C’était fin octobre 2013. Le groupe socialiste à l’Assemblée nationale lançait en toute discrétion une mission d’évaluation des politiques publiques de lutte contre les substances illicites. « Il ne s’agit pas de légaliser ou de dépénaliser le cannabis », insistait au téléphone l’une des deux parlementaires PS à l’origine de l’initiative, Catherine Lemorton, qui redoutait que le PS ne soit une fois de plus taxé de « laxisme ». « Face à la réalité, le vrai laxisme c’est le statu quo », sabrait pourtant en 2011 l’ancien ministre de l’intérieur PS Daniel Vaillant dans un rapport sur « la législation contrôlée du cannabis ». L’élu parisien est désormais aux abonnés absents, à en croire Marianne. « Non, il ne communique plus sur le sujet ! » a répondu son équipe à l’hebdomadaire.
Officiellement, le gouvernement socialiste ne craint pas le débat. Le ministre de l’intérieur PS Bernard Cazeneuve nous a ainsi répondu le 12 août 2014 être favorable « au plus large débat »… en refermant aussitôt la porte. « Mais dans ce débat, j’ai ma position : je suis fermement hostile à toute dépénalisation. »
Face aux lecteurs du Parisien en juin 2014, Christiane Taubira restait tout aussi prudente : « À partir du moment où 40 % des adolescents ont touché au cannabis, on ne peut pas se cacher sous le sable. Pourquoi, dans un pays où l'on peut débattre des sujets les plus compliqués, n'est-il pas possible de débattre de celui-ci ? Si l'on légalise, terminé le trafic ! Mais moi, je ne suis pas qualifiée pour dire qu'il faut légaliser. Faut-il des états généraux ? Je pense que oui. »
Mais quand la sénatrice écologiste Esther Benbassa dépose le 28 janvier 2014 une proposition de loi « visant à autoriser l'usage contrôlé du cannabis », l’ex-ministre de l’intérieur Manuel Valls coupe court. « J’ai demandé un débat sans vote dans l’hémicycle pour sensibiliser les élus, raconte la sénatrice. Manuel Valls a immédiatement refusé. » « Nous considérons qu’il faut des interdits, nous a répondu Manuel Valls le 12 mars 2014. Ça ne veut pas dire que le débat n’aura pas lieu. Qui peut l’empêcher ? Nous avons besoin de normes, de règles, d’interdits. » Voir ci-dessous la vidéo à la 30e minute.
Votée un soir de Saint-Sylvestre, le 31 décembre 1970, la loi française met dans le même sac héroïne, cocaïne et cannabis, classés comme stupéfiants (lire le décret). Le tabac et l’alcool, qui sont respectivement à l’origine de 73 000 et 49 000 décès par an selon l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), ne sont pas inclus dans cette liste. « La distinction se fait entre des drogues licites, socialement tolérées, et des drogues illicites, socialement discriminées », explique le rapport Vaillant.
L’usager de cannabis risque une peine de prison allant jusqu’à un an et une amende de 3 750 euros. Et pour verrouiller l’opinion publique, la loi punit de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende le fait de présenter la consommation et le trafic de stupéfiants « sous un jour favorable ».
Une loi choc pour un phénomène à l’époque marginal : seules 1 944 personnes seront interpellées pour usage de stupéfiants en 1971. Mais le gouvernement français veut endiguer « une vague de contestation portée par ce que certains ont appelé la dissolution des mœurs ». Six mois plus tôt, le Parlement a adopté la loi anti-casseurs, qui sera abrogée par la gauche à son arrivée au pouvoir en 1981. « Une panique morale s’installe après 1968, il y a l'overdose d’une jeune fille à Bandol, on a peur d’une catastrophe sanitaire comme aux États-Unis, rappelle le sociologue Michel Kokoreff, professeur à l’université Paris 8. Nixon lance sa guerre à la drogue et met la pression sur Pompidou à propos de la French connection. »
Le 18 juin 1976, Libération publie le fameux « Appel du 18 joint ». « Cigarettes, pastis, aspirine, café, gros rouge, calmants font partie de notre vie quotidienne. En revanche, un simple joint de cannabis peut vous conduire en prison ou chez un psychiatre. Des dizaines de documents officiels ont démontré que le cannabis n'engendre aucune dépendance physique, contrairement aux drogues dites dures, telles que l'héroïne, mais aussi au tabac ou à l'alcool, et n'a aucun effet nocif comparable. »
Apparaît une véritable « police du cannabis », focalisée sur l’usage du cannabis dans l’espace public. En 25 ans, les interpellations pour usage du cannabis sont multipliées par dix, passant de 11 896 en 1985 à 122 439 en 2010, selon une étude de l’OFDT. En 2010, le cannabis représente 90 % des interpellations pour usage de stupéfiants, contre 71 % en 1990. Pour traiter cet afflux et ne pas paralyser les tribunaux, les parquets développent des alternatives aux poursuites (rappels à la loi, injonctions thérapeutiques, etc.).
Grâce à celles-ci, la sanction pénale devient presque systématique. En région parisienne, selon l'OFDT, seules 8,5 % des affaires d’usage ont été classées sans suite en 2008, contre près de 30 % sept ans plus tôt. Chaque parquet bricole, avec de fortes inégalités territoriales d’une juridiction à l’autre. «Il y a un vrai problème de politique pénale en matière de stupéfiants, explique Benoît Vandermaesen, secrétaire national du Syndicat de la magistrature (minoritaire) qui défend la légalisation. Pour 10 grammes de résine, ça peut être usage (puni par le code de la santé publique) et détention (puni par le code pénal). Certains procureurs vont demander une disqualification des poursuites, d'autres vont viser la détention de stupéfiants. La peine encourue est alors de dix ans. Ce qui veut dire que les condamnés seront en état de récidive légale sur les dix ans à venir.» « La répression sur le cannabis n’est pas la même en Seine-Saint-Denis que dans le Finistère, reconnaissait en 2013 Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois de l’Assemblée nationale. Interpellé avec le même nombre de grammes, vous ne serez sans doute pas sanctionné de la même façon. »
L’argument de cette coûteuse politique répressive (entre 500 millions à 600 millions d’euros par an selon une estimation de l’économiste Christian Ben Lakhdar) reste la protection de la jeunesse contre les effets nocifs du cannabis. « Cancers, troubles du comportement et effets psychiatriques, liste Bernard Cazeneuve. Je peux comprendre que ce principe soit considéré comme un peu old fashioned mais, pour ce qui est de mes propres enfants, je leur déconseillerais le cannabis et les protégerais. Donc a fortiori, pour tous les autres. »
Comme nous l'avons décrit dans un précédent volet, difficile en l'état des recherches d'être aussi définitif. Le cannabis est moins addictif que d’autres drogues et n’a jamais provoqué d’overdose mortelle. Mais il comporte des risques de dépendance psychique, des risques pour le système pulmonaire (d'autant plus qu'il est associé au tabac), ainsi que des impacts négatifs sur la mémoire, la concentration, l’attention et la motivation des usagers au long cours. Des études sur sa relation avec les troubles psychiques, de type schizophrénie, sont toujours en cours. Des recherches portent également sur les possibles propriétés médicinales de la marijuana, qui suscitent beaucoup d’espoirs.
Pendant ce temps, le nom de la Mildt (devenue Mildelca, mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives) s'allonge... et son budget ne cesse baisser. Il est passé de 32,27 millions d'euros en 2009 à 20,9 millions d'euros en 2014. Même sur le plan thérapeutique, la France est à la traîne. En 2001, le ministre délégué à la santé Bernard Kouchner s'était dit favorable à l'utilisation thérapeutique du cannabis « dans un cadre très précis » pour soigner la douleur de la sclérose en plaques et de certains cancers.
Il faudra attendre... janvier 2014 pour que l'Agence nationale de sécurité des médicaments (ANSM) autorise la mise sur le marché du Sativex, un spray buccal fabriqué à base de cannabis déjà autorisé dans la plupart des pays européens. Une première en France, où jamais un médicament à base de cannabis n'avait été commercialisé. Mais l'utilisation de la plante dans des préparations magistrales reste interdite, tout comme fumer de l'herbe pour soulager des douleurs.
L’échec de cette politique saute aux yeux. Le cannabis est devenu une pratique culturelle française répandue dans toutes les classes sociales. Environ 13,4 millions de Français ont déjà consommé au moins une fois du cannabis, selon l’OFDT. Quelque 1,2 million en consomment de façon régulière (plus de dix fois par mois), dont 550 000 quotidiennement. Le nombre de jeunes de 17 ans ayant déjà expérimenté le cannabis a doublé en France entre 1993 et 2011, passant de 21 % à 41,5 %. La France a donc aujourd’hui « le triste privilège de figurer dans le peloton de tête des pays de l’Union européenne pour ce qui concerne la consommation de cannabis », constatait le 13 août 2013 l'ex ministre de l’intérieur Manuel Valls.
Pire, « l'interdiction du cannabis apparaît bien comme l'allié objectif des mafias à qui elle donne leur raison d'exister sur ce secteur d'activité », concluait le rapport Vaillant. Résultat : « l’actuelle régulation du cannabis est faite par des organisations criminelles qui contrôlent le type de produit, sa qualité, la vente aux mineurs, etc. », affirme l’économiste Pierre Kopp, professeur à l'université Panthéon-Sorbonne (Paris 1). Comme aux États-Unis dans les années 1920, la prohibition nourrit des réseaux criminels qui régentent certains quartiers populaires (lire Quartiers shit de Philippe Pujol). Et recrute leurs adolescents comme guetteurs, charbonneurs, etc.
« Le gouvernement se sert de la jeunesse comme d’un bouclier humain, constate Kshoo, 47 ans, l’un des cofondateurs du Collectif d’information et de recherche cannabique (Circ). On prétend la protéger, mais on criminalise une partie de la jeunesse. Ils deviennent adultes avec le statut de délinquant. » Certains y voient même un calcul plus cynique. Comme ce gérant d’un « growshop » marseillais, pour qui les autorités publiques achètent la paix sociale dans les quartiers en laissant les jeunes « s’assommer avec du shit pourri ». « Dans les années 1980, ils s’engageaient pour la marche des Beurs, contre les massacres de Sabra et Chatila, etc. Aujourd’hui, vu la qualité de ce qu'ils fument, les velléités de révolte, ils les laissent dans le cendrier. »
À Marseille, et dans une moindre mesure en région parisienne, le bilan se compte également en cadavres. En 2011, un groupe d’universitaires et d’experts en santé publique, basé en Colombie-Britannique, a épluché les données existantes sur l’impact de la répression policière. Ils concluent « que la violence liée à la drogue et les taux élevés d’homicides sont probablement une conséquence naturelle de la prohibition ». « Les méthodes de plus en plus sophistiquées, et abondamment financées, de perturbation des réseaux de distribution de drogues peuvent involontairement augmenter la violence », précisent-ils.
Pourquoi les pouvoirs publics n'actent-ils pas cet échec ? « Autant la France a eu une approche très libérale et offensive du soin des drogues dures, avec des dispositifs d’accueil anonymes et gratuits, autant la possession et l’usage de cannabis restent de l’ordre d’un interdit moral et le premier qui bouge sur le sujet est traité de laxiste », remarque le journaliste spécialisé Laurent Appel, membre de l’association Autosupport pour les usagers de drogues (Asud). « On ne sortira pas de cette impasse, tant qu’on reste dans un volet moral "Le shit c’est mal, c’est la chienlit" », critique Mohamed Bensaada, membre de l’association Quartiers nord, quartiers forts à Marseille.
En la matière, les préjugés ont la vie dure : 70 % des Français sondés par l'OFDT fin 2012 sont par exemple persuadés que « fumer du cannabis conduit à consommer par la suite des produits plus dangereux ». Cette théorie de l’escalade, largement reprise par les politiques français, a pourtant été réfutée par la plupart des études scientifiques.
« Il y a une frilosité évidente des politiques qui considèrent que c’est un dossier suicidaire au regard des sondages », affirme Michel Kokoreff, qui pointe « une classe politique vieillissante, en décalage avec l’évolution des mœurs ». Selon l'enquête conduite par l'OFDT sur un échantillon de 2 500 personnes fin 2012, 78 % des sondés étaient opposés à la mise en vente libre du cannabis, mais 60 % se disaient prêts à l'autoriser sous certaines conditions (interdiction aux mineurs et avant de conduire). En la matière, le PS comme l’UMP semblent donc en retard sur l'opinion publique.
« La gauche n’a jamais rien fait : toutes les initiatives de réduction des risques en matière de drogues dures sont venues de la droite », rappelle même Fabrice Olivet, directeur d’Asud et secrétaire général de l'Association française pour la réduction des risques (AFR).
« Le débat a été tué dans l’œuf par l’arrivée du PS au pouvoir, confirme Benoît Vandermaesen. Le PS a l’illusion qu’il perdrait toute légitimité dans la lutte contre la délinquance en abordant ces questions. Alors il reste dans la surenchère : montrer qu’il fait mieux que la droite, sans changer de paradigme. » L’UMP se garde, elle, sur sa droite, où progresse le Front national. « Le premier qui donnera l’impression d’être faible sur les drogues aura perdu », résume Pierre Kopp.
Échaudé par l’épisode houleux du « mariage pour tous », François Hollande ne veut plus de débats « sociétaux », jugés trop sensibles. « Les socialistes ne veulent pas choquer les gens, mais que des jeunes se procurent du cannabis auprès de groupes mafieux ne gêne personne », s'indigne Esther Benbassa. Pour elle, le « traumatisme » du mariage pour tous qui « a divisé la France en deux », les récents débats autour de la réforme pénale montrent un pays « replié sur ses stéréotypes et ses conservatismes ». « Malgré leur conservatisme, les États-Unis sont en avance sur les libertés individuelles », dit la sénatrice qui rêve d’une mission parlementaire au Colorado.
Aux États-Unis, ce sont des associations financée en grande partie par des milliardaires, la Drug Policy Alliance et le Marijuana Policy Project, qui portent le combat anti-prohibition. Ces acteurs font défaut en France, où « les groupuscules existant ne pèsent pas lourd face au poids des institutions et au rôle ambivalent des médias », remarque Michel Kokoreff.
Les associations françaises anti-prohibition sont nées au début des années 1990 en pleine épidémie de sida chez les usagers d'héroïne. La politique de répression est alors l'un des facteurs de propagation du sida par les seringues souillées. A Paris, Lyon, Marseille, l'hécatombe frappe les cités et les jeunes issus de l'immigration qui viennent de surgir dans l'espace public avec la « Marche des beurs ». Ils tombent par milliers, dans l'indifférence générale, comme le relate cette enquête du Monde.
La France finit par adopter des mesures très offensives – centres de soins, programmes d’échanges de seringues en 1991 et traitements de substitution aux opiacés en 1994 – et obtient des résultats spectaculaires. Le nombre des infections par le VIH chez les usagers de drogue est divisé par quatre et les overdoses chutent. « Il y a eu une sorte de deal politique : d’accord pour la prise en charge médicale du sida et de l’hépatite C, mais pas un mot sur les droits, pas un mot sur les questions politiques autour de la drogue », relate Fabrice Olivet, directeur d’Asud fondée en 1992. Agréée par l’État pour représenter les usagers, l’association est aujourd’hui financée par l’État à hauteur de quelque 100 000 euros, sur un budget d’environ 350 000 euros.
Axées sur la réduction des risques, les associations françaises sont démunies pour parler du cannabis qui présente peu de risques sanitaires aigus au côté de l’héroïne ou du crack. « Le débat sur les salles d'injection gêne moins les politiques de droite comme de gauche que celui sur la légalisation du cannabis, estime Fabrice Olivet. On a sorti un manuel, Se shooter propre, un test comparatif de 50 produits stupéfiants, mais, en 14 ans, les seuls ennuis judiciaires que nous ayons eus étaient toujours liés au cannabis. »
En juin 1999, le président d'Asud est condamné à une amende pour l'organisation du « 18 joint » 1998. Puis en 2002, les responsables de l’association sont auditionnés par la brigade des stupéfiants de Paris pour un numéro spécial sur le cannabis thérapeutique.
« S'engager dans le militantisme autour du cannabis, c'est s'exposer et risquer beaucoup d'embrouilles », remarque un militant marseillais. Le contexte de la prohibition rend difficile la prévention. Pourtant, selon les variétés de cannabis, le taux de THC varient et peuvent grimper jusqu'à 35%. « C'est comme l'alcool : la journée on va prendre une bière, le soir pour faire la fête un whisky, explique ce même militant. Il faut retrouver cette éducation des produits adaptés à tel ou tel moment de la journée. Mais on ne peut même pas dire : "Fumez un joint le soir, mais pas toute la journée". »
« La loi sur les stups de 1970 interdit tout débat et transforme la brigade des stupéfiants en une police politique, dit Kshoo, cofondateur du Circ en octobre 1991 avec Jean-Pierre Galland. Dès qu’on tient un autre discours que celui prohibitionniste, ça risque d’être considéré comme une incitation à la consommation. » Selon lui, les militants se sont épuisés dans les combats judiciaires. « Ça nous a pas mal calmés pendant dix ans », reconnaît Kshoo.
Pour contourner les obstacles légaux, il s’est lancé comme plusieurs militants dans la promotion du « chanvre global » (culture légale après accord des autorités publiques s'il contient moins de 0,002 % de THC). Il s’agit de réhabiliter une culture traditionnelle pour produire des matériaux de construction, des vêtements, des boissons, des aliments, etc., qui iront alimenter les rayons des boutiques et salons bio. Le développement de l’autoproduction et des « grow shops », des boutiques vendant du matériel de culture hydroponique, permet également à certains activistes de vivre – indirectement – du cannabis. Plusieurs stands français seront ainsi présents mi-septembre à « Expogrow », un salon du cannabis stratégiquement placé à Irun (Espagne), à quelques kilomètres de la frontière avec le pays basque français.
Depuis trois ans, l’actualité internationale a redonné un coup de fouet aux anti-prohibition qui observent avec intérêt les expériences de légalisation de l’Uruguay, du Colorado et de Washington. « Ce qui s’est passé aux États-Unis est une ringardisation de la politique française, estime Pierre Kopp. En schématisant, aujourd’hui, être d’accord avec Obama, c’est être pour la légalisation. » « Plus ces expériences se poursuivent, mieux on mesurera les impacts sur la consommation de cannabis, les rentrées d’impôts pour les États, les gangs et la violence, etc. », souligne Laurent Appel. Autant d’aspects concrets et chiffrés pour sortir des fantasmes français.
Certains aimeraient ainsi mener cette question sur le terrain des droits civiques, en s’inspirant de la façon dont le mouvement pro-légalisation aux États-Unis a su mobiliser des associations de lutte contre les discriminations ethniques et sociales. Aux États-Unis, une étude de la grande association de lutte pour les droits civiques ACLU montre que les Afro-Américains ont 3,73 fois plus de chances de se faire arrêter pour possession de marijuana que les Blancs, alors que les deux groupes en consomment autant. En décembre 2013, dans une tribune commune, Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires (Cran) et Fabrice Olivet pour l'AFR, tentent une comparaison avec la France. « La guerre aux drogues, inefficace et coûteuse » n’y serait-elle pas « en outre une guerre racialisée » ?
« Nous n’avons pas de chiffres, mais nous avons vraiment l’impression qu’en France, la guerre à la drogue vise surtout les banlieues, et les Arabes et les Noirs qui y vivent », dit Fabrice Olivet. À défaut de statistiques ethniques en France, « les enquêtes en population générale montrent qu'un grand nombre de jeunes consomment du haschich dans toutes les catégories sociales, mais que l'immense majorité des poursuites pour usage de stupéfiants concerne les jeunes des milieux populaires », nous indiquait le sociologue Laurent Mucchielli en 2011. Dans les quartiers populaires, la police mène une guerre à la drogue qui transforme la plupart des habitants en ennemis.
La contestation vient donc aussi des intervenants dans ces quartiers populaires les plus confrontés à ces trafics organisés de façon entrepreneuriale. Stéphane Gatignon, le maire EELV de Sevran, une des communes les plus pauvres de France, milite depuis 2011 pour la légalisation. « Les réseaux sont de plus en plus structurés, décrivait-il en avril 2013. Avant, l’argent de la drogue redescendait sur les quartiers. Les trafiquants ouvraient un petit commerce, un kebab… Désormais, l’argent reste en haut, chez ceux qui tiennent le trafic. Et ils n’investissent plus vraiment dans de petits commerces, mais dans des SCI. De l’argent sale circule dans le milieu de l’immobilier. »
C’est aussi le constat de certains policiers, comme ce commissaire qui connaît bien les cités marseillaises. Selon lui, la légalisation se heurte cependant à la crise actuelle. « Dans les quartiers nord, on compte près de 300 000 habitants, dont 40 % de jeunes au chômage. On ne peut pas dire aux mecs : "Votre trafic, c’est fini, demain c’est estampillé Seita et ça se déroule au bureau de tabac." Le trafic de shit fait vivre des familles entières ainsi que l’État puisque, quand les jeunes achètent des Nike, 20 % revient dans les caisses publiques. Et même 80 %, lorsqu’on les retrouve aux tables de poker dans les casinos autour de Marseille. » Les policiers craignent également que les groupes criminels s'adaptent à une éventuelle légalisation en proposant des produits à moindre coût ou avec des taux de THC supérieurs à celui réglementé.
C'est pourquoi, plutôt qu’un monopole d’État, Mohammed Bensaada de l’association « Quartiers nord, quartiers forts » et candidat du Parti de gauche aux municipales, imagine lui « un dialogue avec ceux qui n’ont pas de sang sur les mains » pour « officialiser, contrôler et taxer les réseaux existants, tout en développant des centres sanitaires et de pédagogie. » « Si l'on évince les trafiquants, c’est sûr qu’ils se tourneront vers d’autres trafics », remarque-t-il.
Éparpillés, les militants anti-prohibition tâtonnent donc encore en France. Début 2013, l’expérience de sortie de la clandestinité de cannabiculteurs a fait long feu avec la condamnation de Dominique Broc, le médiatique porte-parole du Cannabis social club français (CSCF). L’idée était de déclarer en préfecture sous forme d’association loi 1901 un maximum des réseaux amicaux de cultivateurs. « Révulsé de filer du fric à des mafias », Dominique Broc prône l’autoculture et agite le chiffre de 400 cannabis social clubs. Mais au printemps 2013, seules six associations se déclarent au Journal officiel (en Charente-Maritime, Creuse, Haute-Vienne, Indre-et-Loire, Loire-Atlantique et Vendée).
Apparu avec ses pieds de cannabis dans plusieurs reportages, Dominique Broc est perquisitionné le 21 février 2013. Les policiers saisissent 126 plants de cannabis et 26 grammes d’herbe. Le jardinier de 45 ans est condamné en première instance à huit mois de prison avec sursis et à une amende de 2 500 euros pour « détention et usage de cannabis ». L’expérience de désobéissance civile tourne court.
En off, des militants du CSC regrettent l’« amateurisme » et le « manque de préparation » de cette campagne, qui aura tout de même été très relayée par les médias. « Nous sommes un peu bordéliques, c’est typique, reconnaît Kshoo. L’action était censée susciter un débat qui n’a pas eu lieu. Mais l’expérience continue, avec des mutualisations entre cannabiculteurs, mais les gens ne déposent plus les statuts d’association loi 1901. » Lui aussi regarde du côté des États-Unis, où la liberté de ton des médias, même les plus conservateurs, le stupéfie. « Le jour où la loi changera en France, on se rendra compte de l’absurdité de la situation actuelle », dit-il.
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