Au lendemain de la victoire de l’extrême droite dans quatorze villes, ils ont été « assommés » et « isolés ». Dans certaines villes, l’opposition républicaine était en lambeaux, « il a fallu tout reconstruire », racontent-ils. Six mois plus tard, chaque municipalité frontiste compte son « comité de vigilance républicaine ». Mais le réveil des anti-FN a apporté son lot de questionnements.
Comment s’opposer à un Front national au-dessus de la barre des 20 %, qui a fait son entrée à tous les échelons, des mairies au Parlement ? Comment répondre à un FN qui a ouvert sa base militante, séduit les jeunes et est en passe de gagner la bataille de la communication ? Comment répliquer quand les manifs anti-FN ne mobilisent plus, et que le FN renverse la table en présentant ses opposants comme des « mauvais perdants » et des « anti-démocrates » « sectaires » ?
À l’approche du congrès frontiste, qui se tiendra à Lyon les 29 et 30 novembre, les discussions sont vives au sein des opposants de Marine Le Pen. D'un côté, les tenants d’une ligne antifasciste héritière des années 1990 et du slogan « F comme fasciste et N comme nazi », soucieux de rappeler l’histoire du FN que sa présidente n’a jamais reniée. De l’autre, ceux qui estiment que le FN ripoliné de Marine Le Pen nécessite de nouveaux outils et l’abandon d’une « opposition bête et méchante ». Faut-il parler du Front national ou considérer qu’en parler, c’est faire son jeu ? Continuer à tenir un discours moralisateur à ses électeurs ou les convaincre par des contre-argumentaires ? Mener des répliques nationales ou locales ? Abandonner les contre-manifestations ? Mediapart leur a posé la question.
Tous le reconnaissent : après la scission du FN en 1998 et la fuite d’une partie des troupes chez Bruno Mégret, comme après le siphonnage des voix frontistes par Nicolas Sarkozy en 2007, ils ont cru que le Front national était « cuit ». « En 1998, avec l’émergence d’Attac, on a eu un premier transfert de militants. Le 21 avril 2002 a été un sursaut sans lendemain. Et en 2008, Ras l'front s’est disloqué », se souvient André Déchot, ancien de Ras l'front aujourd'hui responsable du groupe de travail “extrême droite” de la Ligue des droits de l’homme (LDH).
Pour ce militant quadragénaire, « 2007 semblait la confirmation d’une fin de cycle. Pendant cette décennie-là, tout le monde a baissé la garde. On a sous-estimé ce qui se passait à droite. Le FN n’était pas au pouvoir, mais ses idées l’étaient en partie. On a assisté à une radicalisation à droite de certains électeurs ». « Certains ont cru que le problème, c’était Sarkozy et que la question FN était réglée », confirme Luz Mora, qui milite contre l’extrême droite depuis 2000, avec Ras l'front puis avec le réseau syndical antifasciste Visa. Et puis l’anti-fascisme n'était « plus à la mode », « c’était l’anti-mondialisme ».
Les syndicats sont les premiers à faire les frais du prétendu virage « social » affiché par Marine Le Pen (lire notre décryptage). Les cas de syndicalistes candidats pour le FN, tout en restant minoritaires, se multiplient. Et nombre d’ouvriers hier hermétiques à l’extrême droite prêtent désormais une oreille au discours du Front national. « En 2009, on a connu un “pic”. Il y a eu une prise de conscience des syndicats », témoigne Luz Mora. Lorsqu’en 2011, le cégétiste Fabien Engelmann, élu depuis maire d’Hayange (Moselle), rallie le Front national, la CGT rappelle que « la préférence nationale n'est pas compatible avec le syndicalisme ».
Mais la véritable alerte a eu lieu après les 18 % de Marine Le Pen en 2012, et les cartons du FN aux élections partielles de l’Oise et de Brignoles en 2013. Au PS, où la réplique au FN a été quasi inexistante pendant la campagne présidentielle (lire notre article), des militants sonnent l’alarme. « Beaucoup nous ont dit “il faut s’y remettre”, “on n'est pas armés pour répondre à un FN qui a changé de forme” », se souvient Sarah Proust, secrétaire nationale du PS chargée de la « riposte ». « Lors des partielles, les copains se sentaient seuls localement. » Avec la secrétaire nationale Elsa di Méo et le député Yann Galut, ils se remettent au travail : création d'une nouvelle « boîte à outils » régionalisée et organisation d'une tournée des fédérations pour former les militants.
Au Front de gauche, parti le plus en pointe sur les argumentaires de réponse au FN en 2012, les discussions et initiatives n’ont pas encore repris. « On va réfléchir à ce qu’on veut mettre en place face au congrès du FN de novembre », explique Alexis Corbière, secrétaire national du parti de gauche, chargé de la lutte contre l’extrême droite. Mais il annonce qu’il « n’ir(a) pas défiler bras dessus bras dessous avec le PS pour dire que le rempart à Le Pen, c’est François Hollande. Ce pouvoir joue la menace FN pour demander le rassemblement, Valls nous explique que le FN est aux portes du pouvoir. Cette dimension cynique et tactique me gêne ».
« On dit tous que la catastrophe est là, mais on ne fait rien », déplorait début septembre dans Mediapart Danielle Obono, l'une des anciennes porte-parole de Mélenchon pendant la campagne, membre d'Ensemble! « On n'a aucun discours sur le FN. Depuis le “Front contre Front” de Mélenchon, on a décrété que ça ne marchait pas, mais on n'a rien proposé depuis… » André Déchot, de la LDH, reconnaît qu’« en 2012, le Front de gauche avait fait bouger le curseur “identité nationale” vers l’identité citoyenne », mais il déplore qu’on soit ensuite « revenus à l’ancien modèle et un combat de coqs à Hénin-Beaumont ».
C’est du côté des associations et syndicats que l’impulsion est venue. Le réseau syndical antifasciste Visa, qui regroupe des militants de tous les syndicats, réalise argumentaires de réponse, brochures pédagogiques et formations, « pour répondre à ceux qui disent que le FN va sauver les salariés », explique Luz Mora.
En janvier, la CGT, FSU, Solidaire et des syndicats étudiants (l’UNEF et la FIDEL) ont lancé une « campagne unitaire » sur l’extrême droite, pour décortiquer les discours du FN et « outiller les militants ». « On veut montrer que la réponse est dans le progrès social, pas dans le repli sur soi et la haine de l’autre, rapporte Pascal Debay, 41 ans, secrétaire général de la CGT en Moselle. On a organisé des débats publics dans une trentaine de départements. On est en train de monter en puissance. »
De son côté, la LDH a remobilisé ses réseaux avec la reconstitution, fin 2012, d’un groupe de travail sur l’extrême droite et une réunion des sections. Une coordination nationale contre l’extrême droite (Conex) a été créée au printemps 2013, composée de VISA, des comités de vigilance, d’anciennes branches locales de Ras l'front, et de collectifs antifascistes comme la Horde. L’objectif : partager informations et matériel militant.
Ces initiatives aboutiront à une série d’événements, fin novembre, au moment du congrès frontiste : une quatrième session intersyndicale à l'initiative de la Conex ; un rendez-vous national des comités départementaux à Paris, rassemblant toutes les structures signataires de l'appel du Collectif Liberté Égalité Fraternité "Pour un avenir solidaire" ; l’université d'automne de la LDH ; le lancement de la cellule de veille du PS sur les villes d'extrême droite, lors d'un atelier de deux jours avec les ex-têtes de listes, les premiers fédéraux des départements concernés, les secrétaires de section.
Si la volonté de relancer l’opposition à l’extrême droite est claire, la manière de s’opposer l’est beaucoup moins. Pour Sarah Proust, qui a commencé son engagement contre l’extrême droite dans les années 1990, « qu’on le veuille ou non, le FN a changé, il est devenu plus dangereux qu’avant ». « J’ai dû modifier mon discours, mes méthodes, mes outils, raconte-t-elle. Il y a dix ans, face à Jean-Marie Le Pen, je ne faisais pas un argumentaire de fond sur la sortie de l’euro. Ce qui constituait hier une introduction à la lutte FN – "le FN est antirépublicain" – est devenu une conclusion qu'il faut désormais démontrer. »
André Déchot, de la LDH, reconnaît que « certains militants sont restés sur un antifascisme des années 1980-2000, et disent “Le Pen, on connaît”. Ils ne voient pas qu’un changement de forme s’est opéré au FN, qu’il joue le rôle du PCF d’hier en termes de promotion sociale et de promotion des jeunes. Une nouvelle génération arrive et elle n’est pas suffisamment débattue ». « Quand vous ne savez pas comment faire, vous faites les vieilles recettes, déplore-t-il. Quand l’extrême droite organise un événement, on fait une contre-initiative au lieu de produire la nôtre. »
La question se pose concrètement à l’occasion du congrès du FN. S'ils sont nombreux à estimer qu'il ne faut pas « rester muet face à un parti qui continue de prôner l’exclusion », ils prônent plutôt une riposte régionale, comme au congrès de Tours en 2011. « Ceux qui veulent un Strasbourg 1997 à Lyon n’auront pas 40 000 personnes et une semaine de forum, prévient André Déchot. Le FN l’utilisera en disant “nous pesons 20 % des voix, regardez comme ces gens ne sont pas démocrates”. Ce sera perçu comme une diversion. Ils pointeront le moindre accrochage. » « Les contre-manifs, on sait comment ça se termine, c’est un échec, tranche Pascal Debay, qui était présent à Strasbourg en 1997 et refuse désormais de « mettre toute son énergie dans des contre-manifestations systématiques ».
« Tous les modes d’opposition sont bons et complémentaires », nuance Luz Mora. « La manifestation existe encore. Il faut occuper le terrain, surtout face à la banalisation du FN dans les médias. » « Il n’y a pas un seul choix stratégique. Il faut tout faire : argumenter, moraliser, organiser des manifestations locales, nationales, aller au combat idéologique », pense aussi Sarah Proust, qui prône une réplique « globale » face à un parti devenu « multifacettes ». « Être face à Florian Philippot ou David Rachline, ce n’est pas pareil. Il faut tenir les deux maillons de la chaîne : décliner le discours sur tous les territoires, ne pas avoir des outils nationaux déconnectés, ni s’en tenir à des tracts régionaux. »
Dans les villes FN, la réplique marche pour l’instant sur deux jambes : un volet animation axé sur le « vivre-ensemble » et un travail de recension des propositions et déclarations des maires frontistes. Des informations que font remonter les « comités de vigilance » via un intranet mettant en réseau les villes. « L’important est d’analyser les gestions des maires, des députés, des eurodéputés, puis de les populariser. Il faut juger le FN non pas sur ses communiqués de presse mais sur ses propositions et amendements. On va les voir aux affaires », explique Luz Mora, qui ironise : « Et quand il y aura des soucis, le FN les exclura en disant “ce n’est pas nous”, comme il l'a fait dans les années 1990. » « Le FN aura un bilan. Et on pourra pointer les contradictions », abonde Pascal Debay, qui cite l’exemple du Pontet, où le maire « supprime la gratuité des cantines au nom d’économies budgétaires mais augmente son indemnité d’élu ».
C’est en région Paca, où l’extrême droite a remporté sept de ses quatorze villes, qu’on trouve le pôle de résistance le plus actif. À Fréjus (Var), plus grande ville frontiste avec 53 000 habitants, la socialiste Elsa di Méo a mis sur pied un Forum Républicain qui revendique 150 adhérents. L'association a déjà organisé des « journées du vivre ensemble » pour contrer l'université d'été du FNJ en septembre, et organisera en novembre sa deuxième réunion nationale des comités de vigilance, à Béziers. Une coordination des trois collectifs varois a aussi été mise en place, avec une lecture des bilans chaque mois. En épluchant les marchés publics de la municipalité FN, le Forum a aussi levé quelques lièvres, comme l’attribution de contrats à des sociétés amies.
À Cogolin (Var, 11 000 habitants), le comité de vigilance « Place publique » s’est fixé comme ligne de « ne pas se heurter pour se heurter » et de « s’opposer par des éléments factuels », raconte Sereine Mauborgne, sa porte-parole. Cette infirmière libérale de 42 ans, « centriste », veut « dénoncer les idées reçues entendues au café chaque matin pour montrer que le FN s’est ripoliné, mais n'a pas changé ». Elle énumère : « Lorsque le maire dit qu’il fait détruire une “extension illégale de la mosquée”, on explique qu’il s’agit d’une marquise pour protéger de la pluie ! Lorsque les habitants saluent le concert hommage au Pink Floyd, on explique qu'il avait été prévu par l’ancienne municipalité. On a fait invalider une décision municipale sur la culture, sur un vice de procédure. Il ne faut pas rater les verbes et les manières de détourner la réalité. »
Au Luc (Var, 9 500 habitants), Roger Depierre, ancien candidat sur la liste divers gauche, a pris la tête du comité « Ensemble pour le Luc » pour en faire « un contre-pouvoir municipal ». « La population est chloroformée, on l’amuse avec de la musique, on supprime l’épicerie solidaire, on donne moins de moyens à l’école. Nous, on ne veut pas donner un blanc-seing au FN », raconte-t-il.
À Béziers (Hérault, 71 000 habitants), Christophe Coquemont, le porte-parole du comité de vigilance, démonte une par une les « annonces médiatiques » de Robert Ménard « qui font parler mais qui sont inapplicables », à commencer par l'interdiction d'étendre du linge aux balcons.
À Hayange (Moselle, 16 000 habitants), le collectif « Hayange plus belle ma ville » se félicite d’avoir joué un rôle de premier plan dans la médiatisation de la gestion calamiteuse du maire, Fabien Engelmann. « Ce devait être un laboratoire du FN, on a eu le maire le plus incompétent, explique le porte-parole Marc Olenine. On a lancé des alertes aux médias : sur ses peintures d’une œuvre d’art et de wagons de mines, sur la suppression de l’atelier de danse orientale, sur sa page Facebook remplie de commentaires haineux et xénophobes de ses "amis". »
Cet ancien communiste, qui s’est ré-engagé à l’occasion des municipales, martèle que « l’échec » du maire est aussi celui du programme du FN, « inapplicable » : « Engelmann s’est coupé de toutes les collectivités locales avec lesquelles il devait travailler. Il applique avec zèle et incompétence le programme de Le Pen : fermeture des frontières, économie sur les fraudes sociales, priorité nationale. »
Mais ce travail de récit du quotidien dans une ville FN doit s’accompagner « d’événements populaires et de mobilisations pour créer, agir », explique Charly Nahmani, secrétaire national de l'UEJF, qui réalise un tour de France des municipalités frontistes. « Les gens ne s’engagent pas à cause d’un certain climat de peur. Il faut leur faire comprendre qu’ils ne sont pas des victimes de la municipalité, mais les ayants droit. » Secrétaire de la section PS de Fréjus et membre du Forum républicain, Tarik Belkhodja s’inquiète « de la résignation de la communauté maghrébine dans les villes varoises. La question, c’est de savoir comment les remobiliser et leur faire comprendre que ce n’est pas normal », explique-t-il.
Conférences, tourisme social, festival, animation : dans les villes FN, les comités de vigilance misent sur une présence permanente sur le terrain, et tentent de « retisser du lien social ». À Béziers, Christophe Coquemont estime qu’« avec Marine Le Pen, on est passés dans une autre dimension. Elle parle d’immigration, mais aussi d’économie, de chômage. On ne va plus dire aujourd’hui que le FN est un parti de fascistes, même s’il en a le terreau ».
Pour ce militant socialiste qui « a pris ses responsabilités » après la victoire de Robert Ménard, « il faut aller au contact des électeurs du FN, leur poser la contradiction sans les brusquer. Tous les matins, je passe au café pour discuter avec les gens. Après l’élection, la parole s’est libérée, on me disait “Alors ?! Nous, on a gagné !”. Ils ne votent pas pour des idées fascisantes, mais d’abord contre le PS et l’UMP. Ils ont le sentiment qu’on ne les aide plus. Parfois, quand on argumente, certains admettent que “oui, c’est vrai, on ne devrait pas tout mélanger” ». Le collectif ambitionne de créer un immeuble associatif avec l’achat commun d’un local municipal à l’abandon dans le centre-ville. « Ce sera un endroit pour boire un café, participer à la vie associative. On veut remettre le citoyen au cœur de la vie. »
Autre stratégie en question : l’indignation morale. Hier moteur de la mobilisation anti-FN, elle « s’est fracassée à cause de la désespérance économique et sociale », résume le politologue Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite. « La dénonciation morale du FN, si elle n'est pas adossée à une critique sociale, ne fonctionne pas », souligne Alexis Corbière, du Front de gauche. « Il faut dépasser la culpabilisation des électeurs frontistes, dire “c’est pas bien”, “ce sont des fascistes”. J’ai connu le 21 avril 2002, tout cela on l’a fait, on a vu le résultat », grince Pascal Debay, qui constate que, chez les « jeunes salariés, certains messages ne passent plus ». Sarah Proust reconnaît que dire aux jeunes « que leur vote FN est immoral, raciste et xénophobe » ne les tient plus à distance du FN.
Derrière cette tentation de l'attitude moralisatrice, « le danger est qu’on reste dans l’entre-soi », met en garde Pascal Debay, qui voit le FN grignoter la Moselle : « On ne va pas se raconter d’histoires, le vote FN est important. J’ai vu des villages où le Front national a explosé. C’est lié à la déception de l’arrivée de Hollande, le poids de la trahison de Florange, l’explosion du chômage, la hausse de la pauvreté, cumulés à des questions qui traversent la société comme celle de l’islam. C’est explosif. Depuis deux ans, on sent que ça monte. Il y a un rejet des élites, de la classe politique, des organisations syndicales, des médias. On entend tout le temps “gauche ou droite, ça ne change rien de toute façon”. » Lui qui est éducateur spécialisé constate aussi « un rejet croissant des gens en difficultés, différents, au chômage. Il y a des personnes irrécupérables, il y a ceux qui votent FN par colère, ceux qui se laissent séduire par le vernis d'un prétendu “virage social”. Mais le message passe ».
« La stratégie “Front contre Front” ne marche pas. Le FN, qu’on le veuille ou non, a réussi à ne pas se positionner à l’extrême droite. À Hayange, il a pris une grande partie de l’électorat de gauche », confirme Marc Olenine.
Chantal Bonivar, de la Ligue des droits de l’homme de Picardie, fait le même constat en voyant « des villages ruraux tranquilles de l’Oise placer le FN en tête ». Dans cette région, où le parti lepéniste a réalisé ses meilleurs scores aux européennes, et où plusieurs groupuscules radicaux d’extrême droite sont durablement implantés, la LDH a créé un groupe régional qui recense toutes « les propositions discriminatoires et les propos anti-démocratiques » des élus FN. Dans l'Aisne, devenu le premier département frontiste, les européennes ont agi comme un détonateur : un comité de vigilance a été lancé fin septembre. « On est démunis, on se pose la question des méthodes de militantisme. En faisant des conférences-débats, on se retrouve entre convaincus. On va aller à la rencontre des gens, refaire du porte-à-porte, louer des salles dans les quartiers », raconte Chantal Bonivar.
« On entame un long travail de conviction, qui ne prendra pas le temps d'une campagne électorale », promet Pascal Debay. « Il faut se rendre accessibles, écouter, comprendre, aller voir les moins de 35 ans notamment. Parler de l’histoire du Front national, démonter le discours du FN qui dit s’adresser aux ouvriers, son argumentation économique, rappeler que ce que rapporte l’immigration est supérieur à ce que cela coûte. Et avant cela, il faut convaincre nos militants d’aller distribuer nos argumentaires, qu’ils soient assez costauds car on s’en prend plein la figure. »
« On est outillés. Maintenant, il faut prendre notre bâton de pèlerin, faire le tour des fédérations, faire des formations, du porte-à-porte », explique la socialiste Sarah Proust. « L'idée est d'être opérationnel pour les cantonales, en formant en priorité les fédés où le FN a des villes, puis on fera les régions qu'il vise, ajoute Elsa Di Méo. Mais la difficulté, c'est la mise en œuvre et la nécessité de trancher certaines questions. Par exemple : est-ce qu'on est obligé de faire du "anti-FN" pour maintenir un cordon sanitaire ? » Si cette question est tranchée nationalement, elle ne l'est pas forcément localement. À Hénin-Beaumont, la gauche locale estime que ce discours ne porte pas face à un Steeve Briois aux accents « sociaux ».
« Derrière ces initiatives pertinentes du PS, le national ne suit pas en termes de moyens, estime un fin connaisseur de l'extrême droite. Les cantonales sont en mars, à ce train-là les formations des fédéraux seront terminées en 2017… Ils ne sont pas dans le déni, mais le réveil est trop tardif. »
Car sur plusieurs points, la mobilisation rame encore. Exemple sur la bataille de la communication. « Sur l’outil Internet, l’extrême droite a dix ans d’avance, estime André Déchot. Égalité et Réconciliation (le mouvement d’Alain Soral - ndlr), Jean-Yves Le Gallou, des web télés comme TV-Libertés, et surtout le Bloc identitaire fonctionnent en réseaux de sites indépendants. Le réseau Ras l’front, les collectifs locaux, les associations monothématiques comme Droit au logement ont des sites propres mais on est restés sur une organisation centralisée, on ne sait pas fonctionner en toile. Il faut relancer notre réflexion. »
« On essaie d’être réactifs sur Internet, mais on ne passe pas notre temps devant notre ordinateur comme eux, nous sommes sur le terrain, eux n’y sont pas pour défendre les droits des salariés ! répond Luz Mora. Pour la militante, « l’outil internet est un vecteur, il ne remplace pas le reste. Notre brochure, on l’envoie gratuitement. »
Autre chantier, pour André Déchot : « renverser les imaginaires » et « reconstruire de la solidarité ». « La question, c’est comment on met au cœur du débat la défense et les promotions des droits dans une société qui se fragmente. Il faut retisser le militantisme solidaire, l’idée que la solidarité est une force et non une faiblesse. Mais c’est un travail sur le très long terme et qui ne répond pas à l’actualité immédiate, aux questions urgentes. » À Hénin-Beaumont comme à la LDH, des campagnes inclusives sur le thème du vivre ensemble ont été mises sur pied (voir ici et là).
Le Front des anti-FN doit surtout affronter divisions et isolement. « Les élections ont parfois laissé des plaies locales », reconnaît André Déchot. Dans le Var, l'« observatoire de la démocratie locale » de la LDH et le Forum républicain ne sont pas parvenus à travailler ensemble. Dans plusieurs villes, les comités peinent à recruter au-delà des listes de gauche. Bien souvent, les anti-FN de droite ne les ont pas rejoints. « On est relativement isolés, admet Sereine Mauborgne, à Cogolin. Ceux qui sont déçus de cette élection savent où nous sommes. Il faut rester humble, 53 % des habitants ont voté pour le FN. »
À Fréjus, Marie-Josée de Azevedo, jeune enseignante qui a pris la co-présidence du Forum républicain, reconnaît qu’elle peine à « attirer les foules. Les gens me disent “bien sûr je viendrai” et ne viennent pas. La population maghrébine a peur. On veut porter la parole de ceux qui ne peuvent pas s’exprimer ». Son collègue Michel Delage admet que l’élargissement de leur comité est difficile face à un maire « qui a convaincu au-delà du FN, et fait un travail de légitimation auprès des jeunes. Les gens disent: “laissez-le faire et on verra ensuite” ». À Béziers, le comité, né du Front républicain, a vu fuir ses membres de l’UMP après l’hommage commun à des fusillés de l'OAS de l’UMP Élie Aboud et de Robert Ménard.
Ils sont nombreux, parmi les anti-FN, à estimer que « les maires sont mal entourés » et « qu'il faut attendre qu'ils trébuchent ». Un leurre pour le politologue Jean-Yves Camus, qui estime vain de miser « sur l’effondrement des municipalités FN par les départs et scissions » ou « sur l’échec de maires incompétents ». L’équipe d’Hénin-Beaumont « semble solide » et David Rachline a confirmé son ancrage local en étant élu sénateur, fait remarquer le chercheur.
« La riposte ne doit pas tant porter sur des mesures symboliques que sur celles qui démontrent le fossé entre la ligne “sociale” du FN et sa pratique de gestion », affirme Jean-Yves Camus. Ce qui implique « d’éplucher les délibérations des conseils municipaux, d’être présent et actif sur le terrain pour préparer la reconquête », d'avoir une opposition municipale présente pour « pointer, en priorité, ce qui affecte quotidiennement la vie des habitants. À commencer par les plus défavorisés d’entre eux ». « Il faut redire qu'on est face à une force anticapitaliste qui ne défend pas les classes populaires et surtout porter une alternative politique, martèle Alexis Corbière. Sans oublier que le premier problème, c'est l'abstention. »
BOITE NOIRETous nos interlocuteurs ont été interviewés courant septembre, à l'occasion de reportages ou, pour certains, par téléphone.
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