Ce sont les premières mailles d’un écheveau. Le moment où tout a commencé. Les juges chargés d’enquêter sur le document libyen publié par Mediapart sur le financement occulte du candidat de la droite en 2007 ont recueilli plusieurs témoignages sur le premier voyage officiel de Nicolas Sarkozy en Libye, en octobre 2005. Ce voyage a donné lieu à un tête-à-tête avec Mouammar Kadhafi, au cours duquel le ministre français a demandé sans détour, selon le témoignage du marchand d'armes Ziad Takieddine, un soutien financier pour sa campagne électorale.
L’ancien ambassadeur de France en Libye, Jean-Luc Sibiude, et l’intermédiaire franco-libanais ont évoqué tous deux l’existence de cette rencontre sans témoin, en 2005. Selon l’intermédiaire, peu après ce tête-à-tête, le chef des services secrets intérieurs de Kadhafi, Abdallah Senoussi, lui a demandé d’évaluer le montant de l’aide à apporter à Nicolas Sarkozy, compte tenu de la demande formulée par ce dernier en direct à Kadhafi. Rentré à Paris, Ziad Takieddine a de son propre aveu rencontré Claude Guéant pour se faire préciser le montant d’un financement de campagne présidentielle.
Lors de l’enquête, les magistrats ont par ailleurs appris que Brice Hortefeux, le fidèle lieutenant du ministre, avait, trois mois après la visite de Nicolas Sarkozy, rencontré à Tripoli secrètement Abdallah Senoussi, acteur clé de la corruption franco-libyenne, sans en avoir informé les autorités diplomatiques françaises. Ce rendez-vous a eu lieu en compagnie de Ziad Takieddine, qui, après avoir contribué au financement occulte de la droite balladurienne, s’était converti en envoyé spécial des sarkozystes dans plusieurs pays arabes.
La visite officielle de Nicolas Sarkozy en Libye, le 6 octobre 2005, est restée un sujet d’interrogation pour plusieurs témoins. Venu officiellement discuter de lutte contre les flux migratoires, le ministre de l’intérieur n’est pas resté 24 heures sur place. Sa visite éclair avait été précédée par la venue de Claude Guéant, directeur de cabinet du ministre de l’intérieur, quatre jours plus tôt.
Une note préparatoire à ce déplacement rédigée par Takieddine avait de quoi alimenter tous les soupçons. Elle précisait que la visite du bras droit de Sarkozy (et futur n°2 de l’Élysée) était « inhabituelle » et devait « revêtir un caractère secret ». « Pour cette raison, il sera préférable que CG [Claude Guéant – ndlr] se déplace seul et que le déplacement s’effectue “sans fanfare” », écrivait alors l’intermédiaire. Le but ? Avoir « plus d’aise pour évoquer l’autre sujet important, de la manière la plus directe… » D’après des relevés de déplacements obtenus par la justice, Ziad Takieddine s’est rendu à Tripoli pour la première visite du ministre.
Entendu par les juges le 26 février 2014 sur ces premiers contacts Sarkozy-Kadhafi, l’ancien ambassadeur de France en Libye, Jean-Luc Sibiude, a relevé qu’après un premier entretien « élargi » — c’est-à-dire en présence de plusieurs diplomates —, Nicolas Sarkozy et Mouammar Kadhafi ont eu un long tête-à-tête, « peut-être le double de l’entretien élargi », a expliqué le diplomate. « Si j’ai indiqué que l’entretien privé a duré longtemps, c’est parce qu’à la fin de cet entretien, j’avais dit à l’interprète : “Ils ont dû en dire des choses.” Elle avait simplement répondu qu’elle était tenue au secret professionnel », a-t-il ajouté.
L’ancien ambassadeur a mentionné la venue de Claude Guéant quelques jours plus tôt — le samedi 1er octobre —, et sa réunion avec le ministre libyen de l’intérieur à cette occasion. « Je sais qu’il [Claude Guéant - ndlr] a eu d’autres contacts auxquels je n’ai pas participé ; ils ont dû avoir lieu à l’hôtel Corinthia où il résidait. (…) L’hôtel Corinthia est le seul hôtel de classe internationale à Tripoli, c’est d’ailleurs l’hôtel où a logé M. Sarkozy lors de sa visite comme ministre de l’intérieur en 2005, et en tant que président en juillet 2007. »
Un autre membre de l’ambassade, entendu le 30 juin par les gendarmes de la section de recherches de Paris, a confirmé le tête-à-tête Sarkozy-Kadhafi, lors de la visite d’octobre 2005. « Effectivement, cela me revient, il y a pu y avoir un moment sur la fin de l’entretien où l’on nous a demandé de sortir de la tente et où les deux personnages principaux ont pu se retrouver seuls ou avec d’autres personnes », a confié Jean-Guy Pérès, commissaire de police à la retraite, ancien attaché de sécurité intérieure à l’ambassade de France à Tripoli (2005-2008).
Le secret de cette première et mystérieuse conversation a été évoqué par Ziad Takieddine lors de son audition le 13 mars. Chef d’orchestre du rapprochement franco-libyen dès le printemps 2005, le marchand d’armes fut l’organisateur de tous les déplacements de l’équipe Sarkozy en Libye.
Devant les juges, l’intermédiaire a d’abord souligné que le 6 octobre 2005, Nicolas Sarkozy avait tenu à visiter les ruines de la maison de Kadhafi, détruite par des frappes aériennes américaines en 1986. Le ministre voulait donner « un signe fort au leader libyen » et « Kadhafi a beaucoup apprécié », a glissé Takieddine qui a signalé l’organisation d’un tête-à-tête entre les deux hommes lors de cette journée. « La visite s’est ensuite poursuivie au palais présidentiel où, en fin de rendez-vous, MM. Sarkozy et Kadhafi se sont entretenus en tête-à-tête sans interprète. »
« Le soir même, à l’hôtel, je suis revenu saluer M. Sarkozy avant son départ, j’étais accompagné de M. Senoussi. Nous sommes montés à la suite de M. Sarkozy et nous nous sommes installés dans le salon. M. Guéant était également présent. L’objet de cette discussion était notamment l’arrêt de la condamnation par contumace de M. Senoussi. M. Guéant s’était engagé à plusieurs reprises à ce sujet », a poursuivi Takieddine.
De nombreux documents rendus publics par Mediapart prouvent en effet que le cabinet Sarkozy s’était mis en quatre durant cette période pour qu’Abdallah Senoussi échappe à la sanction pénale que la justice française lui avait infligée, en le condamnant par contumace à la réclusion criminelle à perpétuité en tant que principal instigateur de l’attentat contre le DC-10 d’UTA en 1989 — 170 personnes tuées dont 54 Français. Ainsi, un mois après la visite de Nicolas Sarkozy à Tripoli en 2005, l’avocat personnel et l’ami du ministre, Me Thierry Herzog, était désigné par Abdallah Senoussi pour défendre ses intérêts dans l’affaire du DC-10, comme l’ont montré plusieurs documents en possession de Mediapart. Une initiative qui sera suivie de nombreux conciliabules à Paris, comme nous l’avons déjà écrit.
Ziad Takieddine, poursuivant son récit devant les enquêteurs, a dévoilé pour la première fois le sujet des premiers échanges Sarkozy-Kadhafi lors de leur tête-à-tête d’octobre 2005 : « À l’issue de cette discussion, le soir au domicile de M. Senoussi, nous avons debriefé cette visite. À cette occasion, M. Senoussi m’a posé directement la question de savoir quel était le coût d’une campagne présidentielle en France. Je lui ai demandé pourquoi cette question (…) et il m’a répondu : “Ton ami a demandé une aide pour le financement de sa campagne au Leader” et M. Kadhafi voulait savoir combien cela pouvait lui coûter. »
L’intermédiaire explique avoir rencontré Claude Guéant dès son retour à Paris pour en parler, « toujours au même endroit, à savoir l’hôtel Sofitel à proximité du ministère de l’intérieur », précise-t-il. « Cet hôtel possède un petit salon avec un bar et nous nous voyions toujours à cet endroit (…) M. Guéant m’a répondu la chose suivante : “Peut-être il a pu demander une aide mais en tous les cas pas un financement de campagne” (…) Il m’a répondu que Sarkozy n’était pas encore candidat et j’ai insisté sur le coût et M. Guéant m’a affirmé 22 millions d’euros. Je suis donc retourné en Libye quelques jours plus tard et j’ai bien précisé à M. Senoussi le résultat de notre conversation (…) M. Senoussi m’a confirmé qu’il s’agissait d’une demande très claire de M. Sarkozy. »
Le plus fidèle lieutenant de Nicolas Sarkozy, Brice Hortefeux, alors ministre des collectivités territoriales, s’est rendu à son tour à Tripoli moins de trois mois plus tard. L’ancien ambassadeur Sibiude s’est dit « étonné » devant les juges par ce déplacement, qui a eu lieu précisément le 21 décembre 2005. D’après le diplomate, la visite de Brice Hortefeux en Libye « n’avait pas grand sens ». Du moins, officiellement.
« (Cette visite) m’a, pour ma part, étonné, car d’une part il semblait que la visite de M. Sarkozy se suffisait à elle-même et par ailleurs la visite de M. Hortefeux a débouché sur un accord entre les collectivités territoriales françaises et libyennes, ce qui n’avait pas grand sens dans le contexte libyen, ces entités n’existant pas en Libye. A posteriori, il m’a semblé que cet accord pouvait venir justifier un déplacement qui n’avait pas grand sens », a ainsi expliqué le diplomate.
Sans que les autorités diplomatiques françaises en soient informées, Brice Hortefeux rencontre alors secrètement Abdallah Senoussi en compagnie de Ziad Takieddine. À cette époque, Senoussi était toujours sous le coup d’un mandat d’arrêt international émis par la France. Il est aujourd’hui détenu à Tripoli dans le plus grand secret. Les noms de Brice Hortefeux et d’Abdallah Senoussi apparaîtront dans le document révélé par Mediapart, daté de 2006, comme ayant tous les deux pris part aux négociations liées aux financements libyens de l’équipe Sarkozy en 2007.
Face aux juges, Brice Hortefeux, gêné aux entournures, a dû lui-même reconnaître sur procès-verbal cette entrevue qui ne figurait pas à l’agenda. « Monsieur Takieddine était sur place avant mon arrivée et il est resté après mon départ, j’ignore pour quelle durée. J’ignore les raisons de la présence à cette période de Ziad Takieddine en Libye, qu’elle s’explique sans doute par les liens qu’il avait avec les autorités libyennes de l’époque, comme il en avait avec les autorités saoudiennes ou libanaises », a expliqué le bras droit de Nicolas Sarkozy aux juges.
Lors de son déplacement, le ministre des collectivités territoriales s’est notamment entretenu avec les représentants de l’antenne libyenne de… l’UMP. Ce n’est que le soir, à l’issue d’un dîner officiel, que Brice Hortefeux a rencontré Abdallah Senoussi. « À l’issue du dîner, a expliqué l’ancien ministre, une voiture officielle libyenne m’a conduit dans un bâtiment où j’ai donc rencontré Monsieur Senoussi [….] Arrivé dans ce bâtiment étaient présents Monsieur Senoussi ainsi que Ziad Takieddine. La conversation a été indirecte puisque ni Monsieur Senoussi ni moi-même ne pratiquons couramment l’anglais. C’était donc une conversation indirecte dans le sens où Monsieur Senoussi s’exprimait en arabe et la traduction était faite tantôt par un interprète tantôt par Monsieur Takieddine. »
En ce qui concerne le contenu de la conversation, Brice Hortefeux est resté très elliptique. Il a évoqué une conservation qui « a duré 10 ou 15 minutes » sur le sujet de la maîtrise des flux migratoires, sur une durée globale d’entretien qui « a duré autour de 40 minutes ». Quid des 30 minutes restantes ? « Je précise que ni avec Monsieur Senoussi ni avec aucun de mes interlocuteurs libyens il n’y a eu de négociations commerciales pour lesquelles, au demeurant, je n’étais pas compétent dans mes attributions ministérielles. »
« Dans les relations entre le ministère de l’intérieur français et la Libye, il y avait essentiellement trois sujets, a précisé pour sa part l’ancien ambassadeur Sibiude. La maîtrise des flux migratoires, la lutte antiterroriste, et de façon non officielle, mais qui m’avait été indiqué par M. Guéant, la situation personnelle de M. Senoussi qui avait été condamné par contumace en France mais qui surtout faisait l’objet d’un mandat d’arrêt par Interpol. Et donc au cours des discussions non officielles, les Libyens demandaient à leurs interlocuteurs au ministère de l’intérieur français ce qu’ils pouvaient faire pour faire évoluer cette situation favorablement (…). Pour moi le fait que M. Hortefeux ait été reçu par M. Senoussi, ce que j’ignorais, n’est probablement pas sans rapport avec ces demandes des Libyens, il est probable d’après moi que ce sujet ait été abordé lors de cet entretien dont j’ignorais l’existence. »
Aujourd’hui détenu à Tripoli après avoir été livré à la Libye par la Mauritanie, où il s’était réfugié dans les mois qui ont suivi la chute du régime Kadhafi, Abdallah Senoussi est un témoin clé de l’affaire des financements libyens. Le 21 août 2011, lors d’une conférence de presse filmée, il avait déclaré au sujet de Nicolas Sarkozy : « Il a accepté de travailler avec les Libyens et nous l’avons aidé à devenir président de la France en finançant sa campagne. Plusieurs documents prouvent que nous l’avons financée. Sarkozy, quand il est venu en Libye, a aussi dit au Leader qu’il travaillerait dur pour [me] sortir du dossier DC-10 UTA. »
BOITE NOIREMediapart est à l’origine des révélations sur les soupçons d’un financement occulte libyen sous le règne de Mouammar Kadhafi à l’occasion de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy de 2007, lesquels soupçons sont aujourd’hui au centre des investigations judiciaires visant le premier cercle de l’ancien président de la République (lire notre dossier).
Après plusieurs mois d’une enquête commencée à l’été 2011 et ayant donné lieu à de nombreux articles sur les relations entre les proches entourages de Nicolas Sarkozy et de Mouammar Kadhafi, Mediapart a ainsi publié, le 28 avril 2012, un document officiel libyen évoquant ce soutien financier du régime de Tripoli au candidat Sarkozy au moment de l’élection présidentielle de 2007.
L’ancien chef de l’État français, qui n’a pas poursuivi une seule fois Mediapart en diffamation, a contourné le droit de la presse en nous attaquant pour « faux et usage de faux » au printemps 2012, tandis que nous ripostions en l’accusant de « dénonciation calomnieuse » (lire ici). L’enquête préliminaire menée par la police judiciaire ne lui ayant évidemment pas donné raison, Nicolas Sarkozy a déposé plainte avec constitution de partie civile à l’été 2013, procédure qui donne automatiquement lieu à l’ouverture d’une information judiciaire pour « faux et usage de faux ».
Mediapart, à travers son directeur de la publication Edwy Plenel et les deux auteurs de cette enquête, Fabrice Arfi et Karl Laske, a été placé fin 2013 sous le statut de témoin assisté dans ce dossier. Nous n’avons pas manqué de contester une procédure attentatoire au droit de la presse et de faire valoir le sérieux, la consistance et la bonne foi de notre enquête (lire ici et là).
De fait, nos révélations sont au cœur de l’information judiciaire ouverte un an plus tard, en avril 2013, pour « corruption » sur le fond des faits de cette affaire franco-libyenne qui inquiète grandement Nicolas Sarkozy et ses proches. L'instruction a été confiée aux juges Serge Tournaire et René Grouman.
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