octobre dans plusieurs régions. De son côté, l’Organisation des transporteurs routiers européens (OTRE), qui regroupe les petites sociétés de transports et est très en pointe sur le sujet depuis le départ, menaçait de lancer un mouvement national de grande ampleur à partir du 17 octobre. En début de semaine, Ségolène Royal avait appelé « les transporteurs à se calmer un peu » avant de céder à leur demande. À la sortie de leur réunion avec la ministre, les transporteurs ont annoncé la levée de leur mouvement.

Pour le gouvernement, l’enterrement de l’écotaxe ressemble à une reculade de plus. Les écologistes ont été les premiers à s’indigner. « Je suis scandalisée que dans ce pays, le jour où l'on discute de la loi sur la transition énergétique, on ne soit pas capable d'avoir des mesures fortes pour lutter contre la pollution de l'air et d'avoir d'autres pratiques en matière de trafic routier (…). Qui va payer pour la pollution de l'air ? Pour l'entretien des routes ? (...) Ça va être encore les consommateurs, les citoyens et les automobilistes », s’est indignée Emmanuelle Cosse, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts. L’ancien secrétaire d’État aux transports, Frédéric Cuvillier, qui s’était beaucoup mobilisé pour permettre la mise en place de la taxe poids lourds, s’est fendu d’un tweet vengeur pour commenter la décision de la ministre de l’environnement. « Un abandon qui pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses », déclarait-il.

Même si elle apparaît comme une marche arrière face à la menace des transporteurs, la suspension de l’écotaxe convient très bien à Ségolène Royal. Dès sa nomination, la ministre de l’environnement, soulignant qu’elle héritait avec ce dossier d’une sacrée « patate chaude », avait dit son opposition à cette taxe. « Je suis contre une fiscalité écologique punitive », avait-elle expliqué. Elle avait semblé avoir perdu sur cette question dans les arbitrages gouvernementaux. Après le rapport de l’Assemblée nationale insistant sur la nécessité de conserver la taxe poids lourds, après le rapport du Sénat enterrant la question d’Ecomouv, la société privée chargée de percevoir l’écotaxe, Matignon avait tranché en faveur du maintien de l’écotaxe, renommée taxe transit poids lourds, mais selon un périmètre révisé : le réseau taxable était abaissé à 4 300 kilomètres au lieu des 15 000 kilomètres prévus précédemment.

Mais en coulisses Ségolène Royal, semble-t-il, a poursuivi son combat contre la taxe poids lourds. « Je ne renonce jamais », a-t-elle dit en annonçant la fin de l'écotaxe. « Les dispositifs législatifs pour la mise en place de la nouvelle taxe transit poids lourds n’ont pas été signés », remarque un connaisseur du dossier. Le 26 septembre, le nouveau secrétaire d’État aux transports, Alain Vidalies, annonçait un nouveau report de la taxe. Initialement prévue au 1er janvier 2015, elle était repoussée aux « premiers mois de 2015 », sans plus de précision.

Cette décision n’était pas seulement liée à des motifs politiques mais techniques. Alain Vidalies expliquait qu’il y avait besoin de nouvelles expérimentations, de nouvelles marches à blanc pour tester le système. « En fait, on ne sait toujours pas si le système mis en place par Ecomouv fonctionne ou pas. Le ministère s’est toujours refusé à nous donner les résultats des deux premières marches à blanc qui ont été menées en 2013 et qui étaient censées prouver le bon fonctionnement du système. Maintenant, il nous demande de reprendre les expérimentations pour voir si le système fonctionne. Ce sera sans nous », prévenait Gilles Mathelié-Guinlet, secrétaire général de l’ORTE, le 7 octobre, avant l’annonce de la suspension de l’écotaxe.

Pour les transporteurs, la taxe poids lourds, aménagée ou non, n’était de tout façon plus de mise. Même la FNTR, à l’origine pourtant favorable à l’écotaxe, a été obligée de changer de position sous la pression de sa base. La profession était sur une ligne unanime : ils ne voulaient plus de l’écotaxe. Les routiers semblaient prêts à désobéir à la loi s’il le fallait, et à ne pas acheter les équipements nécessaires pour sa perception. « Le dispositif a mis trop longtemps à être mis en place. Ecomouv n’a jamais été capable de livrer son système à temps. Personne n’a compris l’usine à gaz qu’avaient imaginée les pouvoirs publics. Après les Bonnets rouges, quand les modalités du contrat, assurant la moitié de la redevance à une société privée, ont été rendues publiques, plus aucun politique n’a voulu assumer. Il n’y avait plus de dynamique en faveur de cette taxe », résume un connaisseur du dossier.

Au début de la semaine, le gouvernement a commencé à s'inquiéter du mouvement des transporteurs routiers. Mercredi, Ségolène Royal a obtenu "carte blanche" de Matignon pour déminer la situation. Toutes les solutions lui étaient ouvertes, y compris l'abandon pur et simple de l'écotaxe.

© Reuters

Pour les partisans d’une fiscalité écologique, sur le principe du pollueur-payeur, le renoncement à l’écotaxe est une occasion ratée. Dans les faits, cependant, l’écotaxe avait été totalement dénaturée et n’avait plus rien à voir avec la fiscalité écologique. L’administration s’était emparée du dispositif, pour repeindre en vert une taxe nouvelle afin de payer les infrastructures routières. Le témoignage de Daniel Bursaux, directeur général des infrastructures et grand maître de l’écotaxe du début à la fin, devant la commission sénatoriale, était à cet égard tout à fait édifiant : l’administration voulait se garantir un milliard d’euros par an. Tout le système avait été bâti en fonction de ce résultat (voir les calculs de la haute administration).

Lors des négociations, les transporteurs avaient obtenu mille aménagements. Outre un allègement de la taxe à l’essieu, et l’autorisation d’utiliser des camions de 44 tonnes, jusque-là interdits, il leur avait été assuré que l’écotaxe serait neutre pour eux, une simple ligne supplémentaire sur leur facture de transport. L’écotaxe s’était transformée en une taxe sur les transports payée par les consommateurs. Comme l’avait relevé Ségolène Royal, lors de son audition au Sénat, la taxe allait être imposée sur tous les transports. Même les transports ferroviaires ou fluviaux devaient y être soumis. On était vraiment loin de la fiscalité écologique.

Le fait que l’écotaxe soit devenue une simple taxe pour payer les infrastructures routières est évident au vu des dernières décisions gouvernementales. Quand il est devenu manifeste que l’écotaxe, au mieux, ne serait mise en œuvre qu’au milieu de l’année 2015, des financements de substitution ont tout de suite été recherchés pour compenser le manque à gagner. Dans le projet de loi de finances 2015, une hausse de 2 % sur la taxe liée au diesel est prévue à partir du 1er janvier 2015, afin de contribuer au financement des infrastructures de transport. Cette taxe ne sera que pour les ménages. Les transporteurs routiers en seront dispensés !

« L’abandon de l’écotaxe laisse une ardoise de 3 milliards d’euros », dénonce France Nature environnement, insistant sur les nouveaux cadeaux faits au transport routier. Les syndicats de transporteurs contestent cette vision, y compris l’augmentation de la taxe sur le diesel. « On a choisi avec l’augmentation de la taxe sur le diesel la solution de facilité plutôt que regarder d’autres solutions », dit Gilles Mathelié-Guinlet. « Cela fait des mois que nous avons avancé des alternatives à l’écotaxe. Mais jusque-là, on n’a jamais voulu nous entendre. Il est normal que les transporteurs participent au paiement des infrastructures de transport. Mais il faut remettre tout à plat, savoir qui paie quoi. Ce que nous demandons, c’est un financement simple, clair et transparent. » La FNTR semble désormais aussi sur cette ligne.

Dans leur communiqué commun, Ségolène Royal et Alain Vidalies insistent sur leur volonté de dialogue. « Un groupe de travail de coconstruction d'une solution se mettra en place, la semaine prochaine, avec toutes les parties prenantes », annoncent-ils.

Parmi ses propositions, l’ORTE, très sensible à la concurrence à prix cassé des transporteurs de l’Europe de l’Est, milite pour l’instauration d'une vignette pour les camions en transit en France. « Les camions étrangers qui empruntent nos routes ne paient rien pour l’instant. Il est normal qu’ils participent au financement de nos infrastructures », relève le secrétaire général de l’OTRE. 

À son arrivée au ministère du développement durable, Ségolène Royal avait avancé la même idée. Elle avait été immédiatement taclée par Nathalie Kosciusko-Morizet, ancienne ministre de l’écologie du gouvernement Fillon. Cette dernière pointait alors l’ignorance de Ségolène Royal en matière de fiscalité écologique et de droit européen, celui-ci rendant impossible une double imposition (vignette plus péage) pour les transports autoroutiers. Le sujet semble un peu moins simple. Selon certains juristes, l’instauration d’une vignette est tout à fait possible et ne constituerait pas une double imposition avec les péages autoroutiers, ceux-ci ne relevant plus de la fiscalité mais d’une prestation de services depuis 2005.

« Il faudra bien aussi parler de la rente autoroutière », dit également l’OTRE. Le syndicat des transports routiers évoque même jusqu’à la possibilité d’une renationalisation. Le ministère du développement durable avait étudié la question au printemps. Alors que l’État a vendu les concessions autoroutières pour un peu plus de 11 milliards d’euros, les concessionnaires en réclament plus de 30 milliards pour leur rachat ! « Même à ce prix, quand l’argent est à 1,3 %, que les concessions autoroutières dégagent une rentabilité de 25 % par an, cela serait une bonne affaire pour l’État », dit le secrétaire général de ce syndicat des transports routiers. 

Emmanuel Macron et Ségolène RoyalEmmanuel Macron et Ségolène Royal © Reuters

La haute administration des transports a un avis tout différent. Au printemps, sentant le sort de l’écotaxe incertain, elle a commencé à travailler sur des scénarios alternatifs en vue de trouver des financements pour les infrastructures de transport. Sa solution préférée : un allongement de six ans des concessions autoroutières pour les porter à 30 ans, contre un versement total de 3 milliards d’euros. Un vrai cadeau pour les sociétés autoroutières qui réalisent 6 milliards d’euros de bénéfice par an.

L’Autorité de la concurrence qui, après la Cour des comptes, a fait un nouveau rapport accablant sur la gestion des autoroutes en France, a dit tout le mal qu’elle pensait de cette proposition. Loin de consolider cette rente indue, il faut au contraire la casser, selon elle. Ségolène Royal est manifestement sur la même longueur d’onde. Interrogée jeudi après-midi lors d’une conférence de presse sur les conséquences de la fin de l’écotaxe et les financements de substitution pour aider à en finir avec le tout routier, la ministre a directement visé les sociétés autoroutières : « La priorité est de prendre sur les profits d'autoroutes. Ce prélèvement doit avoir lieu. Il y a un côté un peu choquant à voir les sociétés d'autoroutes en situation de monopole faire autant de profits », a-t-elle déclaré. Elle a indiqué avoir écrit au ministre de l’économie, Emmanuel Macron, pour lui demander d’accélérer les discussions avec elles.

Reste une dernière question liée à la disparition de l’écotaxe : le sort d’Ecomouv. La disparition de la taxe poids lourds condamne de facto la société, formée dans le cadre d’un partenariat public-privé, qui était chargée de percevoir la taxe. Lors des auditions devant la commission d’enquête du Sénat, les promoteurs de ce partenariat public-privé avaient tous lourdement insisté sur le coût d’une rupture de contrat ou de l’abandon de l’écotaxe pour les finances publiques. Ils chiffraient le prix du dédit, en cas de la disparition de la taxe poids lourds, entre 800 à 900 millions d’euros à payer à la société Ecomouv. Autant dire qu’il valait mieux renoncer à l’idée tout de suite.

Depuis la fin des commissions parlementaires, le gouvernement est resté très silencieux sur cette question d’Ecomouv. Selon nos informations, un protocole d’accord aurait été négocié cet été entre l’État et la société pour à la fois estimer les pénalités de retard et fixer un prix en cas d’abandon de l’écotaxe. Le protocole signé prévoirait un dédit de l’ordre de 400 à 500 millions d’euros pour la société Ecomouv et de 100 millions pour les sociétés de télépéage, chargées de fournir les boîtiers pour équiper les camions. Même si c’est moins que la somme annoncée, cela fait encore énormément d’argent pour un système dont on ne saura jamais s’il fonctionnait, et pour une société qui a bénéficié d’un contrat léonin.

La facture risque de disparaître dans le grand tout de la dette publique, sans que l’on cherche à en savoir plus sur les responsabilités de ce désastre. C’est en tout cas le pari que font certains. D’autres font le pari inverse. « Maintenant que l’écotaxe est morte, les langues vont se délier. On va en savoir plus sur ce système obscur et catastrophique », pronostique un familier du dossier. Peut-être…

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Sous la dette publique, la tyrannie de la pensée unique

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Il a suffi que l’Insee annonce le 30 septembre dernier que la dette publique française avait dépassé pour la première fois le seuil symbolique des 2 000 milliards d’euros pour qu’aussitôt, aidé par les grands médias de la presse écrite et audiovisuelle, le formidable rouleau compresseur de la pensée unique se mette en marche, pour faire croire au pays qu’il vit décidément au-dessus de ses moyens et que l’austérité est une fatalité. Défense de réfléchir à l’origine et aux causes de cette dette ! Interdiction formelle de mentionner les études qui établissent le caractère illégitime d’une bonne partie de cette dette ! C’est une formidable machine à décerveler qui s’est mise en marche voilà quelques jours, avec l’aide de quelques économistes néolibéraux et une presse le plus souvent acquise à leurs thèses et assez peu soucieuse de pluralisme.

Reprenons en effet le fil des événements récents. Le 30 septembre, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) publie donc une étude qui donne l’état de l’endettement de la France, selon les règles de calcul prévues par le traité de Maastricht. Le graphique et le tableau ci-dessous résument les principales conclusions de cette étude, que l'on peut télécharger ici :

On y apprend donc que la dette publique française (c’est-à-dire la dette de l’État, des administrations de Sécurité sociale et des collectivités locales), pour la première fois de l’histoire économique française, a franchi à la fin du deuxième trimestre de 2014 la barre symbolique des 2 000 milliards d’euros, pour atteindre très précisément 2 023,7 milliards d’euros, soit 95,1 % du produit intérieur brut français (PIB).

Le franchissement de ce seuil symbolique était prévisible, mais cela n’a pas empêché une bonne partie de la presse de sonner le tocsin. Ce qui, sur le principe, n’a rien d'anormal : le fait que la France soit endettée à ce point est assurément préoccupant – même si l'endettement allemand est encore supérieur. Mais ce qu’il y a de plus choquant, c’est que la plupart des médias ont sonné l’alerte non pas pour inviter le pays à réfléchir à la gravité de cette dette et en comprendre les raisons, en même temps que les origines. Non ! Pour entonner, d’une seule voix, un seul et même refrain culpabilisateur : si la France est endettée, c’est tout bonnement parce qu’elle dépense trop et vit au-dessus de ses moyens. Élémentaire, non ? Honte à tous les Français qui ont l’irresponsabilité de ne pas le comprendre : c’est parce que l’État est obèse et paie trop bien ses fonctionnaires, qui sont par ailleurs trop nombreux ; c’est parce que le modèle social français est trop généreux ; c'est que les chômeurs sont trop bien indemnisés et les assurés sociaux trop bien remboursés. Oui ! Honte aux Français, qui ont l’égoïsme de ne pas comprendre qu’ils vivent de la sorte à crédit et qu’ils vont faire reporter sur leurs enfants ou leurs petits-enfants la charge de leur train de vie dispendieux d’aujourd’hui…

Aussitôt, un implacable rouleau compresseur s'est mis en marche. Florilège…

« 2 000 milliards d’euros : la France dans le mur de la dette », titre le journal L’Opinion qui, résumant la doxa répétée à l’envi par beaucoup d’autres journaux, commente en sous-titre : « Malgré une pression fiscale maximale, l’endettement public atteint un record de 2 023,7 milliards d’euros au deuxième trimestre (95,1 % du PIB). Conséquence d’un État dispendieux et d’une protection sociale coûteuse. » Ben voyons !…

Au même moment, le Journal du dimanche donne la parole au ministre des finances, Michel Sapin (c’est à consulter ici), et l’interroge sans le moindre recul, et comme si cela allait de soi, sur le point de vue exprimé peu avant par François Fillon selon lequel la France serait du même coup « à la veille d’un accident financier grave ».

Autre exemple, toujours pour prendre la mesure de la vulgate ambiante, La Voix du Nord (l’article est ici) rebondit sur l’actualité en donnant la parole à Frédéric Cuvillier, l’ex-ministre des transports qui, à la manière de Madame Michu, donne son point de vue sur la dette, comme si ce qu’il disait était le simple bon sens : « Ça fait quarante ans que nous vivons à crédit et que nous nous satisfaisons de faire porter sur les générations à venir le poids des déficits budgétaires. Nous sommes arrivés à 2 000 milliards d’euros de dette ! Quel signal donner aux jeunes ? Que nous n’avons aucun courage ? Que nous leur laisserons la facture ? Les jeunes n’auraient aucune perspective d’avenir parce qu’ils seraient endettés ? Il faut avoir conscience que la France ne peut pas s’accommoder de tant de dettes. Mais il faut aussi que les mesures soient à la fois soutenables et justes. Il faut du courage pour cela. »

Et que dire des grandes chaînes d’info ! C’est la même opération de décervelage. Au hasard, on peut ainsi visionner la présentation qui est faite lors du journal du soir de France 2 :

En bref, tout est fait pour frapper les imaginations, sans inviter à réfléchir. Dans le reportage, la dette est ainsi présentée comme une montagne qui dépasse l’Arc de triomphe – pensez donc ! – et l'on est invité à comprendre que la dette tourne « à une vitesse astronomique ». Et pourquoi cela ? La réponse cette fois est un peu plus sophistiquée qu’ailleurs. Car, il y a bien sûr, « la crise, l’accumulation des déficits ». Mais il y a aussi la participation de la France aux plans d’aide européens, notamment en faveur de la Grèce, du Portugal ou encore de l’Irlande, qui aggravera la dette française à hauteur de 68 milliards d’euros l’an prochain. « Pour sauver la zone euro, nous avons alourdi notre propre fardeau », explique doctement le présentateur. Sous-entendu : la France vit au-dessus de ses moyens, mais il y a des pays qui font bien pire qu’elle et que nous nous appliquons pourtant à aider.

Le même jour, sur LCI, c’est une vulgate identique qui est utilisée :

Le rapport n'en disait pas plus… Mais le chiffre laissait pantois : la dette publique aurait donc été de 20 points de PIB inférieure à ce qu'elle était en 2010 sans ces baisses d'impôts décidées depuis dix ans.

Le chiffre mérite un temps de réflexion. 20 points de PIB en moins d'une décennie ! Autrement dit – et ce sont des experts qui travaillaient pour le gouvernement qui le suggéraient –, la France, malgré la crise, aurait presque encore été à l’époque en conformité avec les sacro-saints critères de Maastricht si ces baisses d'impôts n'étaient pas intervenues, et notamment le critère européen qui fait obligation à ce que la dette d'un État ne dépasse pas 60 % de sa richesse nationale. Concrètement, sans ces baisses d'impôts, la France aurait certes crevé ce plafond, mais dans des proportions raisonnables. Juste un chouïa…

Dans l'article, nous soulignions aussi l’importance d’une autre étude rendue publique le 6 juillet 2010, sous la signature du rapporteur général (UMP) du budget à l’Assemblée, Gilles Carrez (son rapport est ici). Celui-ci livrait des évaluations à donner le tournis des baisses d’impôt engagées en France au cours des dix années précédentes.

Ce rapport faisait ainsi ce constat (à la page 7) : « Entre 2000 et 2009, le budget général de l'État aurait perdu entre 101,2  5,3 % de PIB  et 119,3 milliards d'euros  6,2 % de PIB  de recettes fiscales, environ les deux tiers étant dus au coût net des mesures nouvelles  les "baisses d'impôts"  et le tiers restant à des transferts de recettes aux autres administrations publiques Sécurité sociale et collectivités territoriales principalement. » Soit 77,7 milliards d’euros de baisses d’impôt sur les dix années sous revue. Et le rapport apportait cette précision très importante : « La moitié des allègements fiscaux décidés entre 2000 et 2009 ont concerné l'impôt sur le revenu. Le manque à gagner en 2009 sur le produit de cet impôt s'établit en effet à environ 2 % de PIB, contre 0,6 % de PIB pour la TVA et 0,5 % de PIB pour l'Impôt sur les sociétés (IS). »

En résumé, ce que mettait en évidence ce rapport de Gilles Carrez, c’est que les baisses d’impôts ont joué un rôle majeur sur une longue période dans le creusement des déficits. Et que ces baisses d’impôts ont d’abord profité aux foyers les plus avantagés, notamment les 50 % des Français qui sont assujettis à l’impôt sur le revenu.

Or, depuis cette enquête de Mediapart, nous disposons d'une étude beaucoup plus exhaustive sur les origines de la dette, réalisée par le « Collectif pour un audit citoyen de la dette publique » (lire Sous la dette publique, l'arnaque néolibérale). Réalisé par un collectif de chercheurs et de militants, parmi lesquels Michel Husson (Conseil scientifique d’Attac, coordination), Pascal Franchet (CADTM), Robert Joumard (Attac), Évelyne Ngo (Solidaires finances publiques), Henri Sterdyniak (Économistes atterrés) et Patrick Saurin (Sud BPCE), et reprenant les conclusions de ces deux études citées par Mediapart, le rapport établissait de manière très méticuleuse que la dette publique française aurait été limitée à 43 % du PIB en 2012, au lieu des 90 % constatés, si la France ne s'était pas lancée dans une course folle aux baisses d'impôts, essentiellement en faveur des plus hauts revenus, et avait refusé de se soumettre à des taux d'intérêt exorbitants.

Pour mémoire, voici ce rapport. On peut le télécharger ici ou le consulter ci-dessous :

On conviendra que si le constat est exact, il est d'une considérable importance. Il suggère qu'une bonne partie de la dette publique française est illégitime. Et il met aussi en évidence que le gouvernement socialiste, en voulant à toute force réduire la dette publique par la mise en œuvre d'un plan d'austérité draconien de 50 milliards d'euros organise, en fait, l'un des plus scandaleux transferts de revenus qui aient jamais eu lieu en France dans la période contemporaine : il s'agit de faire payer par les salariés et les assurés sociaux, y compris les plus modestes, le coût des allégements fiscaux qui sont intervenus depuis plus de 10 ans, notamment en faveur des plus hauts revenus. Il s'agit en somme d'organiser un formidable mouvement de redistribution, mais à l'envers : au détriment des plus faibles, et à l'avantage des plus riches. Et aussi à l'avantage des entreprises, qui profitent de 40 milliards d'euros d'allégements fiscaux et sociaux, au travers d'abord du CICE, puis du pacte dit de responsabilité.

Important, ce rapport du « Collectif pour un audit citoyen de la dette publique » aurait donc dû être débattu. Peut-être certaines de ses hypothèses auraient-elles mérité d'être discutées ou amendées ; sans doute certaines suggestions auraient-elles justifié d'être infléchies. Mais, à tout le moins, ce rapport aurait mérité, lors de sa publication, d'être au cœur du débat public.

Or, le moins que l'on puisse dire, c'est que ce ne fut pas le cas. Dans un article que vient de publier Le Monde diplomatique (n° 727, octobre 2014) et qui est intitulé « Faut-il vraiment payer toute la dette ? », c'est l'économiste Jean Gadrey qui en fait la remarque, et il a évidemment raison : « Impossible d’échapper à l’annonce d’une hausse de la dette : unanimes, les médias détaillent alors les sacrifices qui "s’imposent". Toutefois, lorsqu’un collectif démontre que plus de la moitié de ces créances n’ont pas à être remboursées, le silence est total… »

Ainsi va trop souvent une bonne partie de la presse française, comme une bonne partie des médias audiovisuels (l'émission "C Dans l'air" étant de ce point de vue une caricature) : ils ne donnent le plus souvent la parole qu'aux "imposteurs de l'économie", ces experts qui se présentent sous leur casquette universitaire mais sont souvent appointés par le monde de la finance et défendent en douce ses intérêts. Ou alors, c'est la paresse ou le conformisme qui l'emportent. Mais dans tous les cas de figure, le résultat est le même : toute production intellectuelle qui s'écarte de la doxa libérale est illégitime ou suspecte.

Le résultat, dans le cas de ce rapport majeur sur les origines de la dette publique française, en est la parfaite illustration : comme l'a relevé Jean Gadrey, l'étude n'a retenu l'attention de presque aucun titre de la presse écrite – ou si peu. On trouvera, dans l'onglet "Prolonger" associé à cet article, la très maigrelette revue de presse sur le sujet. Et à notre connaissance, le document n'a été évoqué ou présenté dans aucun grand média audiovisuel. À la trappe ! Des sueurs et des larmes, oui ! Mais pas de véritables débats !

Cette volonté acharnée manifestée par le gouvernement de clore les débats, de les étouffer – volonté à laquelle, malheureusement, bien des médias prêtent volontairement ou non leur concours – est d'autant plus préoccupante qu'elle ne se limite pas à la question de la dette. En vérité, elle cherche aussi à congeler tous les autres débats économiques du moment, qu'ils portent sur la fiscalité ou sur le pacte de responsabilité.

Dans une chronique récente pour Libération, Thomas Piketty en donnait une autre illustration, tout aussi pathétique. « Si le gouvernement ne fait rien, alors le crédit d’impôt compétitivité emploi, dit CICE, restera comme le symbole de l’échec de ce quinquennat. Une véritable verrue, incarnant jusqu’à la caricature l’incapacité du pouvoir en place à engager une réforme ambitieuse de notre modèle fiscal et social, et qui se contente d’ajouter des couches de complexité sur un système qui en compte déjà beaucoup trop. François Hollande et Manuel Valls aiment se décrire comme de courageux réformateurs, des opiniâtres socialistes de l’offre, engagés dans un combat de titans face à la vieille gauche. Ces postures sont ridicules. La vérité est qu’ils ne mènent aucune réforme de fond et ne font qu’accumuler les bricolages et les improvisations, sur la fiscalité comme sur les cotisations sociales et la compétitivité. Il est encore possible d’agir et de changer le cours des choses, en particulier sur le CICE. Mais il faut le faire dès cet automne. Après il sera trop tard », écrivait-il.

Prononcés par un chercheur désintéressé qui a longtemps apporté son aide aux dirigeants socialistes, à chaque fois que cela a été nécessaire, ces mots sont graves et sonnent comme le plus violent des réquisitoires. Mais qui pourrait prétendre qu'ils sont injustes ? Tout est là ! Sur le front de la dette comme sur celui de fiscalité, le gouvernement amène la France vers des abîmes. Et dans la foulée, il fait tout ce qui est en son pouvoir, avec le renfort des médias bien-pensants, pour que le débat sur les alternatives économiques n'émergent pas.

C'est la terrible tyrannie de la pensée unique : « There is no alternative ! »

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Geneviève Gosselin-Fleury (PS) : «En Irak, il s'agit de faire le contraire de la Libye»

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Suppléante de Bernard Cazeneuve, Geneviève Gosselin-Fleury est membre socialiste de la commission de la défense de l'Assemblée nationale. Elle mesure ses paroles au millimètre, au nom du secret militaire et de la sécurité, mais elle admet l’ambiguïté des actions militaires de la France, tout en les justifiant.

« En Irak, comme au Mali ou au Centrafrique, nous avons répondu à l’appel au secours d’un État… En Irak, on n’est pas dans une guerre conventionnelle puisque les méthodes utilisées (par l’ennemi) sont barbares et violent les droits de l’homme. »

La députée admet cependant que, depuis deux ou trois semaines, « les choses évoluent » et que mardi 7 octobre, devant la commission de la défense, le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian a reconnu que la coalition internationale emmenée par les États-Unis se retrouve, notamment à Kobané en Syrie, face à « une armée, puissamment équipée, avec ses chars et son trésor de guerre ».

Avec l’image de ces colonnes de chars, est-ce que le discours de « guerre globale contre le terrorisme », tenu devant les opinions publiques occidentales, n’est pas pris à contre-pied, et est-ce que ses effets, sur le terrain comme en France, n’entretiennent pas le terrorisme plutôt qu’ils ne le combattent ?

La réponse de Geneviève Gosselin-Fleury est nuancée. Elle admet que ce risque existe, mais elle veut croire que la nature des interventions françaises le limite : « La volonté de la France, c’est d’aider les pays à retrouver une certaine stabilité, même si c’est difficile. Il ne s’agit surtout pas de faire une frappe, de faire tomber un gouvernement, et de partir ensuite, comme nous l’avons fait en Libye »

Il faut donc rester longtemps… Mais combien de temps ? Elle ne répondra pas, mais posera une autre question : « Le terrorisme, il existe… S’agit-il de ne pas répondre ? » Elle évoque la coalition, à laquelle participent les pays de la région, et qui a besoin de temps… On lui objecte que certains pays, comme l’Arabie saoudite et le Qatar, combattent officiellement ces mouvements djihadistes qu’ils soutiennent en sous-main, et que certaines alliances passées sont responsables de la situation :

— N’y a-t-il pas d’alliance à revoir, lui demande Mediapart ?
— Sans doute… Sans doute… Sans doute…
,répète-t-elle à trois reprises.
— Et pourquoi ne le fait-on pas ?
— Demandez-le à quelqu’un de la commission des affaires étrangères…

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Défense : la France peine à payer ses guerres

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Mali, République centrafricaine, Irak, et peut-être bientôt Libye : les guerres françaises coûtent cher. Leur budget est souvent opaque mais il est surtout de plus en plus difficile à assurer. L’exercice 2015 n’échappe pas à la règle : dans un contexte ultratendu, Jean-Yves Le Drian a même sorti de son chapeau un nouveau projet de société public-privé pour renouveler les équipements des armées. Quant aux opérations extérieures, elles seront en grande partie financées par les autres ministères. Certains députés s’inquiètent.

En France, la règle veut que lorsque les interventions militaires à l’étranger, les « opex », coûtent plus cher que prévu, la différence soit largement prise en charge par l’ensemble du budget de l’État, via la « réserve interministérielle de précaution ». Après tout, pourquoi pas : les guerres ne sont pas prévisibles. Sauf que le procédé est systématique : chaque année, les dépenses engagées sont plus élevées qu’attendu.

En 2013, le surcoût Opex avait été de plus de 1,2 milliard d'euros. Il était de 873 millions en 2012 (opération en Libye) et de 1,24 milliard en 2011 (opération en Côte d'Ivoire). En 2014, la Défense avait prévu un surcoût de 450 millions d’euros – il sera compris «  entre 1 milliard et 1,1 milliard d’euros », selon l’entourage de Jean-Yves Le Drian.

Jean-Yves Le DrianJean-Yves Le Drian © Reuters

Pour l’an prochain, le ministre a laissé sa prévision à 450 millions d’euros. Autant dire qu’elle devrait certainement exploser, là encore autour du milliard d’euros. Et le problème ne vient pas de l’incompétence des comptables de la Défense. La sous-déclaration est en partie volontaire car elle permet au ministère de mettre tous les autres à contribution et de préserver d’autant son propre budget. « Cela fait plus de dix ans qu’on dépasse le budget Opex. En baissant la prévision à 450 millions d’euros, et comme Bercy râle tous les ans, le ministre a voulu éviter d’assumer le surcoût », explique un conseiller de défense. « Dans la dernière LPM (loi de programmation militaire – Ndlr), nous avons fait un travail d’amaigrissement de notre présence à l’étranger », justifie l’entourage de Jean-Yves Le Drian. Avant d’ajouter : « Et cela fait, en effet, que tout ne repose pas sur le ministère de la défense… »

Et tant pis si la Cour des comptes tique. Surtout, certains spécialistes du secteur craignent que cette fois, les autres ministères, déjà à l’os, n’aient plus assez de réserves pour payer les guerres de la France. « Cela allait quand tous les autres postes n’étaient pas ric-rac ! Mais cette fois, les ministères ont prévenu qu’ils se battraient comme des chiffonniers », estime le député UMP Jean-François Lamour, membre de la commission de la défense à l’Assemblée nationale. La règle veut que les ministères participent au prorata de leur budget – l’Éducation nationale sera donc le premier contributeur.  

Mais même dans la majorité, certains pointent l’opacité de la pratique : « C’est un tel embrouillaminis que personne ne peut dire combien coûtent les Opex. Tout cela se fait dans les couloirs de Bercy, sans que personne ne puisse dire quel ministère paie quoi précisément. Cela pose la question du suivi et du contrôle des Opex par le Parlement. Aujourd’hui, il n’a aucun droit de regard », s’étonne le député PS Philippe Baumel, membre de la commission des affaires étrangères.

Un autre point est des plus troubles : le poste des recettes exceptionnelles. Pour 2015, elles devaient provenir de la cession de fréquences télécoms et abonder le budget de la défense pour plus de 2 milliards d’euros. Sauf que cette vente n’aura pas lieu à temps. Rien n’est prêt et les opérateurs de télécommunications sont vent debout contre une opération qu’ils jugent prématurée. Le gouvernement le sait ; il a quand même tenté le coup. Jusqu’à la semaine dernière.

Jean-Yves Le Drian a alors sorti la pochette surprise : remplacer le produit des fréquences, d'ici à leur vente, par la création de « sociétés de projet ». Il s’agirait d’une structure de leasing, codétenue par l’État et les industriels de défense, qui achèterait du matériel et des équipements auprès de ces industriels pour le prêter ensuite aux armées françaises. Une sorte de partenariat public-privé (PPP) pour faire la guerre, évoqué il y a plusieurs mois par Le Drian, mais auquel Bercy s’était fermement opposé. Cette fois, le ministre de la défense a obtenu l’arbitrage de François Hollande. « L’enjeu est à la fois de maintenir à la surface nos industriels et de respecter la LPM en finançant les équipements prévus », explique-t-on à l’hôtel de Brienne.

Concrètement, si le ministère avait besoin d’un avion ravitailleur, il l’achèterait et le paierait tout de suite à EADS, mais serait aussitôt remboursé par la « société de projet », à qui l’État paierait ensuite un loyer. Le Drian prévoit de créer plusieurs de ces sociétés, une par équipement majeur. Mais les détails du montage juridique sont encore en cours d’expertise. Personne ne sait combien l’État va devoir engager au capital (via des recettes venues de cessions de participations dans des entreprises publiques), ni quels industriels sont concernés (a priori seulement des Français, mais la réponse du ministère de la défense n’est pas définitive), ni quelles seront les garanties (par exemple en cas de casse d’un matériel de guerre), ou le montant du surcoût pour les finances publiques.

« On en est au stade du projet politique », dit-on pudiquement dans l’entourage de Jean-Yves Le Drian. « C’est très très flou », soupire une source de la défense. « Le mécanisme juridique est complexe, et il n’est pas encore sécurisé. Cela va être une course contre la montre et contre les résistances qui pourraient subsister. Je suis préoccupé par le calendrier »,estime aussi Jean Launay, député socialiste, rapporteur du budget opérationnel de la défense pour la commission des finances de l’Assemblée.

Le député UMP Jean-François Lamour va, lui, jusqu’à dénoncer un risque de perte de souveraineté en cas d’accord avec des sociétés étrangères. « D’un côté, on prône la dissuasion nucléaire au nom de l’indépendance de la France. Mais de l’autre, on va se mettre pieds et poings liés avec des intérêts privés ? » s’interroge-t-il. Avant de dénoncer un budget extrêmement fragile : « Les militaires ont validé la LPM mais ils sont déjà à la limite. Si elle est détricotée, on ne peut plus tout faire, la dissuasion, la projection et les Opex. On est sur de nombreux théâtres d’opérations mais on ne sait pas trouver 2 milliards… On a un problème de cohérence sur la doctrine, entre notre volonté d’indépendance, par exemple avec nos frappes autonomes en Irak, et l’affaiblissement de notre dispositif. » Le ministère de la défense a jusqu’à la fin de l’année pour boucler définitivement son budget.

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Irak, Syrie : la France navigue à vue

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Leur progression paraît inexorable. Vendredi 10 octobre, l’État islamique (EI) s’est emparé du quartier général des forces kurdes de Kobané, qui résiste depuis plus de trois semaines à l’invasion des djihadistes. Selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH), l’organisation occupait, vendredi, « au moins 40 % » de la ville du nord de la Syrie.

Les frappes de la coalition internationale n’ont pour l’instant servi à rien. Les États-Unis, qui ont encore bombardé deux positions de l’EI vendredi, en ont convenu : « Les frappes aériennes à elles seules ne vont pas y arriver, ne vont pas apporter une solution et sauver la ville de Kobané »,a expliqué mercredi un porte-parole du Pentagone.

De la fumée se dégage après une frappe américaine, vendredi, à Kobané.De la fumée se dégage après une frappe américaine, vendredi, à Kobané. © Reuters

Les appels à la Turquie de la communauté internationale sont également restés lettre morte : le président Recep Tayyip Erdogan répète en boucle que les Kurdes du PYD et du PKK sont aussi dangereux que l’État islamique  Pour nous, le PKK ne vaut pas mieux que l'EI », dit-il) et craint plus que tout l’instauration d’une région autonome pour les Kurdes. Il refuse toujours de laisser les Kurdes de Turquie franchir la frontière pour rejoindre leurs camarades syriens. Et il n’est pas prêt à intervenir militairement dans un conflit qui prendrait alors une nouvelle dimension régionale.

La chute de Kobané aurait pourtant d’innombrables conséquences : elle pourrait provoquer un massacre dans une ville défendue de façon acharnée, pendant de longs mois, par les forces kurdes; elle permettrait à l’EI de contrôler une large bande le long de la frontière turque et de renforcer sa continuité territoriale avec ses positions en Irak ; elle risquerait de relancer le conflit armé entre le PKK turc et le gouvernement d’Ankara ; elle discréditerait encore davantage l’intervention militaire de la coalition internationale menée par les États-Unis.

Ce discrédit s’étendrait inévitablement jusqu’à Paris. D’abord parce que la France défend la position de la Turquie face aux revendications kurdes. Au Quai d’Orsay, on se refuse à considérer le PYD comme un interlocuteur. Aucun contact n’a été établi, indique-t-on dans l’entourage de Laurent Fabius, qui insiste sur l’importance des relations avec Ankara. La France continue de juger le PKK comme une organisation terroriste – il figure sur la liste établie par l’Union européenne. Même chose pour son partenaire syrien, le PYD, à qui Paris reproche également son soutien à Bachar al-Assad depuis le début de la révolution syrienne.

La France a même été jusqu’à s’aligner complètement sur les demandes du gouvernement turc : mercredi, suite à un entretien téléphonique avec Erdogan, François Hollande a ainsi « apporté son soutien à l’idée, avancée par le président Erdogan, de créer une zone tampon entre la Syrie et la Turquie pour accueillir et protéger les personnes déplacées »,selon un communiqué de l’Élysée.

La proposition fait partie des vieilles revendications d’Ankara depuis le début du soulèvement syrien en 2011, alors que la Turquie accueille déjà plus d'un million et demi de réfugiés syriens. Pour les Kurdes, ce serait une déclaration de guerre : ils considèrent une telle zone en territoire syrien comme une volonté d’Erdogan d’occuper leur territoire pour mettre définitivement fin à leurs espoirs d’autonomie.  

Autant dire que l’accord de la France à une telle initiative a laissé cois nombre d’observateurs, et donné le sentiment d’une diplomatie naviguant à vue, dominée par les déclarations parfois imprévisibles de François Hollande. À part « circulez, rien à voir », la France fait comme si elle n’avait rien à dire sur la question kurde. Le Quai d’Orsay jure même qu’en Syrie, il ne voit aucun rapport avec la lutte contre l’État islamique…

François Hollande et Recep Tayyip Erdogan, en juin à Paris.François Hollande et Recep Tayyip Erdogan, en juin à Paris. © Reuters

Il n’empêche : face à l’ampleur du conflit, le discours de l’exécutif sur l’EI a un peu changé. D’abord parce que Paris commence à reconnaître publiquement que l’organisation djihadiste n’est pas seulement un groupuscule terroriste comme ceux qui régnaient au nord du Mali, mais une véritable armée. « On est face, non plus à des groupes de terroristes, mais face à une armée. Il faut le reconnaître. (…) C’est bien une armée qui s’est constituée », explique par exemple la députée PS Geneviève Gosselin-Fleury, membre de la commission de la défense.

« Il y a eu récemment un changement sémantique manifeste, qui ne relève pas que de la communication politique. Jean-Yves Le Drian répète systématiquement que l’EI n’est pas un groupe terroriste habituel mais bien une armée, avec 30 000 hommes et de l’argent. C’est un changement sémantique qui coïncide avec une vraie prise de conscience »,explique un diplomate. Le 7 octobre, devant la commission de la défense, le ministre a ainsi parlé d’« une armée, puissamment équipée, avec ses chars et son trésor de guerre ».

Un discours assez éloigné des éléments de langage de Laurent Fabius, qui a longuement expliqué, le mois dernier, pourquoi il parlait des « égorgeurs de Daech » (l'acronyme, en arabe, de l'État islamique en Irak et au Levant), et non d’un supposé «État ». Mais fin août, devant l’Assemblée nationale, le même ministre des affaires étrangères préférait l’expression de « califat de la barbarie et de la terreur ». Et il ajoutait : « Faisant fond sur son expérience à Raqqah, en Syrie, où il entretient une administration, le groupe de l’État islamique ne remplace effectivement pas les fonctionnaires qui lui font allégeance ; de fait, il se comporte comme un véritable État. Cela appelle réflexion, et invite à une approche nouvelle en matière de relations internationales, dans la mesure où les États traditionnels n’ont plus le monopole de la puissance, et d’autres groupes s’arrogent le privilège d’assurer les missions de police, de justice et de défense. »

« On est passé d’une communication sur le caractère barbare de Daech à une communication sur le temps long de la guerre », explique  un spécialiste de la défense. Certains responsables militaires français partagent d’ailleurs les estimations américaines selon lesquelles l’EI est un problème pour 15, 20 ou 30 ans – pas seulement les prochains mois ou même les cinq prochaines années.

Difficile également de comprendre pourquoi la France a choisi de tellement communiquer sur son engagement dans la coalition internationale en Irak – elle ne participe pas aux frappes en Syrie. Cette décision est d’autant plus surprenante que les forces françaises n’ont pour l’instant effectué que deux frappes ! C’est 1 % de l’effort militaire de la coalition, comme le rappelle L’Opinion.

La participation de la France ne se cantonne pas à ces interventions aériennes : elle passe aussi par l’envoi de matériels militaires pour les combattants kurdes d’Irak (les peshmergas) et pour l’opposition dite modérée à Bachar al-Assad de l’Armée syrienne libre. Mais la communication politique officielle reste disproportionnée par rapport à l’ampleur des opérations françaises. À tel point que le déséquilibre alimente le soupçon d’un exécutif tenté de combler son impopularité chronique par un activisme démesuré sur le terrain militaire. Mais un activisme dont on ne verrait pas vraiment quelle vision du monde il sous-tend.

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Accords de libre-échange: ce qu'en pense l'exécutif français

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C'est la mobilisation la plus ambitieuse de la société civile, depuis l'ouverture formelle des négociations pour un accord de libre-échange entre l'Europe et les États-Unis, en juin 2013. À l'appel d'une myriade d'organisations, d'Attac à la confédération paysanne, des économistes « atterrés » au collectif Roosevelt (lire la liste des collectifs ici), des manifestations « anti-TAFTA » doivent avoir lieu samedi dans des dizaines de lieux en France et d'autres dans toute l'Europe.

Les manifestants appelleront à la suspension des négociations du « TAFTA », le surnom que ses adversaires ont donné au « TTIP », le futur accord de libre-échange transatlantique entre Bruxelles et Washington, encore très loin de voir le jour. Ils plaideront aussi pour le blocage d'un accord similaire, déjà négocié, mais pas encore ratifié par les États membres de l'Union, avec le Canada (CETA). Ils réclameront enfin l'arrêt des discussions sur TISA, révélées par Wikileaks en juin dernier, qui portent sur la libéralisation des services financiers.

TTIP, CETA, TISA… Ces trois chantiers, plus ou moins avancés, inquiètent beaucoup de citoyens, persuadés que ces accords serviront avant tout les intérêts des multinationales, à l'encontre de ceux des populations. Pour la commission européenne, c'est, à l'inverse, l'un des remèdes pour doper la croissance en berne de l'économie sur le continent. L'opacité dans laquelle se déroulent les discussions n'arrange rien (retrouver ici l'ensemble des articles de Mediapart sur TTIP et CETA).

L'Américain Dan Mullaney et l'Espagnol Ignacio Garcia Bercero, négociateurs en chef du TTIP, le 18 juillet 2014L'Américain Dan Mullaney et l'Espagnol Ignacio Garcia Bercero, négociateurs en chef du TTIP, le 18 juillet 2014 © Commission européenne.

À la veille de cette mobilisation, les capitales européennes ont sans doute voulu envoyer un signal : elles ont enfin donné leur feu vert, jeudi, pour publier l'intégralité du mandat de négociations du TTIP. Soit… quinze mois après la signature du document. « Mieux vaut tard que jamais », a ironisé le patron de la commission commerce international du parlement européen, Bernd Lange. Problème, aux yeux des ONG : le mandat – qui avait en fait déjà « fuité » dans la presse – est quasiment périmé, à la vitesse où évoluent les discussions. Il ne dit rien des vraies batailles en cours ces jours-ci, entre Washington et Bruxelles, sur des enjeux très précis, comme le mécanisme d'arbitrage entre État et investisseur (lire ici) ou le processus de fixation des prix des médicaments (lire là).

« Ce n'est pas parce que le document était accessible qu'il ne fallait pas le faire. Nous avons fait aboutir cette question, il y aura un avant et un après », se félicite Matthias Fekl, le nouveau secrétaire d'État au commerce extérieur, dans un entretien à Mediapart. En deux ans et demi, l'ancien député est le cinquième socialiste à s'occuper du dossier hypersensible du TTIP. Alors que le Front national, le Front de gauche, Europe Écologie, le NPA ou encore Nouvelle Donne sont vent debout contre ces projets d'accord, Fekl plaide haut et fort pour un débat public et transparent, en France, sur les enjeux posés par ces négociations.

« Bien sûr qu'il y a des peurs des citoyens, et c'est tout à fait normal. L'inquiétude générale sur le texte ne me paraît pas fondée, mais il y a des inquiétudes plus précises, sur tel ou tel point, qui sont tout à fait compréhensibles. D'autant que l'on parle d'un texte négocié à l'abri des regards », avance Matthias Fekl.

« Il ne faut pas avoir peur de mener ces débats devant l'opinion publique. C'est le principe même d'une démocratie en bonne santé. Si nous ne sommes pas capables de parler publiquement de ce traité, alors il ne faut pas le faire. Il faut aller jusqu'à débattre au grand jour des points difficiles des négociations, il faut en parler ! » insiste celui qui espère que les parlementaires français investiront davantage le sujet dans les mois à venir, à l'instar de leurs collègues allemands du Bundestag. Fekl vient aussi d'inviter des représentants de la société civile à intégrer l'un des deux collèges du « comité stratégique de suivi » du TTIP, une structure créée l'an dernier pour suivre, depuis Paris, les négociations.

Ce plaidoyer pour un débat au grand jour sur les enjeux des négociations commerciales peut surprendre. Jusqu'à peu, l'exécutif français ne se souciait pas de faire la pédagogie de ces questions, souvent techniques. Et quand François Hollande a abordé le sujet publiquement, en marge de son déplacement aux États-Unis en février, c'était pour mieux l'expédier. Le chef de l'État avait expliqué aux Américains qu'il fallait « aller vite » : « Aller vite n'est pas un problème, c'est une solution. Nous avons tout à gagner à aller vite. Sinon, nous savons bien qu'il y aura une accumulation de peurs, de menaces, de crispations. » Ces propos avaient, à l'époque, choqué nombre d'acteurs de la société civile.

Au-delà de ce souci de transparence, qu'il reste à concrétiser, quelles sont, aujourd'hui, les grandes lignes de la position française ? Paris aura à se prononcer sur CETA, l'accord avec le Canada qui sert de modèle au futur TTIP avec les États-Unis, dans les semaines à venir. Le texte, négocié depuis 2009, a enfin été publié fin septembre, en marge du sommet d'Ottawa (lire notre décryptage). Il reste aux 28 capitales de l'UE à le valider, puis au parlement européen – ce qui est loin d'être acquis – et enfin, sans doute, aux parlements nationaux au sein de l'UE.

« Il y a eu des avancées très importantes dans l'ouverture des marchés publics canadiens, et d'importants progrès ont été faits pour la protection des indications géographiques. Ce sont des points clés pour les Français », juge Fekl. Les Français estiment que les entreprises nationales devraient profiter de l'accord – et gagner des parts de marché au Canada – dans de très nombreux secteurs, de l'automobile au textile, passant par la chimie.

« À nos yeux, si l'on regarde secteur par secteur, c'est plutôt un bon accord. Mais la question de l'ISDS est clairement sur la table », poursuit Matthias Fekl, en référence à la disposition la plus controversée, ce mécanisme d'arbitrage entre État et investisseur, dit ISDS dans le jargon des négociations commerciales. Cette clause est censée apporter aux entreprises des garanties juridiques pour investir davantage à l'étranger. Mais cela revient aussi à autoriser des groupes privés à attaquer en justice, devant des tribunaux ad hoc, des États, parce que ceux-ci auraient mis en place des lois qui nuiraient à la rentabilité de ces entreprises (lire notre enquête).

Si Angela Merkel, la chancelière allemande, n'a pas pris position de manière nette sur le sujet, son ministre de l'économie, Sigmar Gabriel, un social-démocrate du SPD, a affirmé, fin septembre, devant le Bundestag, que l'Allemagne ne signerait pas CETA tant que le mécanisme d'arbitrage ne serait pas retiré de l'accord. C'est aussi la position qu'ont relayée, en off, les négociateurs allemands à Bruxelles durant tout l'été (lire notre article). Au parlement européen, le groupe des sociaux-démocrates (auquel appartient le PS français) s'est prononcé, à plusieurs reprises, pour un accord avec le Canada sans CETA.

Mais l'exécutif socialiste français a choisi, lui, de se montrer plus prudent. Il ne plaide pas ouvertement pour l'exclusion de la clause ISDS. D'abord parce que rejeter l'ISDS inclus dans CETA risque de tuer l'ensemble de l'accord – ce que les Français ne souhaitent pas, jugeant qu'il y a dans l'accord de nombreux intérêts « offensifs » pour les entreprises hexagonales (en clair : des dispositions qui vont permettre aux entreprises françaises d'accroître leurs parts de marché au Canada). Ensuite, et surtout, parce que ce mécanisme d'arbitrage n'est pas tout à fait nouveau : la France a déjà conclu, depuis la fin des années 1970, plus de 90 accords de libre-échange qui contiennent un système plus ou moins similaire. Si Paris rejetait l'ISDS dans CETA, l'avenir de cette batterie d'accords plus anciens serait-il alors, par ricochet, menacé ? C'est l'une des inconnues du dossier sur lequel l'exécutif français a décidé d'avancer avec extrême prudence.

L'une des affiches de la mobilisation « Stop TAFTA » de samedi.L'une des affiches de la mobilisation « Stop TAFTA » de samedi.

Sans le dire frontalement, comme leurs collègues sociaux-démocrates allemands, les Français se tiennent tout de même à distance de la position du commissaire européen au commerce (sur le départ), Karel De Gucht. Ce dernier estime qu'il n'y a plus de renégociation possible du texte, car ce serait « la mort de l'accord ». Selon De Gucht, soit les 28 valident le texte en l'état, soit ils le rejettent. Mais il est convaincu qu'Ottawa ne voudra pas reprendre les négociations sur la base d'un CETA débarrassé du mécanisme d'arbitrage.

Tout le monde devrait y voir plus clair à partir de novembre, lorsque la commission européenne publiera (enfin) les analyses de la consultation publique qu'elle a lancée, au printemps, sur le volet ISDS contenu dans l'accord avec les États-Unis (lire notre article). Jean-Claude Juncker, le futur président de la commission, a laissé entendre qu'il était plutôt opposé à cette clause d'arbitrage, quand la future commissaire au commerce, Cecilia Malmström, s'est quant à elle montrée, la semaine dernière, plus prudente. (« Supprimer l'ISDS de l'accord avec le Canada, ce ne serait pas une bonne idée, alors que CETA est un très bon accord. »)

La bataille sur le mécanisme d'arbitrage (ISDS) va continuer à battre son plein à Bruxelles et il est encore très difficile de voir dans quel sens les Français vont pousser. D'autant que la position française, qui tarde à se concrétiser, est élaborée par plusieurs acteurs à Paris, dont le secrétariat d'État au commerce (rattaché au ministre des affaires étrangères Laurent Fabius) et le tout-puissant Trésor, relié à Bercy, qui ne pensent pas forcément de la même façon. Reste à savoir, aussi, si les Français sont prêts à investir de l'énergie à Bruxelles sur ce dossier précis. L'enjeu est loin d'être anecdotique : au-delà du sort du CETA, c'est l'avenir de cette même clause dans le TTIP qui se jouera dans les mois à venir, et donc le sort de l'accord de libre-échange avec les États-Unis tout entier.

BOITE NOIREL'entretien avec Matthias Fekl s'est déroulé le 9 octobre à Paris. Il a relu ses propos.

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Les chercheurs sonnent le tocsin et marchent sur Paris

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Leur laboratoire n’est pas le moins bien doté, pas le moins considéré non plus. Au sein de l’unité de recherche « neurologie et développement », située sur le campus du CNRS de Gif-sur-Yvette (Essonne), l’équipe de Laure Bally-Cuif a pourtant été l’une des premières à rejoindre le mouvement « Sciences en marche ». Lancé à l’origine par une équipe de chercheurs de Montpellier pour alerter le grand public sur la paupérisation de la recherche en France, ce mouvement a depuis été rallié par des milliers de chercheurs.

Ils se sont fixé l’objectif de converger à pied ou à vélo sur Paris le 17 octobre pour un grand rassemblement (leur site internet est ici). Plusieurs cortèges sont déjà partis de Lyon, Aix, Marseille, Montpellier, Strasbourg, qui prévoient sur leur trajet des étapes pour aller à la rencontre du grand public.

Dix ans après le mouvement « Sauvons la recherche », le paysage de la recherche s’est profondément transformé avec un financement désormais majoritairement sur projet et à court-terme. « Sciences en marche » entend dénoncer la casse de l’emploi public, la précarité généralisée avec des laboratoires financièrement asphyxiés. L’alternance politique n’a apporté, selon eux, aucun changement de cap. La baisse des crédits fixes aux laboratoires se poursuit alors même que le Crédit impôt recherche (CIR) – environ 6 milliards d’euros –, cadeau fiscal aux entreprises sans aucun contrôle, est sanctuarisé.

Les chercheurs mobilisés ne veulent surtout pas que leur message se résume à une simple plainte. Passionnés par leur métier, ils souhaitent aussi aller vers le grand public pour expliquer une activité souvent mal comprise et parfois dénigrée – on se souvient de Nicolas Sarkozy mimant les chercheurs venant à leur laboratoire parce que c'était « chauffé » et qu'il y avait « de la lumière». Des rencontres, des débats publics sont donc prévus tout au long du parcours. « Le plus frappant, c’est le manque de confiance des pouvoirs publics envers les chercheurs. Nous sommes quand même triés sur le volet, on est passionnés par ce qu’on fait et malgré tout cela, on doit se justifier en permanence sur tous les plans », déplore la directrice du laboratoire, Laure Bally-Cuif. 

Techniciens, ingénieurs de recherche, directeurs de labos... Voici des portraits de chercheurs, à la fois enthousiastes et inquiets.

Les « post-doc »

Cécile MiletCécile Milet © LD

  • Cécile Milet, coordinatrice de Sciences en marche Île-de-France sud

« Je suis depuis quatre ans et demi en post-doc (CDD après la thèse - ndlr). Et au chômage depuis septembre. Je fais de la biologie du développement. Mes recherches portent sur une population de cellules, la crête neurale, qu’on peut observer chez les embryons de vertébrés, et je travaille en utilisant la grenouille comme modèle d’étude. Les mécanismes qui permettent à ces cellules de migrer sont les mêmes que ceux des cellules des métastases.

C’est vraiment de la recherche fondamentale et en même temps cela peut permettre de comprendre des défauts congénitaux, de faire des parallèles avec les cellules tumorales. Depuis ma thèse, j’ai enchaîné les contrats « post-doc » pour des durées variables. Treize mois financés par la région Île-de-France, trois mois par la Ligue contre le cancer.

Je n’ai pas encore passé les concours du CNRS et de l’Inserm parce que même à bac +14, mon dossier n’est pas assez étoffé, compte tenu de la concurrence. Lorsque j’ai passé les concours de maître de conférences, les personnes qui ont été recrutées avaient en moyenne cinq ans de plus que moi. En se lançant dans une carrière de chercheur, on savait que ce serait dur mais pas autant. J’espère décrocher un nouveau contrat de post-doc en janvier sinon je serai peut-être obligée d’abandonner la recherche alors que ce métier me passionne et est extrêmement enrichissant. »

  • Nicolas, 35 ans (a souhaité rester anonyme)

« Après avoir soutenu ma thèse, je suis parti en post-doc à l’université de Yale pendant quatre ans et demi. À mon retour, j’ai passé les concours du CNRS et de l’Inserm. J’ai fini septième à l’Inserm où il n’y avait que quatre postes cette année pour plus d'une centaine de candidats. Comme il y a très peu de postes, le niveau est plus qu’excellent. D’autant que nous sommes en concurrence avec des chercheurs du monde entier. Aujourd’hui, j’ai encore un an de contrat. Après je ne sais pas. Être au chômage, même peu de temps, est terrible pour nous. Notre environnement est tellement compétitif qu’on risque de sortir du circuit très vite. Ma compagne, qui est également chercheur, enchaîne des CDD de six mois depuis notre retour en France. Comme les labos n’ont pas les financements suffisants, ils paient sur la durée qu’ils peuvent.

Avoir des contrats courts a des conséquences sur nos recherches. Cela oblige à construire de petits projets qui aboutissent rapidement. Difficile avec ces contraintes d’espérer révolutionner la science. Il y a aussi des effets de mode absurdes dans les thèmes de recherche. J’ai commencé à travailler sur l’évolution des animaux. C’est passionnant mais j’ai décidé de réorienter mes recherches car il y a peu de perspectives dans ce domaine. Les priorités ne sont pas mises là-dessus. »

Les directeurs de labo

Laure Bally-Cuif, directrice de recherche au CNRS et chef d'équipe

Les ingénieurs de recherche

  • Isabelle Foucher, ingénieur de recherche statutaire

« J’ai 39 ans. Après ma thèse, j’ai fait mon post-doctorat en Angleterre. Avant d’être titularisée, j’ai aussi vécu des années en CDD avec chaque année l’épée de Damoclès quant à savoir si j’allais pouvoir continuer. J’ai attendu d’avoir 36 ans pour faire un enfant. J’adore ce que je fais. Je gagne 2 200 euros. D’ailleurs, nos professions sont dans une situation paradoxale puisque les gens aiment ce qu’ils font et pourtant il y a aussi une énorme détresse humaine. Autour de nous, beaucoup ont arrêté ou ont finalement accepté des emplois à bac +2. J’ai de très bonnes copines qui sont parties après leur thèse aux États-Unis et qui ne comptent pas revenir. Elles ont fait leur vie là-bas. Au CNRS, on ne sait même pas s’il va y avoir des concours dans les prochaines années. Cinq ans sans recruter personne, c’est une catastrophe humaine pour tous ceux qui auraient dû rentrer dans cette fenêtre de temps. »

Isabelle Foucher, ingénieur de rechercheIsabelle Foucher, ingénieur de recherche
  • Sara Ortica, ingénieur d’étude en CDD (italienne)

« Je suis italienne. Mon CDD ici va être renouvelé pour trois ans. J’ai fait mon doctorat en France à l’institut Pasteur. Je gagne 1 700 euros par mois. Mon mari est physicien et vient de trouver un poste au CNRS. La situation de la recherche est pire en Italie qu’ici puisque tous mes amis qui faisaient de la biotechnologie comme moi sont partis à l’étranger ou ont changé de travail. Avec les coupes budgétaires actuelles, j’ai pourtant peur que vous preniez le même chemin que nous. Bizarrement, quand j’ai cherché du travail dans les entreprises, après mon doctorat,  je me suis rendu compte qu’avoir un doctorat posait problème. C’est comme si c’était un handicap. Ils pensent qu’on est un peu des étudiants attardés et que ce n’est pas une expérience professionnelle. Si j’avais su, peut-être que je n’aurais pas fait de thèse ! »

Les chercheurs

  • Marion Coolen, chargée de recherche

« Je suis chargée de recherche 2e classe. C’est le premier grade des jeunes chercheurs. J’ai 32 ans et j’ai été recrutée l’an dernier après un post-doc de deux ans en Allemagne, puis trois ans en France. J’ai été reçue au concours de l’Inserm où il n’y avait que cinq postes pour une centaine de candidats. On se dit qu’on a de la chance mais voir toute cette précarité autour de nous n’est pas toujours facile à vivre. On a parfois l’impression d’utiliser les gens comme des chaussettes. Nos étudiants se demandent si le jeu en vaut vraiment la chandelle et on les comprend. Notre labo bénéficie pourtant des meilleurs financements que l’on peut avoir en France, notamment via l’European research council (agence européenne de recherche). Sans cela, on ne pourrait d’ailleurs pas travailler. Les crédits récurrents donnés par les tutelles sont ridicules. Ça paie juste un ordinateur, l’électricité…. Tout le reste est sur projet. Ce que l’on fait n’est pas toujours bien compris. C’est peut-être à nous d’aller aussi un peu plus vers le grand public. C’est d’ailleurs un des buts de Sciences en marche que je trouve le plus intéressant. »

La chercheuse Marion CoolenLa chercheuse Marion Coolen © LD
  • Michaël Demarque, chargé de recherche

« Je suis chargé de recherche première classe. Je n'ai été recruté au CNRS qu'à 37 ans. Après ma thèse, je suis parti cinq ans et demi aux États-Unis et j’ai passé huit mois au chômage à mon retour, ou plus exactement comme allocataire de l'ATA (allocation temporaire d’attente) puisque j’avais perdu mes droits au chômage. Soit 330 euros par mois. On passe par des moments où l’on se demande si l’on va pouvoir continuer. Quoi que dise le gouvernement actuel, la ligne politique est exactement la même que sous le précédent. L’idée dominante selon laquelle il faut avoir une lisibilité immédiate des applications de nos recherches s’est même renforcée.

Si je pense à la Green fluorescent protein (GFP), utilisée aujourd’hui par 90 % des labos de neurobiologie, le chercheur qui l'a découverte a commencé par pêcher des méduses sur la côte ouest des États-Unis. Aujourd’hui, s’il présentait son projet, la plupart des comités d’experts lui riraient au nez. Alors que sa découverte a vraiment changé la face de la recherche et lui a valu le prix Nobel. Une partie du crédit impôt recherche est dévoyée et ne correspond pas à un investissement dans la recherche et l'innovation. Par exemple, alors que de grands groupes pharmaceutiques s'adossent aux laboratoires publics pour leurs recherches et licencient leurs équipes de R&D, ils continuent à toucher des millions d'euros du CIR. »

Michaël Demarque, chargé de rechercheMichaël Demarque, chargé de recherche © LD
  • Anne-Hélène Monsoro-Burq, professeur en biologie et chef d’équipe de recherche à l'Université Paris Sud

« La qualité de la recherche française est excellente. Il faut bien mettre cela en avant. Il faut aussi comprendre que cette grande qualité est le résultat d'un soutien efficace à la recherche tout au long des dernières décennies. Il est absurde et irresponsable de faire des économies de bouts de chandelle sur le dos de nos laboratoires : on sape l'avenir de la recherche en France et on le paiera cher, pas tout de suite, mais dans dix, vingt ans assurément. Les pouvoirs publics, peut-être mal conseillés, n’ont aucune vision à long terme. »

Les techniciens animaliers

Matthieu Simion et Sébastien Bedu, techniciens animaliers statutaires au sein du laboratoire

Les doctorants

  • Emmanuel Than Trong, en thèse

« Je suis actuellement en deuxième année de thèse au CNRS de Gif-sur-Yvette. J’ai 30 ans. Après mon master en neurosciences, j’ai obtenu une bourse de l’université Paris Sud pour financer ma thèse. Celle-ci s’élève à 1 370 euros par mois. Si on est tous ici passionnés par ce que l’on fait, c’est vrai que quand on voit les difficultés rencontrées par les « post-doc » – l’investissement et les sacrifices personnels, l’angoisse d’obtenir des résultats probants et la pression devant la nécessité de publier à temps, tout cela pour une infime chance d’obtenir un jour un poste stable –, on se pose forcément des questions. Voir les directeurs de labo passer tant de temps à chercher des financements au lieu de se consacrer à la science, cela fait réfléchir. »

Emmanuel Than Trong, doctorantEmmanuel Than Trong, doctorant © LD

  • Romain Fontaine, 26 ans, en fin de thèse

« Je suis doctorant, ma bourse s’est arrêtée en septembre et je suis donc actuellement au chômage. Pourtant, je ne passerai ma thèse que le 18 décembre. J’étudie une voie neuro-hormonale de contrôle de la reproduction et cherche à analyser les propriétés d'un système qui bloque la reproduction chez certaines espèces. On peut imaginer des applications pour l’aquaculture ou l’élevage à long terme. J’ai fait un Master international, entre la France (UPMC), le Chili (PUC) et l’Espagne (UAB). Pour continuer dans la recherche, on nous encourage à partir à l’étranger après la thèse, mais il est parfois très difficile de revenir, comme il n’y a presque aucun poste ici.

Les entreprises privées ne s’intéressent guère aux docteurs. Elles n’ont aucune idée de nos compétences et de la qualité des formations que nous avons suivies durant notre parcours. C’est un vrai problème culturel. Dans la haute fonction publique comme dans l’entreprise, où le modèle grande école est privilégié, il y a très peu de docteurs. Les recruteurs n’embauchent que des gens issus des modèles qu’ils connaissent. »

Philippe Vernier, directeur de l'unité

Philippe VernierPhilippe Vernier © LD

« Je ne suis pas hostile au financement par projets qui donne de la souplesse et des moyens pour répondre à la compétition mondiale. Mais on est tombé tellement bas dans l’attribution de crédits récurrents, ou fixes, que ce n’est plus viable.

Notre unité est classée A+ (la note maximale - ndlr) et pourtant mes crédits baissent depuis cinq ans, de 40 % à peu près sur la période. On compense en allant chercher du financement par projet, mais désormais la recherche de financement, la gestion quotidienne des dossiers de financement, me prend 80 % de mon temps. C’est épuisant et il n’est pas étonnant que certains directeurs de labo fassent des burn out. Nous avions par exemple cinq gestionnaires il y a quelques années. Nous n’en avons plus que deux alors que nous avons bien plus de paperasse. 

Tout cela contribue d’ailleurs à dévaloriser notre métier auprès des étudiants. En particulier quand ils voient le mal qu’on a à faire tourner nos labos. C’est l’un des points qui m’inquiète le plus. Nous attirons deux ou trois fois moins d’étudiants dans nos masters qu’il y a quelques années. L’image de la recherche s’est dégradée dans l’opinion sans compter les discours de certains qui pensent qu’on vient dans nos labos « parce qu’il y a de la lumière et que c’est chauffé ».

Le choix de cette politique est d’autant plus navrant qu’il ne faudrait pas grand-chose financièrement pour tirer notre recherche de l’ornière. Le budget du PSG peut-être… L’avenir d’un pays, c’est ses étudiants. Cela ne devrait même pas se discuter. Si on perd une génération d’esprit agile, bien formée, c’est très grave. Il faudra vingt ans pour la récupérer. »

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Transition énergétique: poussée électrique à l’Assemblée

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Depuis le début de la semaine, les députés examinent le projet de loi de transition énergétique. Le texte est long (64 articles), la discussion progresse lentement, victime de la stratégie d’obstruction des élus de l’UMP (lire notre boîte noire). Au fur et à mesure de l’examen des articles, leurs subtilités révèlent la complexité baroque du système énergétique français. La modification de certains détails peut entraîner des effets en cascade.

Ainsi en est-il de la prise en compte des émissions de gaz à effet de serre dans la performance énergétique des logements. Lors des travaux préparatoires, le président de la commission spéciale, le socialiste François Brottes, a fait discrètement passer un amendement ultra technique qui retouche le code de la construction et de l’habitation (en son article L111-9) : à partir de 2015, un « plafond » d’émissions de gaz à effet de serre doit être pris en considération dans la définition de la performance énergétique des constructions neuves. Auparavant, un simple « niveau » était requis pour 2020. En apparence, c’est un progrès pour le climat. « La loi veut réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40 % d’ici 2030 et les diviser par quatre en 2050, il est logique de les intégrer dans la réglementation thermique », explique-t-il.

Ségolène Royal lors de la présentation du compteur électrique "intelligent" d'ERDF, mai 2014 (©MEDDE).Ségolène Royal lors de la présentation du compteur électrique "intelligent" d'ERDF, mai 2014 (©MEDDE).

Le problème, c’est que cette mesure risque de favoriser l’installation de radiateurs électriques, a priori moins émetteurs de CO2 que les chaufferies au fioul et les chaudières à gaz, compte tenu de la part du nucléaire dans la production de notre courant (75 %). Or ce mode de chauffage est énergivore, au point de causer d’importants pics de consommation en fin de journée lorsque les ménages rentrent chez eux : on parle alors de « pointe ». Pour répondre à cette brusque hausse de la demande, il faut d’un coup fortement augmenter la production d’électricité et donc actionner les centrales thermiques (charbon, fioul, gaz), les seules capables de démarrer rapidement – contrairement aux réacteurs atomiques qui tournent « en base ». Si bien qu’en réalité, le chauffage électrique contribue lui aussi à dérégler le climat.

RTE, la filiale d’EDF chargée de transporter le courant, s’inquiète dans son dernier rapport du « séisme des pics de consommation » atteints lors de la vague de froid, en novembre 2012. Un phénomène qui fragilise le système électrique et aggrave le risque de « black out », au fur et à mesure qu’augmente le nombre de radiateurs. « Durant la dernière décennie, on a ainsi constaté une augmentation des pics de consommation deux à trois fois plus rapide que celle de la consommation annuelle en énergie », décrit RTE, selon qui : « En 2014, la variation de puissance atteint 2 400 mégawatts (MW) de plus par degré en moins en hiver, alors qu’elle était de 1 500 MW par degré en 2000. »

Mais pour François Brottes, les logements qui sortent aujourd’hui de terre sont bien isolés. La réglementation thermique (dite « RT 2012 ») limite leur dépense à 40 à 60 kilowattheure par m2 et par an. « Ils consomment beaucoup moins que les constructions des années 1970 et n’empêchent pas de bien gérer la pointe. La gestion du chauffage électrique n’a plus rien à voir avec ce qui se passait avant. Ce procès permanent est un peu intégriste », se défend-il. C’est aussi la vision du gouvernement, qui reconnaît que cette mesure permettrait de redonner de l’attractivité au chauffage électrique mais que ce n’est pas forcément une mauvaise chose dans des logements bien isolés. Dans l’hémicycle, Ségolène Royal devrait présenter un amendement reportant d’un an, à 2016, la réforme Brottes (article 5 de la loi), mais en acceptant la philosophie.

« Les normes "bâtiment basse consommation" (BBC), RT 2012, bâtiment passif & Cie font très fortement baisser la consommation, mais cette faible consommation continue de se faire au moment de la pointe et donc tout nouveau chauffage électrique vient aggraver la situation, analyse Raphaël Claustre, directeur du CLER (Réseau pour la transition énergétique) : ajouter du chauffage électrique à un bâtiment performant, c'est faire empirer la situation avec modération. »

Surtout, cela fait des années que le monde de l’énergie se divise sur le mode de calcul du bilan carbone du chauffage électrique. Ce fut même l’une des batailles homériques du Grenelle de l’environnement. Résultat : il n’existe toujours pas de méthode consensuelle. Vers 2007, une note commune de l’ADEME et de RTE apparemment validée et diffusée dans leurs services respectifs faillit n'être jamais publiée, car elle estimait la valeur marginale du contenu CO2 du chauffage électrique entre 500 et 600 grammes de CO2/kWh, soit plus que des chaudières au gaz. Alors qu’EDF et le lobby de l’électricité défendent un calcul en moyenne autour de 180 g CO2. Rien à voir.

« Cela fait dix ans qu’on se bat là-dessus, et ils pensent y arriver en quelque mois ? » s’étonne une bonne connaisseuse du sujet. Ancien membre d’une commission qui devait déterminer le bilan carbone de l’énergie, Raphaël Claustre raconte : « C’est le seul groupe de travail où j'ai entendu un fonctionnaire dire "on ne peut pas publier la méthode proposée par le ministère car elle n'a pas été validée par EDF". Il ne voyait pas où était le problème de faire valider les travaux de l'administration par une société anonyme. »

Raccourcir les délais va-t-il favoriser le mode de calcul d’EDF et donc renforcer le chauffage électrique ? Nul ne peut l’exclure. Ce n’est pas qu’un enjeu d’émissions de gaz à effet de serre. C’est aussi, beaucoup, une bataille de parts de marché : car depuis l’adoption de la nouvelle réglementation thermique pour le neuf, la part des convecteurs électriques dans les logements baisse : pour 2013, le chauffage électrique conserve la première place, à 42 % de la surface de plancher construite, mais loin des 70 % des années 2006-2009 (selon Cler Infos de septembre-octobre 2014).

Le chauffage au gaz est un bénéficiaire important de cette baisse, en revenant à 40 %, et donc plus haut que ses 30 % de parts de marché du début des années 2000. En logement collectif, la substitution de l’électrique (18 %) par du gaz (69 %), et dans une moindre mesure de la chaleur de réseau (11 %), est très nette. Et en maisons individuelles, qui représentent près de la moitié de la surface construite en 2013, le chauffage électrique se maintient à 61 %. Cette transformation en cours du marché du chauffage en France inquiète le secteur de l’électricité, y compris les fabricants de convecteurs.

L’autre risque, « c’est une fragilisation de la réglementation thermique et la création d’un désordre dans le secteur du bâtiment », analyse une experte. Tout le contraire de ce qu’il faudrait faire : rassurer et mettre en ordre de marche le secteur de la construction pour qu’il s’adapte aux enjeux de la transition énergétique.

BOITE NOIREJ'ai modifié cet article dimanche 12 octobre à 17h45 car un ancien de l'Ademe m'a certifié que la note sur le contenu co2 de la pointe émectroque avait fini par être publiée.

Au troisième jour de discussion du projet de loi de transition énergétique à l'Assemblée, à 1 heure du matin, les députés en étaient toujours à l'examen du premier article (sur 64 en tout), bloqués par la stratégie d'obstruction des élus UMP. L'article 5 concerné par cet amendement n'avait donc toujours pas été discuté.

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Accords de libre-échange: ce qu'en pense la France

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C'est la mobilisation la plus ambitieuse de la société civile, depuis l'ouverture formelle des négociations pour un accord de libre-échange entre l'Europe et les États-Unis, en juin 2013. À l'appel d'une myriade d'organisations, d'Attac à la confédération paysanne, des économistes « atterrés » au collectif Roosevelt (lire la liste des collectifs ici), des manifestations « anti-TAFTA » doivent avoir lieu samedi dans des dizaines de lieux en France et d'autres dans toute l'Europe.

Les manifestants appelleront à la suspension des négociations du « TAFTA », le surnom que ses adversaires ont donné au « TTIP », le futur accord de libre-échange transatlantique entre Bruxelles et Washington, encore très loin de voir le jour. Ils plaideront aussi pour le blocage d'un accord similaire, déjà négocié, mais pas encore ratifié par les États membres de l'Union, avec le Canada (CETA). Ils réclameront enfin l'arrêt des discussions sur TISA, révélées par Wikileaks en juin dernier, qui portent sur la libéralisation des services financiers.

TTIP, CETA, TISA… Ces trois chantiers, plus ou moins avancés, inquiètent beaucoup de citoyens, persuadés que ces accords serviront avant tout les intérêts des multinationales, à l'encontre de ceux des populations. Pour la commission européenne, c'est, à l'inverse, l'un des remèdes pour doper la croissance en berne de l'économie sur le continent. L'opacité dans laquelle se déroulent les discussions n'arrange rien (retrouver ici l'ensemble des articles de Mediapart sur TTIP et CETA).

L'Américain Dan Mullaney et l'Espagnol Ignacio Garcia Bercero, négociateurs en chef du TTIP, le 18 juillet 2014L'Américain Dan Mullaney et l'Espagnol Ignacio Garcia Bercero, négociateurs en chef du TTIP, le 18 juillet 2014 © Commission européenne.

À la veille de cette mobilisation, les capitales européennes ont sans doute voulu envoyer un signal : elles ont enfin donné leur feu vert, jeudi, pour publier l'intégralité du mandat de négociations du TTIP. Soit… quinze mois après la signature du document. « Mieux vaut tard que jamais », a ironisé le patron de la commission commerce international du parlement européen, Bernd Lange. Problème, aux yeux des ONG : le mandat – qui avait en fait déjà « fuité » dans la presse – est quasiment périmé, à la vitesse où évoluent les discussions. Il ne dit rien des vraies batailles en cours ces jours-ci, entre Washington et Bruxelles, sur des enjeux très précis, comme le mécanisme d'arbitrage entre État et investisseur (lire ici) ou le processus de fixation des prix des médicaments (lire là).

« Ce n'est pas parce que le document était accessible qu'il ne fallait pas le faire. Nous avons fait aboutir cette question, il y aura un avant et un après », se félicite Matthias Fekl, le nouveau secrétaire d'État au commerce extérieur, dans un entretien à Mediapart. En deux ans et demi, l'ancien député est le cinquième socialiste à s'occuper du dossier hypersensible du TTIP. Alors que le Front national, le Front de gauche, Europe Écologie, le NPA ou encore Nouvelle Donne sont vent debout contre ces projets d'accord, Fekl plaide haut et fort pour un débat public et transparent, en France, sur les enjeux posés par ces négociations.

« Bien sûr qu'il y a des peurs des citoyens, et c'est tout à fait normal. L'inquiétude générale sur le texte ne me paraît pas fondée, mais il y a des inquiétudes plus précises, sur tel ou tel point, qui sont tout à fait compréhensibles. D'autant que l'on parle d'un texte négocié à l'abri des regards », avance Matthias Fekl.

« Il ne faut pas avoir peur de mener ces débats devant l'opinion publique. C'est le principe même d'une démocratie en bonne santé. Si nous ne sommes pas capables de parler publiquement de ce traité, alors il ne faut pas le faire. Il faut aller jusqu'à débattre au grand jour des points difficiles des négociations, il faut en parler ! » insiste celui qui espère que les parlementaires français investiront davantage le sujet dans les mois à venir, à l'instar de leurs collègues allemands du Bundestag. Fekl vient aussi d'inviter des représentants de la société civile à intégrer l'un des deux collèges du « comité stratégique de suivi » du TTIP, une structure créée l'an dernier pour suivre, depuis Paris, les négociations.

Ce plaidoyer pour un débat au grand jour sur les enjeux des négociations commerciales peut surprendre. Jusqu'à peu, l'exécutif français ne se souciait pas de faire la pédagogie de ces questions, souvent techniques. Et quand François Hollande a abordé le sujet publiquement, en marge de son déplacement aux États-Unis en février, c'était pour mieux l'expédier. Le chef de l'État avait expliqué aux Américains qu'il fallait « aller vite » : « Aller vite n'est pas un problème, c'est une solution. Nous avons tout à gagner à aller vite. Sinon, nous savons bien qu'il y aura une accumulation de peurs, de menaces, de crispations. » Ces propos avaient, à l'époque, choqué nombre d'acteurs de la société civile.

Au-delà de ce souci de transparence, qu'il reste à concrétiser, quelles sont, aujourd'hui, les grandes lignes de la position française ? Paris aura à se prononcer sur CETA, l'accord avec le Canada qui sert de modèle au futur TTIP avec les États-Unis, dans les semaines à venir. Le texte, négocié depuis 2009, a enfin été publié fin septembre, en marge du sommet d'Ottawa (lire notre décryptage). Il reste aux 28 capitales de l'UE à le valider, puis au parlement européen – ce qui est loin d'être acquis – et enfin, sans doute, aux parlements nationaux au sein de l'UE.

« Il y a eu des avancées très importantes dans l'ouverture des marchés publics canadiens, et d'importants progrès ont été faits pour la protection des indications géographiques. Ce sont des points clés pour les Français », juge Fekl. Les Français estiment que les entreprises nationales devraient profiter de l'accord – et gagner des parts de marché au Canada – dans de très nombreux secteurs, de l'automobile au textile, passant par la chimie.

« À nos yeux, si l'on regarde secteur par secteur, c'est plutôt un bon accord. Mais la question de l'ISDS est clairement sur la table », poursuit Matthias Fekl, en référence à la disposition la plus controversée, ce mécanisme d'arbitrage entre État et investisseur, dit ISDS dans le jargon des négociations commerciales. Cette clause est censée apporter aux entreprises des garanties juridiques pour investir davantage à l'étranger. Mais cela revient aussi à autoriser des groupes privés à attaquer en justice, devant des tribunaux ad hoc, des États, parce que ceux-ci auraient mis en place des lois qui nuiraient à la rentabilité de ces entreprises (lire notre enquête).

Si Angela Merkel, la chancelière allemande, n'a pas pris position de manière nette sur le sujet, son ministre de l'économie, Sigmar Gabriel, un social-démocrate du SPD, a affirmé, fin septembre, devant le Bundestag, que l'Allemagne ne signerait pas CETA tant que le mécanisme d'arbitrage ne serait pas retiré de l'accord. C'est aussi la position qu'ont relayée, en off, les négociateurs allemands à Bruxelles durant tout l'été (lire notre article). Au parlement européen, le groupe des sociaux-démocrates (auquel appartient le PS français) s'est prononcé, à plusieurs reprises, pour un accord avec le Canada sans CETA.

Mais l'exécutif socialiste français a choisi, lui, de se montrer plus prudent. Il ne plaide pas ouvertement pour l'exclusion de la clause ISDS. D'abord parce que rejeter l'ISDS inclus dans CETA risque de tuer l'ensemble de l'accord – ce que les Français ne souhaitent pas, jugeant qu'il y a dans l'accord de nombreux intérêts « offensifs » pour les entreprises hexagonales (en clair : des dispositions qui vont permettre aux entreprises françaises d'accroître leurs parts de marché au Canada). Ensuite, et surtout, parce que ce mécanisme d'arbitrage n'est pas tout à fait nouveau : la France a déjà conclu, depuis la fin des années 1970, plus de 90 accords de libre-échange qui contiennent un système plus ou moins similaire. Si Paris rejetait l'ISDS dans CETA, l'avenir de cette batterie d'accords plus anciens serait-il alors, par ricochet, menacé ? C'est l'une des inconnues du dossier sur lequel l'exécutif français a décidé d'avancer avec extrême prudence.

L'une des affiches de la mobilisation « Stop TAFTA » de samedi.L'une des affiches de la mobilisation « Stop TAFTA » de samedi.

Sans le dire frontalement, comme leurs collègues sociaux-démocrates allemands, les Français se tiennent tout de même à distance de la position du commissaire européen au commerce (sur le départ), Karel De Gucht. Ce dernier estime qu'il n'y a plus de renégociation possible du texte, car ce serait « la mort de l'accord ». Selon De Gucht, soit les 28 valident le texte en l'état, soit ils le rejettent. Mais il est convaincu qu'Ottawa ne voudra pas reprendre les négociations sur la base d'un CETA débarrassé du mécanisme d'arbitrage.

Tout le monde devrait y voir plus clair à partir de novembre, lorsque la commission européenne publiera (enfin) les analyses de la consultation publique qu'elle a lancée, au printemps, sur le volet ISDS contenu dans l'accord avec les États-Unis (lire notre article). Jean-Claude Juncker, le futur président de la commission, a laissé entendre qu'il était plutôt opposé à cette clause d'arbitrage, quand la future commissaire au commerce, Cecilia Malmström, s'est quant à elle montrée, la semaine dernière, plus prudente. (« Supprimer l'ISDS de l'accord avec le Canada, ce ne serait pas une bonne idée, alors que CETA est un très bon accord. »)

La bataille sur le mécanisme d'arbitrage (ISDS) va continuer à battre son plein à Bruxelles et il est encore très difficile de voir dans quel sens les Français vont pousser. D'autant que la position française, qui tarde à se concrétiser, est élaborée par plusieurs acteurs à Paris, dont le secrétariat d'État au commerce (rattaché au ministre des affaires étrangères Laurent Fabius) et le tout-puissant Trésor, relié à Bercy, qui ne pensent pas forcément de la même façon. Reste à savoir, aussi, si les Français sont prêts à investir de l'énergie à Bruxelles sur ce dossier précis. L'enjeu est loin d'être anecdotique : au-delà du sort du CETA, c'est l'avenir de cette même clause dans le TTIP qui se jouera dans les mois à venir, et donc le sort de l'accord de libre-échange avec les États-Unis tout entier.

BOITE NOIREL'entretien avec Matthias Fekl s'est déroulé le 9 octobre à Paris. Il a relu ses propos.

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Roanne, une ville à la recherche d'un manuel de survie à la crise

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Roanne, de notre envoyé spécial.- « Il y a quelques dizaines d'années, Johnny Hallyday et même Claude François ont joué sur cette place ! » Nostalgique, Didier Fessy évoque l'âge d'or du faubourg Mulsant, une période dont peu d'habitants peuvent encore témoigner. En une trentaine d'années, les rues de ce quartier de Roanne se sont vidées, les commerces ont mis la clé sous la porte et la ville s'est retrouvée en deux décennies avec 4 500 logements vacants. Le faubourg Mulsant, qu'une ligne de chemin de fer sépare du centre-ville, symbolise cette désertification. Une artère principale, la rue Mulsant, dessert de petites rues parallèles où logeaient les ouvriers et dans lesquelles se tapit maintenant la pauvreté roannaise.

La rue Mulsant et le quartier du même nomLa rue Mulsant et le quartier du même nom © DM

« Quand on est arrivé il y a quarante ans, mon Dieu, il y en avait des commerces », s'exclame Denise, 86 ans. De l'agitation du faubourg, il ne reste plus grand-chose. Tapissier et décorateur, Ludovic Dezaye travaille à l’angle de la rue Mulsant depuis dix ans, dix années pendant lesquelles il a suivi l'évolution du quartier. « C’est un quartier hyper vieillissant, il n’y a plus de marché sur la place, c'est un comble. Le nouveau revêtement du sol a rendu le nettoyage impossible, du coup, ils l’ont déplacé. »

Ici, il n'y a pas de vieilles barres d'immeubles qui abritent la précarité. De petites maisons aux loyers très bas se succèdent, dans lesquelles il faut pénétrer pour constater les dégâts de la crise économique. « Comme je suis aussi décorateur, raconte Ludovic Dezaye, les gens me proposent d'aller chez eux et je peux vous dire qu'il y a vraiment des logements insalubres dans le coin. » 

Ludovic DezayeLudovic Dezaye © Yannick Sanchez

La crise économique, Ludovic l'a surtout sentie en 2012 quand les commandes se sont faites de plus en plus rares. Il a su s'adapter : « Je me suis diversifié en faisant de la sellerie moto en attendant que la tapisserie reparte, ça m'a permis de toucher une nouvelle clientèle. » Mais c'est surtout le salaire de sa femme qui lui a permis de tenir le choc. « Si j'avais pas eu ma compagne, j'aurais fermé la boutique. Cette année ça va un peu mieux, quand j'arrive à dépasser le Smic, c'est champagne ! »

D'une porte à l'autre, le faubourg Mulsant raconte ce déclassement. Sur la rue Raspail, la plupart des volets sont fermés, les murs des vieilles maisons s'effritent. Aïssa, 21 ans, a grandi ici avec sa famille. « J’aime cette ville mais il ne faudrait pas que la démographie régresse davantage. Je ne m’ennuie pas, même si j’ai plus de potes à Saint-Étienne et à Lyon qu’ici. » 

Aïssa, 21 ans, songe à quitter Roanne pour poursuivre ses étudesAïssa, 21 ans, songe à quitter Roanne pour poursuivre ses études © Yannick Sanchez

Même avec l'antenne de l'université de Saint-Étienne à Roanne, la ville peine à retenir les étudiants. « Au départ, je comptais rester à Roanne et faire un BTS en alternance, confie Aïssa, mais c’est compliqué de trouver une entreprise ici. Je suis allé chez Orange, ils ne prennent qu’une personne par an, c’était trop tard. Du coup, je pense aller à Lyon ou à Paris car les possibilités à l'université sont restreintes ici. Il n’y a pas beaucoup de filières, on a le choix entre l’école d’infirmier, la fac d'économie ou l’IUT (institut universitaire de technologie). »

Sylvie Cadillon cumule trois emplois pour subvenir à ses besoinsSylvie Cadillon cumule trois emplois pour subvenir à ses besoins © Yannick Sanchez

À Roanne, les personnes qui cumulent plusieurs emplois ne sont pas rares. Sylvie Cadillon tient depuis plusieurs années une toiletterie en bordure du centre-ville. Elle assiste impuissante à la baisse de son activité. À 51 ans, mère d'une fille de 22 ans, elle tente de multiplier ses sources de revenus. « De cinq heures à huit heures je faisais des ménages, j'ai arrêté il y a trois ans, c'était trop dur. La journée, je m'occupe de la toiletterie et de temps en temps je remplace une amie qui a un tabac-presse en face de la prison. » Sylvie vend aussi, via Internet et dans sa boutique, des produits pour aider à mincir. « Je me prépare parce qu'on n'a plus de retraite aujourd'hui. Avant, on pouvait compter sur la revente de la boutique, mais maintenant c'est invendable. »

Roanne a deux handicaps qui maintiennent la ville dans la crise. Son industrie emploie encore 42 % de la population active mais a durement souffert de l'effondrement du textile. Sa situation géographique entre Lyon et Clermont-Ferrand empêche la ville de profiter du dynamisme économique de la capitale régionale. « Notre enclavement ferroviaire est un obstacle, parce qu’on est de l’autre côté de la montagne et le dynamisme de la métropole s’arrête à Tarare (c'est-à-dire à mi-chemin entre Lyon et Roanne) », affirme le conseiller général socialiste Bernard Jayol. Même l'autoroute souhaitée depuis les années 1980, et qui a depuis peu vu le jour, semble arriver trop tard. « C'est un projet qui aurait dû arriver il y a vingt ans », regrette la conseillère régionale et élue municipale socialiste Marie-Hélène Riamon.

Les élus locaux font maintenant un lobbying intense pour que la ligne à grande vitesse Paris-Orléans-Clermont-Lyon, prévue pour 2030, passe par Roanne. Le député UMP Yves Nicolin, qui a pris la ville aux socialistes lors des municipales de mars, se veut optimiste : « Si le projet aboutit, on sera à 30 minutes de la gare Lyon Part-Dieu qui, elle, ne sera plus qu'à 1 h 20 d’Austerlitz. On met Roanne aux portes de Paris. Notre territoire peut demain retrouver un dynamisme que beaucoup d’autres régions sont incapables d’avoir. » 

Bernard Jayol, conseiller général de la LoireBernard Jayol, conseiller général de la Loire © Yannick Sanchez

En attendant, Roanne paie toujours le lourd tribut de la désindustrialisation. « On nous a expliqué que si l'on avait à ce point connu la crise, c’était parce qu’on était trop industriels et pas assez tertiaires, et que si l'on se "tertiarisait", on finirait par sortir la tête de l’eau, raconte le conseiller général socialiste Bernard Jayol. Mais même en se "tertiarisant", on a de la peine à s'en sortir (voir le graphique de l'évolution des emplois dans l'agglomération roannaise dans l'onglet Prolonger). La Banque de France avait une agence à Roanne, elle a foutu le camp, EDF-GDF ou les autres agences au niveau local sont parties sur Saint-Étienne, pareil pour la Sécurité sociale et l’Urssaf. Donc même dans le secteur tertiaire, des bassins de vie de notre échelle sont en fait siphonnés par les capitales régionales et départementales. »

« Il faut qu’on s’arrache ces vieux oripeaux de ville textile, mécanique industrielle et armement, explique le nouveau maire, Yves Nicolin. Ce n’est plus le Roanne de la nationale 7, de Charles Trenet, de l’armement qu’on a connu dans les années 1960 et 1970. Aujourd’hui, Roanne est une ville qui surfe sur les nouvelles technologies, avec 1 200 emplois dans les centres d'appels, 1 500 emplois dans le numérique, et l’agroalimentaire est l’un des premiers employeurs. Le textile industriel, on peut le regretter, mais c’est le passé. »

Entrée de l'ancien site de fabrication militaire l'Arsenal devenu GiatEntrée de l'ancien site de fabrication militaire l'Arsenal devenu Giat © Yannick Sanchez

Sur les deux entreprises textiles que nous avions visitées en 2010 (lire la boîte noire de cet article), citées pour leur relatif succès économique, la première, Bel-Maille, est en redressement judiciaire. La seconde connaît la croissance. À la tête d'une entreprise de 70 salariés, le patron des Tissages de Charlieu, Éric Boël, mesure son succès à la taille de son équipe de recherche et développement : un peu plus de dix employés, soit près de 15 % des employés. « L’autre point, assure ce dernier, c’est que notre équipe de production a été formée par les anciens. La fête des tissages de Charlieu se fait depuis 450 ans, c’est un patrimoine historique qui continue à vivre. » 

Si Éric Boël admet que l'enclavement de son entreprise n'est « pas toujours très simple à vivre », il préfère voir les bons côtés de sa situation géographique. « S’il faut une heure et demie de plus par rapport à l’agglomération lyonnaise pour livrer dans le globe, ce n'est pas déterminant. À l’inverse, nous avons la chance d’avoir un cadre de vie particulier, avec des loyers particulièrement faibles et des gens extrêmement attachés à leurs emplois et à leurs entreprises. Cette année, on a même embauché trois jeunes de moins de 25 ans qui veulent apprendre des métiers de production, du jamais vu depuis seize ans que j’ai repris cette entreprise. » 

Autre enjeu pour Roanne, le vieillissement de sa population. Pour la conseillère régionale Marie-Hélène Riamon, la précarité s'aggrave avec le vieillissement de la population. « Un certain nombre de personnes ont de très petites retraites, elles ont beaucoup de mal à se soigner, à se maintenir, à être accompagnées. Elles souffrent de solitude du fait notamment que leurs enfants, avec le contexte, sont partis vivre ailleurs pour travailler », dit-elle.

La « Boutique santé » où nous nous étions rendus il y a quatre ans est un bon baromètre de la pauvreté. Attenante au nouvel hôpital flambant neuf, l'association a mis en place un accueil de jour, « sans critères de ressources ni de statut »,pour favoriser l'accès aux soins et à l'hygiène aux personnes sans abri et marginalisées. Quatre ans plus tôt, nous écrivions que l'organisme avait connu son pic de fréquentation en 2009 avec 50 personnes par jour. En 2014, l'association a été obligée de recruter et de s'agrandir pour répondre aux 130 visites quotidiennes recensées au début du mois de septembre. « La plus grosse augmentation a eu lieu en 2013 », dit la directrice, Blandine Lathuilière.

La directrice de la Boutique santé, Blandine Lathuilière, dans la bagagerieLa directrice de la Boutique santé, Blandine Lathuilière, dans la bagagerie © Yannick Sanchez

Au milieu des « Algeco », la salle centrale est souvent le premier pas vers une sortie de l'isolement. La « Boutique santé » y offre trois boissons chaudes gratuites ou un petit déjeuner à 20 centimes. Juste à côté, se trouvent une infirmerie, une bagagerie et un service de boîtes aux lettres (domiciliation) dont 320 personnes bénéficient. « Les publics se sont un peu diversifiés, constate Blandine Lathuilière. Avec la domiciliation, on a toutes les personnes en demande d'asile. » Un peu plus loin se trouvent les douches que « beaucoup de personnes en fin de mois, hébergées chez des tiers, utilisent pour éviter que leurs hôtes ne paient trop d'eau »

Aujourd'hui, avec l'annonce de la baisse des subventions aux associations faite par le nouveau maire UMP, la directrice de la « Boutique santé » craint pour la pérennité de l'association. « Certaines personnes viennent ici depuis des années. On est, en quelque sorte, victimes de notre succès relationnel, raconte Blandine Lathuilière. Mais j'ai peur qu'à un moment donné, nos financeurs (État, ville et agglomération) nous disent d'arrêter d'aider les personnes que nous accueillons depuis le début. »

Car après des années de crise économique ou de stagnation, la sanction politique est tombée en mars dernier. Bastion de la gauche depuis 1977, ville dirigée pendant plus de vingt ans par Jean Auroux, ancien ministre du travail de François Mitterrand, Roanne est tombée à droite. Il y a six mois, les socialistes occupaient le dernier étage de l'hôtel de ville, surplombant la commune et ses 36 000 habitants. Les voilà dans l'opposition et leur groupe, « Osez Roanne », ne dispose plus que d'un local exigu à l'arrière de la mairie.

En plus d'être député et nouveau maire, l'UMP Yves Nicolin s'est fait élire à la tête des 40 communes qui forment la communauté d'agglomération d'un peu plus de 100 000 habitants. « S'il peut démarrer certains projets démesurés, c'est parce qu'il concentre tous les pouvoirs avec l'agglomération », déplore le conseiller général Bernard Jayol (PS). « On ne veut pas que le conseil communautaire soit une machine à enregistrer les votes. »

Au conseil municipal de la fin du mois de septembre, la nouvelle équipe d'Yves Nicolin et l'opposition règlent leurs comptes. Les abandons de projets d'aménagement lancés lors de la précédente mandature suscitent la colère des socialistes. « Nous faisons simplement ce que nous avons dit lors de la campagne », déclare le nouveau maître de cérémonie. « Pendant six mois, nous avons réussi à obtenir autant de créations d'emplois que vous durant le mandat », assène le député de la Loire.

Sarah Brosset et son colistier Christian Sarah Brosset et son colistier Christian © Yannick Sanchez

Le débat bute ensuite sur la proposition de reloger huit familles de la communauté des gens du voyage, sédentarisées « illégalement depuis près de quarante ans ». Sarah Brosset, élue du Front national, obtient le dernier mot : « Il y a certaines personnes qui dépensent leur énergie à défendre sans cesse des personnes en situation illégale. À côté de ça, on a des Roannais qui travaillent et qui ont du mal à boucler leurs fins de mois et à se loger. Est-ce qu'on passe autant d'énergie à les défendre et à trouver des solutions pour eux ? » Dans l'audience, plusieurs personnes opinent du chef.

Sarah Brosset, tête de liste Front national aux dernières élections municipales, est gérante d'un des commerces du centre-ville. Encartée au FN depuis 2012, elle symbolise la vague de recrutements express du parti frontiste à la veille des municipales. À 31 ans, cette mère de deux enfants incarne le rajeunissement souhaité par le parti d'extrême droite, tout comme son implantation puisqu'il était absent jusqu'alors du conseil municipal. L'extrême droite est parvenue à se hisser au second tour et à récolter 15 % des voix en mars.

« Ils n'ont rien à faire, les électeurs viennent à eux », déclare François Pidoux, joaillier de l'avenue Charles-de-Gaulle. « Pendant la campagne municipale, la candidate FN a débarqué dans ma boutique, se souvient Ludovic Dezaye, le tapissier décorateur du faubourg Mulsant. Elle me dit d'emblée "je représente les artisans et les petits commerçants" et je lui ai répondu, "vous représentez tout sauf les petits commerçants, vous représentez le Front national". C’est pas parce qu’elle débarque en talons aiguilles et minijupe qu’elle va réussir à me convaincre. »

Ludovic Dezaye a grandi à Roanne. Il a été témoin de l'arrivée de nouvelles populations d'Europe de l'Est. C'est, selon lui, une des raisons pour lesquelles le Front national séduit de plus en plus d'électeurs. « Roanne, c’est devenu facho, assure-t-il. Les vieux deviennent fous avec l’arrivée des populations étrangères. Moi, j’ai étudié à Lyon, justement dans un quartier difficile, et je sais qu'on trouve des gens sympathiques partout. Mais il faut gratter le vernis, et les vieux s’arrêtent au vernis. » Pour cet artisan, le succès du parti frontiste n'est qu'un début. « Ils ont une nouvelle stratégie qui fonctionne bien : ils se taisent. Jean-Marie Le Pen faisait des bourdes, eux sont plus silencieux et ce sont les gens qui viennent vers eux. »

Au bureau de l'opposition de gauche « Osez Roanne », la photographie officielle de François Hollande est au sol. « On l'a décrochée parce que ça agaçait certains de nos visiteurs », confesse Marie-Hélène Riamon. Le chanteur Jacques Higelin a remplacé le président, signe d'une protestation qui n'est pas tout à fait assumée. Sans rejeter la responsabilité de la défaite sur François Hollande, la conseillère régionale avoue l'impact négatif de la politique menée par le gouvernement.

Marie-Hélène Riamon à la permanence d'Osez RoanneMarie-Hélène Riamon à la permanence d'Osez Roanne © Yannick Sanchez

L'élue tente une analyse de la débâcle socialiste : « Je crois que nous devons nous demander combien de choses nous avons faites pour permettre aux gens de se rencontrer, de se sentir appartenir à un collectif ? On pense que des choses très fondamentales que nous avons accomplies resteront. Malgré tout, pendant la campagne, c'était un peu décourageant. Les gens n'étaient pas agressifs, mais on sentait bien qu'on n'arrivait pas à accrocher. On a rencontré à plusieurs reprises des gens qui nous demandaient s'ils touchaient bien toutes les aides auxquelles ils avaient droit en se comparant à leurs voisins, c’était très désagréable. C’est sûrement un critère de repli sur soi, un signal très fort de l’individualisme qui monte. »

Pour sa part, le nouveau maire UMP Yves Nicolin a promis qu'il mettrait en pratique son programme de réduction de la fiscalité locale. « Les gens ont voté pour les baisses d'impôt. » L'élu mise aussi beaucoup sur l'installation d'entreprises : « On construit des bâtiments pour les entreprises, on met les entreprises dedans et après on leur revend les locaux. Avec l'argent récupéré, on peut en construire d’autres. Et puis si une entreprise ne peut pas racheter tout de suite et qu'elle nous dit "je vous rachète les locaux dans cinq ans", nous, on joue le jeu. »

Yves Nicolin lors du conseil municipal du jeudi 18 septembre 2014Yves Nicolin lors du conseil municipal du jeudi 18 septembre 2014 © Yannick Sanchez

Le projet du maire qui suscite le plus de scepticisme concerne la construction d'une nouvelle piscine dans l'agglomération« On voudrait faire un centre d'activité touristique », annonce l'édile, qui voit les choses en grand. « On réfléchit à une fosse de plongée qui attirerait du monde de la France entière. » S'il voit le jour, le centre nautique roannais dont le coût est évalué entre 30 et 50 millions d'euros représentera à lui seul la moitié du budget de la communauté d'agglomération sur l'ensemble du mandat. 

Face à ces dépenses, le nouveau maire prévoit de baisser de 8 % le budget des associations : « Ça ne va pas être -8 % pour tout le monde, on fera au cas par cas selon l'état des trésoreries des associations. » Tout est en effet question de priorité. Au dernier conseil municipal, la mairie a voté un complément de subvention de fonctionnement au « comité d'organisation du concours charolais ». De 4 000 euros, le budget de cette association, revu à la baisse durant le précédent mandat, passera à 9 000 euros.

BOITE NOIREEn mai 2010, dans la foulée de notre « Route de la crise » de 2009, trois reporters s'étaient rendus à Roanne dans l'optique de raconter comment une ville de taille moyenne traverse la crise économique. Pourquoi Roanne (sous-préfecture de la Loire) ? L'idée était de passer au crible une ville moyenne française, hors Île-de-France. Bassin industriel de la région Rhône-Alpes, coincée dans une enclave entre Lyon, Saint-Étienne et Clermont-Ferrand, Roanne a été touchée de plein fouet par la désindustrialisation (notamment du textile).

Quatre ans plus tard, nous y sommes retournés. Pendant une semaine (du 16 au 21 septembre), nous avons observé les changements qui ont pu s'opérer dans cette ville. La mairie a viré de bord politique, certaines entreprises ont fait faillite tandis que d'autres émergent. Pendant les vingt dernières années, la commune s'était vidée de près de 20 000 habitants, depuis 2010 la population est stable.


 

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Transition énergétique: beaucoup de bruit pour peu de choses

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Les députés ont achevé, samedi, l’examen des 65 articles du projet de loi relatif à la transition énergétique pour la croissance verte. Il doit être adopté en séance publique mardi après-midi, avant de partir au Sénat, où la perte de la majorité par la gauche promet le rejet du texte. L'Assemblée ayant le dernier mot, il pourrait donc bien peu évoluer.

Ségolène Royal présentant le dernier amendement du gouvernement, samedi 11 octobre vers 6h30 du matin (DR).Ségolène Royal présentant le dernier amendement du gouvernement, samedi 11 octobre vers 6h30 du matin (DR).

Cette loi tient-elle les promesses de son titre ? Permet-elle de changer de système énergétique, qui offre aujourd'hui un kilowattheure (kWh) d’électricité moins cher à l’unité qu’ailleurs en Europe et assure un service de même qualité sur à peu près tout le territoire, mais qui est polluant, dispendieux, centralisé, monopolistique, fragilisé par le spectre d’un accident nucléaire et sans solution pour ses déchets ?

Ce texte n’engage pas de révolution économique, industrielle, ni écologique. Pour autant, il n’est pas inconsistant. La future loi comprend même quelques mesures structurelles, très concrètes, qui pourraient réellement réduire la consommation énergétique en France dans les prochaines décennies. Ce n’est pas rien.

Pour s’extraire des réactions politiciennes, et, en pleine débâcle de l’écotaxe, et pour tenter une appréciation de la portée de la loi défendue par Ségolène Royal, les principales innovations du projet législatif peuvent être séparées en deux catégories : réformes structurelles et réformes symboliques.

Au total, on ne décompte que peu de dispositions structurelles positives, contre quelques négatives, de nombreuses réformes de portée symbolique. Et beaucoup de manques. Si bien que la grande loi, l’une des plus importantes du quinquennat avait déclaré François Hollande, semble se réduire à peu de choses.

Dans le projet de loi

  • Mesures systémiques positives

        1. Obligation de rénovation énergétique dans certains cas

Les travaux d’amélioration de la performance énergétique des logements deviennent obligatoires en cas de ravalement, de travaux de toiture ou d’aménagement de nouvelles pièces. C’est important car aujourd’hui les propriétaires investissent trop souvent dans des opérations sans prendre en compte la dépense en chaleur ou électricité de leur habitation. Résultat : l’amélioration de la qualité du parc, et donc les économies sur les factures de chauffage et d’électricité, sont beaucoup trop faibles. Le logement est aujourd’hui la deuxième source d’émission de gaz à effet de serre, après les transports, en France.

D’autres mesures structurelles vont dans le même sens : d'ici à 2030, tous les bâtiments consommant plus de 330 Kwh par mètre carré et par an doivent avoir été rénovés ; un carnet numérique de santé des bâtiments est créé pour suivre leur état et connaître leur historique (mais généralisé seulement en 2025) ; objectif de rénovation de 500 000 logements par an à partir de 2017, dont la moitié occupée par des ménages modestes.

Logement social à énergie positive à Saint-Dié (Vosges), février 2014 (JL).Logement social à énergie positive à Saint-Dié (Vosges), février 2014 (JL).

        2. Reconnaissance du tiers-financement

C’est l’une des principales innovations de la loi de transition énergétique : la création d’un système opérationnel de tiers-financement, qui permet aux régions d’avancer aux particuliers le coût de leurs travaux de rénovation thermique, en se remboursant sur les économies d’énergie réalisées. Plusieurs collectivités, dont la région Île-de-France, avaient déjà lancé des opérations de ce type, mais elles se fracassaient jusqu’ici sur le lobby bancaire qui refusait toute atteinte à son monopole d’octroi de crédit (voir notre enquête à ce sujet). La loi résout ce blocage et réduit les délais des procédures d’autorisation par l’autorité de contrôle prudentiel (à deux mois). En revanche, il reste à trouver une solution transitoire pour les projets déjà lancés et aujourd’hui menacés de mise sous cocon.

        3. Permis unique pour l’éolien terrestre

La loi généralise l’instruction unique pour les projets d’éolien terrestre, aujourd’hui soumis à des processus administratifs épars et très lents. Cette simplification procédurale doit aussi bénéficier aux installations de biogaz (méthanisation) et aux petits barrages.   

Par ailleurs, le texte autorise la participation financière des citoyens à toutes les phases de développement de projets d’énergies renouvelables (alors que jusqu’ici ce n’était possible qu’à leur création). C’est un vrai coup de pouce à l’éolien participatif, qui permet d’associer les riverains aux mâts qui s’installent près de chez eux, et qui en améliore l’acceptabilité. Les communes et leurs intercommunalités pourront aussi participer au capital d’une société anonyme dont l’objet social est la production d’énergies renouvelables. En revanche, la réforme du système du tarif d’achat, principal mode de soutien aux renouvelables, secteur frappé de plein fouet par les stop and go des politiques publiques depuis 2009, et la création d’un système de marché couplé à l’octroi de primes, suscitent pas mal d’inquiétudes non éteintes par le texte.

        4. Obligation d’un plan de mobilité d’entreprises dans les établissements de plus de 100 personnes

Co-voiturage, voitures collectives, affrètement de cars, taxis partagés, prêt de voitures électriques… L’idée est de réduire les déplacements des travailleurs en voitures individuelles et de mobiliser leur employeur afin de leur fournir une alternative adaptée à leurs besoins particuliers, notamment horaires. La loi crée également une indemnité kilométrique pour les trajets domicile-travail réalisés en vélo (avec une baisse des cotisations patronales).

       5. Dispositif de suivi des financements

Tous les six mois, un bilan de l’avancée des dispositifs financiers pour la transition énergétique doit être réalisé. Par ailleurs, chaque année, un bilan de l’ensemble des financements publics et privés est également prévu sur le sujet.

Panneau de suivi de la production d'électricité de l'église de Loos-en-Gohelle (Pas-de-Calais), février 2014 (JL).Panneau de suivi de la production d'électricité de l'église de Loos-en-Gohelle (Pas-de-Calais), février 2014 (JL).
  • Mesures systémiques négatives

Au moins trois mesures de la loi peuvent entraîner des effets négatifs structurels.

        1. L’ouverture au privé des barrages, par le biais de création de sociétés mixtes hydroélectriques, que l’ancienne ministre de l’écologie Delphine Batho a dénoncé dès le premier jour d’examen des articles de la loi : « Pourquoi l’État se défait-il de sa principale source d’énergie renouvelable, un véritable trésor national, qui produit une électricité moins chère que le nucléaire », s’inquiète la députée des Deux-Sèvres, selon qui marché, logique de rentabilité financière et transition écologique ne sont pas compatibles. C'est par application d'une directive européenne sur les concessions que les centrales hydroélectriques doivent être ouvertes à la concurrence. Pour se conformer à la libéralisation du marché de l’énergie, la France doit ouvrir, d’ici 2015, 20 % de son parc hydraulique à la concurrence. 49 barrages, regroupés en 10 lots, d’une puissance installée de 5 300 MW, sont concernés, selon le décompte d'Euractiv. Ils sont actuellement pilotés en grande majorité par EDF, le reste par une filiale de GDF Suez.

       2. La prise en compte dès 2018 (au lieu de 2020) d’un plafond de CO2dans la mesure de la performance énergétique des logements, qui pourrait se révéler très favorable au chauffage électrique énergivore (voir notre enquête à ce sujet).

       3. L'obligation d'équipement des places de stationnement en bornes de recharge pour les voitures électriques. Objectif avant 2030 : au moins sept millions de points de charge de véhicules électriques et hybrides rechargeables, installés sur les places de stationnement des ensembles d’habitations et autres types de bâtiments, ou sur des places de stationnement accessibles au public. Cela risque d’aggraver le problème de pointe du système électrique français, en créant un énorme besoin de courant à certaines heures. Selon les estimations de l’association d’experts Negawatt, une voiture électrique branchée en mode de recharge rapide (20 minutes environ) nécessite autant de puissance que tout un immeuble.

  • Mesures symboliques

Toutes ces mesures ne sont pas anecdotiques, loin de là. Mais elles portent soit sur des délais de mise en œuvre qui dépassent le mandat présidentiel de François Hollande et donc contraignent peu la politique de l’exécutif actuel. Soit elles concernent des mesures concrètes mais ponctuelles ou périphériques par rapport à l’ensemble du système français. Leur contribution à une véritable transition peut donc être relativisée.

Port fluvial de Gennevilliers (Hauts-de-Seine), l'un des plus grands d'Europe, mars 2014 (JL).Port fluvial de Gennevilliers (Hauts-de-Seine), l'un des plus grands d'Europe, mars 2014 (JL).

       1. Objectifs sur les gaz à effet de serre et la dépense énergétique

50 % de nucléaire en 2025 dans la production d’électricité (contre 75 % aujourd’hui) ; division par deux de la consommation d’énergie d’ici 2050 et création d’une étape intermédiaire en 2030 visant à la réduire de 20 % ; baisse de 30 % de la dépense en énergies fossiles en 2030 ; atteindre 32 % d’énergies renouvelables dans la production d’énergie en 2030 : baisser de 40 % les émissions de gaz à effet de serre en 2030 (par rapport à 1990), et les diviser par quatre en 2050.

       2. Interdiction des sacs et couverts en plastique

À partir de 2016, les sacs en plastique à usage unique seront interdits (cela vise les rayons frais : fruits et légumes, boucherie, poissonnerie), tandis que la vaisselle en plastique jetable devrait l’être à partir de 2020. Ils devront être recyclables et compostables.

       3. Création d’un chèque-énergie pour les ménages modestes

Ce chèque-énergie,  sous condition de ressources, doit servir à payer les factures énergétiques mais aussi les travaux de rénovation. Aujourd’hui, les tarifs sociaux sont réservés aux consommateurs d’électricité et de gaz (ni fioul, ni bois).
Il est prioritaire d’aider les ménages aux revenus modestes à échapper à la précarité énergétique qui rend malades et tue les plus vulnérables. Mais cette proposition de chèques-énergies reste floue tant que l’on n’en connaît ni le montant, ni les critères d’attribution. Surtout, ils ne permettent pas d’agir sur la cause de la précarité énergétique : des habitations très mal isolées. Or selon le tout dernier rapport de l’Observatoire national de la précarité énergétique, au moins 5 millions de Français ont du mal à se chauffer. On est très loin de ce que proposait la synthèse du débat national sur la transition énergétique (enjeu n°3), qui préconisait de rénover en priorité les logements des ménages en situation de précarité, à hauteur de 330 000 habitations par an (130 000 dans le parc social et 200 000 dans le privé).  

       4. Condamnation de l’obsolescence programmée
La loi crée le délit d’obsolescence programmée dans le code de la consommation.

       5. Réduction des déchets

Objectifs de réduire de moitié les quantités de déchets mis en décharge, et de recycler 60 % des déchets en 2025. C’est significatif mais on ne sait ni comment ni par qui cela sera mis en œuvre.

Ferme de Bellevue, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, 6 juillet 2014 (JL).Ferme de Bellevue, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, 6 juillet 2014 (JL).



Mesures absentes du projet de loi

Pour être sérieusement apprécié, le projet de loi doit être analysé dans son contexte, exercice cruel.

  • Mesures systémiques

       1. Disparition de l’écotaxe

C’est la plus grosse faille de la loi : être votée alors que l’écotaxe (votée par une loi du même type, celle du Grenelle de l’environnement en 2008) est ajournée sine die par Ségolène Royal. Matthieu Orphelin, porte-parole de la fondation Nicolas Hulot, s'en fait l'écho : « Il y a des avancées intéressantes dans le projet de loi mais elles sont écrasées par l'abandon de l’écotaxe. » Concrètement, rien n’est mis en place pour organiser le report du transport de marchandises vers le ferroutage et le fluvial. Ni pour relocaliser la production agro-alimentaire. Aucune source de financement n’est identifiée pour remettre en état les transports collectifs ou même permettre de sauver RFF, la filiale de la SNCF. D'une manière générale, la loi contient très peu d’articles sur les transports.

       2. Pas de plan d’action précis pour réduire la part du nucléaire dans la production d’électricité

La loi se contente de plafonner la puissance nucléaire installée à son niveau actuel, 63,2 gigawatts (GW), ce qui oblige à fermer au moins une tranche lorsque ouvrira l’EPR de Flamanville. Mais elle n’organise pas la fermeture des réacteurs nécessaires à la mise en œuvre de l’objectif de 50 % de nucléaire en 2025 : elle se contente de renvoyer ces décisions à une programmation pluriannuelle énergétique (PPE), adoptée par le seul gouvernement et par décret. Rien aujourd’hui ne permet le respect de cet objectif. Autre exemple de faille : les députés ont rejeté l’amendement des écologistes limitant à 40 ans la durée de vie des centrales nucléaires, mécanisme dont l’automaticité aurait garanti la cessation d’activité des réacteurs et leur planification.

      3. Baisse du budget du ministère de l’écologie et de l’énergie

Le ministère de l’écologie et de l’énergie subit l’une des plus fortes baisses budgétaires dans le projet de loi de finances 2015 : les crédits de paiement du ministère (hors programme d'investissement d'avenir et contribution de l'État aux pensions) vont passer de 7,1 milliards d'euros en 2014 à 6,7 milliards d'euros en 2015. Soit une baisse de 5,8 %. En 2014, le budget du ministère de l'écologie avait déjà été réduit de 6,5 % par rapport à 2013.
Cette déperdition de moyens s'inscrit dans une tendance à la baisse plus ancienne, qu’avait dénoncée Delphine Batho, ce qui lui avait coûté son poste. Le projet de loi ne crée aucune source de financements pour la transition énergétique, et repose au bout du compte en grande partie sur les crédits d’impôts et prêts à taux zéro. Le crédit d'impôt en faveur de la transition énergétique et la rénovation du bâtiment est renforcé en 2015, son taux passant à 30 %.  

La Caisse des dépôts dispose d’un fonds de 5 milliards d’euros qui doit servir à abonder des prêts bonifiés en direction des collectivités locales. La Banque publique d'investissement va aussi participer à l'effort à travers des crédits aux entreprises.
Mais c’est bien loin de la dizaine de milliards d’euros, au minimum, que les experts avaient estimé nécessaire lors du débat national sur la transition énergétique.


      4. Pas d’alignement du diesel sur l’essence

La loi maintient l’avantage fiscal du diesel sur l’essence, malgré ses conséquences désastreuses pour la santé publique (voir ici notre enquête).

       5. Pas d’interdiction des hydrocarbures non conventionnels

La loi de transition énergétique n’ajoute rien à la loi Jacob de 2011 interdisant la fracturation hydraulique. Cette ligne rouge correspond à la position de l’exécutif : pas d’exploitation ni d’exploration des gaz de schiste. Pourtant, des permis de recherche pour des hydrocarbures qui pourraient se révéler non conventionnels sont en cours d’examen par l’État et pourraient être acceptés. Une forte ambiguïté juridique demeure donc bien en France sur la possibilité ou non de forer des gaz de schiste. La seule interdiction de la technique de la fracturation hydraulique se révèle insuffisante à en écarter la perspective.

Le projet de loi ne dit rien non plus sur l’arrêt des grands projets routiers et aéroportuaires (donc rien concernant Notre-Dame-des-Landes).

  • Mesures symboliques

La fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim ne figure pas dans le projet de loi, et aucune autre tranche de fermeture n’est annoncée.

BOITE NOIREAu sujet du projet de loi de transition énergétique pour la croissance verte : suggérez vos propres outils d’évaluation, en commentaire de cet article ou dans le club de Mediapart.

Cet article a été complété lundi 13 octobre vers 10h30 pour compléter le paragraphe sur la l'ouverture à la concurrence des barrages.

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Macron et les chômeurs : comme un air de Grenoble

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Contrairement à Sarkozy, Macron ne l’a pas fait exprès. Sarkozy, sur les conseils de Buisson, avait délibérément choisi de « faire un coup » pour se remettre au centre, ou plutôt à l’extrême droite… Macron, lui, est tout surpris d’avoir créé la polémique, et il explique déjà que ces trois lignes sur l’assurance chômage ne sont pas le cœur de son discours au JDD. Macron, sans doute par innocence, ou par inexpérience, est décidément le Monsieur Jourdain de la politique. Le Mozart de la gaffe. Le Gaston de la polémique. Il met les pieds dans le plat sans s’en apercevoir.

Son discours sur les chômeurs, il ne l’a pas inventé. Il est vieux comme le chômage, et ancien comme l’impuissance des gouvernements à contenir sa montée. Autrefois, c’est la droite qui le tenait, désormais c’est le pouvoir issu de 2012 qui s’empare de ce bruit de fond. François Rebsamen, le ministre du travail, est déjà sorti du bois, Manuel Valls en a remis une louche, l’Élysée a botté en touche.

Mais la sortie d’Emmanuel Macron a fait l’effet d’une provocation, parce qu’il n’est pas un ministre anonyme. C’est un symbole à lui tout seul, et ce statut particulier confère à ses paroles une portée détonante. Voilà que ce symbole d’une certaine droitisation vient de briser un symbole de la gauche. Jusqu’à nouvel ordre, pour la gauche dont se réclame le PS, la figure du chômeur était celle d’une victime. Or Macron, qu’il s’en défende ou non, vient de l’ériger en parasite. Le sans-emploi était le damné de la récession, il devient le gêneur de la reprise. Le fabricant de déficits !

Les amis du ministre de l’économie pourront toujours nuancer ses propos, expliquer qu’il parlait des abus et pas des chômeurs en général, et qu’il posait un problème budgétaire, pas un problème moral, le mal est fait, dans sa démarche, dans sa forme, et dans ses effets, et ce mal est la copie conforme du discours de Grenoble.

La démarche est celle de la « triangulation », c’est-à-dire l’emprunt des thématiques de l’adversaire, afin de le désarmer. Pour Sarkozy, l’ennemi électoral était le Front national, qui le vampirisait à droite. Va donc pour une loi sur la déchéance de la nationalité, qui accusait toute une population, et concernait tout au plus dix personnes. Pour Macron, l’adversaire est à la fois Bruxelles, qui pourrait retoquer le budget de la France, et l’opposition qui fait de la surenchère sur la politique de rigueur. Va donc pour la mise en avant de cinq millions de chômeurs au nom de quelques paresseux, contre lesquels existent déjà des règles, des contrôles et des sanctions.

Il s’est agi, dans les deux cas, de faire le caméléon, de parier sur l’imitation, et l’exercice de mimétisme a fini dans la course à pied. Sarkozy s’est épuisé à courir derrière Marine Le Pen, Macron et ses amis ont toutes les chances de connaître le même sort aux prochaines élections.

Voilà pour la démarche, mais il y a aussi la forme. Le ton. Les mots. Cette manière de s’avancer, au nom du courage et du réalisme, en briseur de tabous. Or d’où vient cette thématique, reprise comme un leitmotiv. Des tabous, des tabous, des tabous, toute la classe politique n’a que ce mot à la bouche. Un mot que Jean-Marie Le Pen a mis en vogue dans les années 1980. Dire tout haut ce que les autres cachaient tout bas !

Écoutons ce qu’écrivait le politologue Thomas Guenolé, dans son Petit Guide sur le mensonge en politique : « Au sens strict, un tabou, c’est un repère moral de la société. Ainsi l’inceste est un tabou dans toutes les sociétés, tandis que le tabou de l’antisémitisme est beaucoup plus puissant en Allemagne. Par conséquent l’homme politique qui brise un tabou commet un acte de violence symbolique très fort envers la cité (...) et il est par ailleurs intéressant de noter que de plus en plus de personnalités politiques disent fièrement “ne pas avoir peur de briser les tabous”, ce qui signifie “ne pas avoir peur d’être violent avec les repères moraux de la société”. »

Ce lundi matin, l’Élysée, sentant le danger, a cru bon de publier un communiqué rejetant toute négociation dans l’immédiat sur l’assurance chômage. Mais les faits sont là. L’emblématique ministre de l’économie et des finances a bel et bien exprimé ce qui ressemble à la ligne du premier ministre : « Il ne faut ni tabou, ni posture. »

Pour mettre en accusation une partie de la société, hier les étrangers à propos de l’insécurité, aujourd’hui les chômeurs à propos du déficit, un ancien président aux abois, et un ministre central d'aujourd'hui, ont dégainé les mêmes mots, et adopté la même posture.

Si ce discours de Grenoble sur le mode technocrate n’est pas celui de l’Élysée, et si Macron a franchi la ligne rouge, que François Hollande en tire les conclusions, et qu’il applique au contrevenant la jurisprudence Montebourg : Dehors !  

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Jean Tirole, prix Nobel des «imposteurs de l’économie»

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C’est, sans grande surprise, un concert de louanges qui a accueilli l’attribution du « prix de la Banque de Suède en sciences économiques en l’honneur d’Alfred Nobel » - improprement appelé prix Nobel d’économie - au Français Jean Tirole. Du ministre de l’économie, Emmanuel Macron, jusqu’à Jacques Attali, en passant par Najat Vallaud-Belkacem ou encore Valérie Pécresse, ce sont des applaudissements venus de tous les horizons qui ont salué le président et fondateur de l’École d’économie de Toulouse, par ailleurs professeur invité au célèbre Massachusetts Institute of Technology (MIT).

Jean Tirole.Jean Tirole. © (dr)

Avant de se laisser emporter par cet unanimisme émouvant et un tantinet franchouillard, mieux vaut savoir qui est l’heureux récipiendaire de cette récompense planétaire. Car le personnage suscite aussi beaucoup de controverses. Il est même celui qui a le plus contribué, en France, à l’OPA du monde de la finance et de l’assurance sur la recherche économique de pointe. Il est, dans notre pays, l’une des figures les plus connues de cette catégorie d’experts que j’avais baptisés dans un livre publié en avril 2012, les Imposteurs de l’économie (Éditions Pocket), dont Mediapart avait publié les bonnes feuilles (lire L’OPA de la finance sur la recherche économique). Et il n'y a guère que l'association Attac qui s'en soit souvenu, lundi, en publiant un communiqué à contre-courant : « Alors qu’un déluge de commentaires élogieux en forme de « cocoricos » se propage dans les médias, Attac déplore ce choix qui s’inscrit dans la lignée des prix attribués à Hayek, Friedman et autres économistes néolibéraux en grande partie responsables de la crise actuelle ».

Certes, tout cela ne transparaît nullement dans le communiqué officiel annonçant l’honneur fait à l’économiste français. Le jury du Nobel s’y est seulement borné à souligner qu’il entendait récompenser Jean Tirole pour son « analyse de la puissance du marché et de la régulation ». « Jean Tirole est l'un des économistes les plus influents de notre époque. Il est l'auteur de contributions théoriques importantes dans un grand nombre de domaines, mais a surtout clarifié la manière de comprendre et réguler les secteurs comptant quelques entreprises puissantes. (…) La meilleure régulation ou politique en matière de concurrence doit (…) être soigneusement adaptée aux conditions spécifiques de chaque secteur. Dans une série d'articles et de livres, Jean Tirole a présenté un cadre général pour concevoir de telles politiques et l'a appliqué à un certain nombre de secteurs, qui vont des télécoms à la banque », lit-on encore dans ce communiqué.

Dans la communauté des économistes français, la nouvelle risque pourtant d’être accueillie avec beaucoup plus de réserves. D’abord, parce que le jury du Nobel d’économie a pris la détestable habitude depuis plus de deux décennies de ne récompenser, à l'exception de Paul Krugman en 2008, qu’un seul courant de pensée, celui du néolibéralisme. Or l’économie n’est pas une science exacte mais une branche des sciences sociales, c’est-à-dire une discipline dont la richesse dépend du pluralisme de ses approches. Avec Jean Tirole, la détestable habitude se prolonge encore une année de plus.

Il y a une autre explication à la déception que ressentiront beaucoup d’économistes, qui tient à la personnalité même du récipiendaire. Car Jean Tirole est à l’origine – et toujours à la direction – de l’École d’économie de Toulouse, qui est la tête de pont au sein de l’université française des courants de pensée libéraux ou ultralibéraux en économie. Plus que cela ! C’est lui, effectivement, qui a joué les précurseurs pour inviter le monde de la finance à sponsoriser la recherche économique.

Dans ce livre sur Les Imposteurs de l’économie, je m’étais certes intéressé à beaucoup d’autres économistes que lui. J’avais surtout cherché à montrer comment la crise financière avait suscité aux États-Unis un large débat public, alimenté notamment par le documentaire Inside Job, sur l’honnêteté et l’indépendance des économistes. Mais j’observais qu’en France, aucune enquête sérieuse n’avait encore eu lieu sur le même sujet (lire ici mon billet de blog).

En m’appuyant sur des premiers travaux, notamment ceux de l’économiste Jean Gadrey, j’avais cherché à établir la liste des économistes français qui arguent de leur qualité d’universitaire pour monopoliser les débats publics, notamment sur les plateaux de télévision, mais qui cachent le plus souvent qu’ils siègent dans des conseils d’administration de grandes banques, de compagnies d’assurance –ce qui est interdit par la loi –, ou alors qui mènent des missions rémunérées par elles –,ce qui est également interdit par la loi si l’intéressé n’en formule pas la demande auprès de son autorité hiérarchique. Dans cette enquête, je me suis donc attardé sur des personnalités telles que Daniel Cohen,  Jean-Paul Fitoussi, Jean-Hervé Lorenzi ou encore Olivier Pastré et leurs amis du Cercle des économistes (de la pensée unique !).

En somme, je m’étais appliqué à établir que le monde de la finance avait lancé une OPA sur le monde des économistes et que certains d’entre eux y avaient cédé, en devenant peu ou prou lobbyistes au profit de leurs discrets employeurs.

Pour bien souligner la gravité de cette évolution, je m’étais aussi appliqué à établir que le monde de la finance avait lancé une véritable OPA sur l’ensemble du secteur de la recherche économique de pointe en France et notamment sur les pôles d'excellence à l'Université. Et c’est la raison pour laquelle je m’étais alors intéressé à Jean Tirole. Voici donc ce que j’écrivais dans Les Imposteurs de l’économie sur l’École d’économie de Toulouse et, par contraste, sur sa grande rivale, l’École d’économie de Paris. Cela ne permet pas de cerner les travaux personnels de Jean Tirole. Mais avec le recul, c’est utile pour quiconque veut comprendre l’importance qu’il a acquise dans le monde de l’enseignement et de la recherche économique en France.

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C’est peu dire en effet que le monde de l’économie, et donc celui de l’enseignement et de l’Université vivent depuis quelques années une sorte d’épidémie, comme si un virus s’était propagé dans l’ensemble des secteurs de l’Université chargés de l’enseignement de l’économie – ces secteurs qui paraissaient précisément le plus protégés de ces funestes évolutions pour n’obéir qu’à une seule logique, celle de la recherche et du savoir. Ce n’est pas le virus des « subprimes », mais c’est tout comme. Par commodité, appelons-le le « virus Tirole ».

Dans la galaxie de l’Université, l’économiste Jean Tirole occupe une place à part. Avec Jean-Jacques Laffont (1947-2004), qui jouissait d’une grande notoriété pour ses travaux sur la théorie des incitations et de la régulation, il est à l’origine de l’École d’économie de Toulouse – la célèbre Toulouse School of Economics (TSE) – qui est indéniablement l’une des très grandes réussites françaises, avec l’École d’économie de Paris (PSE).

Grand spécialiste de l’économie industrielle, récipiendaire de la médaille d’or du CNRS, Jean Tirole est l’un des plus grands économistes français, l’un des plus talentueux. Mais disons-le franchement, c’est aussi l’un des plus inquiétants, car c’est lui, à Toulouse, qui a fait entrer le plus spectaculairement le loup dans la bergerie, ou plutôt la finance dans le monde de l’Université. Il a donné l’exemple, que d’autres universités ont suivi. Ce qui est à l’origine d’une véritable implosion de l’enseignement de l’économie et de la recherche.

C’est en effet l’Institut d’économie industrielle (Idei), ancêtre de la Toulouse School of Economics qui, au début des années 90, a avancé en éclaireur, en nouant des partenariats avec des entreprises pour créer et financer une fondation abritant des enseignants- chercheurs disposant de compléments de salaire par rapport aux rémunérations publiques et couvrant de nouveaux secteurs de recherche, souhaités notamment par les entreprises. Ou alors pour financer directement une chaire d’enseignement spécifique.

Marchant sur ces brisées, de nombreuses universités ont créé à leur tour des structures semblables, profitant de financements publics mais aussi de capitaux privés. Aux quatre coins de la France, des fondations ont donc vu le jour ou des chaires financées par le privé ont éclos. Mais dans cette « financiarisation » de l’enseignement de l’économie, Toulouse a toujours gardé cent coudées d’avance sur les centres rivaux.

Le drame, c’est que le processus est invisible ; il est souterrain. Tous les nouveaux centres qui prospèrent affichent l’ambition d’être des pôles d’excellence. Et tous les critères de validation, propres à toute recherche scientifique, sont scrupuleusement respectés. Mais le monde de la finance s’est introduit, si l’on peut dire, dans le cœur du réacteur. La loi de 2006 sur la recherche, en organisant ce système de fondation financée par des fonds publics et des groupes privés voire même des mécènes, avec à la clef de très fortes défiscalisations, a brutalement accéléré cette privatisation à peine masquée de l’enseignement universitaire de pointe et de la recherche économique.

Certes, Jean Tirole conteste, bec et ongles, les effets corrupteurs de cette OPA de la finance sur le monde académique. Dans une tribune libre publiée par le journal Le Monde (11 décembre 2007), il a présenté un long argumentaire en défense de son école : « Et l’indépendance ? Bien que fortement financées par le secteur privé, les universités américaines sont non seulement des lieux de bouillonnement intellectuel intense, mais aussi des espaces de liberté extraordinaires. Peut-on craindre qu’il en soit différemment pour les universités françaises ? Je ne le crois pas. Tout d’abord, parce que, d’expérience personnelle, les entreprises respectent l’indépendance de l’Université. À l’avenir, elles financeront l’Université française collectivement pour avoir accès à des étudiants bien formés et des experts. Violer cette indépendance irait à l’encontre des objectifs recherchés. L’indépendance peut de surcroît être renforcée par la diversification des partenariats, la constitution d’un capital, le droit de publier librement, la validation des travaux par les grandes revues internationales (garantes de qualité) et la concurrence entre universités (frein aux dérives intellectuelles). »

Mais, ses arguments peinent à emporter l’adhésion car ils ne donnent qu’une faible idée de l’implosion du système universitaire qu’induisent ces partenariats déséquilibrés avec le privé. Pour en prendre la mesure, il suffit de parcourir un rapport au-dessus de tout soupçon, dont la presse n’a jamais parlé car il n’a pas été rendu public, celui que la Cour des comptes a consacré à cette école.

Ce rapport confidentiel de la Cour des comptes, le voici. On peut le télécharger ici ou le consulter ci-dessous :

Dans ce rapport qui couvre les années 2007 à 2010, on mesure en effet que ce partenariat public-privé a pris une forme étrange. Tout a été fait par l’État pour que les grands groupes industriels et financiers soient aux postes de commande, presque à parité avec les organismes publics. C’est une privatisation, ou du moins une privatisation partielle de l’Université et de la recherche économique qui a été organisée.

L’École d’économie de Toulouse est gérée par une fondation du type de celle que la loi ultralibérale sur la recherche de 2006 a autorisée. Dénommée Fondation Jean-Jacques Laffont, cet organisme a été créé par des établissements publics prestigieux : le CNRS, l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) et l’université Toulouse 1. Mais, plutôt que de garder la main sur leur « bébé » et de n’inviter des partenaires privés que de manière minoritaire, ces organismes ont tout fait, sous la houlette de Jean Tirole, pour que le privé entre en force dans la fondation, pour qu’il en partage la gouvernance et les financements.

Les apports financiers prévus sur la période 2007-2012 pour financer la Fondation et les 140 chercheurs qu’elle abrite au sein de l’école en témoignent : 42,8 millions d’euros proviennent de l’État, 0,825 des fondateurs, et 33,4 millions des entreprises privées. À titre d’illustration, pour la seule année 2010, l’État a apporté 7,5 millions d’euros, les fondateurs 0,165 et le privé 6,825 millions d’euros.

En clair, les portes de TSE, à la pointe de la recherche économique en France, ont toutes grandes été ouvertes au privé. Le groupe Axa a ainsi apporté 600.000 euros ; EDF 500.000 euros ; Electrabel (filiale de GDF Suez) 600.000 euros ; la Caisse des dépôts 600.000 euros ; BNP Paribas 600.000 euros, La Poste 300.000 euros ; Crédit Agricole 600.000 euros, Total 600.000 euros et France Télécom 250.000 euros.

La gouvernance de la fondation est presque identique. Les financeurs privés détiennent des sièges au conseil pratiquement à parité avec les fondateurs. Outre Jean Tirole, qui préside, et deux personnalités qualifiées, les membres du conseil au titre des fondateurs sont au nombre de six ; et les membres représentant les entreprises sont au nombre de cinq, en l’occurrence les représentants d’Exane, de GDF Suez, de France Télécom, du Crédit Agricole et de BNP Paribas.

En somme, une bonne partie des « gestionnaires » de la recherche économique de pointe en France sont des entreprises privées, et notamment des banques. Des établissements privés qui ont bien sûr importé le fonctionnement du privé au sein de l’école.

La Cour des comptes mentionne cet état de fait notamment dans le cas des rémunérations. Alors que le traitement d’un professeur d’université en fin de carrière avoisine les 5.000 euros net par mois, les bénéficiaires d’une « chaire senior » à l’École de Toulouse profitent de rémunérations financées par la fondation qui oscillent entre « 21.000 et 80.000 euros ». Ces rémunérations, note la Cour des comptes, résultent d’une « négociation de gré à gré entre la direction de TSE et les intéressés », dans des conditions de discrétion « proche de l’opacité».

À cela s’ajoute une rémunération au mérite, grâce à des primes attribuées aux chercheurs qui publient dans les meilleures revues internationales. Ces primes ont atteint un montant proche de 700.000 euros en 2010 pour les 140 chercheurs. Soit 5.000 euros en moyenne. Mais les deux tiers des chercheurs n’en perçoivent pas. Autrement dit quelque 46 chercheurs se partagent la somme, soit plus de 15.000 euros chacun. « Les bénéficiaires d’une chaire junior se voient proposer des rémunérations de 35.000 à 42.000 euros par an (soit près du double de la rémunération d’un maître de conférences en début de carrière), plus 10.000 euros de frais de recherche », note encore la Cour des comptes.

En bref, c’est une bombe qui a été logée au sein de l’Université française. Une bombe qui risque de conduire à un éclatement de l’Université dans les disciplines économiques : avec une université de luxe, sous la coupe du privé, disposant de professeurs et de chercheurs profitant des rémunérations considérablement supérieures à celles de la fonction publique ; et une université du pauvre, abandonnée au public, avec des professeurs sous-payés.

 (…) Mais les conséquences de cette privatisation pas même masquée vont encore au-delà car ce système induit un type de recrutement de chercheurs bien parti- culiers. On se doute en effet que les économistes spécialistes de l’exclusion sociale ou des inégalités ont assez peu de chances de faire carrière à Toulouse. En tout cas, ils ont moins de chances que les chercheurs dont les inclinaisons sont plus libérales et les thématiques de recherches davantage liées aux marchés financiers. Survenu à la rentrée universitaire 2009, un recrutement à Toulouse est particulièrement illustratif de ce phénomène, celui d’Augustin Landier.

Diplômé de l’École normale supérieure, agrégé de mathématiques et titulaire d’un doctorat d’économie au célèbre Massachusetts Institute of Technology (MIT), il a fondé un hedge funds à New York avant de passer au Fonds monétaire international pour finalement atterrir à la Toulouse School of Economics. Trader autant qu’économiste, spéculateur autant que théoricien, Augustin Landier est le symbole vivant de ce dangereux effacement des frontières entre la finance et l’Université. Il est même devenu l’une des coqueluches de TSE et n’a pas attendu bien longtemps avant d’être coopté au Conseil d’analyse économique.

(…) Mais, une autre série de conséquences est également prévisible : ce ne sont plus les critères académiques, ou en tout cas plus seulement eux, qui président aux choix de l’attribution des financements à tel ou tel pôle. Désormais, les sponsors privés détiennent une bonne partie de la décision. Même entre les différents pôles d’excellence, ils peuvent ainsi privilégier un type de recherche plutôt qu’un autre. Avantager par exemple la recherche sur toutes les thématiques qu’affectionne le monde de la finance et désavantager les recherches liées à une meilleure régulation de l’économie.

Les promoteurs de la privatisation, Jean Tirole en tête, récusent cette dérive. Ils font valoir que le secteur privé cofinance les fondations – celle de Toulouse comme les autres qui ont ensuite vu le jour – mais qu’il y a une frontière étanche entre la gestion et les contenus scientifiques. C’est sa ligne de défense. C’est aussi une fable. Et il n’est pas difficile d’en établir la démonstration.

Prenons un autre exemple, tout aussi prestigieux, celui de l’École d’économie de Paris (PSE), créée en décembre 2006 et qui est gérée de la même manière, c’est-à-dire par l’entremise d’une fondation où sont représentées de grandes institutions publiques (l’École normale supérieure, l’École des hautes études en sciences sociales, le Centre national de la recherche scientifique, l’Institut national de la recherche économique et de l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne) mais aussi des groupes privés, dont AXA et Exane.

(…) En apparence, PSE, qui accueille quelque 150 enseignants-chercheurs et économistes donne l’impression de s’être tenue à l’écart des dérives de son homologue de Toulouse. L’École de Paris a ainsi veillé à ce que les entreprises privées qui financent la fondation ne disposent que de trois sièges au conseil d’administration, dont le président est Roger Guesnerie, professeur au Collège de France. PSE se tient donc à distance raisonnable du monde de la finance, qui a été associé au projet mais qui n’en a pas pris le contrôle.

Cette situation tient en grande partie à la personnalité du premier directeur de l’école, Thomas Piketty. Farouchement jaloux de son indépendance, très peu enclin aux mondanités – contrairement à nombre d’autres économistes –, le jeune chercheur s’est détourné de ses recherches quelques mois fin 2006-début 2007 pour porter le projet et trouver des financements privés. Mais, passant le relais à un autre économiste, François Bourguignon, ex-chef économiste de la Banque mondiale, il est retourné à ses études sitôt l’école créée, début 2007, suscitant la colère de certains des sponsors, dont Henri de Castries, le patron d’Axa. La mini-crise qui a émaillé la naissance de l’École d’économie de Paris a contribué, elle aussi, à mettre un peu de distance entre la prestigieuse école et ces sponsors privés. Pour des raisons de fond comme de circonstance, l’OPA sur l’École d’économie de Paris, peut sembler avoir échoué.

Pourtant, là encore, on peut sans trop de difficultés constater que le système mis en place à partir de 2006 a eu des conséquences néfastes sur cet établissement.

D’abord, par cette loi de 2006, les chercheurs ou les économistes ont été sommés d’arpenter les allées, parfois poisseuses, du CAC 40 pour faire la manche. Ce qui est naturellement malsain ou humiliant (…) Mais il y a plus préoccupant : face à Toulouse qui a avancé à marche forcée dans ce processus de privatisation, l’École d’économie de Paris a cherché à défendre son indépendance. Mais, elle l’a fait dans des conditions de plus en plus difficiles comme le souligne cet autre rapport confidentiel de la Cour des comptes, couvrant exactement la même période 2006-2009.

Ce rapport confidentiel, le voici. On peut le télécharger ici ou le consulter ci-dessous:

(…) La plus spectaculaire illustration de cette inégalité, ce sont les financements que PSE a trouvés en quantité beaucoup plus faible que ceux de TSE. Alors que Toulouse est parvenue à lever 42,8 millions d’euros provenant de l’État, 0,825 des fondateurs, et 33,4 millions des entreprises privées, l’École de Paris n’a obtenu en comparaison qu’une misère : l’État a apporté 20 millions d’euros en 2007, les fondateurs (École normale supérieure, CNRS, EHESS, Paris I...) 300.000 euros et les groupes privés seulement... 2,375 millions d’euros, fournis notamment par Axa et Exane (un groupe financier lié à BNP Paribas). Et même si l’on ajoute à ces sommes près de 20 millions d’euros générés par des apports immobiliers en faveur de PSE, le magot global de l’école ne dépasse pas 45 millions d’euros.

Au total, les grands groupes privés ont apporté 33,4 millions d’euros à TSE et seulement 2,375 millions à PSE. Dans la disproportion spectaculaire des chiffres, on comprend sur-le-champ les risques induits par cette privatisation rampante de la recherche et de l’enseigne- ment de pointe en économie : le secteur privé – les grandes banques, les groupes d’assurance ou quelques mastodontes industriels – a la faculté de favoriser un pôle d’excellence plutôt qu’un autre.

Triste mais logique ! Réputée plus à gauche et plus attachée à la régulation, l’École d’économie de Paris a trouvé beaucoup moins d’argent que Toulouse, réputée plus à droite et plus ouverte aux thèses libérales sinon ultralibérales. Imagine-t-on que le très réactionnaire patron d’Axa, Henri de Castries, subventionne de gaieté de cœur l’École d’économie de Paris et, du même coup, les travaux de Thomas Piketty qui dressent un formidable réquisitoire contre le monde inégalitaire dont le même Henri de Castries est l’un des symboles ?

Assez logiquement, des groupes comme Axa ou BNP Paribas adorent l’économiste Augustin Landier et les thématiques libérales et réactionnaires sur lesquelles il travaille, et ont en horreur Thomas Piketty, et les thématiques progressistes qui inspirent ses travaux. On devine sans grande peine qu’Henri de Castries ne doit par exemple pas être un adepte de la « révolution fiscale » dont Thomas Piketty est le premier et plus fougueux partisan.

Épilogue de cette histoire, d’ailleurs prévisible : fin 2010, Henri de Castries a annoncé qu’il ne sollicitait pas le renouvellement de son mandat de membre du conseil d’administration de PSE. Et en janvier 2011, le patron d’Exane, Nicolas Chanut, a adressé une lettre véhémente à tous les administrateurs de PSE pour leur annoncer que lui aussi tirait sa révérence et ne siégerait plus au conseil.

Le plus invraisemblable dans cette affaire, c’est que le rapport de la Cour des comptes ne cherche même pas à identifier les racines de la faiblesse des apports privés en faveur de PSE ni même ses possibles dangers. Se bornant à l’aspect comptable des choses, qui relève de son champ de compétence, la Cour déplore que l’École d’économie de Paris n’ait pas su lever plus de fonds auprès de… bailleurs privés ! « La Cour recommande plus particulièrement que la fondation accroisse fortement son capital par la levée de fonds privés, afin d’augmenter le produit de ses placements », dit-elle en conclusion, sans mesurer l’ineptie du constat.

Dans ce monde où la finance détient toutes les commandes, les inégalités entre PSE et TSE ne se jugent pas seulement à l’aune de ces dotations. À la différence de son homologue de Toulouse, l’École d’économie de Paris est aussi confrontée à d’inextricables difficultés dans la rémunération des économistes qui y travaillent. Car elle ne peut pas offrir les mêmes avantages. L’École de Paris – c’est tout à son honneur ! – n’a pas voulu copier le système de rémunération mis en œuvre à Toulouse, qui dynamite les modes de rémunération qui ont cours à l’Université. PSE a juste choisi d’abonder les rémunérations publiques des chercheurs, en leur versant des compléments, le plus souvent modestes. Certains enseignants- chercheurs sont également invités à dispenser chaque mois un ou deux jours de cours ou de formation dans des enceintes publiques (Banque de France...), ce qui leur garantit un complément de ressources.

Que faire d’autre ? Face aux pratiques anglo-saxonnes, les rémunérations publiques françaises sont si faibles que PSE perdrait certains de ces économistes, qui seraient alors tentés de partir à l’étranger, si une solution de complément de salaire n’avait pas été trouvée.

Le rapport de la Cour des comptes détaille les rémunérations de PSE : de 1.000 à 2.000 euros net par mois pour deux cours de masters de 24 heures dans l’année pour les titulaires de chaire associée ; 3.600 euros net pour un cours de masters de 24 heures pour les professeurs associés ; 2.600 euros par mois pour les doctorants et 4.000 euros par mois pour les post-doctorants… En clair, PSE est à la traîne par rapport à TSE.

Mais ce système est, en vérité, hypocrite. Car l’École d’économie de Paris n’est pas une oasis. Et dans un monde où la finance a tout perverti, elle y a été happée, elle aussi, et elle doit trouver sans trop le dire d’autres subterfuges pour que ses chercheurs soient rémunérés au-delà de ce que l’Université offre ordinairement à ses professeurs.

(…) Ce système de rémunération présente un aspect alarmant parce qu’il n’est pas publiquement assumé par la puissance publique, parce qu’il est en rupture avec les grilles de rémunérations publiques. Les économistes de PSE n’en sont pas directement responsables. C’est la logique infernale de l’État pauvre qui pousse l’école à pratiquer le système « D » au cas par cas. Terrible logique ! En conduisant une politique d’austérité, l’État fait cause commune avec les milieux de la finance qui veulent mettre la main sur les pôles d’excellence de la recherche économique française.

(…) Quoi qu’il en soit, tout se cumule, les dotations aussi bien que les rémunérations, pour que PSE soit désavantagée par rapport à TSE ; et plus encore les autres universités, par rapport à ces pôles d’excellence. L’État asphyxie les uns ; la banque ou l’assurance financent les autres... Oui, tout se cumule, en bout de course pour que les recherches libérales sur des thématiques proches de la finance ou de l’industrie soient beaucoup plus nombreuses que les recherches sur des thématiques plus citoyennes. En bref, quoi qu’en dise Jean Tirole, c’est la finance qui a pris le pouvoir. Et même si PSE traîne des pieds – et il faut l’en féliciter –, la finance est en passe de gagner la partie.

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Premier tour de piste judiciaire pour Jean-Noël Guérini

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Sur le banc des accusés, ce lundi 13 octobre 2014, le député PS Jean-David Ciot, patron de la “fédé” des Bouches-du-Rhône, n’a cessé de s’éloigner de son ancien patron, Jean-Noël Guérini, toujours président du Conseil général. Souriant et badinant, ce dernier est arrivé au tribunal aux côtés de sa femme, en robe d'avocate. Le sénateur (ex-PS) est poursuivi pour détournement de fonds publics et son ancien conseiller pour recel dans une affaire de licenciement de complaisance. Sans doute un premier tour de chauffe devant le tribunal correctionnel de Marseille pour Jean-Noël Guérini, mis en examen dans deux autres informations judiciaires toujours à l’instruction.

Jean-Noël Guérini, réélu sénateur fin septembre 2014, est également mis en examen dans deux autres enquêtes.Jean-Noël Guérini, réélu sénateur fin septembre 2014, est également mis en examen dans deux autres enquêtes. © LF

Entré en 2002 à son cabinet comme « chargé de mission de géographie cantonale » – cela ne s’invente pas –, Jean-David Ciot l’a quitté le 1er juin 2011 avec 62 529 euros d’indemnités de licenciement (la somme a été saisie et confiée à l’Agrasc). Pour l’accusation, il s’agit d’une démission déguisée, pour lui permettre de faire campagne aux législatives de 2012 dans le cadre de la loi du 14 avril 2011 qui interdit aux collaborateurs du cabinet du patron d’un exécutif local de se présenter dans la circonscription où ils ont exercé leurs fonctions dans l’année.

Le procureur, Jean-Luc Blachon, s’appuie sur l’absence de motif de licenciement et l'absence de préavis qui prouvent selon lui l'intentionnalité du délit. Si Jean-David Ciot avait effectué son préavis, il n’aurait en effet pas pu se présenter aux législatives de juin 2012. Le procureur a requis contre les deux hommes six mois avec sursis, un an d’inéligibilité et 15 000 euros d’amende.

Loin de toute rodomontade, le député assure qu’en mai 2011, il n’était candidat à rien, pas plus au secrétariat général de la fédération PS (à la tête de laquelle il remplacera Jean-Noël Guérini en juillet) qu’à la députation dans la 14e circonscription, réputée « conservatrice » et tenue par Maryse Joissains, la maire d’Aix-en-Provence. « Le contexte politique était hasardeux, explique-t-il. Ce n’était pas dans mon projet de carrière. » À l’en croire, c’est Jean-Noël Guérini qui l’a mis au pied du mur en le licenciant, puis le bureau national du PS, qui lui a « imposé » sa candidature aux législatives. « On a l’impression d’entendre que M. Ciot est un malgré-lui politique », finit par s’agacer le procureur Jean-Luc Blachon.

Jean-Noël Guérini, lui, se montre outré de se retrouver en correctionnelle pour ce licenciement qui « devrait concerner un tribunal administratif ou les prud’hommes ». « Il faut se rappeler l'époque : le climat politico-judiciaire était exécrable, décrit-il. Il fallait faire disparaître de la scène politique locale Jean-Noël Guérini. » Avant de s’en prendre à son ex-directeur de cabinet Rémy Bargès, qui a osé parler de « licenciement négocié » pour que Jean-David Ciot puisse « se réserver la possibilité politique au niveau des législatives, en juin 2012 ». « M. Bargès jouait double jeu (…) c’était un sous-marin, (…) il faisait tout pour me détruire », assure Jean-Noël Guérini avant de le traiter de « grand menteur ». Des propos jugés « méprisables de la part d’un  élu qui a érigé le mensonge en système de pouvoir et de défense », a réagi l'intéressé dans un communiqué. Puis, l'ancien homme fort du PS dans les Bouches-du-Rhône prend pour cible Arnaud Montebourg, dont la note explosive sur la gestion de la fédération PS des Bouches-du-Rhône avait déclenché la descente à Marseille, en juin 2011, d’une commission d’enquête présidée par l’ex-ministre PS, Alain Richard. Encore en procédure judiciaire contre l’ex-ministre du redressement productif, Guérini menace : « Je ferai connaître aux Français ce que c’est ce M. Montebourg et ses amitiés particulières. »

C’est à l’occasion d’un long entretien avec Alain Richard, le 26 avril 2011, que Jean-Noël Guérini affirme avoir décidé de démissionner de la fédération et de licencier Jean-David Ciot afin qu’il l’y remplace. Il s’agissait seulement, selon lui, de se mettre en conformité avec les futures préconisations de la commission Richard qui, le 5 juillet 2011, pointera « des cas trop nombreux de dépendance économique et sociale de cadres de la fédération par rapport à une seule collectivité territoriale employeur », à savoir le Conseil général. Pour le détail, voyez avec mes chefs de service, dit-il en substance à la présidente du tribunal, Christine Mée.

Le député Jean-David Ciot et un de ses avoctas, Me Grégoire Ladouari, ont bataille contre une lecture “anachronique” du dossier.Le député Jean-David Ciot et un de ses avoctas, Me Grégoire Ladouari, ont bataille contre une lecture “anachronique” du dossier. © LF

« J’ai 9 000 employés, 5 450 sapeurs-pompiers qui travaillaient sous mon autorité, se dédouane le sénateur. Comment voulez-vous que j'aie une connaissance juridique des dossiers de licenciement ? Je n’ai fait que signer ce que m’ont présenté  mes directeurs de service. » Incroyable de suffisance, Guérini avance, sûr de son bon droit. « Suite à ma mise en examen, j’ai demandé à mon service : “Mais pourquoi suis-je mis en examen, qu’avez-vous fait ?” » Puis il rassure la présidente : « S’il y a eu des erreurs, le moment venu ils (les cadres du Conseil général – ndlr) les assumeront, (…) ils en paieront les conséquences. »

« C’était dans ce cabinet, qui est la garde rapprochée du président, rétorque le procureur. On ne peut ignorer le destin d’un de ses collaborateurs ! » Comme la députée marseillaise Sylvie Andrieux avant lui, le sénateur n’a pas hésité à jouer la carte de l’irresponsabilité politique, quitte à traîner sa fonction d'élu dans la boue. Oui, il a bien voté la loi organique du 14 avril 2011, mais non, il ne connaissait pas ce texte. Le procureur insiste : « Vous avez voté une loi dont vous ne connaissiez pas le contenu ? » « Oui, monsieur. Je n’ai pas participé aux débats », répond, sans se démonter, Jean-Noël Guérini.

Ses avocats, Mes Dominique Mattei et Hervé Temime, se montreront plus convaincants, fustigeant un « dossier anecdotique et dérisoire », qui relèverait, selon eux, des prud’hommes. Si cette « petite affaire » se retrouve devant le tribunal correctionnel, selon Me Dominique Mattei, c’est par défaut, parce que « les délais des deux informations judiciaires parallèlement conduites sont trop longs », parce que « le citoyen attend des réponses qui ne viennent pas », à cause d’une « forme de gourmandise judiciaire », entretenue par une « presse acharnée ». Me Temime a, lui, estimé que l’accusation n’avait aucune preuve de la volonté, dès mai 2011, de M. Ciot de se présenter aux législatives. « Pas une preuve écrite, pas même une écoute téléphonique, pas un témoin extérieur, pas un mail, pas un post-it », a énuméré l’avocat parisien. 

À la tête d’une liste dissidente, Guérini, qui a quitté le PS en avril dernier, avant même que le parti ne prononce son exclusion, a fait un score inespéré aux dernières sénatoriales, en réunissant trois fois plus de voix que les socialistes. Il est également impliqué dans deux autres enquêtes sur des marchés publics truqués bien plus importantes. Le 8 septembre 2011, il avait été mis en examen pour « prise illégale d'intérêt », « trafic d'influence », « complicité d'obstacle à la manifestation de la vérité » et « association de malfaiteurs ». Puis, le 3 juin 2013, pour « trafic d'influence », « atteinte à la liberté d'accès ou à l'égalité des candidats dans les marchés publics » et « participation à une association de malfaiteurs en vue de la commission des délits de trafic d'influence, de corruption et de détournements de fonds publics ». Dans l'affaire présente de licenciement, le tribunal rendra sa décision le 8 décembre 2014.

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L'examen du budget 2015 commence mardi à l'Assemblée nationale. Le début d'un long tunnel parlementaire. Le gouvernement doit faire voter 21 milliards d'euros d'économies, du jamais vu. Sous la double surveillance de Bruxelles, inquiet du rythme trop lent de la résorption des déficits... et d'une partie de sa majorité, qui réclame plus de mesures pour soutenir la demande et une vraie réforme fiscale, conforme aux promesses de campagne de François Hollande. Tour d'horizon d'un budget d'extrême rigueur.

Beaucoup d'économies, quelques cadeaux fiscaux

21 milliards d'économie. « La France n'a jamais fait un effort de cette ampleur », assure le ministre des finances, Michel Sapin. L'an prochain, la réduction des dépenses de l'État sera massive :

  • 7,7 milliards d’euros d’économies sur les dépenses de l’État et de ses opérateurs

Gel maintenu du point d'indice des fonctionnaires, suppression de postes (-7 500 à la Défense, -2 500 au ministère des finances, -500 à l'écologie, etc.), baisses de crédits (400 millions de baisses de crédits au ministère de l'agriculture, 175 millions d'euros au ministère de l'écologie, 149 millions d'euros à la recherche), etc. La justice, la police et l'éducation nationale, ministères "sanctuarisés", gagnent des postes (+1 000 pour la police, 10 000 postes dans l'éducation nationale).

  • 3,7 milliards d’euros de baisses des dotations aux collectivités locales

De nombreux élus de la majorité sont inquiets des répercussions de ces coupes sur l'activité. C'est le cas de la députée PS Valérie Rabault, rapporteure générale du budget de l'Assemblée nationale. « L’année qui suit les élections municipales voit généralement une baisse de l’investissement des collectivités locales, écrit-elle dans son rapport publié ce week-end (consultable ici, format pdf). Pour 2015, cette baisse peut être estimée entre 4 et 5 milliards d’euros (sur un total d’investissements réalisé par les collectivités en 2013 de 50 milliards d’euros). Dès lors, il faudra éviter que la baisse de la dotation de l’État aux collectivités soit totalement répercutée sur l’investissement des collectivités. » Elle propose d'avancer le remboursement de TVA aux collectivités pour en réduire l'impact.

  • 9,6 milliards d’euros de dépenses sociales, dont 3,3 pour la seule assurance maladie

Hôpitaux, médicaments, pénalités financières pour les établissements ne respectant pas les accords passés avec les agences régionales de santé. Ou encore 700 millions d'économies sur les prestations familiales. Ces dernières mesures sont contestées par la majorité qui réfléchit plutôt à baisser le montant des allocations familiales perçues par les plus aisés. Une solution rejetée par l'exécutif, ce qui augure d'un bras de fer à l'Assemblée dans les prochaines semaines (lire notre article).

Le budget 2015 prévoit aussi un plan de soutien au logement et la suppression de la première tranche de l'impôt sur le revenu. Elle concernera 9 millions de personnes et coûte 3,2 milliards d'euros à l'État. Techniquement, elle revient à décaler le seuil de déclenchement de l'impôt pour les imposables les plus modestes. Exemples piochés dans le rapport de la commission des finances de l'Assemblée nationale : « Jusqu’à fin 2013, un célibataire commençait à payer de l’impôt sur le revenu s’il gagnait plus de 13 725 euros par an. Avec cette réforme il commencera à en payer s’il gagne plus de 15 508 euros par an. Même observation pour un couple avec deux enfants : jusqu’à fin 2013, il commençait à payer de l’impôt sur le revenu s’il gagnait plus de 27 702 euros par an. Avec cette réforme il commencera à en payer s’il gagne plus de 39 959 euros par an. »

Enfin, il consacre la montée en puissance du crédit impôt compétitivité emploi (CICE), instauré fin 2012 et destiné à réduire le coût du travail. Une mesure qui coûte cher : avec 8 milliards d'euros, c'est d'ores et déjà la première dépense fiscale de l'État, et il coûtera en 2017 20 milliards par an (lire notre article). Pour l'heure, difficile d'en tirer un bilan clair alors qu'il monte encore en puissance. Mais il pourrait bien créer peu d'emplois et ne pas rapporter davantage que ce qu'il coûte.

Une fois de plus, les députés du collectif "Vive la gauche" (les fameux "frondeurs" socialistes) vont, de concert avec le Front de gauche et les écologistes, réclamer des contreparties qui n'existent pas à ce jour. Ils seront rejoints par d'autres élus, comme Michel Ménard, un proche de l'ancien ministre Jean-Marc Ayrault, qui a déposé un amendement destiné à « obtenir le remboursement des aides versées au titre du CICE dès lors que celles-ci servent à augmenter les dividendes ou la rémunération des actionnaires, ou qu’elles accompagnent la fermeture d’entreprises ou de succursales rentables ». Dans sa circonscription, le cigarettier Seita vient de fermer un site jugé rentable, alors qu'il a touché 1,3 million d 'euros au titre du CICE en 2013 et 2014.

Austérité ou rigueur ?

Rapportés aux 1 200 milliards d'euros de dépenses publiques annuelles, ces 21 milliards ne représentent qu'une petite goutte (voir graphique ci-dessous). L'an prochain, la dépense publique continuera d'ailleurs de progresser en volume – elle n'a baissé qu'en 2011, ce dont se prévaut régulièrement l'UMP Valérie Pécresse, alors ministre du budget de Nicolas Sarkozy. Techniquement, il s'agit donc d'une réduction de la progression des dépenses publiques, pas d'une diminution. D'ici 2017, la dépense publique augmentera bien chaque année de « 20 milliards, soit deux fois moins que la tendance observée entre 2002 et 2012 », écrit Valérie Rabault. L'opposition juge d'ailleurs ces coupes trop faibles et propose 130 milliards d'économies en cinq ans.

Depuis quelques semaines, ministres et chefs de la majorité socialiste assurent donc que la France réduit les déficits mais ne mène pas une politique d'austérité. « Il faut aller voir ce qui se passe dans les pays où il y a une austérité : diminution des salaires de 10 %, suppression dans le temps de la durée des indemnisations chômage, par exemple, diminution du nombre de fonctionnaires et baisse des salaires des fonctionnaires », explique le ministre du travail, François Rebsamen. Le député PS Bernard Roman ne dit pas autre chose : « On a augmenté le Smic, le RSA de 10 % et fait les emplois d'avenir ! En Grèce, ils ont réduit les salaires des fonctionnaires. Qu'on ne nous parle pas d'austérité en France. »

Au PS, tous ne sont pourtant pas de cet avis. Congédié du gouvernement en août après avoir réclamé au cours de l'été une inflexion de la ligne économique, Arnaud Montebourg dénonce une « spirale de l'austérité ». « Le choix fondamental de notre gouvernement de rétablir les équilibres financiers est devenu une obsession, un mantra, une sorte de croyance, de culte obsessionnel. (…) Cet objectif est en train de devenir l’erreur fondamentale de ce quinquennat, et c’est notre responsabilité de le dire. Cette politique économique est une politique d’austérité », a-t-il lancé il y a dix jours, lors de son premier discours post-remaniement.

C'est aussi l'avis de "Vive la gauche". « Ce n'est pas parce que le gouvernement ne surcharge pas la barque au-delà des 50 milliards prévus qu'il ne fait pas de l'austérité, assure le député Laurent Baumel. Si le gouvernement était hostile à une logique d'austérité, il se poserait la question d'une stratégie de croissance à court terme pour relancer la demande. » D'autant que l'accumulation de plans de réduction budgétaire en Europe pèse sur la croissance du continent, comme s'en inquiètent de nombreuses institutions internationales (FMI, OCDE, etc.) Le rapport Rabault évoque le risque d'un « cycle déflationniste dévastateur en France et en Europe » si l'Europe ne soutient pas davantage la demande.

Un budget sous le contrôle de Bruxelles

La France avait promis de revenir à 3 % de déficit en 2015. L'objectif est désormais repoussé de deux ans. « Le respect de la trajectoire initialement prévue aurait signifié un ajustement structurel supplémentaire de 1,3 % de PIB en 2015, soit près de 30 milliards d’euros de hausse de prélèvements obligatoires et de baisse de dépenses publiques supplémentaires », justifie Valérie Rabault. Ce qui aurait porté la facture des économies d'ici 2017 à 80 milliards d'euros, au risque « d’entrer dans un cycle déflationniste désastreux », écrit encore la rapporteure du budget.

À Bruxelles, la Commission sortante estime pourtant que la France ne réduit pas son déficit assez vite. « Le projet de budget de la France est assez loin de l'objectif, à la fois en terme de déficit nominal et de mesures effectives, concernant le déficit structurel et le nombre et la qualité des réformes qui doivent être réalisées. Donc (…) l'ambition doit être revue à la hausse », a déclaré vendredi dernier le président de l'Eurogroupe, le Néerlandais Jeroen Dijsselbloem. « C'est nous qui décidons du budget, a rétorqué samedi Manuel Valls. Ce que nous demandons uniquement aux Européens, c'est de tenir compte de la réalité qui s'impose malheureusement à nous : la crise qui mine la zone euro. » En coulisses, Paris et Bruxelles négocient déjà pour éviter que le budget français ne soit retoqué, ce que permettent en théorie les traités (dont le TSCG que François Hollande s'était engagé à renégocier, et qui a été voté intact en 2012 par le Parlement). Le verdict de Bruxelles sera rendu fin octobre.

Mais d'ores et déjà, l'exécutif français semble lui envoyer des signaux. La semaine dernière, Manuel Valls en déplacement à Berlin s'en est pris à la supposée « préférence pour le chômage de masse bien indemnisé » en France. Et a lancé l'idée d'une réforme de l'assurance chômage, alors que la prochaine renégociation par les partenaires sociaux de la convention Unedic n'est pas prévue avant 2016. Des propos repris dimanche par le ministre de l'économie Emmanuel Macron, pour qui la réforme « est insuffisante ». Ces déclarations ont suscité un tollé au PS. L'Élysée a fermé la porte, jugeant le débat inopportun.

Un budget sincère ?

L'exécutif en convient : sur les 21 milliards d'économies, au moins 2 à 3 milliards ne sont pas détaillées, notamment sur le budget de la sécurité sociale. « Ça fait dix ans que l'objectif annoncé dans le budget n'est pas atteint ! » relativise d'ailleurs ce conseiller gouvernemental. Dans son rapport, Valérie Rabault a déniché des exemples de ces économies pas toujours justifiées sur le budget de l'État. Ainsi, 415 millions sont attendues au ministère de l'écologie en raison de la « priorisation des investissements d’infrastructures ». Mais la rapporteure du Budget n'est pas en mesure de savoir à quoi se rapporte ce montant, faute « d’éléments permettant d’analyser cette baisse ». Idem au ministère de l'emploi, où 346 millions d’euros d'économie doivent découler de « l’amélioration de la situation de l’emploi » en raison de l'entrée en vigueur du crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE). Un pari hasardeux alors que le chômage atteint des niveaux records. Là non plus, le gouvernement n'a pas détaillé ces fameuses économies…

Par ailleurs, de sérieux doutes pèsent sur ce budget dans la mesure où l'objectif de croissance sur lequel il est calculé (1 % en 2015) pourrait s'avérer trop ambitieux. Le Haut Conseil des finances publiques le juge « optimiste », car il « suppose un redémarrage rapide et durable de l'activité que n'annoncent pas les derniers indicateurs conjoncturels ». D'autant que la demande intérieure ne redémarrera peut-être pas aussi vite que le gouvernement l'espère. Comme le souligne Valérie Rabault dans son rapport, le budget 2015 prévoit une hausse de la consommation des ménages de 0,7 % en 2014. Pourtant, la rapporteure générale du budget affirme ne pas avoir reçu d'éléments qui viendraient conforter ce scénario. La hausse de la consommation n'a d'ailleurs été que de 0,4 % en moyenne entre 2007 et 2012. Et les chiffres du début de l'année ne sont pas bons.

De plus en plus de voix plaident pour une réforme fiscale

Le budget devrait être adopté sans difficulté. Et au pire, avec l'aide du 49-3, que le gouvernement semble décidé à utiliser si nécessaire. Mais de plus en plus d'élus de la majorité, lassés des improvisations fiscales annuelles, demandent une vraie réforme fiscale, pour accroître la progressivité de l'impôt. C'était une promesse de campagne de François Hollande, qui envisageait notamment une fusion de l'impôt sur le revenu et de la CSG, un impôt très injuste. Mais elle a été abandonnée dès le début du quinquennat, officiellement pour des raisons techniques. Au lieu de cela, le gouvernement n'a cessé d'empiler les mesures qui ont rendu le système fiscal encore plus compliqué : suppression de la demi-part pour les veuves, décidée par la droite et maintenue par la gauche ; baisse du quotient familial pour les foyers aisés ; fiscalisation de la majoration de pension pour les parents ayant élevé au moins trois enfants ; fin de la défiscalisation des heures supplémentaires, etc. (sur le détail des bénéficiaires, lire cet article du Monde, payant).

Des mesures mal calibrées, dont les députés socialistes ont découvert chaque année les effets concrets auprès de leurs électeurs, et pas toujours les plus aisés. Ce qui désole ce député PS, échaudé par les budgets précédents : « La première année, on nous a expliqué que neuf Français sur dix ne seraient pas concernés par la hausse de l'impôt, et on a vu le résultat. Quand on a décidé de supprimer la demi-part pour les veuves, on nous a expliqué que les conséquences seraient mineures, dans certains cas ça a été dévastateur. L'an dernier, la majoration de pension des familles ayant élevé plus de trois enfants a parfois gonflé l'impôt de certains de nos électeurs de plusieurs milliers d'euros ! » Voilà pourquoi le gouvernement a décrété depuis un an la pause fiscale. Victime collatérale : la fameuse réforme fiscale, plus enterrée que jamais. « Il ne faut pas insécuriser les Français », répond désormais Manuel Valls aux élus qui lui demandent pourquoi.

La réforme fiscale est pourtant réclamée par de plus en plus de voix. Les députés de "Vive la Gauche" vont présenter des amendements en ce sens. Martine Aubry devrait y faire référence dans une tribune à paraître. L'ancien premier ministre Jean-Marc Ayrault a pris la plume ce week-end pour la réclamer, lui qui s'était astreint au silence depuis son départ de Matignon. Même les radicaux de gauche, derniers alliés du PS au gouvernement, en font une de leurs exigences pour y rester. Même si en ce qui les concerne, les menaces de démission sont trop fréquentes pour ne pas être regardées avec circonspection.

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L'organisation parallèle de Marine Le Pen pour 2017

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C'est l'équipe fantôme de Marine Le Pen, celle qui n'apparaît dans aucun organigramme mais qui la côtoie depuis vingt ans. En amont de la présidentielle de 2017, ce petit cercle fermé s'active, loin de l’agitation du siège du Front national et des caméras. On y trouve le micro-parti de la patronne du FN, mais aussi des prestataires liés à la nébuleuse des anciens du GUD (Groupe Union défense – une organisation radicale d'extrême droite), qui travaillent pour le parti et pour ses villes.

La stratégie de Marine Le Pen est double : laisser ses bras droit Florian Philippot et Louis Aliot piloter le parti et s'appuyer sur une structure plus souple et discrète, où s'activent ses hommes de l’ombre. Tous gravitent autour de son vieil ami Frédéric Chatillon, un ancien leader du GUD devenu son conseiller officieux et le prestataire phare du FN.

Ils ont pris leurs quartiers il y a un an au rez-de-chaussée d’un immeuble du XVIe arrondissement parisien, au 27, rue des Vignes, comme l'a raconté Marianne. Une centaine de mètres carrés où est aménagé un petit studio de retransmission. « Il n'y a pas d'argent, les banques ne prêtent plus au FN, c'est extrêmement difficile. Il y a une organisation qui est nécessaire », explique à Mediapart un membre de cette « GUD connection ».

La présidente du Front national s'est rendue à plusieurs reprises rue des Vignes, pour des réunions, pour l'enregistrement de certaines vidéos, comme ses séances de questions-réponses avec les internautes ou encore un pot pendant les municipales. Certains responsables frontistes y ont également fait un saut. « Il y a une séparation entre le Front et les activités de communication », rapporte un cadre du parti. « Il y a certaines choses qui se font ici (au siège du FN, ndlr), d'autres ailleurs. Ça ne me pose pas de problème que Marine Le Pen puisse aller là-bas voir les documents de campagne ou le site », justifie sa sœur Yann Le Pen, responsable des grandes manifestations du FN. 

Les locaux du 27 rue des Vignes, dans le XVIe arrondissement de Paris.Les locaux du 27 rue des Vignes, dans le XVIe arrondissement de Paris. © M.T. / Mediapart

Marine Le Pen dispose de sa propre structure, hors du contrôle du FN. Cette autonomisation financière a commencé en novembre 2010 avec la création de son micro-parti, Jeanne, pour mettre fin à la mainmise de son père, qui n'a jamais cédé les rênes de son association de financement, Cotelec.

C’est d'ailleurs au "27" que Jeanne vient officiellement d’emménager, d’après le Journal Officiel. Rien d’étonnant, puisque c’est aux anciens du GUD que la présidente du FN a confié les finances de cette association, comme Mediapart l’a raconté. Au fil des années, le micro-parti a suivi les ex-Gudards dans leurs déménagements au sein du cossu XVIe arrondissement. Initialement domiciliée à la même adresse que Dreamwell, société de Frédéric Chatillon et Olivier Duguet (ex-GUD et ex-trésorier de Jeanne), elle a rejoint la rue des Vignes où ils étaient une quinzaine de personnes à s'affairer pendant les municipales.

Axel Loustau lors de son interpellation dans les débordements d'une manif anti-mariage pour tous le 23 avril 2013 aux Invalides.Axel Loustau lors de son interpellation dans les débordements d'une manif anti-mariage pour tous le 23 avril 2013 aux Invalides. © N. Serve / Mediapart

Si Frédéric Chatillon était présent au "27" pendant les dernières élections, il n'en est pas le maître d’œuvre. Devenu trop visible, l'ancien chef du GUD est parti à l'étranger « se mettre au vert », rapporte l'un de ses amis. Mais c'est son plus proche associé, Axel Loustau, devenu trésorier de Jeanne, qui pilote la logistique. Cet autre ancien du GUD, prestataire occasionnel du FN avec sa société Vendôme sécurité, a mis la main sur le rez-de-chaussée de l'immeuble avec la société civile immobilière Les Vignes, créée en toute discrétion en juillet 2013 avec sa femme, et dont il a cédé la gérance. Dans l'actionnariat de cette SCI, on retrouve... Frédéric Chatillon.

Le tandem Loustau-Chatillon a permis à plusieurs prestataires de confiance de Marine Le Pen de s'y installer. Pour certains à titre grâcieux, pour d'autres en payant un loyer « très en dessous des prix », rapporte l'un d'eux à Mediapart. Ces sociétés assurent à la présidente du FN des tarifs « cinq fois en dessous du marché », affirme-t-il. C'est le cas pour Stream on fire, société de captation vidéo d’événements, créée elle aussi en juillet 2013, et qui dispose de bureaux au "27". L'entreprise ne compte aucun salarié et travaille à la tâche, avec des prestataires. À sa tête, on trouve un ami de vingt ans de Loustau et Chatillon: Christophe Boucher.

Axel Loustau, à droite de Grégoire Boucher, l'homme à l'oreillette, lors du « Jour de colère » à Paris, le 26 janvier 2014.Axel Loustau, à droite de Grégoire Boucher, l'homme à l'oreillette, lors du « Jour de colère » à Paris, le 26 janvier 2014. © M.T. / Mediapart

Celui-ci a déjà été associé à Frédéric Chatillon en 2003, lors de la création de la revue Sentinel, qui décrypte les « menaces contemporaines ». Son frère Grégoire, catholique traditionnaliste, a organisé avec Axel Loustau la manifestation « Jour de colère » qui a vu défiler à Paris l'extrême droite la plus radicale et la « Dieudosphère ». Il a aussi été associé à l'ex-trésorier de Jeanne, Olivier Duguet, avec qui il a été condamné à six mois de prison avec sursis pour « escroquerie » au préjudice de Pôle emploi (lire notre enquête).

Depuis un et demi, Stream on fire réalise les vidéos des déplacements de la présidente du FN (exemple ici), et une partie des retransmissions de ses meetings sur les sites et les applications mobiles frontistes, comme le discours de rentrée de Marine Le Pen à Brachay (Haute-Marne) ou celui l'université d'été du FNJ à Fréjus.

Ces sociétés peuvent aussi compter sur des contrats dans les villes conquises en mars par le Front national. Ainsi, les habitants de Cogolin (Var) ont eu la surprise de voir débarquer un camion de Stream on Fire lors du dernier conseil municipal, le 29 septembre. La société parisienne a en effet signé un contrat avec la municipalité frontiste pour filmer la séance, après avoir réalisé un « portrait du maire », diffusé sur le site du FN, qui « n’a pas été facturé », explique Christophe Boucher. Si, après, par nos connaissances on peut avoir la possibilité de travailler avec des villes ou des élus, c’est tant mieux. »

La société Stream on fire, à Cogolin, le 29 septembre, pour filmer le conseil municipal, sous contrat avec la mairie.La société Stream on fire, à Cogolin, le 29 septembre, pour filmer le conseil municipal, sous contrat avec la mairie. © Comité « Place publique »
Minh Tran Long, dirigeant de la Patrouille de l'événement, société qui a décroché des contrats à Fréjus.Minh Tran Long, dirigeant de la Patrouille de l'événement, société qui a décroché des contrats à Fréjus. © patrouilledelevenement.com

Même scénario avec une autre entreprise du "27": la Patrouille de l’événement. Cette société d’événementiel compte pour unique client la ville FN de Fréjus, où elle a installé une succursale et animé toute la saison estivale (lire notre enquête). Derrière, on trouve un autre prestataire de la campagne présidentielle de Marine Le Pen et membre de cette « GUD connection »: Minh Tran Long. Cet ancien militant de la Fane, un groupuscule violent et ouvertement néonazi dissous en 1980, s'est engagé dans la Légion étrangère avant de se reconvertir dans l'événementiel. S'il « ne regrette rien » de son militantisme, il précise: « On avait 16-17 ans, on faisait les cons, c'était le côté rigolo et provocateur qui nous plaisait. Vous n'imaginez pas le nombre de blousons noirs avec la croix de Malte à l'époque. »

À Fréjus, l'entrepreneur, sollicité par David Rachline, a créé sa société pendant les municipales en misant sur la victoire du jeune frontiste. Lui aussi a proposé des tarifs préférentiels au maire. « Pour la coupe du monde, je lui ai trouvé l'écran le moins cher d'Europe et on a sollicité de gros partenaires pour le payer. Pour la fête de la musique, on s'est serré la ceinture, on a resserré le contrat à 29 000 euros. Ils ont été gagnants. Nous, on a fait un pari sur l'avenir », explique Tran Long. Mais la révélation de ces contrats dans la presse les a « grillés », rapporte l'entrepreneur. « Depuis qu'il est sénateur, Rachline est sous les feux de la rampe, il a peur d'être accusé de favoritisme. Rien n'est reconduit, pour l'instant. »

Le petit cercle s'est réuni à Fréjus en marge de l'université d'été du FNJ. Mais il œuvre dans la discrétion. Sur le site de sa société, Minh Tran Long préfère apparaître sous le nom de « Minh Arnaud », son « deuxième prénom », dit-il. Seul Stream on fire affiche son nom sur la porte du "27" et dans l'annuaire. Pour autant, son patron ne s'étend ni sur ses tarifs (« Ce n'est pas dans mon intérêt »), ni sur ses liens avec la présidente du FN. « Je connais Marine, je l'ai rencontrée amicalement il y a vingt ans. Pourquoi je vous en dirai plus? Ce sont des relations amicales, voilà, balaye-t-il. Si je l'accompagne dans un déplacement, elle sait que je ne vais pas essayer de faire des images qui vont être exploitées par Mediapart ou je ne sais qui, en disant “elle a fait-ci, elle a fait ça". On travaille en confiance, c’est pour ça qu’ils font appel à moi ».

Pour brouiller les pistes, au fil des mois, adresses, actionnaires et gérants changent et se croisent. Les uns font travailler les autres. Ce système a d’ailleurs été théorisé par un autre ancien gudard présent depuis de nombreuses années dans le premier cercle des Le Pen, Philippe Péninique. À Canal Plus, en avril 2013, l'avocat reconnaissait que « oui, autour de Marine, il y a des gens qui n’ont pas trop mal réussi dans la vie, qui sont insérés socialement, et qui combattent le système de l’intérieur ». « Je m’honore d’avoir été au Groupe union défense, assumait-il. On se connaît tous. Nous avons été victimes d’un ostracisme. Nous avons essayé de travailler entre nous ».

Frédéric Chatillon prend des photos lors de la tournée de Marine Le Pen en Italie, en octobre 2011.Frédéric Chatillon prend des photos lors de la tournée de Marine Le Pen en Italie, en octobre 2011. © Capture d'écran Canal Plus

Entre eux, mais aussi avec la présidente du FN. Comme Mediapart l’avait révélé, Riwal, la société de Chatillon, a perçu 1,66 million d'euros pour des prestations en communication fournies à Marine Le Pen pendant la campagne présidentielle (presque un cinquième des dépenses déclarées par la candidate). Tout récemment, l’entreprise a réalisé « les petits clips proposés lors des européennes », explique Yann Le Pen. Riwal est également le prestataire de Jeanne, le micro-parti de Le Pen, pour qui elle confectionne les « kits » de campagne des candidats FN, vendus 16 000 euros pièce.

Ce “business” est rentable. Quasiment dénuée d'adhérents et d’événements militants, Jeanne a encaissé 1,7 million d'euros en 2011– sa première année d’exercice –, et 9 millions d’euros en 2012. Le résultat d’une double activité: outre la vente des « kits », l’association de financement prête de l'argent aux candidats FN avec des taux élevés, dans le but d’emmagasiner des intérêts (lire notre enquête). Ce fonctionnement a attiré l’œil de la justice. Le micro-parti est visé depuis avril par une information judiciaire contre X pour « escroquerie en bande organisée » et « faux et usage de faux ». C’est d'ailleurs rue des Vignes que les enquêteurs de la brigade financière sont allés chercher les factures de Jeanne et la comptabilité de Riwal, lors d’une perquisition relatée par Marianne.

Quel est le rôle précis de ce noyau autour de Marine Le Pen? Ni la présidente du FN, ni Axel Loustau n'ont répondu à nos questions. « Le FN n'a pas les reins assez solides pour trouver des prêteurs. Les banques sont devenues très frileuses. Il faut avoir à ce poste une personne de confiance, et Marine a très confiance en Chatillon, croit savoir un cadre frontiste qui « trouve qu'on voit beaucoup » l'ancien leader du GUD « au Carré (le siège du parti, ndlr) et dans les manifestations du FN. Qu'il soit présent au 1er-Mai, au pied de l'estrade, ça me gêne. Il est très marqué, on aurait pu l'éviter ».

En revanche, la présence active de ces anciens du GUD dans les coulisses financières du Front national ne dérange pas le trésorier du parti, Wallerand de Saint-Just, lui-même ancien de ce groupuscule. « Eh ben voilà, les copains!, rétorquait-il l'année dernière à Mediapart. C’est comme ça qu’on travaille, avec des amis. Comme Philippe Péninque l’a dit, “nous avons été des parias, donc nous nous sommes entraidés” ».

Marine Le Pen, son père Jean-Marie Le Pen, son compagnon et vice-président du FN, Louis Aliot au parlement européen, en juillet.Marine Le Pen, son père Jean-Marie Le Pen, son compagnon et vice-président du FN, Louis Aliot au parlement européen, en juillet. © Reuters

La préparation de Marine Le Pen pour 2017 et sa chasse aux financements passe aussi par le parlement européen. Les européennes ont permis au FN de réaliser une opération juteuse (lire notre article). Ce sont désormais 23 eurodéputés frontistes – dont l'intégralité de l'état-major du parti – qui touchent chacun l'enveloppe mensuelle de 10 500 euros net accordé aux parlementaires (un salaire de 6 250 euros net et une indemnité de frais généraux de 4 299 euros), mais aussi une enveloppe maximale de 21 000 euros chacun pour rémunérer leurs assistants chaque mois. En tout, 65 personnes (23 députés et leurs 42 assistants) bénéficient d'un salaire rémunéré pendant cinq ans, via le parlement.

Mais la patronne du FN a imaginé une autre source de financement: en attendant de former un groupe au parlement pour bénéficier de subventions européennes, elle veut créer un nouveau parti paneuropéen, le Mouvement pour l’Europe des nations et des libertés (MENL), qui rassemblera ses alliés à Strasbourg. Dans un entretien au quotidien russe Kommersant, le 10 octobre, son conseiller "international" Aymeric Chauprade, chef de la délégation FN à Strasbourg, annonce avoir déjà lancé « la procédure d'approbation » de cette formation politique et être « souten(u) par le nombre nécessaire de députés de sept pays membres de l'UE ».

Marine Le Pen était pourtant déjà la vice-présidente d'une formation européenne, l'Alliance européenne pour la liberté (AEL), créée en 2010. Mais l'objectif de ce nouveau parti est clair: « Nous espérons obtenir des financements de plusieurs millions d’euros sur la mandature », a expliqué Aymeric Chauprade. « Il aurait été insensé de se faire simplement élire au parlement européen et ne pas profiter des biens et des possibilités à notre disposition et qui peuvent être utilisés pour propager nos idées. Pour combattre le système, nous utilisons tous ses moyens ».

Le MENL sera résolument tourné vers Vladimir Poutine: « Notre ligne politique est orientée sur le soutien d'un monde multipolaire et de bonnes relations avec la Russie », a précisé le conseiller de Le Pen, moteur du positionnement pro-russe du FN (lire nos enquêtes sur les réseaux russes du FN ici et ).

BOITE NOIRESauf mention contraire, toutes les personnes citées ont été interviewées par Mediapart. Joint, Alain Vizier, le directeur de communication du Front national nous a renvoyé vers le cabinet de Marine Le Pen et vers Yann Le Pen, responsable des grandes manifestations du FN, que nous avons interviewée.

Sollicitée via son chef de cabinet Philippe Martel, Marine Le Pen a refusé toute interview en expliquant: « Mediapart, ils savent bien que je ne leur parle pas ». Un choix partagé par son chef de cabinet: « À titre personnel, je ne vous parle pas. Vous êtes quelque part entre le bien et le mal, la justice et la police. Moi je suis anti-transparent, je suis pour le secret, je déteste la transparence ».

Axel Loustau, le trésorier du micro-parti Jeanne, na pas retourné nos appels à Riwal et à Vendôme sécurité. Les maires FN de Fréjus et Cogolin nous ont confirmé les contrats octroyés à Stream on fire et la Patrouille de l'événement.

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