Michel Vinaver n’avait pas dit son dernier mot. On aurait pu croire achevée l’œuvre de ce récitant majeur de notre temps. À 87 ans passés, le dramaturge laissait huit tomes d’un Théâtre complet (Actes Sud et L’Arche, 2002-2005) qui, sous la banale humanité qu’il semble apparemment raconter, celle de l’ordinaire ou du quotidien, fait vivre l’Histoire, la grande, qui souterrainement la traverse. Un théâtre complet qui, avec Les Coréens, pièce de 1955, s’ouvrait sur la guerre froide menaçant de dégénérer en troisième guerre mondiale et qui, avec 11 septembre 2001, œuvre écrite sous le choc de l’événement dont l’ombre portée s’étend encore sur le présent du monde, se terminait par la toujours inachevée « guerre contre le terrorisme » qui est venue la remplacer dans l’imaginaire impérial du nouveau siècle.
Désormais il faudra y ajouter ce Bettencourt Boulevard qui paraît cette semaine à L’Arche et qui fut discrètement expérimenté lors d’un stage de comédiens, ce printemps, à la Maison Jacques Copeau (lire ici un écho dans la presse locale). Cette pièce réjouissante qui transcende l’affaire dont la révélation, à l’été 2010, fut le tournant de la présidence Sarkozy, le début de sa chute en somme, résonne comme une postface à l’ensemble de l’œuvre.
Une histoire de France, donc, en écho à ce qu’avait tôt compris Antoine Vitez, présentant en 1989, au Théâtre de l’Odéon à Paris, L’Émission de télévision, autre pièce de Vinaver qui anticipait l’âge de la téléréalité. « Vinaver, écrivait-il, nous embrouille avec la vie quotidienne. On a dit, pour qualifier son œuvre, cette expression vulgaire : le théâtre du quotidien, un théâtre du quotidien. Mais non : il nous trompe ; ce n’est pas du quotidien qu’il s’agit, c’est la grande Histoire ; seulement, il sait en extraire l’essence en regardant les gens vivre. »
En soixante ans de création, rien de ce qui fut et de ce qui est encore au cœur de notre histoire immédiate n’a été oublié ou épargné par Vinaver : la crise démocratique, la guerre d’Algérie, Mai 68, le chômage, l’usine, la télévision, l’atelier, les bureaux, la grève, la compétition, le capital, la concurrence, le travail, le voisinage, le crime, les catastrophes, le terrorisme, la guerre, le fait divers… Feu d’artifice final, Bettencourt Boulevard enfonce le clou en fouaillant notre actualité la plus récente et, aussi, la plus désespérante : les affaires, cet envers du monde où s’entremêlent politique et argent dans l’obsession du pouvoir. Les affaires, et l’obscénité qui, soudain, s’y donne à voir. Obscène, étymologiquement : ce qui est hors la scène, caché aux regards.
« Pièce en trente morceaux », selon les mots de son auteur, Bettencourt Boulevard s’ouvre, dans la première de ces trente scènes, sur la confrontation de deux voix venues d’outre-tombe, celles de deux des arrière-grands-pères, maternel et paternel, des petits-fils de Liliane Bettencourt, Jean-Victor et Nicolas Meyers. Voix d’Eugène Schueller, le père de Liliane, chimiste fondateur de L’Oréal, financier de l’extrême droite avant-guerre, rêvant d’une nouvelle Europe débarrassée du judaïsme, du bolchévisme et de la franc-maçonnerie. Voix du rabbin Robert Meyers, grand-père de l’époux de sa fille unique, Françoise, arrêté sous Vichy avec sa femme Suzanne, tous deux déportés dans le convoi du 12 février 1943 et gazés à Auschwitz.
D’emblée, en faisant surgir cette longue durée tragique qui surplombe tous ses autres personnages qui sont « ceux et celles qui ont fait la une des journaux », Michel Vinaver nous prévient que l’histoire dont il sera question ici, bien que tissée des faits immédiats de l’actualité, dépasse l’affaire médiatique et judiciaire qui est sa matière première.
C’est de la France qu’il s’agit, en sa part d’ombre telle que la mit soudain en lumière la masse de petits faits vrais dont est tissée l’affaire Bettencourt, ces vérités invraisemblables où la réalité semble dépasser la fiction. Une histoire de France donc, ou plutôt une contre-histoire de France avec ses mémoires meurtries, ses gloires égarées, ses richesses dilapidées, ses oligarchies avides, ses politiques sans scrupules… Sans compter son peuple inquiet dont l’alarme chemine par le détour d’une domesticité révoltée.
Puis arrive, après le duo de ces deux spectres opposés, le chimiste et le rabbin, la kyrielle des autres personnages. Ils sont tous réels, à l’exception d’un chroniqueur anonyme, ce récitant qui pourrait être aussi bien un journaliste de Mediapart, et d’un neuropsychiatre générique, dont le rôle souligne l’enjeu judiciaire de l’expertise médicale pour caractériser l’abus de faiblesse à l’encontre de Liliane Bettencourt. Défilent donc, outre cette dernière, son défunt mari, André, leur fille Françoise Bettencourt Meyers, son rival auprès de sa mère, le photographe François-Marie Banier, et le personnel de maison qui les entoure, femmes de chambre, comptable et majordome par lesquels le scandale éclatera, via les enregistrements clandestins de ce dernier.
Mais Lyndsay Owen-Jones, le PDG de L’Oréal à l’époque, est aussi présent, tout comme le gestionnaire de fortune Patrice de Maistre, le ministre du budget Éric Woerth et son épouse Florence, ou, enfin, Nicolas Sarkozy, alors président de la République. La pièce étant, comme toujours chez Vinaver, tissée du matériau public qu’offre l’actualité, ils jouent tous leur propre rôle. En même temps, dans ce « copier-coller » qui est sa manière – travail de fragments, collage de morceaux, assemblage de phrases, éclatement de voix… –, Vinaver les laisse vivre sans chercher à démontrer ou à accuser. Il n’est pas juge, seulement récitant. Et c’est ainsi que, par la magie du récit, la réalité est sublimée en mythe, quêtant l’éternité tragique sous la surface de l’actualité.
Osera-t-on, dans notre basse époque, censurer mythe et tragédie ? Vinaver ne s’étant privé d’aucune des informations publiques à sa disposition, il ne manquerait plus que certains de ses personnages s’acharnent à donner corps à l’obscénité en cherchant à bouter hors de la scène la réalité qui dérange. On doute qu’ils s’y risquent, malgré ces magistrats qui, tels des Tartufe judiciaires, ont, en 2013, contraint Mediapart à censurer les enregistrements du majordome, sans lesquels l’affaire n’aurait jamais éclaté et les délits qui la constituent n’auraient jamais été révélés. En tout cas, Vinaver et son éditeur se sont prémunis contre cette mésaventure, avec cette arme préventive qui ruine le ridicule : l’ironie.
« Cette pièce, est-il ainsi écrit en prologue, dont le sujet est tiré de l’actualité la plus brûlante rassemble, chemin faisant, les éternels composants des légendes et des mythes. Les auteurs de la Grèce ancienne faisaient parfois intervenir, pour clore leurs pièces, un dieu ou une déesse. Dans le cas de l’affaire dite Bettencourt, l’issue, incertaine, est dans les mains de l’appareil de justice auquel s’adjoignent les ressources de l’expertise médicale. Ce qui intéresse Michel Vinaver est son présent mais aussi son passé, ses racines dans l’histoire de France des cent dernières années et ses prolongements où l’intime, le politique et l’économique se mêlent indissolublement. Le comique sans cesse affleure, mais tout autant le tragique, dans la chaîne de cette saga toujours passionnante : ceux et celles qui ont fait la une des journaux, que nous avons entendus à la radio ou vus à la télévision, défilent sur scène – un peu comme à l’époque de Shakespeare, quand celui-ci constatait : le monde est une scène dont nous sommes les acteurs et les spectateurs. De quel côté nous trouvons-nous ? »
Chez Vinaver, la politique a toujours été une question. Au lecteur, au spectateur de trouver les réponses. Bettencourt Boulevard n’y fait pas exception qui se termine sur cette interpellation lancée au public par le chœur de toute la troupe : « Qu’est-ce que le théâtre vient faire dans cette histoire ? Telle est la question. » « Écrire, confiait le dramaturge au début des années 1970 dans un Auto-interrogatoire, c’est pour moi chercher à y voir un peu plus clair. C’est “interroger” la réalité, notamment celle dite politique. Faire cela est, me direz-vous, un acte politique. Oui, tout à fait. Alors… » Rien de plus politique, au sens principiel et moral du terme, que ce théâtre qui interroge et questionne, déplace et bouscule, plutôt que d’énoncer doctement des principes et de faire sentencieusement la morale.
C’est en ce sens que Michel Vinaver est un « raconteur » comme l’entendait Walter Benjamin. Dans un texte de 1936 (à découvrir ici, chez Circé), ce dernier s’arrêtait sur cette figure en péril pour s’alarmer du déclin du récit dans notre modernité industrielle et marchande où l’on ne prend plus le temps d’écouter. Où, dans un tourbillon incessant, aujourd’hui efface hier avant d’être effacé à son tour par demain.
Le raconteur, c’est celui qui préserve en la communiquant l’expérience vécue mais sans chercher à lui donner d’explication. Il raconte ce qui a eu lieu, l’enchaînement des faits, le déroulement de l’action, les propos des protagonistes, mais laisse libre son lecteur ou son auditeur de s’imaginer la chose comme il l’entend. C’est exactement la manière Vinaver : raconter, réciter, dire, le plus précisément et le plus fidèlement, mais ne pas imposer à son auditoire une logique quelconque de l’histoire.
Mais cette réserve est une exigence : loin de laisser en repos son public, le raconteur Vinaver l’interpelle. Ses points de suspension valent sommation : et vous, que faites-vous de cette histoire ? Qu’allez-vous en conclure ? Aussi a-t-on hâte de voir jouer ce Bettencourt Boulevard tant c’est, peut-être, l’œuvre majeure de notre crise démocratique. Pour les journalistes que nous sommes, artisans des petits faits vrais, c’est aussi une belle récompense : voir notre matériau d’actualité immédiate sublimé en récit de longue durée, au-delà du présent qui lui a donné corps, au plus près du mythe qui lui survivra.
De ce point de vue, avec Bettencourt Boulevard, le théâtre de Michel Vinaver en remontre au cinéma français, si prudent, si timide, si frileux dès qu’il s’agit de nos affaires sensibles. Quand le cinéma américain ne cesse de s’approprier ce vrai invraisemblable que fait surgir l’investigation journalistique, son pendant hexagonal reste souvent en retrait, contribuant à notre dépression démocratique par son hésitation à promouvoir en récit national cette réalité qui dérange, et qui, parce qu’elle dérange, libère, instruit et réveille.
On aimerait croire que c’est là le message subliminal du titre choisi pour sa pièce par Vinaver. Bettencourt Boulevard fait en effet écho à Sunset Boulevard (Boulevard du crépuscule), film noir américain de Billy Wilder, sorti en 1950, où de vieilles stars déchues du muet et quelques figures mondaines d’Hollywood jouent leurs propres rôles. Le chroniqueur du film de Wilder est un mort dont la découverte du cadavre, flottant dans une piscine, occupe la première séquence. Vinaver a-t-il pensé, avant de bifurquer, à cet autre mort, ballotté par les eaux du golfe du Morbihan, l’avocat Olivier Metzner qui fut au centre de l’affaire Bettencourt avant de disparaître sans crier gare en mars 2013 (lire ici notre article) ?
Par son audace et sa vitalité, Bettencourt Boulevard bouscule nos silences et nos prudences. En nous demandant ce que nous allons faire de tout ça, ce fatras de mensonge, d’hypocrisie et d’aveuglement dont l’argent est le socle, le raconteur Vinaver nous appelle au réveil. Car, depuis son origine grecque, la tragédie est cousine de la démocratie. Sa mise en scène est un bienfait, façon d’affronter l’obscénité, de regarder en face ce qui nous blesse, de grandir en conjurant la peur et la honte.
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