Quantcast
Channel: Mediapart - France
Viewing all 2562 articles
Browse latest View live

Palestine : le revirement de Manuel Valls

$
0
0

Le revirement est manifeste. Depuis le début de la guerre menée par Israël à Gaza, Manuel Valls a été le plus virulent pour dénoncer les manifestations de soutien aux Palestiniens organisées en France et pour condamner ce qu’il appelle un « nouvel antisémitisme ». Des propos conformes à ses écrits ou ses déclarations des dernières années. Mais parmi les organisateurs ou les participants à ces défilés, certains se souviennent du maire peu connu d’une ville de banlieue qui dénonçait la colonisation israélienne et plantait un olivier pour la paix à l’appel d’une plate-forme d’ONG.

L’épisode est peu connu (voir notre boîte noire), tant il remonte à une époque où Manuel Valls était loin de faire la une des journaux. Jusqu’à sa candidature à la primaire de 2011, il était un député socialiste parmi d’autres, largement inconnu du grand public, sauf quand il faisait parler de lui en soutenant la TVA “sociale” ou la loi contre le port du niqab de Nicolas Sarkozy. Mais dans les années 1990, jusqu’à la fin des années 2000, l’actuel premier ministre s’est démarqué, y compris au sein de son parti, par des positions dites “pro-palestiniennes”.

Le PS est traditionnellement divisé sur le conflit israélo-palestinien et il a toujours compté en son sein de fervents défenseurs d’Israël. Manuel Valls n’était alors pas de ceux-là. Élu en banlieue parisienne, il a régulièrement participé à des manifestations de soutien aux Palestiniens. À Évry, dont il est le maire de 2001 à 2012, Manuel Valls entretient même, selon plusieurs témoins, une « relation de confiance » avec les militants de la cause palestinienne. En 2002, à la suite de l’opération “Rempart” menée par Israël pour occuper la Cisjordanie, le jeune maire prononce un discours pour y condamner « la poursuite de la colonisation qui viole le droit international ».

Surtout, comme le rappellent l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) et le PCF, Valls lance alors : « Oui, la cause de la Palestine est la cause du droit, de la justice, du droit des Palestiniens à disposer d’un État et à vivre en paix. Il faut qu’Israël res­pecte les réso­lu­tions de l’ONU. Pour cela le rapport de force est indis­pen­sable et donc il faut amener les par­le­ments et les gou­ver­ne­ments à sus­pendre l’accord d’association Union européenne-Israël, ce qui aurait effec­ti­vement un écho énorme en Israël et en Palestine. Oui, chers amis, nous devons faire la démons­tration de notre volonté inébran­lable pour que le peuple pales­tinien, à travers notre mobi­li­sation, retrouve le chemin de l’Histoire. » Douze ans plus tard, la suspension de l’accord d’association ne fait plus partie des revendications de Manuel Valls, ni même du vocabulaire de l’exécutif français (lire notre article sur les positions de François Hollande). 

En 2006, une nouvelle convention de jumelage est signée entre la ville de l’Essonne et le camp de réfugiés de Khan Younès, situé dans la bande de Gaza. Manuel Valls préside logiquement la cérémonie et y prononce un discours aux côtés de Hind Khoury, nouvelle déléguée générale de la Palestine en France.

Dans le fascicule de présentation, toujours disponible sur le site de l’association Évry Palestine, cheville ouvrière du jumelage et membre de l’AFPS, le maire de l’époque y écrit : « La signature par la ville d’Évry d’un accord de coopération avec le camp de réfugiés de Khan Younès incarne la volonté de marquer, fortement et symboliquement, son engagement solidaire avec ce peuple de Palestine, riche de ses traditions et de sa culture. Alors que la tragédie ne fait que s’amplifier, notre mobilisation aux côtés de l’association Évry Palestine est fondamentale. Elle marque notre souhait d’aider nos amis palestiniens par des actions, certes modestes, mais concrètes. Elle permet d’informer nos concitoyens sur la réalité de la situation à Gaza. Elle repose, enfin, sur le vœu d’une paix durable entre deux États, dans la sécurité et la liberté pour chacun des deux peuples. »

La brochure coéditée par Evry Palestine et la ville d'EvryLa brochure coéditée par Evry Palestine et la ville d'Evry

La brochure, coéditée par l’association et la mairie d’Évry, parle, cartes à l’appui, de la bande de Gaza comme d’un « territoire enfermé et assiégé », avant de donner une liste de contacts « pour en savoir plus sur la Palestine et la situation dans la bande de Gaza ». Parmi eux : l’AFPS, l’Union juive française pour la paix ou encore les étudiants palestiniens du Gups. Autant d’organisations qui manifestent depuis le début du mois de juillet, y compris dans les défilés autorisés dont Manuel Valls dit aujourd’hui tout le mal qu’il pense. 

Mais à cette époque-là, le député et maire d’Évry participe aux manifestations d’Évry Palestine, notamment les « Six heures pour la Palestine » organisées chaque année à l’hôtel de ville. « C’était même dans la salle du conseil municipal ! » se souviennent plusieurs participants (voir aussi l’affiche de présentation ci-contre). En 2006, Manuel Valls participe à un débat avec un « repré­sentant du camp de réfugiés, Denis Sieffert de Politis, Richard Wagman, pré­sident de l’Union juive fran­çaise pour la paix, Mohamed Kacimi, écrivain ». Le thème : « Témoi­gnages, soli­darité concrète avec la Palestine, soli­darité poli­tique. » Deux ans plus tard, en 2008, le maire est encore là pour une table ronde avec Claude Nicolet, président du RCDP, le Réseau de coopération décentralisée pour la Palestine.

La même année, il plante un olivier à Évry dans le cadre de la cam­pagne de la Plate-forme des ONG pour la Palestine, et en com­mé­mo­ration de la Journée de la Terre du 30 mars 1976 (voir la vidéo ci-dessous). « Je pense évidemment peut-être d’abord aux habitants de la bande de Gaza enfermés, qui vivent une situation infernale, dans tous les sens du terme. Et bien sûr à tous nos amis du camp de Khan Younès avec lequel notre commune a signé un accord de coopération décentralisée. Je pense aussi évidemment au Liban, à l’Irak, à une politique américaine qui caricature les conflits au nom de la confrontation entre civilisations. Tout cela interpelle. (...) L’édification d’un mur honteux, la poursuite des colonisations, le sort des prisonniers, l’absence de dialogue, l’humiliation. Bref, des événements qui ne vont pas dans le sens de la paix. (…) Il est plus que jamais nécessaire de souligner l’urgence de la création d’un État ; d’une patrie viable, réelle, concrète pour les Palestiniens », affirme alors Manuel Valls.

Autour de lui, des élus, des militants, dont certains tiennent des pancartes. Sur l’une d’elles, un autocollant a été ajouté. On peut y lire : « Je refuse qu’on me traite d’antisémite quand je dis non à l’occupation de la Palestine. » En décembre 2006, le maire d’Évry participe à un rassemblement de soutien aux Palestiniens.

Les témoins de l’époque n’en reviennent pas aujourd’hui. Denis Sieffert l’a raconté en novembre 2012 dans un article de Politis intitulé « La conversion de Manuel Valls » : « Nous avons été nombreux à connaître Manuel Valls, maire d’Évry, honorant de sa présence les "Six heures pour la Palestine" qui se tiennent chaque année dans sa ville. Nous l’avons vu, en 2002, accueillir chaleureusement Leïla Shahid, alors déléguée de la Palestine en France, à l’occasion du jumelage d’Évry-Ville nouvelle avec le camp de Khan Younès. Nous pouvons encore relire ses mots prononcés à la tribune de la Mutualité, un certain 20 novembre 2002, quand il jugeait la situation "révoltante" et dénonçait "la colonisation qui viole le droit international". »

« À l’époque, Manuel Valls tenait des positions très claires et affirmait de façon très nette les positions traditionnelles de la France sur la création de deux États, sur les frontières de 1967, avec chacun Jérusalem pour capitale, et sur la condamnation de la colonisation », explique aussi aujourd’hui Claude Nicolet, à la tête du RCDP et conseiller régional Nord-Pas-de-Calais sous l’étiquette du MRC.

Le président de l’association Évry Palestine Bertrand Heilbronn, qui refuse de se focaliser sur « l’itinéraire d’une personne », confirme cependant le « tournant » de Manuel Valls. « Il faut que Manuel Valls comprenne que son avenir politique ne passe pas par la complicité avec des criminels de guerre (les dirigeants actuels d’Israël, ndlr). Et puisqu’il a fait un tournant dans un sens, il n'est jamais trop tard pour en refaire un, dans l’autre sens. De toute façon, c’est la position du gouvernement français qui importe et qui doit changer », explique-t-il.

La rupture entre les militants pro-palestiniens d’Ile-de-France et Manuel Valls a lieu en 2009 : le maire propose que la ville ne soit pas seulement jumelée avec le camp de réfugiés palestiniens de Khan Younès, mais aussi avec une ville israélienne. Évry Palestine s’y oppose en jugeant le moment mal choisi – c’est l’époque de l’opération “Plomb durci”. Résultat, quelques mois plus tard, Valls refuse que la mairie continue d’accueillir les « Six heures pour la Palestine ». La subvention annuelle de la ville à l’association est elle aussi supprimée.

Deux ans plus tard, en 2011, Manuel Valls interdit un débat après la projection du film Gaza-strophe dans la communauté d’agglomération d’Évry (lire notre article de l’époque). Il « a demandé l'annulation du débat, dans le souci d'éviter l'instrumentalisation d'un lieu public au profit d'une organisation politique, Évry Palestine, à qui il arrive parfois de défendre des thèses assez radicales », explique alors à Mediapart le maire de la commune voisine de Ris-Orangis, Thierry Mandon, aujourd’hui secrétaire d’État du gouvernement de Manuel Valls.

Au niveau national, le basculement est identique. En 2010, Manuel Valls, mais aussi François Hollande, s’opposent vigoureusement à la campagne de boycott des produits israéliens. Surtout, l’année suivante, le futur premier ministre fait partie des socialistes qui s’opposent à la reconnaissance de l’État de Palestine à l’ONU. Une position minoritaire au PS mais partagée par 110 parlementaires à l’époque, dont l’actuel secrétaire d’État aux relations avec le parlement Jean-Marie Le Guen.

À cela s’ajoute une dénonciation vigoureuse et permanente de l’antisémitisme par Manuel Valls, convaincu que Lionel Jospin, à l’époque de la gauche plurielle, avait minoré le phénomène. Le sujet n’a en soi pas grand-chose à voir avec la politique israélienne, mais l’ex-maire d’Évry, à l’instar du Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France) qui organise ce jeudi un rassemblement de soutien à Israël à Paris, entretient la confusion entre antisémitisme et condamnation du gouvernement de Benjamin Netanyahou. En 2012, selon Le monde juif.info, Manuel Valls promet de « combattre l’antisionisme, cet antisémitisme qui vise à nier Israël », lors de l’inauguration de l’allée des Justes, à Strasbourg.  

Plus récemment, lors de la commémoration de la rafle du Vél' d’Hiv' et à propos de l’interdiction de certaines manifestations de soutien à la Palestine, le premier ministre a parlé d’« une jeunesse souvent sans repères, sans conscience de l’Histoire et qui cache sa "haine du Juif" derrière un antisionisme de façade et derrière la haine de l’État d’Israël ». Pour Valls, ce « nouvel antisémitisme » se confond, et se mêle, au diagnostic qu’il porte depuis plusieurs années sur le pays : celui d’une jeunesse des quartiers populaires en perdition qui peut se réfugier dans l’islam radical et fait porter un risque de déstabilisation voire un danger terroriste.

« Lisez mes œuvres complètes. J'ai été un des premiers à parler d'un nouvel antisémitisme. Il se construit depuis des années. J'ai été un des rares, avec Sarkozy, à me confronter à Tariq Ramadan (et notamment dans une tribune de 2003 cosignée par Jean-Luc Mélenchon et Vincent Peillon, où les trois se présentent comme "altermondialistes"), a récemment déclaré Manuel Valls au Figaro. Ce qui m'inquiète, c'est de voir le jihadisme se mêler à l'antisémitisme. » Avant d’ajouter à propos de l’extrême gauche et des écologistes qui participent aux manifestations de soutien à Gaza : « Ils ont un problème avec Israël. »

 

En 2011, lors d’une rencontre organisée et filmée par Radio Judaïca à Strasbourg, Manuel Valls est vivement mis en cause par une question qui « accusait le PS d’être antijuif », selon le directeur de la radio, cité par Arrêt sur images en 2012. Il répond tout aussi vivement : « Je ne parle que pour moi : la lutte contre l’antisémitisme, je dis ça pour des raisons politiques, historiques, ma famille est profondément liée à Vladimir Jankélevitch qui a écrit le plus beau livre qu’on puisse écrire sur l’imprescriptible et la Shoah ; par ma femme, je suis lié de manière éternelle à la communauté juive et à Israël, quand même... », explique-t-il.

Après la nomination de Manuel Valls place Beauvau, la vidéo a été supprimée du site de la Radio Judaïca Strasbourg, puis de Dailymotion et de YouTube, comme l’avaient noté Alain Gresh du Monde diplomatique et Arrêt sur images. Une décision prise par la radio et non à la demande du nouveau ministre, selon son directeur.

De toute façon, Valls parle là de la lutte contre l'antisémitisme, pas de sa position sur le conflit israélo-palestinien. Et on peut être lié à Israël et à la communauté juive sans défendre les positions du gouvernement israélien. « Son virage à 180 degrés est aussi concomitant du début de sa trajectoire présidentielle. Et à ses yeux, dans cette trajectoire, c’est impossible d’être pro-palestinien », affirme Jacques Picard, conseiller régional Europe Écologie-Les Verts et président de l’association L’Olivier de Corbeil-Essonnes. Avant d’ajouter : « Manuel Valls est de ceux qui pensent que le Crif est influent sur la vie politique française et que l’on ne peut pas être président avec l’opposition du Crif. »

« En restant sur un segment trop étroit, comme celui de l’engagement pro-palestinien, on a du mal à s’imposer comme un premier rôle en politique, estime aussi Claude Nicolet, du RCDP. Et puis, Manuel Valls a posé le diagnostic d’une droitisation de la société française. Il y a dans son positionnement actuel une volonté de faire exploser les clivages à gauche et de procéder le plus rapidement possible à une recomposition de la vie politique française. » Un avis partagé par la sénatrice EELV Esther Benbassa, auteure d’un billet cinglant en réponse au premier ministre : « Il est vrai, aujourd’hui, que défendre les Palestiniens ne sied guère à un présidentiable. Je n’en dirai pas plus, par respect pour la fonction de premier ministre. »

« Sur tous les grands dossiers, Valls a été dans le sens du vent », rappelle aussi un de ses compagnons de route du PS, citant l’exemple de ses revirements sur le traité constitutionnel européen. Après avoir défendu le « non », le député PS avait fini par faire campagne pour le « oui ». « Manuel Valls est très intelligent. Mais son intelligence première est de capter les vents et, en fonction, d’adapter sa position », dit cette même source, sous couvert d’anonymat.

Interrogé, le cabinet de Manuel Valls nie tout changement dans les positions du premier ministre. « Nous ne considérons pas que sa position ait varié. Cette analyse est un artifice. Le seul camp, c'est celui de la paix », explique son entourage.

BOITE NOIRENous avons été alertés sur les changements de position de Manuel Valls concernant le conflit israélo-palestinien lors de discussions informelles avec plusieurs organisateurs des manifestations de soutien à Gaza et avec des responsables politiques. Nous en avons été surpris et avons commencé nos recherches.

C’est là que nous avons mesuré à quel point la “fachosphère” et les sites relayant les positions antisémites d’Alain Soral et de Dieudonné s’étaient emparés de ce sujet. Mais nous avons estimé qu’il ne fallait pas pour autant abandonner. D’autant moins qu’il ne faut pas laisser à ces sites infréquentables l’idée qu’ils étaient les seuls à l’aborder. Ce n’est d’ailleurs pas le cas, comme en témoignent, par exemple, ce billet de blog de 2011 du conseiller régional EELV Jacques Picard sur Mediapart, cet article de Politis de novembre 2012 ou de Rue 89 en mars 2014.

Toutes les personnes interrogées l’ont été par téléphone au cours des dix derniers jours.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Dieudonné – Le Mur disponible en torrent


Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? Notre émission

$
0
0

Au jour anniversaire de l'assassinat, le 31 juillet 1914, du leader socialiste qui disait non à la guerre, Antoine Perraud revient sur sa série autour de la deuxième mort de Jaurès, l'acquittement de son assassin en 1919 (série que vous pourrez retrouver ici). L'historien Nicolas Offenstadt et le comédien Claude Aufaure, ainsi qu'Edwy Plenel, participaient à ce débat animé par Frédéric Bonnaud.

Voici les textes de Jean Jaurès, lus en cours d'émission par le comédien Claude Aufaure :

  • Dernier discours prononcé en France, dans un café du quartier populaire de Vaise, à Lyon, le 25 juillet 1914 :

Ce n’est plus seulement le traité d’alliance entre l’Autriche et l’Allemagne qui entre en jeu, c’est le traité secret mais dont on connaît les clauses essentielles, qui lie la Russie et la France et la Russie dira à la France: « J’ai contre moi deux adversaires, l’Allemagne et l’Autriche, j’ai le droit d’invoquer le traité qui nous lie, il faut que la France vienne prendre place à mes côtés. »

À l’heure actuelle, nous sommes peut-être à la veille du jour où l’Autriche va se jeter sur les Serbes et alors l’Autriche et l’Allemagne se jetant sur les Serbes et les Russes, c’est l’Europe en feu, c’est le monde en feu. Dans une heure aussi grave, aussi pleine de périls pour nous tous, pour toutes les patries, je ne veux pas m’attarder à chercher longuement les responsabilités. Nous avons les nôtres, Moutet l’a dit et j’atteste devant l’Histoire que nous les avions prévues, que nous les avions annoncées ; lorsque nous avons dit que pénétrer par la force, par les armes au Maroc, c’était ouvrir l’ère des ambitions, des convoitises et des conflits, on nous a dénoncés comme de mauvais Français et c’est nous qui avions le souci de la France

Voilà, hélas ! notre part de responsabilités. Et elle se précise, si vous voulez bien songer que c’est la question de la Bosnie-Herzégovine qui est l’occasion de la lutte entre l’Autriche et la Serbie et que nous, Français, quand l’Autriche annexait la Bosnie-Herzégovine, nous n’avions pas le droit ni le moyen de lui opposer la moindre remontrance, parce que nous étions engagés au Maroc et que nous avions besoin de nous faire pardonner notre propre péché en pardonnant les péchés des autres.

Et alors notre ministre des Affaires étrangères disait à l’Autriche : « Nous vous passons la Bosnie-Herzégovine, à condition que vous nous passiez le Maroc » et nous promenions nos offres de pénitence de puissance en puissance, de nation en nation, et nous disions à l’Italie : « Tu peux aller en Tripolitaine, puisque je suis au Maroc, tu peux voler à l’autre bout de la rue, puisque moi j’ai volé à l’extrémité. »

Chaque peuple paraît à travers les rues de l’Europe avec sa petite torche à la main et maintenant voilà l’incendie. Eh bien ! citoyens, nous avons notre part de responsabilité, mais elle ne cache pas la responsabilité des autres et nous avons le droit et le devoir de dénoncer, d’une part, la sournoiserie et la brutalité de la diplomatie allemande, et, d’autre part, la duplicité de la diplomatie russe.

 

  • Ultime discours de Jaurès, à Bruxelles, sur l’invitation du Conseil général du Parti ouvrier belge, le 29 juillet 1914 :

Voulez-vous que je vous dise la différence entre la classe ouvrière et la classe bourgeoise ? C’est que la classe ouvrière hait la guerre collectivement, mais ne la craint pas individuellement, tandis que les capitalistes, collectivement, célèbrent la guerre, mais la craignent individuellement. (Acclamations) C’est pourquoi, quand les bourgeois chauvins ont rendu l’orage menaçant, ils prennent peur et demandent si les socialistes ne vont pas agir pour l’empêcher. (Rires et applaudissements)

Mais pour les maîtres absolus, le terrain est miné. Si dans l’entraînement mécanique et dans l’ivresse des premiers combats, ils réussissent à entraîner les masses, à mesure que les horreurs de la guerre se développeraient, à mesure que le typhus achèverait l’œuvre des obus, à mesure que la mort et la misère frapperaient, les hommes dégrisés se tourneraient vers les dirigeants allemands, français, russes, italiens, et leur demanderaient : quelle raison nous donnez-vous de tous ces cadavres? Et alors, la Révolution déchaînée leur dirait: « Va-t-en, et demande pardon à Dieu et aux hommes! » (Acclamations)

Mais si la crise se dissipe, si l’orage ne crève pas sur nous, alors j’espère que les peuples n’oublieront pas et qu’ils diront: il faut empêcher que le spectre ne sorte de son tombeau tous les six mois pour nous épouvanter. (Acclamations prolongées)

Hommes humains de tous les pays, voilà l’œuvre de paix et de justice que nous devons accomplir ! 

Le prolétariat prend conscience de sa sublime mission. Et le 9 août, des millions et des millions de prolétaires, par l’organe de leurs délégués, viendront affirmer à Paris l’universelle volonté de paix de tous les peuples.


  • Dernier éditorial, “Sang-froid nécessaire”, paru dans L'Humanité le 31 juillet 1914 (1 min 25) :

Le plus grand danger à l’heure actuelle n’est pas, si je puis dire, dans les événements eux-mêmes. Il n’est même pas dans les dispositions réelles des chancelleries, si coupables qu’elles puissent être ; il n’est pas dans la volonté réelle des peuples ; il est dans l’énervement qui gagne, dans l’inquiétude qui se propage, dans les impulsions subites qui naissent de la peur, de l’incertitude aiguë, de l’anxiété prolongée. À ces paniques folles les foules peuvent céder et il n’est pas sûr que les gouvernements n’y cèdent pas. Ils passent leur temps (délicieux emploi) à s’effrayer les uns les autres et à se rassurer les uns les autres (...)

Pour résister à l’épreuve, il faut aux hommes des nerfs d’acier, ou plutôt il leur faut une raison ferme, claire et calme. C’est à l’intelligence du peuple, c’est à sa pensée que nous devons aujourd’hui faire appel si nous voulons qu’il puisse rester maître de soi, refouler les paniques, dominer les énervements et surveiller la marche des hommes et des choses, pour écarter de la race humaine l’horreur de la guerre. Le péril est grand, mais il n’est pas invincible si nous gardons la clarté de l’esprit, la fermeté du vouloir, si nous savons avoir à la fois l’héroïsme de la patience et l’héroïsme de l’action. La vue nette du devoir nous donnera la force de le remplir. 


  • En guise de sortie d'émission, ce texte prémonitoire de Jaurès en 1895 :

Un jour viendra peut-être où nous serons abattus précisément par un de ceux que nous voulons affranchir. C'est du même peuple souffrant que sortent, selon le vent qui souffle, les violences des révolutions ou les violences des réactions, et la même mer, brisant les navires qui se combattent, en a plus d'une fois réconcilié les débris dans ses profondeurs. Qu'importe après tout ! L'essentiel n'est pas qu'à travers les innombrables accidents de la vie nous soyons épargnés par la faveur des hommes ou par la grâce des choses ; l'essentiel est que nous agissions selon notre idéal, que nous donnions notre force d'un jour à ce que nous croyons la justice, et que nous fassions oeuvre d'hommes en attendant d'être couchés à jamais dans le silence de la nuit.

 

 

 

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Dieudonné – Le Mur disponible en torrent

Retour sur nos enquêtes : la « transparence » des députés, les affaires Sarkozy

$
0
0

Avec Fabrice Arfi et Mathilde Mathieu. Animé par Frédéric Bonnaud.

Sur la transparence en politique, voir notre dossier :

Sur les affaires Sarkozy, notre dernier article : Écoutes Sarkozy : la preuve était dans le peignoir de Me Herzog

Et nos dossiers : 

 

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Dieudonné – Le Mur disponible en torrent

Rythmes scolaires : Aubervilliers opte pour le service minimum

$
0
0

À Aubervilliers, la contestation contre la mise en place de la semaine de quatre jours et demi à l'école primaire a viré l’an dernier au bras de fer avec le maire socialiste Jacques Salvator qui a, depuis, perdu les élections. Dans cette ville de Seine-Saint-Denis devenue emblématique de la fronde contre la réforme des rythmes scolaires, la nouvelle majorité Front de gauche s’était engagée pendant la campagne municipale à tout remettre à plat et à mener enfin une concertation sur le sujet qui a, de l’avis de tous, cruellement fait défaut l’an dernier. Mais le projet de la ville pour la rentrée prochaine, présenté juste avant les vacances aux parents, laisse pourtant à beaucoup un goût amer. Si la ville, désormais dirigée par le communiste Pascal Beaudet, applique bien les neuf demi-journées réglementaires, avec des journées de classe commençant à 8 h 45 et se terminant à 15 h 45, avec le mercredi matin travaillé, elle ne propose pourtant plus aucune activité périscolaire sur les trois heures hebdomadaires dégagées par la réforme.

Ces activités sportives ou culturelles dont les élèves bénéficiaient gratuitement l'an dernier, ont été jugées par la nouvelle équipe municipale trop chères et sans grande plus-value. « Nous sommes déjà dans une situation de crise et de manque de moyens pour nos écoles, avec des enseignants non remplacés, des locaux dégradés. Le gouvernement veut nous imposer des exigences supplémentaires, mais sans mettre les moyens correspondants », plaide la première adjointe, Meriem Derkaoui, en charge de l’éducation, qui assume parfaitement la suppression de ces activités à la rentrée prochaine. « Faute de locaux, les écoles étaient transformées en hall de gare, dans une totale confusion entre ce qui relève du scolaire et le périscolaire. Nous avons donc choisi de redonner à l’école ce qui lui appartient, comme le demandaient les enseignants », explique-t-elle. Pour elle, le premier bénéfice de cette remise à plat – ou du détricotage de ce qu’avait fait la précédente majorité – est que le climat s’est enfin rasséréné autour de cette réforme.

Aubervilliers détricote la réforme des rythmes scolaires.Aubervilliers détricote la réforme des rythmes scolaires.

L’an dernier, la mise en œuvre au forceps de la réforme, contre l’avis des conseils d’école de la ville et dans un climat de franche opposition du corps enseignant, avait engendré une rentrée scolaire sous haute tension. Quelques semaines après la rentrée, près de deux tiers des écoles de la ville avaient ainsi fermé en signe de protestation. L’organisation faite pour optimiser les locaux et les emplois du temps des personnels recrutés s’était avérée complexe, avec des écoles divisées en deux groupes et fonctionnant sur des rythmes différents. La qualité des activités périscolaires dans cette ville pauvre de Seine-Saint-Denis s’était aussi révélée très inégale. Alors que le maire sortant, Jacques Salvator (PS et Républicains), avait déclaré vouloir faire de sa ville une « tête de pont de la réforme des rythmes scolaires en Seine-Saint-Denis », il s’était surtout attiré les foudres des enseignants, mais aussi d’une majorité de parents, le dossier ne comptant sans doute pas pour rien dans sa défaite aux municipales.

Pourtant, le choix radical de la nouvelle majorité de supprimer ces activités fait quand même renoncer à une très importante enveloppe pour la ville. L’an dernier, la mairie avait ainsi touché près de 1,7 million d’euros d’aides publiques pour mettre en place ces activités périscolaires – pour un coût total de 3,6 millions d’euros – (780 000 euros de fonds d’amorçage, 405 000 euros de la Caisse d'allocations familiales, ainsi que le remboursement du coût salarial des emplois d’avenir embauchés dans ce cadre, 575 000 euros), selon les chiffres de l’actuel directeur des finances de la ville.

« C’est scandaleux qu’on en arrive à une telle impasse ! » juge le président de la fédération des parents d'élèves FCPE 93, Rodrigo Arenas, pour qui « à Aubervilliers, les enfants ont été pris en otages par des règlements de comptes locaux». « Rien ne justifie le fait que des mairies renoncent à organiser des activités périscolaires pour les gamins. Comment se fait-il que dans des villes pourtant pas riches comme Clichy-sous-Bois, Stains ou Sevran, ce soit possible ? À un moment, il s’agit de choix politique de la part la ville. » Un parent d’élève, pourtant très remonté contre la manière dont la réforme avait été appliquée l’année dernière, a lui aussi le sentiment « d’un immense gâchis ».

« Le coût net direct (du maintien des activités périscolaires) pour le contribuable communal s'établirait donc à 1,8 million d'euros. Cette somme équivaut à 4 % d'impôts locaux. C'est énorme et clairement insupportable », affirme Gaël Hilleret, directeur des finances de la ville.

L’aide publique, toujours pas pérenne puisqu’elle provient pour l’essentiel d’un fonds d’amorçage dont le ministre Benoît Hamon reconnaît lui-même que le maintien n’est pas acquis dans les années à venir, relève donc du mirage.

« Nous ne renonçons pas à cette somme. Il vaut mieux voir qu’on ne dépensera pas plus d’un million d’euros pour une réforme qui n’a fait que des mécontents. Avec ces sommes, on pourra se consacrer à d’autres priorités, comme la réhabilitation de certains bâtiments », assure Meriem Derkaoui.

La nouvelle majorité s’était-elle néanmoins suffisamment préparée sur ce dossier ? Au vu du déroulement des quelques réunions de concertation mises en place juste après les élections, certains parents en doutent. « Ces réunions ont un peu servi de défouloir contre tout ce qui n’avait pas marché l’an dernier, raconte une mère d’élève. Et il n’y a pas vraiment eu d’espace pour construire un projet. On a même eu le sentiment que la nouvelle équipe n’avait pas réfléchi à grand-chose. » La chargée de l’enfance reconnaît d’ailleurs qu’elle est personnellement favorable au retour de la semaine de quatre jours – une position extrêmement minoritaire qui va à l’encontre de l’appel de Bobigny signé par la quasi-totalité des syndicats enseignants et des associations de parents.

Si les associations qui ont répondu aux appels d’offres l’an dernier sont évidemment très déçues, la ville précise qu’elles n’avaient été engagées que pour un an et que la fin des activités périscolaires n’engendrera aucun licenciement sec. Pour la nouvelle municipalité Front de gauche, cela aurait quand même un peu fait désordre. Une chose est sûre : le budget de l’éducation devrait être considérablement réduit du fait de cette nouvelle politique.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Dieudonné – Le Mur disponible en torrent

Aventurier néolibéral ou modèle? Face à Renzi, la gauche française reste sceptique

$
0
0

Manuel Valls n'a pas apprécié. Une réunion du groupe socialiste à l'Assemblée nationale, un mardi matin, peu après les européennes de mai. Après des municipales catastrophiques, le PS a affiché un piteux 14 %, le pire score de son histoire. Il est question du “pacte de responsabilité”, pilier de la nouvelle politique économique “hollandaise”. Manuel Valls, tout nouveau premier ministre, est face aux députés.

L'ancienne économiste Karine Berger, une modérée du PS, prend la parole. Elle cite en exemple les enviables 40 % de Matteo Renzi, le nouveau président du Conseil italien. Suggère qu'il faudrait peut-être, comme lui, baisser les impôts. Et ajoute en plaisantant que l'Italien, 39 ans, est plutôt beau garçon. « Valls a pris la mouche et s'est mis à l'engueuler », raconte un témoin. Le premier ministre lui répond sur le fond. Dit que l'Italie n'est pas la France. Que de l'autre côté des Alpes, des années d'austérité ont permis quelques marges de manœuvre budgétaires que notre pays n'a pas. Dans sa réponse, certains décèlent une pointe de « jalousie ».

Renzi à Turin, octobre 2012Renzi à Turin, octobre 2012 © Reuters


Pour les leaders d'une gauche européenne moribonde, Matteo Renzi a tout du gars agaçant. Inconnu en France jusqu'à cet hiver – même s'il est, dixit le chercheur Marc Lazar, un « tueur » qui a gravi tous les échelons de la politique italienne –, l'ancien maire de Florence, star politique et médiatique, a réussi en très peu de temps à éliminer ses rivaux au parti démocrate (PD, centre gauche), à prendre la présidence du Conseil en Italie. Mais aussi à satelliser la momie Berlusconi et à ringardiser l'anti-système Beppe Grillo. Le tout en lançant plusieurs mesures de relance qui sonnent doux aux oreilles de la gauche.

Ce catholique fervent, biberonné à la démocratie chrétienne, serait-il donc le messie laïque de la gauche européenne ? Beaucoup veulent le croire. Renzi, dont le pays assure la présidence tournante de l'Union européenne depuis le début du mois, fait se pâmer commentateurs et éditorialistes. Il « réveille l'Europe » (Libération, 2 juillet), serait l'« espoir de l'euro-gauche » (Nouvel Observateur, 5 juin 2014). « Dans l'atonie de la gauche européenne, de la politique en général, Renzi occupe un vide. Il tranche par sa jeunesse, son style provocateur, son utilisation des médias, les "one man shows" politiques à l'américaine qu'il organise », explique Marc Lazar, directeur du centre d'histoire des Sciences-Po, qui a vu en lui le « nouvel espoir de la gauche européenne ».

Grandi au centre droit, Renzi pense que le clivage droite-gauche est dépassé mais a fait adhérer son parti, longtemps réticent et partagé, au groupe du Parti socialiste européen au Parlement européen. Dans des tweets ravageurs, il attaque verbalement l'Europe mais ne remet plus en cause les sacro-saints 3 % de déficit. Il a annoncé bille en tête une réforme de la carte électorale et la suppression du Sénat, mais veut aussi se donner du temps.

Matteo Renzi est un parfait caméléon politique (lire ici le portrait enquête d'Amélie Poinssot). « L'intérêt pour Renzi, pointe avancée d'un parti de centre gauche qui n'a aucun ancrage historique dans la gauche de classe, est un symptôme du temps, abonde Fabien Escalona, chercheur en sciences politiques à l'université de Grenoble. Il prouve en creux l'absence d'identité forte de la social-démocratie européenne et le grand désarroi de la gauche française. » « Renzi révèle tous les dilemmes de la gauche européenne, résume Marc Lazar. Et au-delà du programme, il lui pose une question cruciale : celle du leadership. Le parti démocrate est surnommé par le politiste italien Ilvo Diamanti le "parti de Renzi". Cette personnalisation à outrance, cette démagogie à la limite du populisme qui choque la culture classique de la gauche, n'est-ce pas le pedigree de l'homme politique du XXIe siècle ? »

Depuis la débâcle des européennes, Renzi fait figure de locomotive du centre gauche européen. Au sein d'un PS au pouvoir qui semble rater à peu près tout ce qu'il touche, le cas Renzi intrigue. « Pas étonnant, commente l'essayiste Gaël Brustier, proche de l'aile gauche du PS. Le PS a collectivement arrêté de réfléchir. Les intellectuels y sont réduits au rôle d'organisateurs des universités d'été de La Rochelle ! Il n'y a plus de débat idéologique en son sein. La social-démocratie n'a ni vision du monde, ni projet alternatif, et même plus une sociologie qui le soutient. Dans cette décrépitude, il est facile de céder aux sirènes d'un effet de mode comme Renzi, qui semble remettre en cause l'austérité depuis le centre gauche tout en faisant de très orthodoxes réformes de structure. »

Incapable d'imposer en Europe la « réorientation » européenne promise à ses électeurs, François Hollande, chef de l’État impopulaire, a vite compris l'utilité de se montrer aux côtés du président du Conseil italien. Il l'a invité dès le 15 mars à l’Élysée, moins d'un mois après sa nomination. L'occasion de plaider la nécessité des « réformes ». « Dans les annonces qu’a pu faire le président Renzi, dans les choix que j’ai faits pour la France, notamment le pacte de responsabilité, il y a beaucoup de points communs », a dit ce jour-là François Hollande, deux mois après avoir lancé un vaste plan d'économies de 50 milliards d'euros sur trois ans et décrété une baisse massive du coût du travail. « Avec lui, Hollande fait comme avec tout le monde : il tente de vampiriser son énergie pour son propre compte », grince un député socialiste.

Plombé par le score piteux du PS et la percée de l'extrême droite aux européennes, François Hollande a encore perdu de l'éclat dans le paysage de la social-démocratie européenne. « Face à Angela Merkel, Renzi est en train de prendre la place que Hollande n'a jamais occupée », estime le radical de gauche Joël Giraud, président du groupe d'amitié France-Italie de l'Assemblée nationale.

Matteo Renzi et François Hollande à l'Elysée, le 15 mars 2014Matteo Renzi et François Hollande à l'Elysée, le 15 mars 2014 © Reuters


Moins sévère, la socialiste Karine Berger considère que Renzi est le « meilleur atout » de François Hollande « pour réorienter l'Europe. Hollande a besoin de trouver un point progressiste d'alliance en Europe ». Berger, longtemps proche de Pierre Moscovici avant de prendre ses distances, décèle en Renzi « une forme de modernité intéressante ». « Son discours n'est pas très différent de celui que tient la majorité ici, mais lui incarne physiquement un discours de reprise et d'optimisme. Il est le seul en Europe dans ce cas. À ce stade, il fait ce qu'il dit et il vit un état de grâce. Mais l'Italie reste dans une situation sociale, économique très difficile. Il incarne son message, encore faut-il qu'il aille au bout des réformes annoncées. »

Plus à gauche, les “frondeurs” socialistes, qui contestent précisément les fameuses réformes structurelles, se réfèrent aussi à Renzi et son fameux chèque de 80 euros par mois pour les ménages modestes, destiné à soutenir la consommation. La mesure coûte à l’État italien 16,5 milliards d'euros, trois fois plus que les 5 milliards d'exonérations de cotisations sociales de Manuel Valls. Une politique de relance de la consommation « plus massive qu'en France », constate Laurent Baumel, un des initiateurs de l'“Appel des 100”.

« Invoquer Renzi pour les contestataires du PS, c'est aussi tenter de trouver une ressource extérieure afin de prouver que leur combat n'est ni isolé ni d'arrière-garde », décrypte le chercheur Fabien Escalona. Pour eux, la référence à Renzi reste d'ailleurs plutôt oratoire : sur le fond, ils sont loin d'être convaincus. « Dans la phraséologie, la rhétorique, la volonté de contester l’État providence, le droit du travail, les fonctionnaires, Renzi peut servir de référence à la droite, mais pas à nous », dit Laurent Baumel.

« En Europe comme en France, il y a cette aspiration à un style réformateur, puissant, imaginatif, susceptible de mettre du mouvement dans une société. Renzi veut incarner l'énergie de la réforme et en cela il est intéressant, analyse Christian Paul, autre initiateur de la contestation interne à l'Assemblée. Il a cette conscience que lorsqu'on accède au pouvoir, c'est un compte à rebours qui commence, une guerre éclair pour surmonter les immobilismes. Il n'est pas sur un rythme sénatorial, suivez mon regard… » Mais Paul, proche de Martine Aubry, « ne succombe pas à la séduction. Le mouvement ne suffit pas. Et même s'il est encore trop tôt pour juger, je me demande si Renzi n'habille pas d'une volonté réformatrice et progressiste ce qui est en réalité une résignation au monde tel qu'il est ».

Aux dires de ses proches, le premier ministre Manuel Valls goûte assez qu'on le compare à Matteo Renzi. S'il n'y avait pas pensé, les commentateurs de la vie politique s'en sont de toute façon chargés pour lui. Vague ressemblance physique, dynamisme revendiqué, ambition assumée, com huilée : “Et si Valls était le Renzi français ?” est devenu un passage obligé des déjeuners entre journalistes et politiques, un thème imposé sur lequel aiment plancher les éditorialistes (ici, ou ). Les deux hommes, lit-on, seraient de la même trempe. À la différence que l'un, l'Italien, serait libre de ses mouvements quand l'autre, le Français, serait corseté par les institutions de la Cinquième République qui le relèguent au rang d'exécutant du président.

Le 26 avril, à peine nommé, Manuel Valls se rendait à Rome, le seul voyage officiel à l'étranger que François Hollande lui a permis. Les deux hommes ont dîné ensemble.

À Vauvert (Gard), le 6 juillet, en même temps qu'il promettait de « réinventer la gauche », prônant un « réformisme assumé », Manuel Valls a cité Renzi : « On cherche parfois à me comparer à ce qu'est en train de faire le président du Conseil italien, Matteo Renzi, je prends la comparaison » (cliquer ici pour lire la vidéo).

À Matignon, on ne souhaite pas épiloguer. « Cela relève de l'analyse politique d'un journaliste, difficile de commenter nous-mêmes », répond le conseiller presse du premier ministre. Mais les proches de Manuel Valls ne se privent pas, eux, de souligner les similitudes. « Tous deux tentent de faire bouger les lignes, dans leur camp et dans leur pays, explique le sénateur PS Luc Carvounas, fidèle de Manuel Valls. Ils sont en train d'écrire le logiciel politique du XXIe siècle : dire la vérité aux citoyens, remettre en cause les baronnies politiques, dépasser les conservatismes », dit-il, citant la réforme territoriale, menée en même temps en Italie et en France. Avec une « forme de bonapartisme qui consiste à prendre l'opinion en face, parce que la société fonctionne comme ça. C'est vrai pour Manuel Valls, c'est vrai pour Renzi, très présent sur les réseaux sociaux. »

Selon Christophe Caresche, de l'aile sociale-libérale du PS, « il y a en Renzi quelque chose d'exemplaire : il incarne cette idée que la gauche peut "faire", tout en se construisant sur le rejet d'une partie du logiciel de la gauche : son rapport dépassé à la mondialisation, le recours à un logiciel étatiste très prononcé. C'est reconnaître les entreprises et le marché comme créateurs de richesses, combattre les déficits et la dépense publique. Nous le faisons ici, mais Renzi a moins de complexes. Comme lui, Manuel Valls essaie de mobiliser l'opinion, en installant un rapport de force vis-à-vis des conservatismes. Il pense qu'une partie de la gauche est morte, souhaite une clarification et une recomposition de la gauche. Il tente de créer une nouvelle offre politique au pouvoir. Le chef de l’État est attaché à une méthode moins conflictuelle ».

« Valls et Renzi arrivent tous les deux à un moment de désastre dans leur camp. En profitant d'un effet de sidération, ils tentent d'imposer leurs propres options, et un changement de culture, analyse Fabien Escalona. Pour Renzi, c'est plus simple : le parti démocrate a déjà éradiqué une partie de la culture historique de la gauche italienne. Pour l'instant, Manuel Valls impose une certaine ligne, une vision bonapartiste et décomplexée, au point de reprendre les mots de la droite. S'il arrive à convaincre le PS du bien-fondé de sa ligne, il aura réussi le casse du siècle. Mais il n'est pas sûr que la base socialiste soit convaincue… »

C'est en effet la grande différence entre Renzi et Valls : alors qu'en décembre 2013, Matteo Renzi a gagné haut la main (68 %), sur son nom, une primaire ouverte à 2,5 millions de participants, Manuel Valls reste le Monsieur 5 % de la primaire de l'automne 2011. « Renzi n'est pas un aventurier : il est président du Conseil parce qu'il a pris son parti, et parce que l'Italie est un régime parlementaire, certes instable, mais où des "deals" au Parlement peuvent être trouvés », rappelle Karine Berger. En l'occurrence, Renzi gouverne avec le soutien de Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi.

« Valls n'est pas au pouvoir parce que son parti l'a voulu mais parce qu'il a été nommé à ce poste par le chef de l’État, insiste Christophe Bouillaud, enseignant-chercheur à Sciences-Po Grenoble, spécialiste de l'Italie. Il a la loyauté de l'appareil et des institutions, mais pas de légitimité populaire. » Pour ce chercheur, la tâche qui attend Renzi est d'ailleurs très compliquée, loin du cliché du dirigeant à qui tout réussit. « Ce que l'on perçoit chez lui comme de l'audace est le fruit de la nécessité. L'Italie est en plein marasme. Le niveau de l'activité dans le BTP est celui du milieu des années 60 ! La consommation est bloquée. Renzi a beaucoup promis, mais si la relance n'est pas au rendez-vous, il finira par perdre le pouvoir. »

Sans surprise, l'engouement pour Renzi s'émousse totalement à la gauche de la gauche, où l'Italien est surtout dépeint en nouvel avatar de Tony Blair ou de Gerhard Schröder. « Il n'y a chez lui rien de bien nouveau, analyse Gilles Garnier, responsable Europe au Parti communiste (PCF). Il est l'homme providentiel qui "bouge" et parle fort, exactement ce qu'attend une partie de la population en période de crise, en Italie comme ailleurs. Il est plus proche de Blair ou de Zapatero que de la gauche. Et il profite de la faiblesse de la gauche alternative. »

« Il incarne la négation de la gauche, tranche Christophe Ventura, responsable de la commission International du Parti de gauche (PG). Une sorte de nouvelle synthèse qui permet une énième fuite en avant de la social-démocratie dans sa stratégie d'accompagnement du néolibéralisme et de ses crises. Il incarne une rénovation des apparences, de la communication. Mais il ne préfigure que le remplacement d'une vieille oligarchie corrompue par une nouvelle, plus jeune, mais qui continuera la même politique, soutenue par le monde industriel, financier et médiatique : il est le bon produit qui permet au système de perdurer. »

Ancien secrétaire national d'Europe Écologie-Les Verts, désormais député européen, Pascal Durand dit avoir été « très déçu » par son discours devant le Parlement européen, le 2 juillet. L'allocution était truffée de références et imagée : « Si l'Europe faisait un 'selfie', quelle image verrait-on à l'écran ?, a lancé Renzi. Son visage aurait l'air ennuyé, fatigué, résigné. »

« C'était bien écrit, plein de références, mais après ? Sur la jeunesse, le chômage, l'environnement, la régulation de la finance, j'ai trouvé ça très convenu. Renzi comble un vide, car la gauche européenne a envie de quelqu'un qui la remobilise, lui donne envie. Mais comme Valls, comme tous les leaders européens, il reste dans le mainstream de la pensée politique et économique. Ils tentent tous un mélange entre la rigueur, la compétitivité, la relance de la consommation. Mais ils ne voient pas que le vieux modèle est fini et qu'ils n'ont pas les clés du nouveau. »

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Dieudonné – Le Mur disponible en torrent

Autoroute A831 : Royal piégée par Ségolène

$
0
0

C’est la marque de fabrique de la ministre de l’écologie, et ancienne candidate à la Présidentielle. Elle déboule sans prévenir. Elle surprend. Ses admirateurs vantent un flair politique qui lui fait aborder des domaines oubliés mais qui passionnent les Français. Ses détracteurs parlent de ses improvisations, souvent à l’emporte-pièce, parfois mal calibrées, qui désarçonnent jusqu’à son entourage.

Convaincue de disposer d’une légitimité particulière depuis que dix-sept millions de suffrages se sont portés sur son nom en 2007, Ségolène Royal n’entend pas appliquer la doctrine Chevènement : « Un ministre ça ferme sa gueule ou ça démissionne »... Au contraire : elle, elle ouvrirait plutôt la sienne, au nom même de sa mission !

Elle l’a d’ailleurs ouverte dès son arrivée au ministère de l’environnement en décrétant la « remise à plat de l’écotaxe », et en proposant d’instituer une redevance sur les poids lourds étrangers pour pallier le manque à gagner. Comme d’habitude des boucliers se sont levés. Les dirigeants d’Europe Écologie se sont inquiétés en déplorant « un enterrement de première classe ». La commission sur le développement durable à l’Assemblée a dénoncé « les désastreux effets d’un éventuel abandon ». La mission parlementaire sur l’écotaxe s’est sentie « court-circuitée ». Et la porte-parole de la commissaire européenne chargée des transports, Helen Kearns, a évoqué « un système discriminatoire entre Français et étrangers »...

Beaucoup de bruit, voire de fureur, mais qui confortait au fond l’image d’une ministre au plus près du quotidien, capable d’entendre le message monté de Bretagne sous le symbole du bonnet rouge. Avec cette « remise à plat », Mme Royal mettait en pratique son refus d’une « écologie punitive ». Et si les états-majors institutionnels se dressaient contre elle, dans les partis, au Parlement, à Bruxelles, son image forgée en 2007 en sortait renforcée. Elle était bien la femme qui s’était exclamée, le 6 février 2007, à la Halle Carpentier : « Je veux être la présidente des sans voix, de ceux qui n’ont jamais droit à la parole. Et je m’engage à ce que cette parole ne vous soit jamais confisquée. »

Et soudain patatras. Dans le dossier du projet d’autoroute A831, qui traverserait le Marais poitevin en reliant Fontenay-le-Comte en Vendée à Rochefort en Charente-Maritime, Ségolène Royal avance à front renversé. L’arroseuse se retrouve arrosée ! C’est elle qu’on accuse de décision solitaire et d’abus de pouvoir, et ses procureurs qui s’expriment au nom de la proximité. Certes, le député Olivier Falorni qui parle de « décisions autocratiques » est aussi son ennemi irréductible depuis les dernières législatives et le tweet de Valérie Trierweiler, certes la pique du président UMP du conseil général de Vendée, Bruno Retailleau, sent le machisme à plein nez (« C’est le caprice de Dame Ségolène…»), certes le président UMP de Charente-Maritime, Dominique Bussereau, est un vieil adversaire, certes le président PS de la Région Pays de la Loire, Jacques Auxiette, est nerveux depuis le débat sur la réforme territoriale, mais ces élus s’avancent au nom de leurs administrés, et personne ne dira jamais qu’un élu local peut avoir d’autres préoccupations que celles de ses électeurs.

L’autoroute A831 est donc présentée comme « absolument essentielle à la vitalité de nos territoires durement touchés par la crise, et parfaitement compatible avec le Marais poitevin » par bon nombre des élus de la région, même si quelques-uns, comme Jean-François Macaire, président de la région Poitou-Charentes, soutiennent que le marais est « un patrimoine exceptionnel », et qu’il ne peut « subir la blessure d'une autoroute ».

La position de l’ancienne candidate à la présidentielle est si inconfortable que Manuel Valls, souvent embarrassé par les déboulés de sa ministre, s’est autorisé le plaisir politique de la contrer sèchement tout en faisant mine de la soutenir. Alors que Ségolène Royal avait posé son veto clair et net, il a rappelé, dans un courrier aux élus en colère, que c’est lui qui déciderait en dernier ressort, et que « pour faire le bon choix il faut avoir tous les éléments en main ». Autant dire qu’à ses yeux, Mme Royal n’en dispose pas et qu’elle a parlé trop vite. Bon prince, Manuel Valls s’est tout de même payé le luxe de faire du Ségolène, façon démocratie participative : « Je suis comme la ministre, à l’écoute des élus de la région. » Ils n’entendent donc pas la même chose.

Coincée, Mme Royal a fait le dos rond en assurant qu’elle avait été associée à l’écriture de la lettre du premier ministre… Vive les vacances et rendez-vous à la rentrée.

Cet épisode pourrait paraître anecdotique. Il contient les ingrédients mineurs d’un feuilleton politique qui flirte avec la rubrique people : personnalité de l’éternelle candidate à la présidentielle, coups d’éclats, nature misogyne des réactions qu’elle peut déclencher, etc.

À y regarder de plus près, ce conflit entre une ministre qui se réclame “des gens” et des élus qui se revendiquent “du terrain” pose pourtant un problème de fond. Au moment où s’engage une réforme territoriale qui va donner des pouvoirs accrus à des régions plus puissantes, cette affaire pose la question des limites de la décentralisation. Entre un pouvoir national et un pouvoir régional, tous deux issus du suffrage universel, lequel est le mieux à même de trancher des dossiers de dimension à la fois locale et générale ?

Compte tenu de la dimension environnementale de cette autoroute, et de ses retombées sur le tissu régional, qui est le plus légitime pour décider du feu vert ou du feu rouge ?

À part quelques vieux jacobins, presque personne ne dira que c’est l’État central. L’idée admise, avec statut d’évidence, c’est, pour démarquer une phrase célèbre, que « le terrain, lui, ne se trompe pas ». On verrait mieux d’en bas que d’en haut. Le pouvoir central serait coupé des réalités, et le pouvoir local en phase avec les aspirations du peuple. D’où les lois de décentralisation votées en 1982 et maintes fois retouchées. D’où ce conflit latent, et jamais exprimé ouvertement, entre l’échelon central qui voudrait garder le contrôle, et les échelons locaux qui entendraient le conquérir, ou l’élargir.

Mine de rien, l’enjeu est redoutable, et la mésaventure de Ségolène Royal, prise au piège de son discours sur la proximité, l’éclaire d’une lumière crue. Ne s’est-elle pas enferrée dans une contradiction qui la dépasse, et qui concerne toutes nos institutions ?

Prenez le niveau national. Depuis quelques années, une idée fait son chemin, propulsée par des affaires retentissantes. Elle dit qu’il faut établir une distance absolue entre le politique qui décide et le dossier qu’il arbitre. Qu’il faut chasser les conflits d’intérêts. Que ce n’est pas aux labos de décider de la loi sur la santé. Pas à EDF d’envisager l’avenir de Fessenheim. Pas aux entreprises de travaux publics de décréter le bien-fondé d’un grand chantier. Bref, comme disait Clemenceau, que la guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée aux militaires.

Prenez maintenant la France du niveau local, ou régional, dans son évidence partagée. Soudain, le raisonnement s’inverse de façon spectaculaire. Plus de distance minimale à établir, mais au contraire une proximité maximale à rechercher. L’intérêt général serait dicté par la somme des intérêts locaux, et le bon élu devrait se confondre avec eux jusqu’à en devenir l’incarnation…

Qui décide, et en fonction de quels paramètres, ou de quelles valeurs ? Voilà une grande question pour les années qui viennent. Charles de Gaulle symbolise l’équilibre d’après guerre. La tête et les jambes. L’État fort et les régions qui suivent. Ce consensus permit au Général de lancer aux maires de France réunis en congrès : « Bonjour messieurs, comment vont vos canalisations ? »

Un tel mépris n’a plus cours aujourd’hui, et ça n’est pas dommage, mais la question des compétences n’est toujours pas clairement fixée, trente ans après Gaston Defferre. Faute de balises, tout le monde s’avance et revendique son pouvoir, en contestant celui du partenaire, dans une espèce de foire d’empoigne où l’on plonge dans l’ancien régime : Royal y est traitée « d’Aliénor d’Aquitaine », et les élus locaux qualifiés de « grands barons ». De temps en temps, quelqu’un change de terrain, et se prend les pieds dans le tapis.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Dieudonné – Le Mur disponible en torrent

Défilé pour Gaza : paroles de jeunes manifestants

$
0
0

Ils forment le gros du cortège des manifestants présents ce samedi 2 août (11 500 selon la préfecture, 20 000 selon les organisateurs), leur voix est habituellement couverte par celle des casseurs des fins de manifestation. Ils se regroupent spontanément, souvent via les réseaux sociaux, et ne se sentent pas spécialement représentés par les organisations syndicales ou les partis qui orchestrent les rassemblements. Ils chantent pourtant de bon cœur leur soutien à la Palestine, reprenant les slogans. Ne vivant pas à Paris, ils n'hésitent pas à passer trois heures aller-retour dans les transports pour arriver à temps. Mediapart les a rejoints, à Trappes (Yvelines), où leur petit cortège s'est formé.

De gauche à droite, Aziz, Hayatte, Fatiha et ClémentDe gauche à droite, Aziz, Hayatte, Fatiha et Clément © Yannick Sanchez

Sur le quai, Aziz rejoint Hayatte. Un arrêt plus tard, Fatiha embarque, puis Clément. Les quatre se connaissaient à peine il y a quelques semaines, la cause qu'ils défendent les a soudés. Dans le train, Hayatte sort son keffieh et des pancartes qu'elle a gardées des précédents rassemblements. La conversation s'engage sur les raisons qui les ont motivés à aller manifester.

« Je n'ai pas l'habitude des manifestations, lance Fatiha. Ce qui m'a déterminée, c'est le communiqué de Hollande qui encourage Israël à prendre toutes les mesures pour défendre sa population. J'ai eu beau voter pour lui, je ne pouvais pas rester chez moi. J'avais besoin de dire mon désaccord. D'ailleurs, le gouvernement a fait marche arrière depuis, cela prouve bien que les manifestations ne sont pas inutiles. » 

© Yannick Sanchez

Fatiha est juriste, en droit de la santé. Elle a grandi dans la banlieue parisienne, d'abord à Colombes dans les Hauts-de-Seine puis à Élancourt (Yvelines), cité voisine de Trappes.

Avec sa sœur et un de ses cinq frères, ils sont les seuls dans sa famille, originaire du Maroc, à soutenir publiquement la cause palestinienne. « C'est une question de tempérament, selon elle. Avec mon père c'est "pas de politique à la maison", ce n'est pas dans sa culture de manifester. Ma mère au début ne voyait pas trop l'intérêt d'aller manifester mais les interdictions l'ont interpellée. Je crois qu'elle s'est un peu dit, "là-bas on tue des Arabes et ici on les empêche de manifester". Du coup avant que je parte à la manifestation elle m'a dit de dire : "où sont les droits de l'homme dans tout ça ?", ça m'a touché qu'elle change un peu d'avis. Malgré tout, je crois que pour mes parents les manifestations donnent une mauvaise image et desservent la cause palestinienne. Moi c'est l'inverse, je suis convaincue qu'il faut se faire entendre. »  

Aziz a 28 ans, il est conseiller en courtage assurance et travaille à la Défense. Il vit toujours à Plaisir, dans la grande banlieue Ouest de Paris et vient à presque tous les rassemblements de soutien à la Palestine... quand il n'oublie pas de se réveiller. Pour lui, le droit de manifester est essentiel pour défendre des « causes justes ». Il a déjà battu le pavé plusieurs fois pour Gaza ou encore « les droits des Tibétains » mais ne se considère pas comme un militant pur jus.

© YS

« Je ne suis pas politisé, annonce-t-il. Je ne vote pas, j'ai perdu toute confiance dans le vote, en nos élites, il n'y a que des riches qui gouvernent. Lorsque je viens ici, ce n'est pas en tant que musulman, arabe ou français, je viens pour faire entendre ma voix dans un moment de crise. Au final, on parle beaucoup des musulmans dans ces manifestations, mais j'ai été très surpris par la diversité des gens dans la foule. J'ai rencontré des Blancs, des Noirs, des Philippins, des Asiatiques et beaucoup de femmes aussi. » 

La famille d'Aziz est sur la même longueur d'onde au sujet du conflit israélo-palestinien : « Mes parents sont tout à fait d'accord avec le fait que je manifeste. Eux aussi sont allés dans la rue mais leur mobilisation a davantage concerné le terrain religieux. Ils ont été très touchés de voir que les Palestiniens se sont fait bombarder en plein ramadan. Pour moi c'est différent, même si c'est vrai que ça a amplifié mon rejet de la politique menée par Israël. » Parmi ceux qui défilent dans la famille il y a aussi la petite sœur d'Aziz : « Elle a 18 ans, c'est sa toute première manifestation. C'est un peu grâce à moi d'ailleurs ce nouvel engagement. Elle voyait mes vidéos sur Facebook, ça lui a donné envie de se mobiliser. » 

Si Aziz se dit loin de la politique, son amie Hayatte est son exacte opposée. Conseillère municipale PS dans la ville de Trappes, Mediapart l'a reçue lors de son dernier live sur Gaza pour qu'elle témoigne du cas de son frère de 33 ans, interpellé sans raison par la police lors de la dernière manifestation interdite à Barbès, et condamné à quatre mois de prison avec sursis avant que le parquet ne fasse appel (lire l'article sur son audience).

Capture d'écran du téléphone d'Hayatte MaazouzaCapture d'écran du téléphone d'Hayatte Maazouza © MP

À 24 ans, Hayatte déborde d'une énergie contagieuse qu'elle met à profit à chaque rassemblement de soutien à la cause palestinienne : « On se réunit facilement à travers les réseaux sociaux ou des applications sur nos téléphones. Les vidéos qui montrent le conflit nous révoltent. Avant on ne voyait pas ces images à la télé, mais maintenant on peut mettre un nom quasiment sur chaque mort, ça nous touche énormément. Je viens pour apporter un message de paix. On parle beaucoup des casseurs mais il ne faut pas mettre tout le monde dans le même sac. Personnellement, je crois encore à la cohabitation possible d'un État palestinien et d'un État israélien. » 

© Yannick Sanchez

Au milieu du cortège, Hayatte croise un de ses frères, Foued, déguisé en résistant du Hamas. C'est l'attraction du défilé, plusieurs manifestants se prennent en photo à ses côtés, ce qui a le don d'agacer Hayatte qui ne souhaite pas que l'image de son frère soit instrumentalisée par des pro-Dieudonné qui posent à côté de lui en faisant des "quenelles". « Lui compare le Hamas aux résistants français pendant la Seconde Guerre mondiale, déclare Hayatte, nos points de vue divergent là-dessus. Je pense que le Hamas n'aurait pas de raisons d'exister s'il n'y avait pas les colonies israéliennes. Lorsqu'il y aura un État palestinien, la résistance n'aura plus lieu d'être. C'est dans la misère que le populisme prospère. »  

Hayatte et son frère FouedHayatte et son frère Foued © Yannick Sanchez

Clément, 28 ans, est infographiste. Il connaît Hayatte à travers le mouvement des jeunes socialistes (MJS).

© Yannick Sanchez

À la différence de ses compagnons de défilé, il a déjà participé à des « centaines de manifestation ». « En tant que membres des MJS, pour moi c'est un peu naturel de manifester. Une de mes premières fois, c'était avec mes parents lors du passage de Jean-Marie Le Pen au second tour en 2002. L'année suivante, je suis allé dans la rue pour dénoncer l'opération militaire en Irak. Concernant Gaza, j'avais manifesté lors de l'opération "plomb durci" entre 2008 et 2009. La particularité aujourd'hui, c'est le contexte politique. Il y a beaucoup d'amalgames entre la dénonciation du conflit israélo-palestinien et ce que certains perçoivent comme de l'antisémitisme. On peut être antisioniste et pas antisémite. Ce qui me choque aussi, c'est le fait que Hollande ait réuni les représentants des institutions religieuses au lendemain des heurts à Barbès et Sarcelles. C'est inacceptable, tout comme le fait d'interdire les manifestations. »

 « J'ai participé au dernier rassemblement à Barbès, mais il y a une chose qui m'échappe. Si on interdit la manifestation pourquoi laisse-t-on les gens se rassembler ? Moi je pense qu'à travers cette souricière policière, l'État n'a pas bien protégé les manifestants. Quand il y a eu les charges des CRS et les grenades lacrymogènes, je me suis réfugié chez un ami qui habite dans le coin. J'ai pris le métro aérien deux heures plus tard. Lorsqu'on est passé au-dessus de Barbès, la police a coupé l'électricité, on s'est retrouvés juste au-dessus des deux voitures de la RATP qui ont brûlé. Les flammes remontaient jusqu'au niveau de la rame de métro, on était assez inquiets. Il y avait des touristes qui n'ont pas compris du tout ce qui se passait. Cela m'a donné d'autant plus envie de revenir aux manifestations, pour montrer la vraie mobilisation, celle de ceux qui sont contre ce qui se passe à Gaza. »

Après deux bonnes heures de marche sous un soleil de plomb, le rassemblement aux Invalides est troublé par de grosses gouttes de pluie. Les gens s'empressent de s'abriter sous les arbres chétifs de la place, avant de regagner le métro le plus proche. « Elle est belle la résistance ! » lance Clément qui en a vu d'autres mais qui n'est pas non plus mécontent de rejoindre un endroit au sec.

© Yannick Sanchez

La pluie a mâché le travail des policiers qui n'ont eu qu'à observer le départ rapide des manifestants. Dans le cortège pacifique, il n'y avait trace ni de la Ligue de défense juive, ni du groupe radical Gaza firm. D'autres manifestations ont également eu lieu ailleurs en France, ils étaient environ 2 000 à Marseille, Lyon, Lille et près de 800 à Mulhouse ou encore à Nantes pour soutenir le peuple palestinien. Aucun heurt n'a été recensé.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Dieudonné – Le Mur disponible en torrent

L'envers des data centers (1/3) : Ordiland en Seine-Saint-Denis

$
0
0

À brûle-pourpoint, si l'on vous demandait de pointer sur une carte de France la zone de plus forte concentration de data centers, ces hangars de serveurs informatiques qui font tourner Internet, que désigneriez-vous ? Le quartier de La Défense, près des sièges des multinationales ? Grenoble la technophile, avec son « campus d’innovation » spécialisé en nanotechnologies, Minatec ? Le long du couloir rhodanien et de ses nombreuses centrales nucléaires ?

Vous auriez tort.

La plus forte concentration de data centers s’étale sur Plaine Commune, l’agglomération de Seine-Saint-Denis qui regroupe au nord de Paris, Saint-Denis, Aubervilliers, La Courneuve, Stains, Saint-Ouen, Pierrefitte, Villetaneuse, Épinay et l’Île-Saint-Denis.

Par quelle ruse de l’Histoire l’un des départements les plus pauvres de France, havre de cités en galère, s’est-il retrouvé terre pionnière de l’économie numérique ? Par une accumulation d’avantages topographiques et techniques méconnus du grand public : bon équipement en câbles électriques et fibre optique, bonne desserte routière, situation hors zone inondable, foncier pas cher, proximité avec la capitale.

À l’été 2014, une quinzaine de data centers sont en service sur Plaine Commune (sur 130 environ en France dont la moitié en Île-de-France).

Carte des data centers en service en Ile-de-France (pastilles violettes) (DRIEE).Carte des data centers en service en Ile-de-France (pastilles violettes) (DRIEE).

Visite du site d'Aubervilliers avec Romaric David, informaticien, membre du groupe de services EcoInfo :

À Plaine Commune, plusieurs nouveaux sites sont aujourd'hui en projet, dont un gigantesque data center de 44 000 m2 à La Courneuve, sur l’ancien site d’Eurocopter.

La consommation d’énergie de ces centres est pharaonique : d’ici 2030, ils devraient représenter un quart de la puissance électrique installée supplémentaire du Grand Paris, autour de 1 000 mégawatts (MW). Autant qu'un petit réacteur nucléaire. Autant que toutes les nouvelles activités tertiaires et industrielles de l’Île-de-France (1 million d’emplois attendus). C’est sidérant.

Les autorités régionales prévoient 500 000 m2 de nouvelles fermes de serveurs. Plaine Commune étudie actuellement trois à cinq projets de plus de 5 000 m2, susceptibles d’occasionner une demande de l’ordre de 750 MW.

Les nouveaux besoins en électricité des futurs data centers sont si énormes que la préfecture de Région estime qu’ils « ont un impact sur le réseau de distribution, susceptible d’entraîner localement des déséquilibres structurels ». Or, une partie de cette énergie provient des centrales thermiques, donc polluantes pour le climat, dans la périphérie parisienne.

Fonctionnement d'un data center (ALEC Plaine Commune).Fonctionnement d'un data center (ALEC Plaine Commune).

C’est ERDF, la filiale d’EDF spécialisée dans la distribution de l’électricité, qui a donné l’alerte devant la quantité d’énergie réservée par les fermes de serveurs : elle n'est tout simplement pas en capacité d’acheminer tout le courant demandé. Il faut construire au moins un nouveau poste source, onéreux équipement nécessaire pour livrer les électrons aux clients.

À Aubervilliers, les fermes de serveurs se concentrent dans le quartier des entrepôts de grossistes en textiles, sacs et jouets. Au milieu de rues anonymes mais chiffrées (« Rue n° 31 », « Rue n° 21 », « Avenue n° 5 »), des parois de tôle ondulée, coffrées ou non de bois, se mêlent aux devantures bariolées des commerçants. Tout autour, les voitures ne cessent d’aller et venir dans le sifflement permanent des pneus et le ronflement des moteurs. Un vendeur ambulant propose des melons à la cantonade. Partout, des objectifs de caméras de vidéosurveillance se braquent sur les trottoirs. Juste en face d’un data center d’Interxion, sans autre signe distinctif qu’une camionnette siglée au nom de la multinationale, une publicité pour GDF Suez assène fort à propos vu son emplacement, qu’il « est difficile d’imaginer se passer d’énergie au quotidien ». Un massif de fleurs jaunes et une rangée d’arbres encore jeunes jettent des touches de nature dans cet environnement parfaitement artificiel. À quelques mètres du futur campus Condorcet, dévolu aux sciences humaines et sociales, Interoute, l’un des plus anciens centres du coin, a investi un bâtiment industriel peint en rose pâle, tout près du chimiste Solvay.

Jusqu’ici, une pure histoire de développement économique et de renaissance industrielle. Mais les villes ont aussi des habitants.

Khadija, devant une fissure sur la façade de sa maison de La Courneuve. (JL)Khadija, devant une fissure sur la façade de sa maison de La Courneuve. (JL)

À La Courneuve, rue Rateau, Khadija se plaint du ronflement émis par l’imposant data center qu’Interxion a ouvert à 10 mètres de sa maison : « Il y a du bruit toute la nuit. Quand il fait chaud, je ne peux pas ouvrir la fenêtre. J’ai toujours ça dans mes oreilles. On a travaillé toute une vie pour acheter nos maisons. C’est même pas esthétique. »

Elle habite là depuis une vingtaine d’années, au sud de l’A86. Sa façade s’est fissurée lors des travaux de construction du centre, dit-elle. Celle de sa voisine Matilda aussi, qui montre les ouvertures qui lézardent les marches de son petit escalier. Mais en l’absence d’expertise préalable au chantier, impossible de le faire reconnaître comme dommage. Missionné sur place, un expert n’a pas confirmé les nuisances.

Pourtant la nuit une sirène se déclenche parfois inopinément. Ainsi, une nuit de juillet, vers 23 h 30 :

La sirène d'un data center, en pleine nuit, enregistrée sur le portable d'une riveraine.

Sur le plan du cabinet d’architectes qui a conçu l’entrepôt, il y a des arbres, des passants et une cycliste, mais pas d’habitations. Une autre voisine, Brigitte, appelle ce centre « la boîte de conserve » : « C’est une horreur, c’est moche. » Elle raconte que son faux plafond s’est en partie effondré lors des travaux, et qu’aujourd’hui, les nuisances sont causées par le ventilateur qui émet des « boum, boum, boum » lancinants.

Mais ce n’est pas le pire. Ce qu’elle redoute le plus, c’est le risque d’explosion : le data center stocke du fioul dans des cuves, afin de pouvoir alimenter des groupes électrogènes en cas de coupure de courant. Internet ne doit jamais s’arrêter. « Le 14-Juillet, quand j’ai entendu tous les pétards, j’ai cru qu’ils allaient faire sauter le truc, raconte Brigitte. Quand j’entends la foudre tomber, j’y pense aussi. Si ça saute, c’est toute La Courneuve qui saute. » Quelques secondes de silence. Matilda : « Ni le maire, ni les gens d’Interxion n’habitent en face. Nous, on est exposés. On n’a pas demandé cette exposition. On veut avoir la paix, la tranquillité, une vie saine, comme tout le monde. »

Matilda devant le data center de la rue Rateau, à La Courneuve, en face de chez elle. (JL)Matilda devant le data center de la rue Rateau, à La Courneuve, en face de chez elle. (JL)

Dans son rapport, le commissaire enquêteur reconnaît que le site « présente des risques d’incendies », mais considère qu’ils ont été pris en compte (cuves enterrées, équipées de double enveloppe avec détection de fuite et alarme) et rend un avis favorable. Le data center est donc étiqueté installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE) et conformément à son nouveau permis de construire, il va pouvoir s'étendre et doubler ses réserves de fioul : 568 000 litres.

Interrogée par Mediapart, la mairie de La Courneuve répond que « le danger suscité par ces cuves n’est pas supérieur à celui d’une station-service qui stocke du carburant en plein Paris ». Mais pour Matilda, « en fait, c’est pire : il y a huit salles de batteries reliées entre elles. C’est plus dangereux. Tu dors tranquille ? S’il y a une étincelle ? On habite à dix mètres et en plus on ne nous a pas demandé notre avis ». Situées à l’arrière des bâtiments, ces réserves de fioul se trouvent en réalité à 200 mètres des habitations, ajoute la mairie, selon qui « ce quartier n’est pas un quartier “résidentiel” à proprement parler. Le data center est situé rue Rateau, rue historiquement industrielle qui accueille encore aujourd’hui un grand nombre d’entreprises ».

A gauche le data center, à droite les maisons, rue Rateau, à La Courneuve (JL).A gauche le data center, à droite les maisons, rue Rateau, à La Courneuve (JL).

Mais pour le Conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement de Seine-Saint-Denis (CAUE 93), un organisme qui conseille les collectivités locales, « le data center représente un danger pour le quartier, non pas par son activité propre mais par la quantité de fioul stockée sur le site et par la présence de batteries de sauvegarde implantées sur le site et à proximité des habitations ». Il insiste : « Cette activité n’est pas compatible par “sa nature” avec le caractère résidentiel du quartier et il est de nature à porter atteinte à la sécurité publique. »

Il a fait connaître son avis par courrier à la mairie de La Courneuve, qui n’a pas réagi. Interrogé par Mediapart, l’entourage du maire (communiste) de La Courneuve, Gilles Poux, a dit ignorer l’existence de cette missive. Saisie, l’autorité environnementale a rendu un avis favorable. Le commissaire enquêteur aussi, ainsi que tous les conseils municipaux consultés. Le préfet de la Seine-Saint-Denis a autorisé l’exploitation des installations en décembre 2013.

Data Center d'Interxion, à la Courneuve (JL).Data Center d'Interxion, à la Courneuve (JL).

Curieusement, Interxion n’avait pas attendu la conclusion de l’enquête publique pour inaugurer son data center, le 29 novembre 2012. Plus d’un an auparavant, comme en témoigne cette vidéo autopromotionnelle : on y voit Fabrice Coquio, PDG d’Interxion France, vanter le plus gros investissement jamais réalisé par Interxion dans un bâtiment (132 millions d’euros) – il parle bien de l’entrepôt de La Courneuve, mais son nom officiel est « Paris 7 », c’est plus chic. On y voit aussi Claude Onesta, alors entraîneur de l’équipe de France de handball, championne du monde, et parrain de l’événement. Pour Stéphane Troussel, président (socialiste) du conseil général du 93, l’ouverture de ce data center fait de la Seine Saint-Denis « l’avant-garde de l’économie la plus compétitive, la plus moderne ».

Ouvrir un site avant la conclusion de l’enquête publique le concernant, c’est illégal. Être une multinationale du numérique exempte-t-il du respect de la loi ? A priori non. En réalité, Interxion a adopté une stratégie d’installation en deux temps : d’abord l’agrément pour une version réduite du site, moins contrôlée ; puis l’agrandissement du centre. D’où cette célébration préventive.

Ce n’est pas la seule fois que la société s’est arrangée avec le cadre juridique. Le plan de zonage du secteur prévoyait un espace vert, non pris en compte par le permis de construire. Le plan local d’urbanisme (PLU) n’a pas été entièrement respecté. Des bâtiments d’intérêt patrimonial n’ont pas été conservés. La ville n’a pas été assez exigeante, analyse un expert en urbanisme.

Sollicité par Mediapart, Interxion a d’abord proposé un rendez-vous avec son PDG pour la France, Fabrice Coquio, avant de l’annuler et de demander que l’échange ne se produise que par mail. Une fois les questions envoyées, la société a fait savoir qu’elle ne répondrait à aucune d’entre elles. La mairie de La Courneuve vient d’accorder un nouveau permis de construire de 45 000 m2 à Interxion, pour un « campus digital center », gigantesque ferme de serveurs, sur l’ancien site d’Eurocopter. Il se trouve aussi face à des habitations.

Site du futur méga-data center d'Interxion à La Courneuve, sur l'ancien site d'Eurocopter.Site du futur méga-data center d'Interxion à La Courneuve, sur l'ancien site d'Eurocopter.

La consommation énergétique des infrastructures du Web (serveurs, data centers…) pourrait représenter, en 2030, l’équivalent de toute la consommation énergétique mondiale de 2008, estime l’Ademe, l'agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie. C’est colossal.

L’infrastructure des data centers est en elle-même incroyablement énergivore, principalement à cause de la climatisation nécessaire au refroidissement de la salle des machines (lire notre prochain article). Un centre de données de 10 000 m2 consomme autant d'énergie qu'une ville de 50 000 habitants, selon une comparaison récurrente.

Cuves à l'arrière d'un data center d'Aubervilliers. (JL)Cuves à l'arrière d'un data center d'Aubervilliers. (JL)

Les fermes de serveurs prolifèrent au rythme de l’essor du « nuage », le cloud  computing, c’est-à-dire l’usage à distance de serveurs connectés, et de l’Internet mobile (téléphonie, courriels, applications comme le GPS ou la participation aux réseaux sociaux). Leur impact est accentué par un principe de base : ils réservent le double de l’électricité dont ils ont besoin, par précaution, en cas de rupture d’approvisionnement. D’où l’effroi des techniciens de la Seine-Saint-Denis face à une demande exponentielle qu’ils doivent servir. « On nous demande de faire des économies d’énergie. De baisser la température des radiateurs, de mettre un pull… Mais pour qui, pour eux ? Ils compensent ? Ils reversent quelque chose à la société ? On est dans une zone de précarité énergétique, ici ! » proteste Matilda, depuis son petit salon de La Courneuve.

Des élus commencent à s’en préoccuper et veulent conditionner l’acceptation des prochaines fermes de serveurs à de plus stricts critères urbanistiques et environnementaux. À Aubervilliers, la nouvelle municipalité (PC / Front de gauche) n’exclut pas de les interdire à terme. Mais beaucoup de coups sont déjà partis. Depuis la réforme de la taxe professionnelle, sous la présidence Sarkozy, les recettes fiscales des data centers se sont effondrées : elles ne rapportent plus qu'un dixième de leurs revenus d’avant, selon les services de Plaine Commune. Et les emplois créés sont rares : un temps plein par 10 000 m2 pour un data center de Saint-Denis, selon l’agglomération, qui insiste néanmoins sur les retombées (non chiffrées) en emplois indirects, notamment de maintenance et de gérance. Les nombreux studios audiovisuels de la Plaine et « l'industrie créative » que le territoire veut développer sont aussi très consommateurs de cloud et de bande passante.

Sollicité par Mediapart, Interoute, qui fait tourner un centre à Aubervilliers, dit avoir créé un seul emploi local. Telecitygroup nous répond qu'ils auraient « beaucoup à dire en termes de recrutement local et d’engagement environnemental. Néanmoins, nous nous trouvons actuellement en “close period” (c’est-à-dire peu de temps avant une publication financière officielle – ndlr), période pendant laquelle nous ne communiquons pas ».

Entrée d'un data center de Telecity Group, à Aubervilliers (JL).Entrée d'un data center de Telecity Group, à Aubervilliers (JL).

En novembre 2013, l’Agence locale de l’énergie et du climat (Alec) a réuni les grands acteurs de la question pour leur présenter une analyse assez critique des impacts énergétiques des data centers. L’échange se déroulait au rez-de-chaussée d’Icade, promoteur du parc d’entreprises aux abords de la porte d’Aubervilliers et de son centre commercial en souffrance, le Millénaire. Pour Interxion, Fabrice Coquio y explique : « Quand je demande un câble supplémentaire de raccordement, c’est à cause de vous tous, de vos usages : les smartphones, la 4G… Ce n’est pas à cause des méchants data centers. Je ne pense pas que demain tout le monde va mettre un bonnet rouge pour dire : “Je ne veux pas la 4G”. »

Mais difficile d’avoir une conversation démocratique sur les data centers quand tout ce qui les concerne, ou presque, doit rester confidentiel : la liste des clients, la quantité exacte d’énergie dépensée, les conditions d’obtention des agréments publics… Bien enrobés derrière leurs rangées d’arbres et leurs designs postmodernes, les data centers sont les nouvelles boîtes à secrets de nos villes.

BOITE NOIREJ'ai commencé à m'intéresser aux data centers l'année dernière, lorsque j'ai rencontré Khadija et Matilda, par l'intermédiaire d'une habitante d'Aubervilliers, où j'habite également. Depuis, de nouveaux projets de fermes de serveurs ont déjà éclos sur place. Pendant toute cette enquête, je me suis confrontée au silence buté des sociétés de data centers, en particulier d'Interxion, qui m'a d’abord proposé un rendez-vous avec son PDG pour la France, Fabrice Coquio, avant d’annuler ce rendez-vous et de demander que l’échange ne se produise que par mail. Une fois les questions envoyées, la société a fait savoir qu’elle ne répondrait à aucune d’entre elles.

Même échec auprès du maire de La Courneuve, Gilles Poux, du maire d'Aubervilliers, Pascal Beaudet et de celui de Saint-Denis, également en charge du développement économique de l'agglomération, Didier Paillard. En revanche, je me suis beaucoup servie de la remarquable note de l'Agence locale de l'énergie et du climat sur les data centers à Plaine Commune, ainsi que du livre publié par les chercheurs du groupe EcoInfo : Impacts écologiques des technologies de l'information et de la communication (Éco Sciences, 2012).

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Dieudonné – Le Mur disponible en torrent


Une centaine de parlementaires ont gagné 6 millions d'euros dans le privé en 2013

$
0
0

C'est l'un des enseignements de la toute première opération de transparence à laquelle se sont soumis les 925 parlementaires français (348 sénateurs et 577 députés) : d'après un décompte de Mediapart, 124 parlementaires ont perçu 6,1 millions d'euros dans le secteur privé en 2013. Plus d'un dixième des parlementaires français sont donc concernés. Ce décompte provient du calcul de l'ensemble des montants versés hors mandats électifs (député, maire, conseiller général ou régional, président d'un établissement public de coopération intercommunale).

Une trentaine d'entre eux, qui déclarent gagner plus de 60 000 euros par an dans le privé, perçoivent plus de revenus issus du privé que d'indemnités parlementaires (5 108,27€ mensuels net). Ces revenus sont très inégalement répartis selon les élus. Une quinzaine de parlementaires perçoivent ainsi, à eux seuls, la moitié des 6 millions d'euros évoqués, ce qui prouve que l'argent du privé, sans être marginal, est loin de concerner l'ensemble des deux hémicycles. Il n'en demeure pas moins que ce constat peut aujourd'hui intriguer quant aux situations de conflit d'intérêts dans lesquelles les parlementaires concernés peuvent se retrouver.

Plus du dixième des parlementaires déclarent occuper un ou plusieurs emplois en plus de leurs mandats. Parmi eux : 32 avocats, 30 enseignants, 17 dirigeants d'entreprise, 13 médecins, 13 agriculteurs et… 17 retraités. Cela ne prend néanmoins pas en compte les chargés de cours ponctuels tels que le député-maire de Tourcoing Gérald Darmanin (UMP), qui n'hésite pas à préciser avoir donné huit heures de cours « à titre gratuit » à l'université Lille-2.

Malgré tout, si une partie des parlementaires touche des sommes importantes dans le privé, la plupart se contentent de leurs indemnités. Le cumul des mandats est, en revanche, lui, majoritaire. À l'Assemblée nationale, ils sont plus de 200 députés sur 577 à exercer un mandat de maire et plus de la moitié des députés cumulent leur activité avec un mandat local. Dans les deux graphiques ci-dessous, nous distinguons le cumul des mandats exécutifs (maire, président et vice-président des conseils généraux et régionaux) et le cumul concernant tous les mandats locaux (adjoints au maire, membres de commissions locales...).

Plus marginal, une poignée d'élus indique avoir perdu de l'argent en 2013. Ils sont environ une quinzaine à enregistrer des déficits pour maintenir leur profession libérale à flot, comme le chirurgien-dentiste et député Éric Jalton (PS), l'avocat Claude Goasguen (UMP) ou encore le sénateur Claude Dilain (PS), qui a souhaité garder son cabinet de pédiatrie. « Je me suis battu pour être pédiatre, dit-il, et vu que j'ai été élu avec 200 voix d'avance, je ne savais pas si j'allais pouvoir poursuivre en tant que parlementaire. Du coup pendant des années, mon chiffre d'affaires a alterné entre 5 000 euros de bénéfice et 5 000 euros de déficit. »  

Le palmarès des parlementaires les mieux payés dans le privé permet de se rendre compte des sommets que les rémunérations de nos parlementaires peuvent atteindre :

  • En première place, le sénateur du Tarn-et-Garonne Jean-Michel Baylet (PRG) a empoché en 2013 la somme de 670 880 euros en tant que président du groupe de presse Dépêche du Midi, du journal Midi Olympique, de La Nouvelle République des Pyrénées, ainsi qu'en tant que dirigeant de la SAS Occitane de communication.
     
  • Capture d'écran du site web de l'entreprise CityaCapture d'écran du site web de l'entreprise Citya
    En numéro 2 figure le député de la cinquième circonscription d'Indre-et-Loire, Philippe Briand (UMP), également 387e fortune de France selon le magazine Challenges. En tant que chef d'entreprise de la société SAS Arche, ce dernier a gagné 101 643 euros en 2013. L'ex-trésorier de Nicolas Sarkozy en 2012 prend aussi le soin d'inscrire ses dividendes, qui se sont élevés à 361 200 euros. Fondateur du réseau d’administrateurs de biens Citya immobilier (le n° 3 en France), le député Briand est un homme richissime. Sa participation financière directe dans la holding baptisée Arche SAS est évaluée à 120 000 000 euros, d’après les éléments fournis à la HATVP.
     
  • Le député du Var Jean-Sébastien Vialatte (UMP) est en troisième position. Ce biologiste de formation n'a que modérément apprécié que nous l'appelions à son laboratoire d'analyses médicales de Six-Fours-les-Plages, près de Toulon, pour qu'il nous fournisse sa rémunération de 2013 : « Vous trouvez ça normal que l'on doive donner nos rémunérations ! » a-t-il répondu avant d'affirmer vouloir « faire la même chose avec les salaires des journalistes qui dépendent des aides publiques ». D'un commun accord, nous avons inscrit en 2013 la somme qu'il a perçue en 2012, soit le plus faible revenu de ces cinq dernières années. « Les laboratoires d'analyses médicales sont en crise », a-t-il précisé.

L'accueil de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique a été contrasté chez les parlementaires. Certains s'y sont pliés sans ciller quand d'autres ont contesté l'étalage de leurs revenus sur la place publique. Questionnée sur sa déclaration d'intérêts, l'avocate au barreau de Bayonne et députée PS des Pyrénées-Atlantiques, Colette Capdevielle, estime que cette vaste opération de transparence permet de « mieux connaître la sociologie des députés ». 

Le député de l'Isère Alain Moyne-Bressand (UMP) voit également la publication de ses revenus comme une chose naturelle : « Je n'ai rien à cacher donc ça ne me dérange pas. Je viens d'un milieu modeste et j'ai créé mon entreprise en toute transparence. » Ce dernier va même plus loin : « J'aimerais que les hauts fonctionnaires fassent de même, il n'y a pas de raison que l'on ne cible que les parlementaires. »

Hélas, la lecture des déclarations d'intérêts manuscrites reste chose complexe, voire énigmatique. Il faut parfois passer par plusieurs interlocuteurs avant d'obtenir une clarification. Concernant par exemple le député Christian Assaf (PS), nous avons dû contacter l'Office de tourisme de Montpellier pour en savoir plus sur son ancien poste de chargé de mission, rémunéré 3 500 euros par mois. À l'accueil, on nous a affirmé que ce dernier travaillait toujours à l'Office de tourisme et que « jusqu'à preuve du contraire », il recevait toujours un salaire. Mais le maire de la ville, Philippe Saurel, nous a affirmé qu'il s'agissait « d'un ancien recyclage politique » et que le député ne travaillait plus pour l'Office... « À ma prise de fonctions, je me suis aperçu que beaucoup de gens ont obtenu des emplois de complaisance », a-t-il déclaré à Mediapart. Finalement, Christian Assaf nous a rappelé pour nous expliquer qu'il ne travaille plus à l'Office de tourisme et qu'il a bien rempli sa mission pour « faire passer l'Office de tourisme de Montpellier en Office de tourisme d’agglomération ». « J’avais rendu une pré-étude avec les éléments juridiques comparatifs permettant de décider du meilleur statut à adopter pour l'Office de tourisme », explique-t-il.

Concernant les droits d'auteur, 18 députés annoncent dans leur déclaration en avoir perçu ces cinq dernières années. Parmi eux, Bernard Accoyer (UMP), Gilbert Collard (FN) ou encore Jean-François Copé (UMP). À ce sujet, la déclaration du député Jean-Christophe Cambadélis (PS) questionne. Alors que ce dernier a publié quatre livres ces cinq dernières années (Dis-moi où sont les fleurs : essai sur la politique étrangère de Nicolas Sarkozy et L'Encyclopédie du socialisme en 2010, La Troisième Gauche en 2012 et L'Europe sous menace national-populiste en 2014), il ne déclare avoir perçu aucun droit d'auteur. Même chose pour l'écologiste Cécile Duflot, co-auteure des livres Apartés (février 2010) et Des écologistes en politique (mars 2011).  

Malgré les oublis et la complexité de lecture qui compromet en partie la visibilité du public sur d'éventuels conflits d'intérêts, « les parlementaires semblent avoir globalement joué le jeu », écrit l'association Regards citoyens qui a mobilisé plus de 8 000 personnes pour numériser les déclarations manuscrites (lire notre Boîte noire). La quasi-totalité des parlementaires (99 %) a par exemple renseigné le champ sur les collaborateurs parlementaires. Mais « malgré la forte mobilisation autour de ce projet, les données désormais disponibles en open data sont encore largement améliorables », explique l'association.

BOITE NOIRELa Haute autorité pour la transparence de la vie publique a mis en ligne sur son site web l'intégralité des déclarations d'intérêts et d'activités des parlementaires. À l'aide de l'association Regards citoyens, qui a sollicité la participation de 8 000 personnes pour numériser les déclarations manuscrites, nous avons pu calculer l'ensemble des revenus (bruts et nets mélangés) hors mandats électifs des parlementaires. Les 6,117 millions d'euros que nous avons calculés constituent un minimum car nous n'avons pas pu indiquer tous les montants présents dans les déclarations. D'une part, du fait de la complexité de la démarche qui consiste à vérifier une par une les 925 déclarations. D'autre part, parce que nous avons décidé de n'inscrire que les revenus pour lesquels nous étions sûrs qu'ils avaient été perçus en 2013. Un certain nombre de parlementaires n'ont en effet rempli leur déclaration que jusqu'à 2012. Nous avons donc préféré ne rien inscrire à leur nom, ou inscrire une estimation minimale ayant pu être perçue en 2013 après les avoir consultés. 

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Dieudonné – Le Mur disponible en torrent

Gaza : Aubry corrige Hollande

$
0
0

Certes, Laurent Fabius, le ministre des affaires étrangères, a dénoncé presque au même moment « ce qu'il faut bien appeler le carnage de Gaza », en ajoutant que le droit à la sécurité d'Israël « ne justifie pas qu'on tue des enfants et qu'on massacre des civils ». Certes, quelques heures auparavant, le président de la République avait aussi utilisé, depuis Liège, l'expression de « massacres à Gaza »

Mais Martine Aubry ne s'en tient pas là : elle précise, mine de rien, qu'elle-même, maire de Lille, ancienne première secrétaire du PS, et accessoirement finaliste de la primaire socialiste en avait appelé, « dès le 15 juillet », à une action de la communauté internationale, et précise : « La réaction internationale est aujourd’hui insuffisante. Le seul avenir réaliste et souhaitable pour les populations est à construire autour du principe "deux peuples, deux États" devant chacun vivre en sécurité. »

Or qu'écrivait François Hollande le 9 juillet, après un entretien avec Benjamin Nétanyahou : « Il appartient au gouvernement israélien de prendre toutes les mesures pour protéger sa population face aux menaces. » Autant dire un soutien à ce qui, moins d'un mois plus tard, deviendrait « un scandale » selon le secrétaire général de l'ONU, « des bombardements honteux » pour les États-Unis, ou « une situation intolérable » pour Philip Hammond, le ministre des affaires étrangères de Grande-Bretagne.

De son communiqué initial à son revirement de minuit moins deux, en passant par l'interdiction de plusieurs manifestations pro-palestiniennes qui pouvaient si peu être interdites qu'elles ont eu lieu quand même, François Hollande a semblé déconnecté des brûlures de l'histoire et s'en tenir à une vision d'antiquaire. Il doit faire face à une cascade de critiques ou de condamnations qui vont de la gauche du PS au Front de gauche, de Dominique de Villepin à plusieurs intellectuels tels Edgar Morin, Rony Brauman, ou Régis Debray.

Ce qui l'a conduit à cette solitude n'est pas son amitié déclarée pour le peuple d'Israël (elle n'a rien de déshonorant ni de choquant...), mais sa manière de coller à des dirigeants qui conduisent leur pays dans une impasse militaire, diplomatique, et désormais morale.

Car au-delà de sa sympathie déclarée pour Israël, qui obéit d'ailleurs à des mobiles intérieurs autant qu'à des préoccupations géopolitiques, Hollande a voulu s'en tenir sur le fond à la position traditionnelle de la France : droit à l'existence et à la sécurité pour Israël, et droit à un État aux frontières stables et reconnues pour les Palestiniens.

Le problème, c'est que cette politique initiée par Charles de Gaulle et poursuivie par ses successeurs suppose une capacité à tenir tête aux exaltés des deux camps et que, sur ce point, comme sur tant d'autres, la résistance de François Hollande aux raisons des plus forts a montré ses limites. Le président français n'a cessé de dénoncer le terrorisme de l'un, le Hamas, et il a eu raison, mais il a fermé les yeux sur les folies de l'autre, en l'occurrence la droite et l'extrême droite israélienne, et il s'est égaré.

La démesure et l'inhumanité des représailles engagées par Nétanyahou ont sapé les justifications de cette guerre, si bien que tous les arguments de défense d'Israël se retournent aujourd'hui comme un gant. Le droit de se défendre est légitime, mais justifie-t-il qu'on tire sur des femmes et des enfants ? Le Hamas est infréquentable, mais un pays qui tue 1 800 personnes, civils pour la plupart, sous des bombardements, peut-il donner des leçons de retenue et de démocratie ? L'antisémitisme est un sentiment hideux, il existe et se développe en France, mais n'est-ce pas l'alimenter que de reproduire la violence dont on se plaint, en la multipliant par cent ?

Au fond, la faute de François Hollande n'a pas été d'être l'ami d'Israël, mais de ne pas l'avoir été assez. De ne pas avoir dit la vérité à ses dirigeants. D'avoir craint que dénoncer leurs égarements reviendrait à condamner leur peuple et à renforcer ses ennemis. C'est le contraire qui s'est produit. La conséquence de ces yeux trop longtemps fermés, c'est qu'en France ce silence officiel, en passant pour du parti pris, a radicalisé les colères et donné du crédit aux pires ennemis des juifs.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Dieudonné – Le Mur disponible en torrent

Homme abattu à Montgeron: deux témoins contestent la version policière

$
0
0

Dorel Floarea, un Roumain de 42 ans, a été tué mardi 29 juillet à Montgeron (Essonne) par un tir de pistolet d’un policier national. Placé en garde à vue, le policier tireur a été relâché le lendemain soir. Il a affirmé avoir été menacé par l'homme avec un tesson de bouteille, alors qu'il était tombé au sol. « En l’état des éléments, il y a une présomption de légitime défense assez forte », indique le parquet d’Évry, qui attendait encore mardi 5 août le retour de l’enquête préliminaire confiée à l’inspection générale de la police nationale (IGPN). « Les faits sont graves, donc nous ouvrirons de toute façon une information judiciaire », précise le parquet.

Photos de Dorel Floarea à l'endroit où il a été tué, à Montgeron, dans l'Essonne.Photos de Dorel Floarea à l'endroit où il a été tué, à Montgeron, dans l'Essonne. © LF

Cette version est contestée par le frère de la victime, Constantine Floarea, 43 ans, ainsi qu’un témoin qui souhaite rester anonyme. « Dorel n’avait pas de bouteille à la main, un policier l’avait jetée à la poubelle », affirme Constantine Floarea, qui était présent le 29 juillet avec son frère et un ami.

Selon les éléments du parquet, repris par les médias le lendemain de l’homicide, deux policiers municipaux sont arrivés dans le quartier du Moulin de Senlis à Montgeron vers 18 h 30, appelés par des voisins qui se plaignaient de la présence des trois hommes saouls dans la rue. Les agents municipaux appellent en renfort la police nationale, qui envoie quatre fonctionnaires. Selon France Info, il s'agirait d'une équipe de brigade anticriminalité (Bac), mais sur la vidéo recueillie, les agents semblent être en tenue avec une voiture sérigraphiée.

« Lorsque l'équipe de la Bac intervient, elle demande aux hommes éméchés de se coucher au sol, relate France Info. Deux d'entre eux acceptent, le troisième refuse. Il porte à la main un tesson de bouteille de whisky. En garde à vue, le chef d'équipe de la Bac raconte qu'il a alors crié à ses collègues : “Attention arme tranchante.” » Le policier aurait reculé, puis trébuché sur un rebord longeant le trottoir, avant de tomber. Dorel-Iucif Floarea aurait continué à avancer vers lui, en le menaçant, jusqu’à ce que le policier lui tire une balle dans le thorax. France Info indique que, de source policière, « il n'y a pas eu de sommation ». « Probablement simultanément », d’après le parquet cité par Libération, un autre policier tire avec son Flashball.

Roumain, Dorel Floarea vivait depuis cinq ans en France, où il a rencontré sa compagne elle aussi roumaine, Prejban Florica, 36 ans. Il travaillait dans le bâtiment « de 6 heures du matin à 23 heures en sous-traitance » et venait de monter son entreprise NV&AG, immatriculée en mars 2014 à Vigneux-sur-Seine. C'est dans cette commune qu'habitait le couple avec leur fils de seize mois et un enfant de douze ans, né d’une précédente union. « Il est parti à 14 heures (le 29 juillet, ndlr) pour régler un problème à la banque à Montgeron, il devait payer un salarié, raconte Prejban Florica. Je l’ai appelé à 17 heures, il devait rentrer, puis il n’a plus répondu. Il avait fermé son téléphone. »

Dans l’après-midi, Constantine Floarea a retrouvé son frère place du marché à Montgeron avec un ami. Selon son récit, les trois hommes ont descendu une première bouteille de whisky, puis en ont racheté une autre avec du Coca et du Red Bull. Ils se sont installés sur un muret devant le château du Moulin de Senlis, une bâtisse délabrée aux allures gothiques. Jouxtant une église orthodoxe, le lieu, proche de la ligne de RER D, abrita au lendemain de la Seconde Guerre mondiale un orphelinat pour émigrés russes. Aujourd’hui, plusieurs familles russes, moldaves et tchétchènes y vivent encore. Dans Libération, le maire UMP, François Durovray, parle d’une « zone de non-droit ». Sur la chaussée devant le château, du sable a été répandu pour recouvrir le sang. Les proches ont déposé des bougies, des fleurs et des photographies. 

Le château de Moulin de Senlis abrite des familles venues d'Europe de l'Est.Le château de Moulin de Senlis abrite des familles venues d'Europe de l'Est. © LF

« Les policiers municipaux sont arrivés vers 18h-19h, explique Constantine, dans un français très hésitant. Ils nous ont dit “c’est interdit de boire”, alors on est partis par le chemin. » Mais les trois hommes ont oublié sur le muret les deux paquets de cigarettes qu’ils venaient d’acheter. Selon Constantine, son frère retourne les chercher. « Arrivent quatre policiers nationaux, ils renversent la bouteille de whisky, puis la jettent dans la poubelle, raconte Constantine. Mon frère leur demande en roumain : “Pourquoi vous faites ça ?” J’étais derrière lui, il avait son portable à la main. La bouteille était dans la poubelle, pas dans la main. » Il n’a entendu aucune sommation et n’a pas vu le policier tirer sur son frère.

En revanche, un voisin, rencontré par Mediapart, affirme avoir suivi toute la scène. Étranger, il ne souhaite pas que son nom, ni sa nationalité apparaissent par « peur de la police ». Il a entendu l’un des hommes injurier les policiers en roumain : « Police de merde. » « Le Roumain était trop bourré, bourré comme quelqu’un qui va dormir, il n’a pas du tout voulu attaquer le policier, dit cet homme. Il avait dans la main quelque chose, un paquet de cigarettes ou un gobelet, mais pas une bouteille. Le policier reculait, il y avait un bloc de béton, il est tombé et a tiré. »

Selon le frère de la victime, les policiers les auraient alors gazés, lui et son ami, et embarqués dans une voiture vers le commissariat. Il n’aurait appris la mort de son frère que le mercredi soir, à sa sortie de garde à vue. « Je ne savais pas où il était, je pensais qu’il avait été touché à la jambe, jamais qu’il était mort, dit Constantine Floarea. Il y avait les caméras devant le commissariat. Les policiers m’ont fait sortir par derrière. C’est un copain qui m’a dit : “Ton frère est mort.” »

Prejban Florica, avec son plus jeune fils, lors d'un rassemblement  après la mort de son compagnon.Prejban Florica, avec son plus jeune fils, lors d'un rassemblement après la mort de son compagnon. © DR

Prejban Florica, qui avait attendu son mari toute la nuit, n'a pour sa part été prévenue que le mercredi matin, une fois que son frère Vasile a vu les informations à la télévision « à 6 heures du matin »« Je suis partie à l’hôpital puis au commissariat, dit-elle. On a attendu jusqu’à 11 heures. Les policiers m’ont dit que mon mari avait une bouteille à la main, qu’il s’était bagarré avec son copain, c’est pour ça qu’ils étaient intervenus. Ils avaient sa pièce d’identité, sa carte vitale, la carte grise de la voiture avec notre adresse. Je ne comprends pas pourquoi ils ne sont pas venus le soir même à la maison ! » Prejban Florica poursuit : « Mon mari n’avait rien dans la main. Ce n’est pas un terroriste, pas un criminel. Il travaillait, il payait ses impôts, le loyer. Comment je vais faire avec mes deux enfants ? »

Son avocat, Me Valère Cujas, n'a pas eu accès au dossier encore en enquête préliminaire. « D'après les propos de la famille, la légitime défense doit encore être prouvée, dit-il prudemment. On peut être effrayé dans une situation qui n'est objectivement pas dangereuse. Chacun réagit différemment, mais on peut attendre une autre réaction d'un policier qui a l'habitude de ces situations. » 

D’après les témoignages de plusieurs voisins qui les ont croisés dans la soirée, les trois hommes étaient très alcoolisés. « L’homme qui a été tué était très bourré, il ne pouvait pas marcher normalement, dit Katia, une voisine moldave, qui a juste entendu le coup de feu. Comment pouvait-il agresser quelqu’un ? » Selon elle, un voisin tchétchène aurait filmé toute l’intervention sur un téléphone portable depuis sa fenêtre mais aurait ensuite effacé la vidéo, lui aussi par crainte des policiers. « Ils sont montés et étaient énervés car personne n’ouvrait les portes, ils ont jeté une bonbonne alors tout le monde a eu peur », affirme la jeune femme.

Dorel Floarea doit être enterré à Timisoara en Roumanie, dimanche 9 août. Sans titre de séjour, ni emploi, Prjeban Florica ne sait pas comment subvenir aux besoins de ses enfants. Elle devait rencontrer le maire de Montgeron ce mercredi soir, puis avait prévu un rassemblement devant le château avec d’autres femmes. « Est-ce qu’ils vont tuer tous les maris bourrés ? » demande-t-elle.

Ci-dessous, une vidéo d'amateur montrant le début de l'intervention des policiers nationaux, appelés en renfort à Montgeron.

© Inconnu

BOITE NOIREJ'ai rencontré Prejban Florica, son frère Vasile, le frère et un cousin de Dorel Floarea, ainsi que divers voisins ce mercredi 6 août à Montgeron. Contacté, le maire de Montgeron n'a pas donné suite.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Dieudonné – Le Mur disponible en torrent

Sida : de nouveaux traitements déstabilisent la prévention

$
0
0

C’est un lieu clair et calme, sans fioritures, planqué derrière une porte cochère le long du boulevard des Maréchaux à Paris, avec tout juste une croix rose sur la devanture. Le 190 est un « centre de santé de sexuelle » qui s’adresse en priorité aux homosexuels. « C’est le seul lieu de ce genre en France, et sans doute en Europe », explique le médecin généraliste Michel Ohayon, son fondateur.

Michel Ohayon, fondateur de 190Michel Ohayon, fondateur de 190 © CCC / MP

Si l’initiative, lancée en 2010, est louée dans le milieu médical, elle a d’abord déstabilisé l’administration. « C’est un lieu communautaire dans un pays crispé sur cette idée, où toute approche ciblée est considérée comme discriminatoire », poursuit le médecin. Le 190 est axé sur la prévention et le dépistage du sida et des infections sexuellement transmissibles (hépatites, syphilis, chlamydiae), les soins et le suivi. C’est l’un des rares lieux à proposer une prise en charge coordonnée (médecine générale, psychiatrie, dermatologie, psychosexologie) en dehors de l’hôpital. En 2013, 1 600 patients ont été pris en charge ici, dont 38 % de séropositifs.

Aujourd'hui, les relations avec les tutelles se détendent, parce qu’en matière de santé publique l’utilité du 190 est incontestable : « Nos patients viennent par le bouche à oreille, explique Michel Ohayon, par le réseau sexuel parisien, un tout petit monde à l’intérieur de la population homosexuelle, qui est au cœur de l’épidémie du sida. »

En 2012, selon les dernières données de l’Institut national de veille sanitaire (INVS), il y a eu 6 400 découvertes de séropositivité, dont 42 % chez des « hommes ayant des relations sexuelles avec les hommes » (HSH), un drôle de vocable pour désigner un groupe un peu plus vaste que les homosexuels, qui englobe des hommes ayant aussi des relations sexuelles avec les femmes. L’épidémie est aussi très active dans les populations migrantes venues d’Afrique subsaharienne, des hétérosexuels hommes et femmes, souvent nés à l’étranger (38 % des nouveaux cas). Mais dans ce groupe, l’épidémie reflue grâce à un dépistage ciblé, mais surtout, pour les personnes qui sont suivies, grâce à l’accès aux trithérapies dans les pays d’origine.

© info-découverte-sida

Elle progresse en revanche dans la population homosexuelle (voir le graphique ci-dessus), et plus précisément dans un groupe très restreint d’homosexuels à la vie sexuelle très active, aux partenaires multiples, ceux « fréquentant des établissements de convivialité gays parisiens ». Dans ce groupe, le virus est endémique : 17,7 % de ces hommes sont porteurs du virus du sida. À la différence des populations migrantes, ce sont des hommes qui n’ont généralement pas de difficultés d’accès aux soins. Mais toutes les études montrent un relâchement dans le port du préservatif. C’est la politique de prévention qui est en échec, parce qu’elle n’a pas su s’adapter aux découvertes scientifiques récentes qui bouleversent la représentation du sida. « On a manqué quelque chose avec le Tasp », reconnaît Michel Ohayon.

Le Tasp (pour Treatment as prevention) est l’un des derniers miracles des trithérapies. Elles ont d’abord transformé une épidémie meurtrière en une maladie chronique, et « même en un traitement chronique, car la plupart des personnes porteuses du virus ne sont pas malades, elles ont une espérance de vie proche de la population générale, peu d’effets secondaires », explique le professeur Patrick Yéni, chef du service des maladies infectieuses à l’hôpital Bichat à Paris et président du Conseil national du sida.

Mais ces médicaments sont aussi susceptibles d’enrayer l’épidémie. Cela se murmure depuis le début des années 2000 dans la communauté scientifique et chez les homosexuels les mieux informés : chez les séropositifs sous traitement, le virus peut devenir indétectable dans le sang. Le risque de transmission devient alors presque nul.

En 2008, cette hypothèse est confirmée par l’étude suisse de Bernard Hirschel. Mais elle a été menée seulement auprès de la population hétérosexuelle. Elle ouvre une perspective majeure, et désormais bien réelle : la possibilité pour une femme séropositive d’avoir un enfant. Elle permet aussi aux couples stables hétérosexuels sérodifférents (l’un est séropositif, l’autre séronégatif) d’abandonner le préservatif, avec l’aval d’un médecin. La récente étude européenne Partner parue au printemps 2014, a apporté les premiers éléments scientifiques probants pour les homosexuels : elle a suivi pendant deux ans 1 140 couples sérodifférents, dont 40 % d’homosexuels. La plupart ont eu des rapports sexuels non protégés. Il n’y a eu aucune transmission du virus.

La France a d’ores et déjà pris en compte ces résultats en recommandant de mettre immédiatement sous traitement toutes les personnes contaminées (auparavant, la trithérapie était administrée à partir d’un certain taux de virus dans le sang) : « Le bénéfice n’est pas individuel, mais collectif, explique le Pr Patrick Yéni. Il est parfaitement prouvé que des personnes bien traitées ont une possibilité de transmettre le virus extraordinairement faible, de l’ordre de 6 %. » Le traitement protège donc de 94 % des transmissions, un taux comparable à l’efficacité du préservatif, évaluée selon les études entre 80 et 95 % (en raison d’un mésusage, des déchirures, glissements, etc.).

Face à cette révolution thérapeutique, « les médecins sont restés longtemps hésitants, certains le sont encore, explique Michel Ohayon. Est-ce qu’on peut le dire ? Est-ce qu’on ne risque pas de remettre en cause la prévention par le préservatif ? C’est ce qui est arrivé, parce que le message est resté flou ». Les associatifs eux-mêmes étaient divisés, comme le raconte Gabriel Girard, sociologue dont les recherches portent sur le monde associatif de la lutte contre le sida. « L’augmentation des rapports non protégés remonte à la fin des années 1990. Act up a fait des campagnes très virulentes pour dénoncer ces comportements. Aides a au contraire choisi d’avoir une approche alternative de réduction des risques, qui s’appuyait sur des actions de terrain. Le débat était passionnel. Aujourd’hui, les points de vue se rapprochent. »

Act up, qui traverse de grandes difficultés financières, a largement abandonné ses positions intransigeantes sur le préservatif et admis le Tasp. Pour l’association Warning, née d’une scission d’Act up, « il manque un discours : dépistez-vous, traitez-vous, et vous pourrez avoir une sexualité normale. Le Tasp est plus efficace que le préservatif. C’est un discours puissant, capable de faire tomber les discriminations sociales et sexuelles contre les séropositifs », explique Olivier Jablonski, membre fondateur de Warming. Pour Aides, « le Tasp est un droit, mais tous les séropositifs ne le savent pas, certains médecins sont réticents, selon Christian Andreo, directeur des actions nationales à Aides. Et cela complexifie beaucoup le discours de prévention ». La représentation du sida et de ses risques s’en trouve en effet bouleversée : « J’explique aux séronégatifs qu’ils doivent d’abord se méfier des séronégatifs, raconte Michel Ohayon, car 70 % des contaminations sont le fait de séropositifs qui viennent tout juste d’être contaminés et ne le savent pas. Certains séronégatifs, les mieux informés, ne couchent plus qu’avec des séropositifs sous traitement. »

Une nouvelle avancée thérapeutique, toute récente, vient encore compliquer les choses. L’Organisation mondiale de la santé vient de rendre de nouvelles recommandations qui proposent d’élargir l’offre de prévention pour les homosexuels à la Prep, le traitement pré-exposition : aux États-Unis et, de manière très encadrée, au Québec, les homosexuels séronégatifs qui ont des rapports non protégés peuvent prendre une bithérapie, le traitement Truvada, pour se protéger.

L’étude scientifique Iprex, présentée à la Conférence internationale sur le sida qui s’est achevée le 25 juillet à Melbourne, montre que le Truvada diminue le risque de transmission de 40 %. « Avec la Prep, les séronégatifs deviennent enfin maîtres de leur prévention », se félicite Georges Sidéris, de l’association Warning. Pour lui, ce traitement préventif s’adapte à « la réalité de la vie sexuelle, où il y a des périodes de risque au cours desquelles le Truvada peut être indiqué. Avec ces traitements, on redonne de la liberté ». L'association Warning, la plus revendicative sur le sujet, dénonce la frilosité des autorités sanitaires, des « blocages moraux qui rappellent la mobilisation des lobbies conservateurs contre la légalisation de la pilule contraceptive pour les femmes ».

Mais la Prep divise aussi la communauté homosexuelle : « Cela a réveillé un débat moral très fort », explique le sociologue Gabriel Girard. Il vit au Québec, et il raconte que « dans le milieu homosexuel, on parle de ‘Truvada whores’, les salopes du Truvada. Dans la pratique, le recours à la Prep est marginal, adapté à des situations de prise de risque particulières. Il y a aussi une réticence à prendre un traitement préventif aussi lourd ».

À Paris, Michel Ohayon en prescrit dans le cadre du programme expérimental Ipergay. Il décrit ainsi le patient type pour lequel la Prep est une moyen de prévention efficace : « Un homme jeune, mal à l’aise avec son physique, qui a des rapports sexuels parfois non protégés dans des conditions qu’il ne contrôle pas – par exemple lorsqu’il est alcoolisé – et le vit très mal. » Mais le préservatif reste selon lui le plus adapté et le plus efficace pour la grande majorité des homosexuels qui ont des rapports sexuels avec des inconnus.

En France, Aides et Warning ont déposé un dossier à l’Agence nationale de sécurité du médicament pour obtenir une autorisation du Truvada. Ce médicament, qui coûte 520 euros la boîte de 30 comprimés, sera-t-il reconnu comme un traitement préventif et éventuellement pris en charge par la Sécurité sociale ? « La collectivité doit-elle payer pour un traitement de confort ? s’interroge le professeur Patrick Yéni. Il y a des arguments forts de santé publique. Cela reste une décision politique. Une chose est sûre : on ne peut pas raisonner avec des arguments moraux. »

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Dieudonné – Le Mur disponible en torrent

« Si je suis dans ce box, c'est parce que je suis musulman »

$
0
0

« Je me fais même contrôler en bas de chez moi dans un petit village. Un Arabe qui vit dans un pavillon, les gendarmes n’ont pas l’habitude… » Hassan rit jaune. Ce jeudi 7 août 2014, le jeune homme de 22 ans sort de l’audience de son frère Mohamed qui vient de se tenir à la cour d’appel de Paris.

Hassan vit à Beaumont-sur-Oise, une ville au nord de Paris. Le visage mat coiffé d’une mèche brune bourrée de gel, il estime subir des contrôles d’identité « parfois jusqu’à 6 fois par jour ». Le dernier en date remonte au 13 juillet à Paris. 

Cet après-midi-là, Hassan rentre d’une manifestation de soutien au peuple palestinien qui vient de s’achever place de la Bastille, dans l’est de la capitale. En fin d’après-midi, des échauffourées éclatent entre certains manifestants et des forces de police. Hassan s'apprête à repartir vers Barbès, quelques kilomètres plus au nord, accompagné de son frère Mohamed et de leur ami Renaud. Ensemble ils repartent à pied chercher leur voiture garée dans le quartier, point de départ de la manifestation.

Coiffé, tout comme son « ami blanc » Renaud, d’un keffieh qui lui recouvre entièrement la tête, Hassan est interpellé à Barbès par trois policiers pour « dissimulation de visage sur l’espace public ». 

Mohamed, 24 ans, conteste l’arrestation de son cadet avant de s'interposer. L’interpellation dégénère et seul le grand frère est finalement embarqué. Deux jours plus tard, le 15 juillet, au terme d’une audience digne d’« un mauvais film », rapportait Libération, Mohamed est condamné à 4 mois de prison ferme avec mandat de dépôt. Il file en prison illico. 

Ce matin, le jeudi 7 août, son cas était à nouveau examiné en cour d’appel. Une quinzaine de personnes ont fait le déplacement. Parmi elles, la famille de Mohamed et Hassan, mais aussi des militants des mouvements présents dans les manifestations. On y trouve des membres des collectifs “Victimes de contrôle au faciès” et “Soutien aux détenus des manifs pour Gaza”, mais aussi des membres du Parti des indigènes de la République.

Dans les couloirs du palais de justice de Paris, ils dénoncent « des arrestations au faciès », des « condamnations racistes », et font du cas de Mohamed, l’un des premiers manifestants jugés en juillet, un symbole de leur combat contre « une justice deux poids, deux mesures ». 

À 9 h 30, Mohamed, les cheveux frisés tirés dans un chignon improvisé, entre dans le box des prévenus. Il décrit d’une voix basse ce qui ressemblerait à une agression policière. « J’ai eu ma djellaba déchirée avant même que le contrôle ne se passe. Le policier m’a mis un coup de matraque dans la bouche, c’est là que les choses se sont envenimées. » Le prévenu s’en sort avec une journée d’ITT, aucune pour les policiers.

Durant l’altercation, on lui argue que sa religion est « sauvage », puis lui demande « tu fais quoi en France ? Si tu veux te battre pour la Palestine, va en Palestine », avance la défense. 

La partie civile ne croit pas à ces accusations et dénonce « un contre-feu tout à fait classique » de mise en cause des autorités. Les policiers présentent un jeune homme d’abord « vociférant », devenu très vite violent lors de l’interpellation d’Hassan, alors encagoulé dans son keffieh. 

M., gardien de la paix, métis, au costume impeccablement taillé, raconte : « Cet individu – il désigne Mohamed – nous a violemment repoussés sous prétexte que c’était son frère. (...) Il nous a mis un coup de poing en dessous du gilet pare-balles, c’est là qu’on a décidé de l’interpeller », ajoute-t-il au nom des trois policiers présents sur les lieux ce 13 juillet. Le troisième, C., victime du coup porté dans le ventre, était absent lors de l’audience.

Mohamed ne comprend pas : « Je faisais partie à Bastille de ceux qui défendaient les gendarmes contre les casseurs. Quel intérêt de partir à Barbès pour taper sur des policiers ? Si j’ai mis un coup, c’était quand j’étais étranglé au sol par les policiers, j’ai eu peur, c’était involontaire. » 

« Il a refusé qu’on lui passe les menottes, c’est uniquement cela qui constitue l’acte de rébellion », balaie son avocat Me Putman. La défense évoque un « sentiment de racisme sournois » dans cette arrestation, s’interrogeant sur l’absence de Renaud dans le PV, où figurent pourtant les deux frères. À l’issue de l’interpellation musclée, seule l’identité de Renaud n’a pas été relevée. 

Pourquoi ? « Il n’a pas été violent », justifie le policier. Renaud, 24 ans, musulman, a une autre explication : « Mon visage, c’est mon totem. Je suis blanc… », lâche-t-il dans les couloirs après le jugement. 

Sentiment partagé à distance par Mohamed. Cet intérimaire régulier – il dit gagner 1 400 euros par mois dans une entreprise de manutention – est en pleine période de réinsertion. L’homme vient déjà de purger un an de prison ferme pour tentative de braquage. Libre depuis octobre 2013, il laisse couler quelques larmes à la fin de ce nouveau procès : « Vous pouvez me mettre 3, 5, ou 6 mois de prison, je suis innocent, je changerai pas mon discours. Si je suis dans ce box aujourd’hui, c’est parce que je suis musulman et que je soutiens la Palestine. » 

Le tribunal, qui l’aura longuement laissé s’exprimer, confirme sa culpabilité pour les faits de rébellion. La condamnation s’élève à trois mois de prison ferme, sans maintien en détention « eu égard à sa réinsertion réussie ». Mohamed sera libre dans la journée et verra sans doute sa peine commuée en travaux d'intérêt général (TIG). 

Le public venu assister à l’audience semble à moitié soulagé. À la sortie, Hassan affiche son écœurement des institutions. Son père le reprend. À côté d'eux, les collectifs communautaires présents annoncent détenir chacun des dizaines de témoignages similaires à celui de Mohamed depuis le début des manifestations contre la situation en Palestine. Leurs membres évoquent le cas d'étudiants, de mères de famille ou de femmes de 60 ans arrêtés après des rassemblements. Tous arabes. Souvent sans histoires.

Critiquée après ces vagues d'arrestations, la préfecture de police de Paris avait annoncé l'interpellation prochaine des casseurs les plus durs grâce à l'exploitation des images de surveillance. Le premier d'entre eux, un Algérien de 32 ans, a été condamné mardi dans la soirée pour avoir détruit puis incendié un bus de la RATP dans une manifestation le 19 juillet. Il a écopé de trois ans de prison ferme. La peine la plus lourde prononcée jusqu'ici.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Debian 8 Jessie sera livrée avec le noyau Linux 3.16

Ziad Takieddine doit plus de 12 millions d’euros au fisc

$
0
0

L’homme d’affaires Ziad Takieddine, personnage clé de quelques uns des plus retentissants scandales politico-financiers de ces dernières décennies, que ce soit le volet financier de l’affaire Karachi ou celle des financements libyens de Nicolas Sarkozy, a une lourde dette personnelle vis-à-vis de l’État français. D’après plusieurs documents judiciaires et fiscaux obtenus par Mediapart, il doit à ce jour 12 084 232 euros au Trésor public pour avoir dissimulé depuis plus de vingt ans ses revenus, son patrimoine et son train de vie, dont aucun ne faisait dans la demi-mesure, à l’administration française.

La Direction nationale des vérifications des situations fiscales (DNVSF) a établi pour la seule année 2007 la valeur du patrimoine de Ziad Takieddine à 59,3 millions d’euros, selon les éléments en notre possession. Mais rien ne fut déclaré, grâce à de complexes montages offshore. De telle sorte que le marchand d'armes n’a jamais payé un fifrelin d’impôt de solidarité sur la fortune (ISF).

Renvoyé en juin dernier devant le tribunal correctionnel de Paris dans le volet financier de l’affaire Karachi, pour avoir participé à un système de détournements de fonds sur les ventes d’armes du gouvernement français au profit des balladuriens entre 1993 et 1995, Ziad Takieddine devra également répondre de faits de « fraude fiscale », « blanchiment » et « organisation frauduleuse d’insolvabilité par dissimulation », commis dans une période beaucoup plus récente.

Le procès du volet financier de l’affaire Karachi, durant lequel on retrouvera par ailleurs sur le banc des prévenus les doublures de l’ancien premier ministre Édouard Balladur (par l’entremise de Nicolas Bazire) et des anciens ministres François Léotard et Nicolas Sarkozy (par celles de Renaud Donnedieu de Vabres et Thierry Gaubert), devrait avoir lieu courant 2015.

Les aspects fiscaux du dossier, loin d’être anecdotiques, peuvent à eux seuls se lire, maintenant que l’enquête est close, comme un implacable révélateur de l’utilité vitale des paradis fiscaux et de tous les professionnels de la dissimulation dans le grand monde de la corruption. En effet, les places offshore ne sont pas seulement des lieux plus ou moins exotiques de l’évitement de l’impôt ; elles jouent aussi le rôle de paravents qui permettent, à l’abri des lois nationales, d’offrir des moyens de dissimulation de l’origine et/ou de la destination de l’argent noir. C’est toute l’histoire de la fortune amassée par Ziad Takieddine.

« M. Takieddine a organisé son insolvabilité depuis 1995, époque à laquelle il a perçu d’importantes commissions sur des ventes d’armes en Arabie Saoudite et au Pakistan », ont noté, le 12 juin dernier, les magistrats Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire dans leur ordonnance de renvoi, document judiciaire par lequel des juges d’instruction réclament un procès pour les personnes mises en examen. « Non seulement, il a frauduleusement masqué ses véritables revenus à l’administration fiscale, mais, en outre, il s’est constitué un patrimoine immobilier sans jamais apparaître propriétaire, ajoutent-ils […]. Les biens étaient acquis à travers une cascade de sociétés. » Celles-ci étaient domiciliées dans d’innombrables paradis fiscaux, au Panama, dans les îles Vierges britanniques, au Liechtenstein ou au Luxembourg, comme Mediapart l’a raconté dès l’été 2011.

Fortune faite grâce au hold-up du gouvernement Balladur sur les ventes d’armes de l’État français, Ziad Takieddine a tout eu, tout connu : des villas, des hôtels particuliers, des bateaux, des voitures de collection, de l’argent à profusion et une influence grandissante dans les couloirs de la République, au point d’être devenu sous la présidence de Nicolas Sarkozy une sorte de chef de la diplomatie parallèle de la France avec les régimes autoritaires de la Libye de Mouammar Kadhafi ou de la Syrie de Bachar el-Assad.

MM. Copé, Takieddine et Hortefeux devant “La Diva"MM. Copé, Takieddine et Hortefeux devant “La Diva" © Mediapart

Tous les attributs matériels de cette puissance ont cependant été soustraits à la solidarité nationale pendant deux décennies. Ce n’est pas faute, pourtant, pour certains hauts responsables politiques français, comme Jean-François Copé (ancien ministre du… budget) ou Brice Hortefeux (ancien ministre de l’intérieur), d’avoir pu constater de visu les fastes du marchand d’armes quand ils furent invités à grands frais dans sa villa du Cap d’Antibes ou sur son yacht La Diva (d’une valeur de 4 millions d’euros), comme en témoignent aujourd’hui de nombreuses photos. Durant toute cette longue période de fréquentations privilégiées au sommet de l’État, Ziad Takieddine n’a – il va sans dire – pas eu à souffrir de la curiosité du fisc.

Le cas du navire La Diva, sur lequel, outre MM. Copé et Hortefeux, a défilé du beau monde (l’ancien conseiller et ami de Nicolas Sarkozy, Thierry Gaubert, ou le patron du Fouquet’s, Dominique Desseigne), est un exemple parfait de dissimulation fiscale. Officiellement, le bateau long de 24 mètres appartient à la société luxembourgeoise International Yacht and Motor Charter (IYMCS), qui le loue à Ziad Takieddine. En réalité, le marchand d’armes était le véritable bénéficiaire économique de IYMCS au Luxembourg et avait monté un faux contrat de location.

Les enquêteurs ont finalement découvert sur place que le siège de la société était totalement fictif. IYMCS était domiciliée au siège d’une autre société, baptisée Magellan Managment, chargée d’établir la comptabilité et la gestion du navire. En vérité, Magellan louait à IYMCS un bureau de 12 m2, comme elle faisait, pour le même bureau, à de très nombreuses autres sociétés dans le seul but d’établir des domiciliations fictives de sièges sociaux et ainsi masquer les bénéficiaires économiques réels desdites sociétés. Dans le cas de La Diva, acheté en juillet 1998 : Ziad Takieddine.  

D’ailleurs, le 2 septembre 2011, jour de la saisie du bateau par la gendarmerie au Port-Gallice, à Cap d’Antibes, « M. Takieddine s’est spontanément présenté aux gendarmes comme le propriétaire du bateau avant de se raviser en comprenant l’objet de leur visite », ont noté, amusés, les juges dans leur ordonnance.

Tout le patrimoine immobilier de Ziad Takieddine relevait du même jeu de bonneteau. Qu’il s’agisse de ses luxueux appartements parisiens, dont un de 600 m2 à côté du Trocadéro, de son hôtel particulier à Londres, de sa villa au Cap d’Antibes, de ses biens au Liban, de ses bateaux ou de ses voitures de luxe (trois Bentley et trois Jaguar des années 1950 et 60), tout était caché grâce à des tours de passe-passe sur papier.

Avenue Georges-Mandel, à Paris. Avenue Georges-Mandel, à Paris.

L’exemple du principal appartement parisien de Ziad Takieddine, avenue Georges-Mandel, est significatif : il appartenait en façade à une SCI, à la tête de laquelle on retrouvait un homme de paille ; ladite SCI appartenait, elle, à des structures au Luxembourg, lesquelles étaient détenues par une holding au Panama. Et, au bout du compte, un seul actionnaire : Ziad Takieddine.

Beaucoup de gens ont su pendant des années, mais pas le fisc. Ainsi, un rapport interne du 4 février 2009 de la banque Barclays, vers laquelle Ziad Takieddine s’était tourné pour contracter un prêt de 12 millions d’euros, montre l’étendue de la connaissance de la dissimulation de son futur client. « Comme on peut s’y attendre pour un client de la nature de Ziad, ses avoirs sont détenus par le biais de structures offshore, bien qu’il soit, lui et non un trust, le bénéficiaire direct de chacune (...). En raison de sa résidence (fiscale – ndlr) à Paris, la structure de ses propriétés d'actifs est un peu complexe », peut-on lire dans cette note.

Schéma extrait du rapport de 2009 de la Barclays sur Takieddine.Schéma extrait du rapport de 2009 de la Barclays sur Takieddine. © Mediapart

Compréhensive, la banque ajoutait : « Il est probable que le client possède des liquidités et des avoirs au-delà de ce qu’il a déclaré, mais il est réticent à déclarer la totalité de ses actifs à une tierce partie à ce stade de la relation. Sa résidence en France, et le régime fiscal qui lui est associé, font qu’il est prudent quand il discute de ses revenus et avoirs imposables. »

Les colossaux revenus de Ziad Takieddine, eux aussi, ont été dissimulés. Officiellement, il a déclaré au fisc ces dernières années entre 200 000 et 400 000 euros de salaire, versés par un employeur libanais, la société Investment Company for the Middle East and the Gulf, qui a pris la suite d’une précédente au nom semblable, Middle East and Gulf Company. « Il apparaît qu’en réalité ces sociétés ont été successivement mises en place par M. Takieddine pour justifier d’un salaire officiel, celui qu’il déclarait à l’administration fiscale. Ces sociétés ne lui servaient que de couverture », affirment aujourd’hui les juges Van Ruymbeke et Le Loire.

Seulement voilà, d’après les éléments obtenus par les enquêteurs, les dépenses de Ziad Takieddine se sont élevées entre 2001 et 2008 à 47,7 millions d’euros, soit une moyenne annuelle de 6,8 millions d’euros.

Ziad Takieddine au palais de justice de Paris. Ziad Takieddine au palais de justice de Paris. © Reuters

Outre de confortables revenus de plus d’un million d’euros par an en provenance du Liban, encaissés en France sans que son nom n’apparaisse jamais grâce à des « comptes de correspondance » entre une banque à Paris et une autre à Beyrouth, Ziad Takieddine a multiplié les contrats très rémunérateurs ces dernières années. Pour leur enquête, les juges en ont retenu deux, conclus avec la Libye.

Le premier concerne un marché signé en avril 2007 avec la société française Amésys pour la vente au régime Kadhafi d’un système d’espionnage de l’Internet libyen. Ce contrat, baptisé Eagle, qui a permis à l’ancienne dictature de traquer les opposants avec l’assentiment de la France, fait aujourd’hui l’objet d’une enquête judiciaire pour « complicité de torture » à Paris. D’après les documents fournis par Amésys au fisc, Ziad Takieddine a touché au total 3,9 millions d’euros de commissions sur les marchés libyens par l’intermédiaire de sociétés écrans au Liban (Tristar Holding et Como Holding).  

Le second marché a permis à Ziad Takieddine de percevoir 9,8 millions de dollars de Total pour l’exploitation – qui ne verra jamais le jour – d’un champ gazier, situé dans le bassin de Ghadamès en Libye. Le paiement a eu lieu par l’intermédiaire d’une autre société écran, la North Global Oil & Gas, liée à une fondation au Liechtenstein, baptisée Sohta. Dans les deux structures qui ont permis à Ziad Takieddine de ne rien déclarer au fisc, un même administrateur apparaît, selon des documents en possession de Mediapart : le célèbre avocat suisse Marc Bonnant, ancien bâtonnier de Genève.

Rien de très surprenant. En octobre 2013, dans la revue Médium, dirigée par Régis Debray, le même Bonnant écrivait ceci : « L’impôt, c’est le vol [...]. Le secret bancaire participe de la protection de la sphère privée. L’État est toujours un intrus [...]. Nous n’aimons ni les assistés, ni les parasites. Ni les fonctionnaires. À nos yeux, l’égalité est une violence faite à la liberté. Elle n’est que la revendication des vaincus, si elle n’est la revanche des faibles. »

La dernière fois que j’ai vu Ziad Takieddine au printemps dans son nouvel appartement, situé – cela ne s’invente pas – en face de chez Liliane Bettencourt à Neuilly-sur-Seine, il m’a dit qu’il n’avait plus aucun démêlé avec le fisc. « Tout ça, c’est des conneries. C’est fini ! », a-t-il assuré. Sollicité ces dernières 24 heures, son avocat, Me Maurice Lantourne, n’a pas donné suite.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Debian 8 Jessie sera livrée avec le noyau Linux 3.16

Le gouvernement tétanisé par le scénario noir de la rentrée

$
0
0

Déflation. François Hollande a lâché le mot. « Il y a un vrai risque déflationniste en Europe. En France, l’inflation n’a jamais été aussi basse », déclare-t-il le 3 août au Monde. En marge d’un entretien sur les relations avec l’Allemagne au moment du centenaire de la Première Guerre mondiale, le président de la République n’a pu s’empêcher de s’attarder longuement sur les risques encourus dans la zone euro. Comme si, après avoir découvert les sombres prévisions économiques lors du séminaire gouvernemental du 1er août, il estimait urgent de préparer l’opinion publique à une rentrée difficile. Comme s’il lui fallait prendre tout de suite à témoin les Français pour leur annoncer que le sol se dérobait sous ses pieds.

Le premier ministre Manuel Valls avait eu, lui aussi, un ton alarmiste devant la presse à la sortie de ce séminaire gouvernemental. « La rentrée va être difficile en matière de conjoncture économique », avait-il annoncé. « À la mi-août, nous aurons quasiment les chiffres de croissance pour l’année 2014, ainsi que les chiffres de l’inflation. On peut constater et je constate qu’au niveau européen, la croissance et l’inflation sont en retrait par rapport à ce que nous pouvions atteindre. L’écart par ailleurs se creuse entre la zone euro et le reste du monde, le risque de déflation est réel », avait-il averti.

© Reuters

Le séminaire gouvernemental du 1er août ne devait être qu’un séminaire de plus pour faire le point avant les vacances. Pourtant, à en croire les témoins qui ont recueilli les confidences de certains participants, cette réunion marque un tournant. C’est un scénario noir qui se dessine pour le gouvernement. Toutes ses prévisions, ses espoirs de reconquête, ses engagements de redressement budgétaire, ses plans de retour de la compétitivité et d'allégement des charges paraissent être à terre face à une conjoncture économique en Europe qui se dégrade à toute vitesse.

« François Hollande semble avoir découvert la rupture profonde causée par la crise de 2008. Il vient de comprendre que tous ses schémas économiques appris il y a quarante ans n’étaient plus de mise », résume un témoin qui s’est fait raconter la scène. « François Hollande sait très bien que tout a changé », réfute un autre proche du pouvoir. « Mais il a triché avec la vérité. Maintenant, il est rattrapé par son mensonge. Il ne peut plus esquiver, faire miroiter un retour de la croissance, une reprise de l’emploi qui ne viennent jamais. Il est au pied du mur », dit-il.

Ce que le gouvernement a découvert lors de ce séminaire est tout sauf une surprise. De nombreux économistes ont mis en garde de longue date les responsables européens sur les dangers d’imposer partout en même temps des politiques d’austérité budgétaire et de restriction monétaire. Cela ne pouvait qu’entraîner la zone euro dans la déflation, ont-ils prévenu. Ces dernières semaines,  plusieurs rapports du FMI ou de l’OCDE ont tiré la sonnette d’alarme sur la situation en Europe. Les prévisions du Trésor, présentées le 1er août, sont venues confirmer les appréhensions : souffrant d’une croissance nulle et d’une inflation proche de zéro (0,4 % en juillet), la zone euro est entraînée dans une spirale déflationniste. Le mal ne touche plus seulement les pays de l’Europe du Sud, mais atteint désormais le cœur du système : l’Allemagne se retrouve elle aussi prise dans la déflation.  

Des signes avant-coureurs annoncent le danger à venir. Le 30 juillet, le président de la Bundesbank, Jens Weidmann, a pris tout le monde de court : il s’est prononcé en faveur d’une hausse des salaires. Une augmentation de 3 % ne serait pas malvenue, expliquait-il dans un entretien au Frankfurter Allgemeine Zeitung. Sa déclaration a été incomprise par le monde économique allemand, tant patronal que syndical, qui depuis dix ans voit dans la modération salariale l’arme consacrant le retour de sa puissance. Les experts monétaires, eux, y ont vu un sombre avertissement : si le président de la Bundesbank, gardien de la plus stricte orthodoxie monétaire, en arrive à rompre avec ses principes les plus fermes, pas de doute, l’heure est grave.

Depuis, plusieurs chiffres sont venus confirmer que l’Allemagne, contrairement à ses espoirs de rester un îlot de prospérité dans une zone euro ravagée, est entraînée à son tour dans la chute européenne. Les prises de commande ont diminué de 3,2 % en juin par rapport au mois précédent. La production industrielle n’a augmenté que de 0,3 % en juin, alors que les analystes s’attendaient à un rebond d’au moins 1 % après une chute inattendue de 1,7 % en mai. Ces premiers chiffres font craindre une croissance très faible pour l’Allemagne au deuxième trimestre, et peut-être nulle par la suite. Car le ralentissement est intervenu avant la crise ukrainienne, les sanctions contre la Russie et la riposte de Poutine.

Les membres du gouvernement, même les moins familiers en économie, n’ont pas eu besoin d’explications pour comprendre ces prévisions. Si l’Allemagne ralentit, c’est toute l’Europe qui plonge. Tous les espoirs de redressement de la croissance en France sont réduits en cendres. Le Cice, le plan compétitivité, les dizaines de milliards d’euros que le gouvernement s’apprête à consentir aux entreprises, risquent d’être dépensés en pure perte. Jamais le gouvernement ne parviendra à enrayer la montée du chômage dans un environnement européen dépressif.

« Si l'on est au-dessus de 0,5 % de croissance à la fin de l'année, ce sera déjà bien », aurait déclaré le ministre des finances, Michel Sapin, lors de la présentation des prévisions selon le Canard enchaîné. Le ministère des finances a démenti ces informations par la suite, confirmant sa prévision de croissance de 1 % pour 2014. Le FMI, l’OCDE et l’agence de notation Moody’s ont déjà abaissé leurs prévisions pour la France. Au mieux, la croissance serait de 0,6 % cette année.

Mais des perspectives beaucoup plus sombres ont été évoquées lors de ce séminaire, selon nos informations. Si la production industrielle s’est redressée en juin (+ 1,3 %), après une baisse de 1,6 % en mai, elle affiche un recul de 0,5 % pour l’ensemble du deuxième trimestre, selon l’Insee. Les mois à venir s’annoncent beaucoup plus difficiles. Les enquêtes auprès des chefs d’entreprise font état d’une baisse constante des carnets de commande. Plus que du coût du travail, ceux-ci se plaignent d’une chute de la consommation. Depuis le début de l’année, la demande de crédit stagne. Les dépôts de permis de construire pour les logements sont en chute de 30 %. Les appels d’offres publics ont diminué de 60 %. Dans l’expectative jusqu’aux élections municipales, inquiètes de la suite des projets de réduction des dépenses publiques et de la réforme territoriale, les collectivités territoriales, qui sont les premiers investisseurs publics, ont gelé les projets d’investissement et commencent même pour certaines à réduire les budgets de fonctionnement.

Plusieurs préfets ont déjà alerté le gouvernement, annonçant une rentrée catastrophique. De nombreuses entreprises, notamment de BTP, seraient menacées de faillite, faute de commandes publiques. Les retards de paiement s’accumulent. De nombreux plans de licenciement et de fermeture se préparent, ont-ils prévenu. « Nous sommes déjà à plus de 3 millions de chômeurs. À combien serons-nous à la fin de l’année, si la zone euro plonge ? », se demande un conseiller. François Hollande doit se poser aussi la question, lui qui a lié son avenir politique à la baisse du chômage.

« Michel Sapin a compris qu’il avait un problème. Sans croissance, il lui est impossible de redresser les comptes publics et de ramener le déficit budgétaire à 3,8 %, comme la France s’y est engagée auprès de la commission européenne. C’est toute la crédibilité du gouvernement qui est en jeu », note un proche du pouvoir.

Depuis quelque temps, Bercy sait qu’il n’est plus dans les clous de l’exécution budgétaire. Le scénario de 2013, décrit dans un rapport de la Cour des comptes, est en train de se répéter : les recettes budgétaires attendues ne sont pas au rendez-vous, en raison de la baisse de l’activité. À la mi-juillet, les rentrées des impôts sur les sociétés n’étaient qu’à 41,2 % de l’objectif fixé au lieu de 50 %, les recettes de la TVA étaient à 48,6 %. Pourtant, les objectifs ont été abaissés dans le cadre de la loi de finances rectificative. Seuls les impôts sur le revenu sont au-dessus des prévisions, en raison des nouvelles mesures fiscales (abaissement du quotient familial, fiscalisation des mutuelles, etc.). « La loi de finances a été bâtie sur des hypothèses de croissance de 1 % et d’inflation de 1,2 %. C’est tout à fait irréaliste. Si on abaisse les prévisions pour ramener la croissance à 0,5 % et l’ inflation à 0,5 %, ce qui serait déjà bien, cela se traduit par 10 à 15 milliards d’euros de recettes en moins », dit un connaisseur des finances publiques. Selon ses calculs, le déficit budgétaire est appelé à être de l’ordre de 4,3 % cette année au lieu des 3,8 % promis.

© Reuters

Que faire ? Annoncer de nouvelles mesures de rigueur, de nouvelles réductions de dépenses, un nouveau programme d’austérité pour répondre aux injonctions européennes et respecter « les engagements de la France » ? Changer radicalement de politique, en essayant d’entraîner d’autres pays européens pour forcer l’Europe à sortir de l’austérité ? « On ne peut pas dire que le débat économique fait rage au sein du gouvernement. C’est plutôt le désarroi », raconte un proche du pouvoir.

Arnaud Montebourg, selon plusieurs témoignages, a malgré tout tenté de le lancer. Depuis plusieurs mois, le ministre de l’économie et du redressement productif milite pour un changement d’orientation de la politique économique. « Une politique de rétablissement des comptes publics est impossible sans croissance », n’a-t-il cessé de marteler. Lors de son discours programmatique du 10 juillet, il avait tenté de dessiner un autre chemin afin, expliquait-il alors, de redonner un peu de pouvoir d’achat aux Français et de relancer la demande.

Autour de la table du conseil dans le salon Murat, il a repris l’argumentation. Les prévisions du Trésor venaient confirmer ses analyses. D’abord, aurait-il expliqué, il y a urgence à dire la réalité de la situation. « Aussi difficile qu’elle soit, il faut dire la vérité. On ne peut plus promettre une croissance qui ne viendra pas, un abaissement du chômage qui ne se produira pas, si on maintient cette politique », a-t-il déclaré en substance.

Pour le ministre de l’économie, le problème n’est pas au niveau français mais au niveau européen. Il faut mener un combat politique pour obtenir une réorientation de la politique économique européenne, en finir avec les politiques d’austérité et de consolidation budgétaire qui condamnent la zone euro à une décennie de stagnation. « La croissance est une question politique. C’est à nous de prendre la tête de ce combat. La gauche a encore quelque chose à faire et à dire dans ce débat », a-t-il insisté face aux autres membres du gouvernement.

« Arnaud Montebourg est persuadé que l’Allemagne, à un moment ou un autre, va réagir si la déflation l’atteint à son tour. Pour lui, il importe que la France n’attende pas les décisions de Berlin, et se mette alors à sa remorque, mais qu'elle préempte le débat, pour ne pas se faire imposer des solutions qui ne lui conviennent pas », explique un de ses proches.

Prudemment, Michel Sapin semble être resté silencieux après la sortie d’Arnaud Montebourg. C’est Laurent Fabius qui a défendu la poursuite de la politique arrêtée par le gouvernement, au nom de la crédibilité de la France. Reprenant les critiques de l’Allemagne et de la Commission européenne, le ministre des affaires étrangères a expliqué que la France ne pouvait toujours se dédouaner de ses propres faiblesses sur les autres, qu’elle devait mener les réformes qu’elle s’était engagée à mener. Et puis, a-t-il fait valoir, les marchés ne manqueraient pas de sanctionner la France, si le gouvernement relâchait ses efforts.

© Reuters

Les marchés ! Depuis l’élection présidentielle, François Hollande et le gouvernement vivent dans la hantise d’une attaque spéculative contre la France, comme l’ont connue l’Espagne, l’Italie ou le Portugal. La menace a été mille fois agitée par l’ancien ministre des finances, Pierre Moscovici, pour obtenir un alignement de la politique française sur les préconisations de la Commission européenne. Depuis dix-huit mois, la pression s’est relâchée sur la zone euro, grâce à l’intervention de la BCE. Les taux français n’ont jamais été aussi bas. « Le spread (différence de taux entre l’Allemagne et la France) est bon », s’est félicité François Hollande.

Mais qu’arrivera-t-il si la déflation s’installe durablement dans la zone euro, si les marchés prennent à nouveau conscience du montant insoutenable des dettes publiques dans certains des États comme l’Italie, si la France dévisse à nouveau ? Avant même que les tensions géopolitiques n’aggravent l’environnement, des messages de proches, familiers du monde des affaires, ont été adressés ces derniers temps à Jean-Pierre Jouyet, le secrétaire général de l’Élysée, et à Manuel Valls pour les avertir sur les possibles difficultés anticipées par les entreprises en 2015, détails à l’appui. C’est une entreprise du Cac 40, travaillant dans la grande distribution, qui donne consigne à son service de trésorerie d’assurer dès maintenant tous les financements, afin de ne pas dépendre du marché en 2015. C’est un groupe industriel, qui lui aussi prend toutes les précautions de financement, par peur de voir les marchés complètement fermés l’an prochain.

Ces mises en garde ont, semble-t-il, fait forte impression. Le gouvernement vit à nouveau dans la hantise des marchés. Les sombres prévisions de la rentrée renforcent ses craintes et le tétanisent. Quel signal envoyer pour rassurer les marchés et éviter une attaque ? Poursuivre la ligne politique arrêtée, comme le défend Laurent Fabius ? Ou changer de politique pour ramener la croissance, comme le propose Arnaud Montebourg ?

Au fil des semaines, Manuel Valls paraît de plus en plus convaincu de la nécessité de changer de braquet. Tous les chiffres viennent lui confirmer que le gouvernement semble ne plus avoir de prise sur la situation économique. Le capital politique dont il disposait à son arrivée à Matignon fond comme neige au soleil. La veille du séminaire gouvernemental, un sondage publié par le Figaro a créé un choc : quel que soit le candidat – Hollande ou Valls –, la gauche ne serait pas au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2017. L'avenir politique du premier ministre est désormais en question. « Manuel Valls hésite entre être un premier ministre loyal à François Hollande ou se rebeller. Il attend d’en savoir plus sur la position de François Hollande », résume un de ses proches.

« Comme à son habitude, François Hollande est évasif. Il n’est rien sorti de ce séminaire gouvernemental », dit un participant. « Il a semblé très embêté. Il a dit qu’il fallait maintenir la ligne et prendre des décisions claires qui soient comprises par les Français », raconte un autre. Depuis, le conseil constitutionnel a censuré une de ses seules mesures compréhensibles par l’opinion publique, qui visait à redonner du pouvoir d’achat aux ménages les plus modestes. Il a jugé que l’allègement des cotisations sociales pour les salaires inférieurs à 1,3 fois le Smic, prévu dans le cadre du pacte de compétitivité, était « contraire au principe d’égalité ». Un nouveau revers pour le gouvernement.

Les ministres sont repartis du séminaire du 1er août, inquiets de ce qui pourrait se passer à la rentrée, ignorant tout de la direction du gouvernement. Depuis, ils ont vu que François Hollande essayait de façon brouillonne d’obtenir un changement de l’Allemagne. Ses appels à une relance économique ont donné lieu à une nouvelle rebuffade allemande. « Nous ne voyons aucun besoin d’apporter le moindre changement à notre politique économique. L’Allemagne est déjà le plus important moteur de la croissance en zone euro », a rétorqué la porte-parole du gouvernement, au nom d’Angela Merkel partie en vacances, en réponse aux propositions de relance de l’Élysée.

« Si la France veut obtenir un changement de la politique européenne, elle ne l’obtiendra pas en quémandant auprès de l’Allemagne, mais en construisant une alliance avec d’autres pays européens. L’ennui est qu’elle a raté le coche en 2012. Toute l’Europe du Sud attendait alors la France et était prête à la suivre. François Hollande a préféré signer le pacte de stabilité budgétaire sans discuter et promettre de ramener le déficit à 3 %. La France a perdu tout son crédit. Depuis, l’Italie a choisi d’aller son chemin. L’Espagne s’est rangée derrière l’Allemagne. Plus personne n’attend la France », constate un observateur.

Au cœur de l’été, l’Élysée et Matignon soupèsent l’avenir politique. Mais les petits calculs semblent encore l’emporter. Aucune vision, susceptible de redonner confiance, d’en finir avec le défaitisme ambiant ne se dégage. « Si Manuel Valls n’obtient pas un changement de politique à la rentrée, il n’a plus qu’à démissionner. Sinon, il est mort politiquement », dit un observateur proche du premier ministre. Celui-ci dit lui avoir donné ce conseil, ces derniers jours, par SMS.

BOITE NOIRECette enquête est le fruit de témoignages recueillis auprès de participants ou de conseillers qui ont obtenu un compte-rendu du séminaire gouvernemental du 1er août, ainsi que de personnes proches du gouvernement. Tous ont demandé à témoigner anonymement.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : La page d’accueil des sites web est morte


Supporteur de Montpellier éborgné : pourquoi le parquet a requis un non-lieu

$
0
0

Là où était son œil droit, Florent Castineira porte désormais un pansement. En février 2013, les médecins du CHU de Montpellier lui ont posé un œil de verre, mais le supporteur montpelliérain de 23 ans ne l’a pas gardé longtemps. « Ça faisait faux, je veux avoir le regard vrai. » Florent Castineira, dit Casti, a été éborgné le 21 septembre 2012 lors d’échauffourées entre la brigade anticriminalité (Bac) et des membres de son groupe ultra local, la Butte Paillade. La cause en est bien un tir de Flashball d’un policier comme a fini par le reconnaître le parquet de Montpellier, après avoir longtemps nié l’évidence et allumé des contre-feux dans les médias.

CastiCasti

L’auteur du tir, un policier de la Bac rapidement identifié, n’a jamais été réellement inquiété. Entendu comme victime par la sûreté départementale puis l’inspection générale de la police nationale (IGPN), il n’a pas été mis en examen, ni même simplement interrogé par les deux juges d’instruction qui se sont succédé sur cette affaire. Le non-lieu requis le 21 mai 2014 par le procureur de la République de Montpellier était donc plutôt attendu. Mais sa justification a stupéfié les avocats de Casti, Me Nguyen Phung et Me Corbier. « Sur le constat d’un état de légitime défense, exonératoire de responsabilité pénale, l’information judiciaire n’a relevé aucune charge contre quiconque d’avoir commis les faits de violence involontaires avec incapacité supérieure à trois mois sur la personne de Castineira Florent », conclut le réquisitoire. Bref, le tireur n’est pas identifié, mais il est certain qu’il a agi pour défendre sa vie ou celle de ses collègues et n’a pas fait exprès de blesser le jeune homme. Le moins qu’on puisse dire est que l’auteur du réquisitoire, M. Levy, un avocat général réserviste expérimenté, a ouvert le parapluie. C'est désormais au juge d’instruction Patrice Gelpy en charge du dossier de décider s’il suivra ou non ces réquisitions.

La défense de Casti relève plusieurs « contorsions juridiques ». D’abord, alors que la perte d’un œil constitue une mutilation, potentiellement un crime passible des assises, le procureur a choisi une qualification a minima. De plus, contrairement à ce qu’il écrit, l’enquête, que Mediapart a pu consulter, ne laisse pas beaucoup de doutes sur l’identité du tireur : le brigadier C. S., âgé de 50 ans, est le seul policier à avoir utilisé son Flashball en ce début de soirée du 21 septembre 2012. Quant à l’état de légitime défense, il est contestable. Même en cas de lancer de projectiles sur les policiers,  l’usage d'une « arme non létale, mais susceptible de causer de graves blessures en direction d’un groupe compact de personnes à une distance de l’ordre de 8 à 10 mètres (…) n’aurait pu constituer les circonstances d’une riposte proportionnée à l’attaque », a par exemple récemment estimé une juge d’instruction, dans un dossier similaire à Montreuil. De plus, la légitime défense est, selon les avocats de Castineira, « inconciliable avec le caractère involontaire de l’infraction ».

Ce 21 septembre 2012, deux groupes de la Bac sont en mission de surveillance autour du stade de la Mosson où doit se dérouler le soir même un Montpellier-Saint-Étienne, considéré comme à « très haut risque ». À 500 mètres du stade, le groupe du capitaine C. G. passe et repasse devant la buvette où une quarantaine d’Ultras du club Butte Paillade prennent l’apéro. Parmi eux, Castineira, qui est venu se « remettre dans l’ambiance » et écluse les whiskys coca avec ses amis depuis 15 heures. C’est le dernier match auquel le jeune supporteur, interdit de stade depuis un an à cause d’un fumigène introduit à Lorient, ne pourra assister.

Les agents de la Bac et les policiers de la section hooliganisme des ex-RG, également présents ce soir-là, ont dans le viseur ces Ultras considérés comme « très virulents et pouvant en découdre avec les supporteurs du club de Saint-Étienne ». Mais rien d’affolant. « Le climat était plutôt correct pour ce genre de match, (…) l'ambiance était bon enfant, l'alcoolisation était cependant plus prononcée que d'habitude », racontera le capitaine de la Bac à la police des polices.

En fin d’après-midi, le groupe de la Bac est appelé pour une rixe dans une cité voisine de La Paillade. La bagarre a fait long feu, les « bacmen » rentrent bredouilles. Près des buvettes, l'un d'eux veut contrôler Kevin, un supporteur « connu pour créer des problèmes » qui « dissimule un objet dans son slip ». Il s’agit en fait d'un fumigène éteint, ce qui, à cette distance du stade, n'est pas une infraction. Le supporteur détale, le policier à ses trousses. Ses sept collègues, un peu surpris, suivent le mouvement « pour ne pas laisser le collègue seul courir vers les supporteurs », expliquera leur chef, le capitaine C. G, à l’IGPN. Selon la vidéosurveillance, il est 19 h 19.

Le chef de groupe jugera, a posteriori, « qu'il y a eu une mauvaise évaluation de la situation par (son subordonné, ndlr) », ce qu’il lui a « signifié » par la suite. Passé par la section hooligans des ex-RG, le capitaine C. G. avait « dès le départ » reconnu le supporteur et estimait qu’il aurait pu « désamorcer la situation avec lui ». « Si j'avais réussi à rattraper (mes collègues policiers, ndlr) je pense que la situation n'aurait pas dégénéré », a regretté le capitaine lors de son audition.

Kevin finit sa course près de la buvette, où il se débarrasse du fumigène au milieu des supporteurs attablés. Deux agents de la Bac déboulent à sa suite comme dans un jeu de quilles, tonfas à la main selon plusieurs témoins (ce que les policiers contestent). « D'un seul coup on a vu un mec arriver en courant en train de se faire matraquer par les mecs de la Bac, a décrit Castineira lors de son audition par l’IGPN. Les agents de la Bac ont jeté les tables sur leur passage, ils ont bousculé les tables, ils étaient déterminés pour arrêter cette personne. (…) C'est incroyable, ils étaient obnubilés par un petit fumigène et ils étaient prêts à tout casser pour le récupérer. »

« Les policiers sont venus vers nous en disant : "Donnez-nous le fumigène, donnez-nous le fumigène" et ils ont fait voler les tables en plastique », a confirmé un des responsables du club Butte Paillade. Un brigadier chef résume plus sobrement : « Nous sommes donc tous arrivés au contact du groupe de supporteurs, à partir de là j'ai compris qu'il allait y avoir souci. » La suite lui a donné raison.

Après avoir récupéré le fumigène sous les tables, les policiers cherchent à interpeller Kevin. Sa femme, « une blonde corpulente » venue avec leur fille de 5 ans, et d’autres supporteurs, s’interposent. Un policier chute, les chaises et tables volent, ainsi que divers projectiles selon les fonctionnaires. Face à la police des polices, les agents de la Bac en frémissent encore. « Je les ai sentis d'une virulence incroyable, ils avaient les yeux injectés de sang du fait de leur alcoolisation », décrit un gardien de la paix. Il a cru que « c'était fini pour nous » en voyant s’approcher un autre groupe d’Ultras. Un de ses collègues était lui « entièrement encerclé par des supporteurs qui venaient au contact, j'ai cru que j'allais être lynché ».

Le capitaine C.G. décrit « une foule hostile, très compacte, nous faisant face galvanisée par l’alcool et semblant devenue complètement incontrôlable ». « Les deux fonctionnaires commençaient alors à recevoir des coups de poing, la bagarre est partie, ça partait dans tous les sens, il y a un mouvement de foule, quelques projectiles ont commencé à voler en notre direction, des canettes en verre, des espèces de morceaux de ciment, comme des gravats. »

Le commandant J. C., qui dirige la compagnie départementale d’intervention (CDI), accourt à leur suite sur les lieux. Son récit est bien plus modéré. Cet ancien CRS, apprécié des supporteurs, évoque de simples jets de projectiles, « principalement des canettes vers les collègues de la Bac ». Il n’a vu ni « coups de matraques », ni « collègues au sol», « pris à partie » ou « se faire violenter ». « C'était vindicatif, ça gueulait, mais il n'y avait pas contact physique entre les supporteurs et les collègues, à mon arrivée en tout cas », confirme le chef de l’autre groupe de Bac, qui rapplique lui aussi aussitôt.

C’est à ce moment que le gardien de la paix C. S., en charge d’un des deux Flashballs dont est doté le groupe, tire en direction des supporteurs pour dégager ses deux collègues. Le Flashball au niveau des hanches, C.S. dit avoir visé « en direction des jambes » de « cinq ou six supporters » qui avançaient. « Je me suis dis que si les supporteurs nous contournaient nous étions morts », justifiera-t-il devant l’IGPN. Le fonctionnaire affirme avoir effectué des sommations. Aucun des témoins ne les a entendues. Quelques secondes plus tard, le bruit assourdissant d’une grenade de désencerclement lancée par un policier retentit. Castineira, tranquillement assis et qui s’apprêtait à se lever pour décamper, est projeté au sol, inconscient et l’œil en sang.

Les policiers de la Bac se réfugient derrière le cordon de la Compagnie départementale d’intervention (CDI). Le commandant de la CDI calme le jeu en faisant appel aux leaders de la Butte Paillade « pour désamorcer la tension ». Il prévient les pompiers par radio, pendant que des supporteurs évacuent Castineira porté à bout de bras « comme un martyr palestinien », diront les policiers de la Bac choqués. « Les supporteurs hurlaient, c'était de la victimisation à l'excès, on se serait cru en état de guerre dans un reportage à la télévision », raconte un baqueux pendant son audition. 

Selon les supporteurs, c’est la blessure de Castineira qui a provoqué les jets de projectiles et les échauffourées. « Quand j'ai entendu la détonation, la vingtaine de supporteurs étaient encore assis, tous à part deux ou trois, a indiqué à l’IGPN le serveur d’une buvette ambulante. C'est au moment de la détonation qu'ils se sont tous levés et qu'il y a eu des jets de chaise envers les policiers. » Selon la version livrée par un des responsables du groupe de supporteurs, « ceux qui ont foutu le bordel, ce sont les policiers de la Bac, alors qu'ils n'avaient rien à faire là, car c'est normalement les effectifs de maintien de l'ordre du commandant (de la CDI) qui interviennent ». D’ailleurs, affirme-t-il, « une demi-heure avant ce drame, le commandant (de la CDI) était passé aux buvettes et tout se passait très bien. Quand il a vu la tournure prise par les événements, il était effondré ».

Séparée de la scène par des pins qui masquent en partie la vue sur les buvettes, la caméra de vidéosurveillance la plus proche n’a pas filmé  grand-chose de la séquence, si ce n’est quelques chaises qui volent. Mais ses images, exploitées dès le lendemain par la sûreté départementale, écornent elles aussi la version de la Bac. À 19 h 19, l’officier de police judiciaire voit des policiers en civil courir « en direction de l'esplanade des bodegas », puis « les pieds des personnes qui s'attroupent pour regarder la scène » et « un mouvement de foule ».

À 19 h 21, « quatre personnes sortent de l'attroupement en portant un individu avec du sang sur le visage ». À 19 h 38, il est pris en charge par les pompiers. Et ce n’est que vingt-cinq minutes plus tard, à 19 h 45, qu’il note « Début d'échaufouré (sic) avec les policiers. Un fumigène est allumé, lancé et tombe derrière les forces de l'ordre. Plusieurs individus se camouflent avec des capuches et des écharpes sur le nez. Des chaises sont lancées en direction des policiers. »

À 19 h 46, les choses s’enveniment, avant de retomber avec le début du match. « Un cordon des policiers spécialisés en maintien de l'ordre se met en barrage sur l'avenue Heidelberg. Des jeunes perturbateurs se battent entre eux. Certains sont porteurs de cagoules. 
Les policiers reçoivent des chaises et projectiles divers. » Malgré la violence des affrontements, les fonctionnaires de la CDI et de la CRS de Marseille n'ont « à aucun moment fait usage de l'armement à disposition », affirme leur chef, le commandant J. C. « Nous n'avons fait que faire face aux violences, calmer, temporiser et petit à petit reculer pour apaiser», précise-t-il, lors de son audition.

De retour au commissariat, tous les agents du groupe de la Bac, sauf leur officier, s’empressent de déposer plainte contre X... pour « violences volontaires en réunion avec arme ». Le bilan de cet épisode décrit comme un quasi-lynchage ? Un policier égratigné au coude – « picotements », notera le médecin légiste dans son rapport – et un autre avec six jours d’ITT pour une entorse aux cervicales et au pouce gauche. Le fonctionnaire sera finalement arrêté deux mois. Pour appuyer ce tableau, les policiers photographient en gros plan des empreintes de semelle laissées par un supporteur sur le survêtement d’un de leurs collègues.

L’enquête est d’abord confiée à la sûreté départementale, c’est-à-dire aux collègues des policiers de la Bac « victimes ». L’ex-procureur de Montpellier, depuis muté à Marseille, n’a d’abord pas jugé utile de saisir la police des polices : « La situation m’a paru suffisamment claire ; je ne les dérange que si je présume une faute », justifiera-t-il dans So Foot.

Et la campagne d’enfumage commence. Comme le relate So Foot, des sources anonymes mettent d’abord l'intervention policière sur le compte de heurts entre supporteurs montpelliérains et stéphanois, heurts qui n'ont jamais eu lieu. Puis sur un blog local, un commissaire divisionnaire, toujours sous couvert de l’anonymat, met en doute le lien entre la blessure de Castineira et le tir de Flashball, évoquant « l’éclat d’une bombe agricole lancée par un supporteur violent ». Le Midi libre et France 3 Languedoc-Roussillon annoncent le dimanche 23 septembre que « de source policière » le jeune supporteur « a été opéré avec succès samedi après-midi au CHU de Montpellier et son œil sera sauvé ». La veille, le rapport du médecin légiste transmis à la sûreté départementale concluait pourtant à un « éclatement du globe oculaire » et envisageait son « énucléation »

Le rapport excluait également l’hypothèse d’un engin incendiaire ou d’une grenade artisanale, privilégiant « un traumatisme direct appuyé à haute vélocité », soit un tir de Flashball. L’hypothèse sera confirmée un an plus tard par une nouvelle expertise. Le 16 septembre 2013, celle-ci exclut « formellement un explosif artisanal et des galets de grenade de désencerclement comme agents causals » et conclut à un tir direct de Flashball.

Malgré ce, tout au long de l’enquête, les policiers de la Bac nieront mordicus cette possibilité et s’en tiendront à une bombe agricole fantôme, dont les enquêteurs n’ont jamais retrouvé trace. Lors de son audition par l’IGPN, C. S. menacera même d’attaquer en diffamation « toutes les personnes m'ayant présenté comme le responsable des blessures de ce jeune homme ».

Malgré un accord de principe de la première juge d’instruction, mutée fin 2012, Florent Castineira s’est vu refuser l’accès à l’un des éléments clés de la procédure, le film de vidéosurveillance. Les deux juges d’instruction n’ont pas non plus visionné la vidéo. Ce film, dont la chronologie contredit en partie la version policière, a d’ailleurs donné lieu à une séquence étonnante. Dès le lendemain du match, un enquêteur de la sûreté départementale exploite les images envoyées par le centre de supervision urbaine (CSU) de Montpellier. Il ne signale aucune difficulté de visionnage. Mais six mois plus tard, cette vidéo serait devenue « illisible » du fait d’une incompatibilité avec les logiciels de visionnage standard, note le 10 avril 2013 la lieutenante de la délégation interrégionale de Marseille de l’IGPN chargée de l’enquête.

Ce qui ne l’empêche pas de se baser sur cette vidéo pour interroger de façon très orientée les supporteurs et Castineira. Deux questions sont systématiquement posées par la police des polices lors des auditions : « L'enregistrement vidéo-surveillance montre des individus agités, porteurs de capuches et dissimulant leur visage avec un mouchoir ou une écharpe, faire face aux forces de l'ordre. Cette attitude laisse-t-elle entrevoir, selon vous, un comportement de défiance vis-à-vis de la police ? » Puis « cet enregistrement permet en outre de voir un fumigène lancé en direction des forces de l'ordre, ainsi que des chaises et des projectiles divers, qu'avez-vous à en dire ? » Or le PV d’exploitation de la vidéosurveillance réalisé dès le 22 septembre 2012 montre que cette séquence d’émeute n’a commencé qu’à 19 h 45. Soit vingt-cinq minutes après le tir de Flashball qui a blessé Castineira, ce que l’IGPN ne peut ignorer.

Quant à la vidéo « illisible », il suffisait pour la lire de se procurer le logiciel de visionnage du CSU, comme l’a fait en juin 2013 l’expert informatique requis par le juge d’instruction Patrice Gelpi pour résoudre ce mystère technique. « L’enquête de l’IGPN n’a pas eu d’autre vocation que de légitimer l’action policière, estime Me Corbier. Comment peut-on parler de légitime défense alors que Florent Castineira était tranquillement assis en train de siroter son verre ? Aucun comportement inadéquat ne lui est reproché. »

La plupart des demandes d’actes des avocats de Castineira ont été refusées par les juges d’instruction, et le supporteur a même dû batailler en appel devant la chambre de l’instruction pour obtenir une évaluation de son préjudice moral. Deux ans après les faits, il attend toujours un coup de fil « du policier ou de quelqu’un du ministère de l’intérieur, ne serait-ce que pour dire qu’ils sont désolés ». Seul le commandant de la CDI a reconnu devant la mère de Castineira que son fils était une « victime collatérale ». Et l’officier sera prié par l’IGPN de justifier ses propos lors de son audition… 

« Si je me retrouve dans le futur dans une situation similaire, j'agirai de la même façon, je n'ai commis aucune faute dans l'appréciation de la situation », a martelé de son côté le policier C. S., droit dans ses bottes. Son seul regret ?  Ne plus pouvoir « aller voir de matchs de foot avec ma fille comme cela m'arrivait de le faire ».

Facilement identifiable avec son pansement, Florent Castineira dit faire l’objet des pires provocations. Lors d’un match de Coupe de France à Rodez le 5 janvier 2014 auquel le supporter assistait avec son groupe, un policier de la Bac lui aurait lancé : « Tu as de la chance, ça aurait été moi, je t’aurais crevé les deux yeux. » « Un CRS m’a regardé en souriant, la main devant l’œil », raconte également le supporter.

Castineira dit avoir laissé tomber son travail d’animateur auprès d’une association montpelliéraine pour se consacrer à son affaire. Devenu la mascotte des Ultras qui contestent la criminalisation croissante des supporteurs, le jeune homme a vécu « deux ans de galère », mais aussi de « belles rencontres ». Il a bénéficié d’une formation politique express auprès de militants de tout poil. Le spectre est large : supporteurs d’autres clubs de foot traditionnellement ennemis, militants contre les violences policières de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, en passant par le député PS des Hautes-Pyrénées Jean Glavany, auteur d’un rapport sur « un modèle durable de football français ».

Son prochain projet ? Une émission pour la web radio Liberté pour les auditeurs, montée par plusieurs supporteurs parisiens échaudés par la politique répressive du PSG. Castineira et ses avocats sont déterminés à aller jusqu’au bout, « jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme s’il le faut ». « J’ai appris la patience », conclut le supporteur.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : La page d’accueil des sites web est morte

Une centaine de parlementaires ont gagné 7 millions d'euros dans le privé en 2013

$
0
0

Cet article a été édité le mercredi 13 août pour rajouter les émoluments de Serge Dassault et d'Olivier Dassault. Les deux parlementaires n'apparaissaient dans le premier jeu de données que nous avons utilisé. 

C'est l'un des enseignements de la toute première opération de transparence à laquelle se sont soumis les 925 parlementaires français (348 sénateurs et 577 députés) : d'après un décompte de Mediapart, plus de 100 parlementaires ont perçu 7,1 millions d'euros dans le secteur privé en 2013. Plus d'un dixième des parlementaires français sont donc concernés. Ce décompte provient du calcul de l'ensemble des montants versés hors mandats électifs (député, maire, conseiller général ou régional, président d'un établissement public de coopération intercommunale).

Une trentaine d'entre eux, qui déclarent gagner plus de 60 000 euros par an dans le privé, perçoivent plus de revenus issus du privé que d'indemnités parlementaires (5 108,27€ mensuels net). Ces revenus sont très inégalement répartis selon les élus. Une quinzaine de parlementaires perçoivent ainsi, à eux seuls, la moitié des 7 millions d'euros évoqués, ce qui prouve que l'argent du privé, sans être marginal, est loin de concerner l'ensemble des deux hémicycles. Il n'en demeure pas moins que ce constat peut aujourd'hui intriguer quant aux situations de conflit d'intérêts dans lesquelles les parlementaires concernés peuvent se retrouver.

Plus du dixième des parlementaires déclarent occuper un ou plusieurs emplois en plus de leurs mandats. Parmi eux : 32 avocats, 30 enseignants, 19 dirigeants d'entreprise, 13 médecins, 13 agriculteurs et… 17 retraités. Cela ne prend néanmoins pas en compte les chargés de cours ponctuels tels que le député-maire de Tourcoing Gérald Darmanin (UMP), qui n'hésite pas à préciser avoir donné huit heures de cours « à titre gratuit » à l'université Lille-2.

Malgré tout, si une partie des parlementaires touche des sommes importantes dans le privé, la plupart se contentent de leurs indemnités. Le cumul des mandats est, en revanche, lui, majoritaire. À l'Assemblée nationale, ils sont plus de 200 députés sur 577 à exercer un mandat de maire et plus de la moitié des députés cumulent leur activité avec un mandat local. Dans les deux graphiques ci-dessous, nous distinguons le cumul des mandats exécutifs (maire, président et vice-président des conseils généraux et régionaux) et le cumul concernant tous les mandats locaux (adjoints au maire, membres de commissions locales...).

Plus marginal, une poignée d'élus indique avoir perdu de l'argent en 2013. Ils sont environ une quinzaine à enregistrer des déficits pour maintenir leur profession libérale à flot, comme le chirurgien-dentiste et député Éric Jalton (PS), l'avocat Claude Goasguen (UMP) ou encore le sénateur Claude Dilain (PS), qui a souhaité garder son cabinet de pédiatrie. « Je me suis battu pour être pédiatre, dit-il, et vu que j'ai été élu avec 200 voix d'avance, je ne savais pas si j'allais pouvoir poursuivre en tant que parlementaire. Du coup pendant des années, mon chiffre d'affaires a alterné entre 5 000 euros de bénéfice et 5 000 euros de déficit. »  

Le palmarès des parlementaires les mieux payés dans le privé permet de se rendre compte des sommets que les rémunérations de nos parlementaires peuvent atteindre :

  • En première place, le sénateur du Tarn-et-Garonne Jean-Michel Baylet (PRG) a empoché en 2013 la somme de 670 880 euros en tant que président du groupe de presse Dépêche du Midi, du journal Midi Olympique, de La Nouvelle République des Pyrénées, ainsi qu'en tant que dirigeant de la SAS Occitane de communication.

  • En deuxième position figure le sénateur de l'Essonne (UMP) et grand patron de l'aéronautique et de l'armement, Serge Dassault. La fortune du président du Figaro et de sa famille culmine à plus de 13 miliards d'euros selon le magazine ChallengesL'ancien maire de Corbeil-Essonnes, soupçonné par la justice d’avoir mis en place un système de corruption électorale dans sa ville, a reçu en 2013, en tant que président du groupe industriel Marcel Dassault, 628 820 euros bruts en plus de son indemnité parlementaire.
     
  • Capture d'écran du site web de l'entreprise CityaCapture d'écran du site web de l'entreprise Citya
    En numéro 3 figure le député de la cinquième circonscription d'Indre-et-Loire, Philippe Briand (UMP), également 387e fortune de France selon le magazine Challenges. En tant que chef d'entreprise de la société SAS Arche, ce dernier a gagné 101 643 euros en 2013. L'ex-trésorier de Nicolas Sarkozy en 2012 prend aussi le soin d'inscrire ses dividendes, qui se sont élevés à 361 200 euros. Fondateur du réseau d’administrateurs de biens Citya immobilier (le n° 3 en France), le député Briand est un homme richissime. Sa participation financière directe dans la holding baptisée Arche SAS est évaluée à 120 000 000 euros, d’après les éléments fournis à la HATVP.
     
  • En quatrième place figure le député de l'Oise, Olivier Dassault (UMP). Fils du numéro 2 dans notre palmarès, Serge Dassault, ce dernier a été rémunéré 357 567 euros bruts en 2013 en tant que président du conseil de surveillance du groupe industriel Marcel Dassault. L'aîné des enfants de Serge Dassault est également vice-président du groupe Valmonde, président du conseil de surveillance de l'entreprise Particuliers et Finances Editions, président du conseil de surveillance de la société Rond point immobilier, membre du conseil de surveillance de la SCA Rubis ainsi qu'administrateur à la Société du journal Le Figaro.
     
  • Le député du Var Jean-Sébastien Vialatte (UMP) est cinquième. Ce biologiste de formation n'a que modérément apprécié que nous l'appelions à son laboratoire d'analyses médicales de Six-Fours-les-Plages, près de Toulon, pour qu'il nous fournisse sa rémunération de 2013 : « Vous trouvez ça normal que l'on doive donner nos rémunérations ! » a-t-il répondu avant d'affirmer vouloir « faire la même chose avec les salaires des journalistes qui dépendent des aides publiques ». D'un commun accord, nous avons inscrit en 2013 la somme qu'il a perçue en 2012, soit le plus faible revenu de ces cinq dernières années. « Les laboratoires d'analyses médicales sont en crise », a-t-il précisé.

L'accueil de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique a été contrasté chez les parlementaires. Certains s'y sont pliés sans ciller quand d'autres ont contesté l'étalage de leurs revenus sur la place publique. Questionnée sur sa déclaration d'intérêts, l'avocate au barreau de Bayonne et députée PS des Pyrénées-Atlantiques, Colette Capdevielle, estime que cette vaste opération de transparence permet de « mieux connaître la sociologie des députés ». 

Le député de l'Isère Alain Moyne-Bressand (UMP) voit également la publication de ses revenus comme une chose naturelle : « Je n'ai rien à cacher donc ça ne me dérange pas. Je viens d'un milieu modeste et j'ai créé mon entreprise en toute transparence. » Ce dernier va même plus loin : « J'aimerais que les hauts fonctionnaires fassent de même, il n'y a pas de raison que l'on ne cible que les parlementaires. »

Hélas, la lecture des déclarations d'intérêts manuscrites reste chose complexe, voire énigmatique. Il faut parfois passer par plusieurs interlocuteurs avant d'obtenir une clarification. Concernant par exemple le député Christian Assaf (PS), nous avons dû contacter l'Office de tourisme de Montpellier pour en savoir plus sur son ancien poste de chargé de mission, rémunéré 3 500 euros par mois. À l'accueil, on nous a affirmé que ce dernier travaillait toujours à l'Office de tourisme et que « jusqu'à preuve du contraire », il recevait toujours un salaire. Mais le maire de la ville, Philippe Saurel, nous a affirmé qu'il s'agissait « d'un ancien recyclage politique » et que le député ne travaillait plus pour l'Office... « À ma prise de fonctions, je me suis aperçu que beaucoup de gens ont obtenu des emplois de complaisance », a-t-il déclaré à Mediapart. Finalement, Christian Assaf nous a rappelé pour nous expliquer qu'il ne travaille plus à l'Office de tourisme et qu'il a bien rempli sa mission pour « faire passer l'Office de tourisme de Montpellier en Office de tourisme d’agglomération ». « J’avais rendu une pré-étude avec les éléments juridiques comparatifs permettant de décider du meilleur statut à adopter pour l'Office de tourisme », explique-t-il.

Concernant les droits d'auteur, 18 députés annoncent dans leur déclaration en avoir perçu ces cinq dernières années. Parmi eux, Bernard Accoyer (UMP), Gilbert Collard (FN) ou encore Jean-François Copé (UMP). À ce sujet, la déclaration du député Jean-Christophe Cambadélis (PS) questionne. Alors que ce dernier a publié quatre livres ces cinq dernières années (Dis-moi où sont les fleurs : essai sur la politique étrangère de Nicolas Sarkozy et L'Encyclopédie du socialisme en 2010, La Troisième Gauche en 2012 et L'Europe sous menace national-populiste en 2014), il ne déclare avoir perçu aucun droit d'auteur. Même chose pour l'écologiste Cécile Duflot, co-auteure des livres Apartés (février 2010) et Des écologistes en politique (mars 2011).  

Malgré les oublis et la complexité de lecture qui compromet en partie la visibilité du public sur d'éventuels conflits d'intérêts, « les parlementaires semblent avoir globalement joué le jeu », écrit l'association Regards citoyens qui a mobilisé plus de 8 000 personnes pour numériser les déclarations manuscrites (lire notre Boîte noire). La quasi-totalité des parlementaires (99 %) a par exemple renseigné le champ sur les collaborateurs parlementaires. Mais « malgré la forte mobilisation autour de ce projet, les données désormais disponibles en open data sont encore largement améliorables », explique l'association.

BOITE NOIRECet article a été édité le mercredi 13 août pour rajouter les émoluments de Serge Dassault et d'Olivier Dassault. Les deux parlementaires n'apparaissaient dans le premier jeu de données que nous avons utilisé. 
La Haute autorité pour la transparence de la vie publique a mis en ligne sur son site web l'intégralité des déclarations d'intérêts et d'activités des parlementaires. À l'aide de l'association Regards citoyens, qui a sollicité la participation de 8 000 personnes pour numériser les déclarations manuscrites, nous avons pu calculer l'ensemble des revenus (bruts et nets mélangés) hors mandats électifs des parlementaires. Les 6,117 millions d'euros que nous avons calculés constituent un minimum car nous n'avons pas pu indiquer tous les montants présents dans les déclarations. D'une part, du fait de la complexité de la démarche qui consiste à vérifier une par une les 925 déclarations. D'autre part, parce que nous avons décidé de n'inscrire que les revenus pour lesquels nous étions sûrs qu'ils avaient été perçus en 2013. Un certain nombre de parlementaires n'ont en effet rempli leur déclaration que jusqu'à 2012. Nous avons donc préféré ne rien inscrire à leur nom, ou inscrire une estimation minimale ayant pu être perçue en 2013 après les avoir consultés. 

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Browserleaks montre comment identifier votre navigateur web

L'épreuve de force de l'AP-HP pour fermer une unité des enfants cancéreux

$
0
0

L'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP, centre hospitalo-universitaire d'Île-de-France qui regroupe 37 hôpitaux) a finalement réussi à fermer l'unité d'oncologie pédiatrique (cancérologie) de l'hôpital Raymond-Poincaré de Garches (Hauts-de-Seine) le 8 août 2014. Une audience a eu lieu mercredi 13 août au tribunal administratif de Cergy-Pontoise, pour statuer sur la non-acceptation de cumul emploi-retraite de Nicole Delépine. Le jugement du 14 août 2014 a suspendu la décision de l'AP-HP : Nicole Delépine pourra donc reprendre du service. Une seconde audience, à la demande des parents, est attendue : elle vise la continuité des soins selon les méthodes du docteur Delépine. Le conflit entre médecins et administration n'est donc pas terminé.

Entre la police, les vigiles et le « burnout » de deux praticiens, les patients et médecins décrivent successivement des « méthodes policières », qui surprennent. D'autant plus que ce n'est pas la première fois qu'un bras de fer a lieu entre les praticiens et l'AP-HP. En novembre 2013, les urgences de l'Hôtel-Dieu mettaient la clé sous la porte malgré des mois d'une vive contestation. Puis l'hôpital Paul-Guiraud s'était vu imposer une réduction du nombre de lits en période estivale en dépit du désaccord du conseil municipal d'Orly, d'une grève du personnel et d'une confrontation par tribunaux interposés

© Ametist

À Garches, dans le viseur de l'AP-HP, il y a la désormais ancienne chef de service de l'unité d'oncologie pédiatrique, le docteur Nicole Delépine. Depuis des années, ses méthodes, qui ne suivent pas les plans cancer élaborés par le ministère de la santé, dérangent. La praticienne préfère s'appuyer sur le travail du professeur Gerald Rosen, cancérologue américain connu pour ses excellents résultats dans le traitement du cancer des os. « Son taux de guérison était meilleur qu'ailleurs et sa méthode permettait souvent d'éviter l'amputation du membre affecté, courante à l'époque. Je n'ai fait que l'appliquer », explique le docteur Delépine dans une interview reprise par Le Point

Nicole Delépine - capture d'écran du film « cancer... business mortel ? »Nicole Delépine - capture d'écran du film « cancer... business mortel ? » © Jean-Yves Bilien

« Je me base sur des techniques aux résultats éprouvés », assure-t-elle à Mediapart, « des chimiothérapies tout ce qu'il y a de plus classique sauf que je me focalise essentiellement sur la guérison des patients et non sur les essais thérapeutiques. » Problème, l'AP-HP affirme dans un communiqué d'avril 2014 que « les résultats chiffrés très favorables (80 % de survie à 5 ans d'enfants triés selon un protocole original) n'ont jamais été soumis à une évaluation par les pairs ou par un CPP (Comité de protection des personnes) et d'une publication dans les dix dernières années », comme l'imposent les recommandations de bonne pratique. 

Le débat médical n'a jamais été tranché. À plusieurs reprises, l'unité du docteur Delépine a menacé de fermer et s'est vue contrainte de déménager quatre fois : de l'hôpital Hérold à ses débuts dans les années 1980 à l'hôpital de Garches en 2006, en passant par l'hôpital Robert-Debré et Avicenne en Seine-Saint-Denis.

Dans un climat souvent conflictuel : en témoigne l'arrêt rendu en 2003 par la cour d'appel de Paris sur la plainte de diffamation publique portée par Nicole Delépine contre le cancérologue Thomas Tursz, à l'époque directeur de l'institut Gustave-Roussy de Villejuif. Ce dernier reprochait notamment à Nicole Delépine son « incompétence professionnelle », « sa malhonnêteté scientifique » et son « pouvoir de manipulation ». La Cour eut beau affirmer que « Thomas Tursz avait échoué dans son offre de preuves », la réputation de Nicole Delépine n'en est pas ressortie indemne. Et par ricochet celle de son équipe, qui aujourd'hui n'est guère enthousiaste à l'idée de se faire muter dans les autres hôpitaux de l'AP-HP. Mais au-delà de ce débat médical, ce sont les méthodes de l'assistance publique-hôpitaux de Paris pour résoudre le conflit qui étonnent.

Des rumeurs sur la fermeture de l'unité à la suite du départ du docteur Delépine bruissaient depuis longtemps, raconte Salwa Alkhallaf, médecin pédiatre à Garches : « On se doutait qu'au départ de Nicole, ils tenteraient de fermer l'unité. Déjà en 2012, ils nous avaient enlevé trois lits. Ces dernières années ils n'embauchaient plus de personnel et ne remplaçaient plus les départs. Mais ce n'est vraiment que fin avril que l'on a eu la confirmation de la fermeture... à travers les médias. On aurait certainement pu trouver une solution intermédiaire, au lieu de ça, tout s'est passé en dehors de nous, la machine était déjà enclenchée. »

La décision surprend le personnel, d'autant plus que « l'unité Delépine » s'attend, comme le prévoit l'article L6122-10 du code de santé publique, à une prolongation tacite de son service par l'Agence régionale de santé d'ici le mois de juillet 2014. Répondant aux questions de Mediapart, l'agence régionale de santé (ARS) Île-de-France affirme que « l'AP-HP n'a pas déposé de dossier d'évaluation de cette activité 14 mois avant l'échéance de l'autorisation, soit en juin 2013. En l'absence de dépôt de ce dossier d'évaluation pour le site de l'hôpital Raymond-Poincaré, l'ARS s'est assurée que l'AP-HP ne souhaitait pas poursuivre cette activité au-delà du 21 août 2014. » Mais l'AP-HP renvoie la balle à l'ARS, en affirmant que « l’ARS n’a pas sollicité l’AP-HP » pour qu'elle transmette « un rapport d'évaluation ».

Dans un communiqué du 30 avril 2014, l'AP-HP évoque aussi une autre raison de la fermeture : « Le départ à la retraite du Dr Delépine conduit à ne pas laisser subsister une unité qui ne respecterait pas les bonnes pratiques, au moment même où l’AP-HP affirme, dans son plan stratégique, son engagement d’appliquer les recommandations du "Plan Cancer III" » qui prévoit entre autres le « doublement du nombre d'essais thérapeutiques d'ici à 2019 ».

Fin juin, tout s'accélère. Pas une semaine ne se passe sans que les médecins ne reçoivent une lettre de l'administration leur détaillant la logistique sur la fermeture, le transfert des patients, le déménagement du matériel et l'intégration du personnel à de nouveaux services. La tension monte d'un coup avec la grève de la faim entreprise le 26 juin par les parents de quatre patients.

© Nicole Delépine

Reclus dans la chapelle attenante à l'unité de soin des cancéreux, les grévistes reçoivent deux fois par jour une visite du service médical d'urgence sur site. « Les propos désespérés de certains d’entre eux et les menaces de "passage à l’acte" nécessitent une surveillance bienveillante renforcée de la part de l’AP-HP », écrit dans un communiqué du 4 juillet le CHU d'Ile-de-France. Quelques jours plus tard, la force succède à la bienveillance. Plusieurs cars de CRS sont dépêchés par le préfet des Hauts-de-Seine pour déloger les grévistes afin d'« éviter tout risque de mise en danger pour eux-mêmes » et « des troubles susceptibles de gêner la bonne prise en charge de l'ensemble des patients de l'hôpital »La « bonne prise en charge » des patients de l'hôpital revendiquée par l'AP-HP va tourner court. 

Le départ en vacances d'un des quatre médecins spécialistes de l'unité d'oncologie pédiatrique marque le début du délitement de l'unité que semble souhaiter l'AP-HP. C'est l'engrenage : « quatre à huit » vigiles sont postés à l'entrée de l'établissement, « 24 h sur 24 » selon Nicole Delépine. Pour les médecins qui y voient une entrave à la liberté des visites et à leur circulation, la situation est difficilement supportable. « Ça m'a rappelé la Syrie des années 1980 », se remémore le docteur Alkhallaf.

Les vigiles à l'entrée de l'unité d'oncologie pédiatrique de l'hôpital Raymond-PoincaréLes vigiles à l'entrée de l'unité d'oncologie pédiatrique de l'hôpital Raymond-Poincaré © Nicole Delépine

Alors que la fermeture administrative de l'unité est prévue le 21 août 2014, la date est avancée pour, selon le CHU, « éviter que les enfants et les soignants ne soient mis en danger ». Une version fermement contestée par Sophie Masset, mère du petit Hugo en aplasie (diminution de la production des cellules sanguines pouvant survenir à l'issue d'une chimiothérapie) : « Ils ont décidé d’anticiper cette fermeture parce qu’il n'y avait plus d'oncologues. Mais ce sont les pressions et le harcèlement de l'AP-HP qui ont poussé les médecins au départ. »

Alors qu'elle doit assurer sa permanence, le docteur Barbara Markowska de l'unité de soins d'oncologie pédiatrique se fait contrôler par un des gardiens à l'entrée du bâtiment : « Le vigile m'a de suite réclamé mon badge, je lui ai répondu que mon badge était dans mon bureau et que je devais d'abord aller le chercher, j’étais déjà en retard de 10 minutes. J'allais entrer dans le bâtiment quand ce dernier m’a poussée violemment. Mon collègue a appelé le chef de garde pendant que le vigile discutait par talkie-walkie. Le responsable des vigiles s'est excusé et ils m'ont finalement laissée rentrer mais c’était tellement désagréable d'être poussé ainsi. » Barbara Markowska interrompt soudainement son récit. À l'autre bout du fil, le silence laisse place aux sanglots.

Le docteur Barbara MarkowskaLe docteur Barbara Markowska © DM

D'une voix entrecoupée de courtes respirations, la pédiatre reprend son récit : « Je ne suis pas un criminel. En 25 ans de carrière, je n'ai jamais vu ça, c’était vraiment abominable. J’étais vraiment pas bien, j’avais tellement mal à la tête, j’ai senti ma tension monter. Un médecin m’a examinée, ma tension avait effectivement monté, il m'a dit que j’étais incapable de travailler. Je n'ai plus revu ce vigile mais à chaque fois que je devais reprendre du service, je me sentais mal en passant devant le contrôle. » 

Sa collègue Salwa Alkhallaf n'a pas réussi à tenir jusqu'à la fermeture de l'unité le 8 août. Aujourd'hui encore, elle peine à raconter les dernières étapes ayant mené à son « burnout » : « Le lundi 21 juillet, on me dit qu'un spécialiste veut me joindre, mais j'étais trop occupée avec les patients. Le lendemain, un médecin se présentant comme un médiateur est venu. On a fait une réunion de trois heures. On a parlé de tout, des patients, de ce que l'on comptait faire après, puis à la fin, il a remis en question mes compétences dans le service. Il m'a dit “on a vérifié, vous n'êtes que pédiatre, vous n'êtes pas oncologue”. C'était humiliant, c'est vrai que je ne suis pas oncologue mais ça fait plus de 25 ans que je travaille dans le service du docteur Delépine. »

« Au fur et à mesure, ajoute le docteur Alkhallaf, je n'en pouvais plus des gens qui arrivent dans notre unité à l’improviste et qui me demandaient de faire des choses que mon devoir de médecin ne me permet pas, comme de partager les dossiers des patients sans l'aval des parents ou de prévoir des cures de chimiothérapie à l'hôpital Ambroise Paré alors que les parents refusent d'y aller. Le lundi 28, je me sentais épuisée, j’ai signé la lettre disant que je n'acceptais pas mon transfert à l'hôpital Ambroise Paré puis j‘ai annoncé que je prenais une RTT le lendemain. J'ai pris un rendez-vous d'urgence avec un psychiatre qui m'a reçue le 29 et là, il ne m'a pas laissé le choix, il m'a dit d'arrêter, d'abord une semaine parce que je ne voulais pas m'absenter trop longtemps, puis un mois. »

La semaine précédant la fermeture de l'unité, il ne reste plus que deux médecins dans le service. Le professeur Chevalier, qui se trouve à sa tête depuis le départ à la retraite de Nicole Delépine, organise leur départ. Mais son autorité est aussi contestée par les médecins de l'unité que par les familles des patients. « Il a refusé que les chimios se fassent à Garches, c’est lui qui gère le service et il n'est même pas oncologue, déclare la mère d'un des patients, Stéphanie Brisset, venue exprès de La Rochelle. « On a bien compris que sa mission à lui, c’était de vider le service au plus vite. »

La mère d'Hugo, Sophie Masset, n'est guère plus tendre : « Le professeur Chevalier avait pour objectif premier de fermer l'unité et non pas de soigner les enfants. La preuve : mon fils n'a pas vu d'oncologue les 48 heures précédant notre départ du service alors que je lui avais demandé de nommer un oncologue temporaire, c'était sa responsabilité. Au lieu de ça, tout a été fait pour qu'il n'y ait plus d'oncologue dans le service, pour permettre à l'administration de dire qu'ils étaient obligés de fermer l'unité pour assurer la sécurité des patients. »

Le 6 août, soit deux jours avant la fermeture définitive, le docteur Markowska doit quitter le service pour cause de « prescription abusive », selon l'AP-HP. « Depuis que je travaille ici, ça ne m'était jamais arrivé, déclare la pédiatre, interloquée. J'avais prescrit comme à l'accoutumée une troisième transfusion à un patient en aplasie alors que son hémoglobine était à 9 grammes au lieu de 13-14, cette décision est incompréhensible. On m'a dit que ma cure était abusive, que je voulais garder le patient dans le service. »

« “Madame, vous êtes suspendue de vos fonctions de médecin, vous n’avez pas le droit de parler aux patients, prenez vos affaires”, c'est ce que m'ont dit les quatre personnes qui m'ont convoquée, affirme Barbara Markowska. À ce moment là, les familles des malades sont venues, elles voulaient m’empêcher de sortir. Je ne voulais pas faire le grand bazar donc je suis descendue dans mon bureau. Je l'ai fermé à clé et deux personnes m’ont accompagnée jusqu’à mon véhicule. C’était des méthodes policières même si je n’étais pas menottée. Deux-trois malades sont venus et l’assistante sociale m'a accompagnée pour me dire au revoir. Les deux dames avaient les larmes aux yeux. »

Sur le plan judiciaire, alors que le juge des référés du tribunal administratif de Paris avait rejeté le 16 juillet dernier la requête du collectif de proches de malades Ametist, un pourvoi devant le Conseil d'État est également en cours. « Nous espérons que la plus haute juridiction administrative française sera sensible à l'urgence de la situation pour statuer avant le 21 août », avait déclaré à l'AFP Jérôme Rousseau, avocat d'Ametist, une association de proches de malades. Mais depuis l'accélération de la fermeture, Jérôme Rousseau est inquiet : « Une fois que le service aura déménagé, il sera plus difficile de suspendre la procédure par le juge des référés. Ça risque d’aboutir à un non-lieu à statuer. »

Quant aux patients, ils ont été dispatchés dans plusieurs hôpitaux d'Île-de-France et d'ailleurs, avec la promesse de conserver les traitements démarrés par le docteur Nicole Delépine. L’AP-HP « présentera mi-septembre un premier bilan sur l’état de la prise en charge des patients de la file active de l’unité ». Certains parents se réservent toutefois le droit d'attaquer en justice l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris en cas de non-respect des promesses.

BOITE NOIRECet article a été édité le jeudi 14 août pour rajouter la décision du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, qui a donné raison à Nicole Delépine concernant le cumul emploi-retraite.
Toutes les personnes citées dans cet article ont été contactées entre le jeudi 7 et le mercredi 13 août. L'Assistance publique-Hôpitaux de Paris ainsi que l'Agence régionale de santé d'Île-de-France n'ont répondu à nos questions que via messagerie électronique. Contacté par l'intermédiaire du service de communication de l'AP-HP, le professeur Chevalier, chef de pôle à l'hôpital de Garches, n'a pas souhaité s'exprimer sur le sujet. 

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Browserleaks montre comment identifier votre navigateur web

Gaza, terrorisme, prohibition... : le ministre de l’intérieur s'explique

$
0
0

Nous avons souhaité confronter, dans un entretien prenant le temps d’aller au fond du débat, le ministre de l’intérieur à nos critiques sur l’attitude du gouvernement face aux manifestations de protestation contre la guerre israélienne à Gaza (lire ici notre lettre ouverte à François Hollande et retrouver les vidéos de notre dernier “En direct de Mediapart”).

Puis, notre échange s’est élargi à nos interrogations sur la nouvelle loi antiterroriste, dont le durcissement malmène les libertés publiques (lire ici et  nos récents articles sur ce sujet). Enfin, nous avons profité de notre actuelle série (la retrouver ici) sur la légalisation du cannabis dans d’autres pays, pour questionner Bernard Cazeneuve sur la constante politique française de prohibition dont le bilan sécuritaire est à tout le moins discutable.

MEDIAPART. En pleine opération militaire israélienne à Gaza, vous avez interdit à plusieurs reprises ces dernières semaines des manifestations de soutien à la Palestine. Est-ce que le rôle de l’État n’est pas plutôt de garantir une liberté fondamentale – celle de se réunir et de manifester – tout en empêchant ceux qui veulent l’enfreindre parce qu’ils sont là pour casser ou provoquer ?

BERNARD CAZENEUVE. Je veux répondre sur le plan des principes et du droit. Reprenons les faits : 485 manifestations ont eu lieu à Paris et en province ; cinq seulement ont été interdites. Contrairement à ce que j’ai pu lire, ce ne sont pas le président de la République ou le premier ministre qui ont pris cette décision d’interdiction. C’est moi. Et je leur ai fait cette proposition pour des raisons que je veux prendre le temps d’expliquer et que j’assume.

D’abord, sur le fond, il est évident que la cause pour laquelle les manifestants se sont mobilisés était juste. Revendiquer pour les Palestiniens un droit à disposer d’un État, exiger que la guerre cesse à Gaza et que des enfants ne soient pas tués était une cause qui aurait pu justifier que toute la France fût dans la rue. J’ai moi-même beaucoup manifesté par le passé pour ces causes et je l’aurais fait de nouveau dans un autre contexte que celui des fonctions que j’occupe.

Il y a par ailleurs, dans l’organisation des manifestations, une responsabilité régalienne de l’État qui consiste à prendre toutes les dispositions pour éviter des débordements. En règle générale, cette responsabilité de l’État s’évalue notamment à l’aune de la capacité des organisateurs à assurer eux-mêmes le bon déroulement des manifestations qu’ils initient. C’est la raison pour laquelle l’immense majorité des manifestations déclarées ont eu lieu.

Mais la liberté de manifester n’est pas liberté de crier « Mort aux juifs ! » dans les rues de Paris ou de Sarcelles et de s’attaquer à des synagogues avec des cocktails Molotov. Il ne faut pas confondre la liberté de crier son indignation et le droit à commettre des délits qui ne sauraient exister dans la République. Car l’antisémitisme n’est pas un droit. C’est un délit. Or, qu’avais-je entre les mains ? Des éléments précis et concrets témoignant du fait que des synagogues et des commerces allaient être attaqués et que des actes antisémites seraient perpétrés.

Bernard Cazeneuve a pris la succession de Manuel Valls au ministère de l'intérieur.Bernard Cazeneuve a pris la succession de Manuel Valls au ministère de l'intérieur. © Reuters

Quels étaient ces éléments « précis et concrets » ? 

Des appels circulant sur Internet, des affiches apposées sur des abribus à Sarcelles qui indiquaient qu’on allait descendre dans les quartiers juifs… Je ne voulais pas que ceux qui voulaient manifester, animés par un esprit de responsabilité et par un idéal de paix, voient leur démarche compromise par le comportement d’une minorité, aveuglée par la haine et par l’antisémitisme. J’avais donc un devoir moral d’interdire. J’ajoute que le ministre de l’intérieur est aussi celui des cultes. Le problème n’est certes pas exclusivement religieux, mais il peut y avoir des affrontements interconfessionnels. Et sur tous ces sujets, je dois être le ministre du respect et de la tolérance. Dès lors que je savais que des affrontements de ce type pouvaient avoir lieu, je devais les prévenir.

Par ailleurs, ces manifestations ont été interdites après qu’une première a dégénéré, à proximité de la synagogue de la rue de la Roquette, à Paris [le 13 juillet – ndlr]. Cela aurait pu aboutir à des violences extrêmement graves et à la mise à sac d’une synagogue s’il n’y avait pas eu des forces de l’ordre pour assurer la sécurité. Ce ne sont donc pas les interdictions qui ont engendré la violence, mais les violences qui ont engendré les interdictions. J’assume donc, encore une fois, cette position.

Est-ce que cela signifie, pour autant, que l’on superpose dans une pensée sommaire l’antisémitisme et l’antisionisme ? Non. Ce n’est pas du tout ma position. Je ne l’ai jamais dit et je ne le pense pas. Mais qu’il y ait des antisémites qui se dissimulent derrière l’antisionisme est une réalité. Il suffit d’aller se promener du côté de la Main d’Or [nom du théâtre de Dieudonné – ndlr] pour s’en rendre compte. Ne pas le dire serait une faute. Au bout du compte, j’interdis cinq manifestations sur 485 et voilà que ce que l’on condamne ce ne sont pas les actes antisémites qui ont justifié ces interdictions, mais les interdictions elles-mêmes…

Il y a des témoignages contradictoires sur les événements de la rue de la Roquette. Êtes-vous favorable à une commission d’enquête indépendante sur ces faits ?

Des gens ont été interpellés, pour certains déférés, incarcérés, jugés. Maintenant s’il y a une demande, par exemple des parlementaires, nous donnerons les éléments. Je n’ai aucun problème là-dessus.

Celui qui a signé en préfecture pour l’organisation des manifestations interdites, Alain Pojolat (du NPA), est aujourd’hui poursuivi. Est-ce que vous ne trouvez pas qu’il y a le risque de réhabiliter une forme de loi « anti-casseurs » des années 1970, qui fut très critiquée en son temps par la gauche ? Il y a souvent des débordements dans les manifestations. Ce que la gauche a critiqué à l’époque, c’est que les conservateurs veulent en rendre responsables ceux qui les organisent, même s’ils ne sont pas auteurs des faits.

Nous sommes dans un État de droit. Je ne distingue pas l’application du droit selon les circonstances. Si je commence à considérer qu’il y a des principes qui doivent s’appliquer selon les interlocuteurs, les circonstances ou certaines appréciations politiques, alors il n’y a plus de fondements à la République, il n’y a plus de force pour les institutions dans l’énoncé des principes républicains.

Regardons les choses de près. M. Pojolat a décidé d’organiser une manifestation. Nous avons indiqué à M. Pojolat que des risques de débordements antisémites existaient. Nous lui avons expliqué pourquoi nous préférerions, dans la mesure où il était dans l’incapacité d’assurer l’encadrement de ces manifestations, comme d’autres grandes organisations savent le faire, que celles-ci n’aient pas lieu. Il est allé devant le tribunal administratif, il a perdu. Devant le Conseil d’État, il a aussi perdu. Ces manifestations ont malgré tout eu lieu et ont été à l’origine de violences. Il a donc enfreint la loi. Je ne vois pas pourquoi il devrait n’être comptable de rien devant la justice. Je suis ministre de l’intérieur : comment voulez-vous que je tienne un autre propos ? Il n’y a pas de loi « anti-casseurs ». Il y a une loi républicaine. Elle s’applique.

Manifestation pro-palestinienne à Paris, le 26 juillet.Manifestation pro-palestinienne à Paris, le 26 juillet. © Reuters

Est-ce que cela doit revenir aux manifestants d’organiser la sécurité d’un cortège ? N’est-ce pas plutôt la mission des forces de l’ordre ? Il peut y avoir des manifestations sans service d’ordre de la CGT, qui est l’une des « grandes organisations » dont vous parlez…

Bien entendu. Mais dans une démocratie comme la nôtre, l’interdiction de manifester ne relève pas d’une législation d’exception. C’est une possibilité prévue et encadrée par notre droit. Je savais ce qui risquait de se passer à Sarcelles, où on a brûlé une épicerie parce qu’elle était tenue par un juif. Comment se fait-il que des actes aussi abjects suscitent moins d’indignation qu’une interdiction destinée à éviter que ces actes ne se produisent ? Je peux comprendre tout le bruit de fond et les postures, mais ce qui compte pour moi, c’est la réalité.

Bien sûr qu’il y a ces actes antisémites, profondément répréhensibles. Mais nous voyons aussi, comme le montrent les rapports de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, que le racisme le plus ordinaire, le plus banal, cible dans notre pays nos compatriotes de culture, de confession ou d’origine musulmane…

Je ne veux pas rentrer dans ce raisonnement-là. Il n’y aurait qu’un seul musulman qui ferait l’objet d’une attaque raciste, que cela mériterait une indignation identique. Ce n’est pas le nombre qui doit faire réagir, mais le seul fait que la discrimination puisse exister, que ce soit à l’encontre d’un juif, d’un musulman, d’un chrétien... Je ne veux pas rentrer dans cette comptabilité-là, car je ne veux pas qu’on affaiblisse la République.

Est-ce que vous comprenez que les manifestants pacifiques, qui furent la grande majorité et qui ne sont donc pas comptables des débordements, aient ressenti ces interdictions comme une forme de discrimination ?

Quand nous sommes dans un contexte de haine et de violence, la responsabilité doit conduire à préférer la réalité aux impressions. Sincèrement, du fond du cœur, la réalité, c’est que je devais interdire ces manifestations, parce que le risque de débordements antisémites du fait de groupes incontrôlables existait. Je le dis d’autant plus facilement que j’étais en accord, sur le fond, avec la cause défendue par ceux qui se mobilisaient sincèrement pour la paix à Gaza.

En sortant le bazooka de l’interdiction de manifester, n’était-ce pas plutôt un aveu de faiblesse policier ? Puisque vous aviez des informations « précises et concrètes » sur ce qui allait se produire, pourquoi ne pas avoir mis en branle l’autorité de l’État pour empêcher les débordements tout en garantissant la liberté de manifester, ce qui aurait pu en outre ne pas entretenir l’idée qu’il s’agissait là de cortèges d’antisémites ?

Ce n’est en rien un aveu de faiblesse de l’État, au contraire. L’État, comme la police, a joué son rôle pleinement. Ce qui me choque, c’est que l’on ne reconnaisse pas qu’il y a un État qui a fait en sorte qu’il n’y ait pas d’affrontements à proximité des lieux de culte, d’atteintes aux biens et de dégradations dans l’espace public. Il est consubstantiel à l’autorité de l’État de pouvoir utiliser, dans des circonstances particulières définies par le droit, l’arme de l’interdiction de manifester pour éviter les débordements. 

Où en sont les projets de dissolution de la Ligue de défense juive, d’un côté, et, de l’autre, de mouvements comme la Gaza Firm ou le collectif Cheik Yassine ?

Ils sont sur la table et examinés par la direction des libertés publiques de ce ministère. Je prendrai une décision en droit sur ces sujets parce que c’est la meilleure façon d’être puissant et solide dans l’affirmation des principes républicains face à ces groupes. Ce sera pareil pour tous les groupes qui appellent à la haine raciale. Quand la République peut être ébranlée par des risques de tensions, de conflits et de violences, le ministère de l’intérieur doit être d’abord la maison du droit.

Êtes-vous satisfait de la coopération franco-israélienne dans l'affaire “Ulcan”, cet hacktiviste se revendiquant de la LDJ qui a notamment piraté le site Rue89 et harcèle de manière abjecte plusieurs journalistes ? 

Il y a des procédures engagées avec une grande détermination et fermeté de la part de la France. C’est la justice qui agit de façon indépendante. Tous les moyens de droit seront mobilisés pour faire en sorte que le droit passe. Je ne vais pas rendre public ce qui est fait, par respect des procédures en cours.

Les autorités israéliennes jouent-elles le jeu ?

Elles ont été saisies et le sont encore.

À la rentrée, un nouveau projet de loi antiterroriste sera présenté au Parlement. Il prévoit notamment la création d’un délit d’« entreprise individuelle terroriste », le blocage administratif de sites réputés pro-djihadistes et l’interdiction administrative de sortie du territoire pour certains candidats au djihad. N’avez-vous pas l’impression que nous sommes entrés dans l’ère de l’intervention policière et administrative avant même que les faits n’aient eu lieu, un peu comme dans le film Minority Report ?

Faut-il que j’attende que les actes aient été commis pour attendre que l’action publique s’enclenche et que le judiciaire prenne le pas ? Dois-je attendre qu’un nouveau Mehdi Nemmouche ait tiré pour agir ? Si c’est cela le sens de la question, ma réponse est très claire : non. Je n’attendrai pas. Mon rôle de ministre de l’intérieur est d’éviter que de tels actes n’aient lieu. 

Interpellation, le 13 mai dernier, de six djihadistes présumés à Strasbourg.Interpellation, le 13 mai dernier, de six djihadistes présumés à Strasbourg. © Reuters

Le code pénal prévoit déjà des infractions préventives comme l’association de malfaiteurs en vue de commettre un acte terroriste.

Nous sommes face à une nouvelle réalité. Il y a près d’un millier de djihadistes français qui sont partis en Syrie, sont sur le chemin de la Syrie ou sur celui du retour. Sur le théâtre des opérations, on en compte aujourd’hui 380. Je fais en sorte de faire face à cette réalité en préservant la défense des libertés individuelles, qui sont le trésor de notre République. Sur le plan même des principes, si je devais d’ailleurs sacrifier le début d’une liberté sur l’autel de la lutte contre le terrorisme, ce serait une première victoire des terroristes sur notre modèle. Je ne le veux  pas. À aucun prix.

Mon problème est celui du départ de ceux pour lesquels nous disposons de suffisamment d’éléments pour savoir qu’ils vont partir sur le théâtre des opérations terroristes et dont on sait qu’une fois qu’ils s’y sont rendus, leur aller sera sans retour. Soit parce qu’ils y auront trouvé la mort, soit parce qu’ils en reviendront détruits. Aujourd’hui, je n’ai pas tous les moyens d’empêcher ces départs. Lorsque ces jeunes basculent sous l’effet de la propagande terrifiante diffusée sur Internet, on les perd. Ils ne vont pas faire la guerre d’Espagne et se battre pour la liberté. Ils vont décapiter, crucifier, torturer. C’est cela, la réalité.

Je dois donc prévenir très vite ces départs. Le temps judiciaire n’a pas la temporalité nécessaire. C’est pourquoi j’ai décidé d’une interdiction administrative de sortie du territoire. Est-ce que cette interdiction est arbitraire ? Non. Elle intervient sur la base d’éléments précis qui témoignent que la personne va s’engager dans un acte à caractère terroriste. La personne incriminée peut se défendre. Elle peut saisir en référé la justice, qui statuera sur le bien-fondé de la décision de l’État.

Cela signifie que vous déclassifierez des éléments recueillis par les services de renseignements ?

Bien entendu. Nous le faisons déjà dans bien des affaires. Il nous suffit de mettre sur une « note blanche » les éléments qui motivent la décision. Et s’il n’y a pas tous les éléments, ce sera donc en défaveur de l’État et en faveur de la personne incriminée. Le juge peut casser à tout moment. Sur le plan juridique, je ne vois pas où est le problème en terme de libertés. L’avocat aura accès au dossier, j’y tiens. Et le juge administratif, qui est aussi un juge des libertés, statuera.

Le propre de la procédure judiciaire, qui est ici contournée pour l’interdiction administrative de sortie ou le blocage administratif de sites, c’est qu’elle est contradictoire et non secrète avant qu’une décision soit prise, pas après. N’y a-t-il pas une inversion des principes dans votre raisonnement ?

Non, mais il y a un problème de temps. Le juge judiciaire a sa temporalité et son indépendance, auxquelles je tiens viscéralement. Mais quand il y a des interceptions téléphoniques qui nous indiquent que la personne surveillée part demain, nous n’avons pas toujours le temps du temps judiciaire. Je ne peux donc pas attendre. Donc j’interdis la sortie du territoire. Si la personne s’estime injustement mise en cause, elle saisit le juge.

Ne prenez-vous pas là un cas extrême pour justifier d’une mesure générale ?

Non, ce n’est pas extrême. C’est mon quotidien. Tous les soirs, quand j’ai fini ma journée, je lis des notes qui me racontent ces départs, ces basculements. Il faut dire la vérité aux Français et prendre la mesure du sujet.

En août 2013, devant la conférence des ambassadeurs de France à l'Élysée, François Hollande s’est dit prêt à « punir » le régime de Bachar al-Assad. Ce n’est pas la guerre d’Espagne, mais, à l’âge des idéaux, il y a de jeunes Français qui vont combattre un régime qui a martyrisé son peuple et a utilisé des armes chimiques. Que faites-vous à part les stigmatiser en leur interdisant de quitter le territoire ?

Le président de la République ne peut pas être tenu pour coupable d’avoir dit des choses justes. Il a raison de dire qu’il faut combattre Bachar al-Assad. Mais tous ceux qui considèrent que le combat contre Bachar al-Assad a légitimé l’engagement aux côtés des djihadistes font une erreur de parallaxe. Aujourd’hui, combattre Bachar al-Assad et prévenir le djihadisme, c’est le même combat contre les atrocités, la barbarie, le crime, la torture. Ces combats-là ne sont pas divisibles. Aller crucifier, décapiter, tuer en nombre en Irak ou en Syrie ne relève pas d’un combat légitime, mais de la monstruosité que les plus grands humanistes ont toujours combattue. Il ne faut pas tout mélanger.

Que faites-vous pour accompagner ces jeunes à leur retour ? Aux Pays-Bas, par exemple, il existe des programmes de réinsertion et de dé-radicalisation. Mais en France ?

Mon plan antiterroriste ne se réduit pas aux mesures prévues dans le projet de loi. Il y a tout le reste sur lequel j’ai pris des circulaires pour mobiliser les préfets, avec les représentants des cultes, etc. Nous visons précisément à ce que ces jeunes aient un interlocuteur, une main tendue, une écoute. Dès le 27 avril 2014, j’ai pris une circulaire pour qu’à chaque fois qu’un jeune est signalé par ses parents, une association ou l’institution scolaire, un dispositif global à caractère préventif soit mobilisé autour de lui.

On peut basculer parce qu’on est en décrochage, qu’on a un problème d’emploi, de santé, de rupture familiale. Sur chaque territoire, nous mobilisons toutes les administrations et le secteur associatif pour lutter contre toutes les discriminations qui peuvent conduire ces jeunes à penser qu’il n’y a pas d’avenir pour eux. C’est quand vous n’avez plus rien à attendre, ni de l’école, ni de vos parents, qu’une idéologie très nihiliste de la mort peut conduire à basculer.

Nous y travaillons avec volontarisme avec la ministre de la justice Christiane Taubira : déradicalisation dans les prisons, formation des imams, travail de nos services de renseignement, éducation, réinsertion dans les prisons… Ces sujets ont pour moi, en termes de priorité, une acuité aussi importante que le projet de loi antiterroriste.

Sur le parvis de l'Elysée, avec François Hollande et Manuel Valls.Sur le parvis de l'Elysée, avec François Hollande et Manuel Valls. © Reuters

L’ONU a annoncé une enquête sur d’éventuels crimes de guerre de part et d’autre durant la guerre à Gaza. Des binationaux français revendiquent avec virulence sur les réseaux sociaux leur engagement militaire dans l’armée israélienne. Que ferez-vous à leur égard s’il est établi que l’armée israélienne a commis des crimes de guerre ?

Sur ce sujet, les mêmes règles doivent s’appliquer à chacun. S’il est établi que des Français, sur tel ou tel théâtre d’opération militaire, ont contrevenu au droit français ou international en vigueur, ils doivent être poursuivis. C’est ce principe qui doit prévaloir. Aujourd’hui, quelle est la juste position ? À mon humble avis, il n’y aura pas de paix dans cette partie du monde aussi longtemps que le droit pour Israël à sa sécurité ne sera pas reconnu et aussi longtemps qu’il n’y aura pas un droit pour les Palestiniens à disposer d’un État.

Cette position implique que les règles de droit soient respectées de part et d’autre dans le cadre légal existant. Sinon, on rentre dans des logiques où la paix devient impossible. Tous ceux qui aujourd’hui manifestent pour la paix en disant « mort à Israël» se trompent. Ces gens-là ne manifestent pas pour la paix, mais pour la guerre.

Ce ne sont pas les slogans dominants dans les rues françaises.

Nous avons commémoré le 31 juillet le centenaire de la mort de Jaurès. Quand on prend des décisions, on s’interroge quand même un peu sur les principes. On ne prend pas des décisions comme des brutes, mais en ayant réfléchi, pesé, sondé ses propres principes, réinterrogé l’Histoire. Ce qui m’a frappé, dans tout ce qu’a fait Jaurès et qui a conduit à son assassinat, est que toute sa parole a été une parole pondérée, mesurée, équilibrée, non par souci d’équilibre mais par le souci constant de la juste position et de la précision. Face à des situations de violence et de guerre comme celles que vit le monde, chaque mot doit être pesé, chaque acte évalué au trébuchet, car la moindre chose peut faire tout basculer.

En l’état de l’enquête sur la disparition de 52,6 kilos de cocaïne dans les scellés du 36 Quai des orfèvres, peut-on parler d’un problème systémique ou d’un simple ripou présumé au sein de la brigade des stups parisienne ? 

Je ne vais pas conclure l’enquête alors même qu’elle se déroule. Elle dira la nature des actes, si le policier incriminé a bénéficié de complicités. Ce qui est le plus inacceptable et choquant, c’est que l’égarement d’un ou deux individus puisse porter atteinte à la réputation et au travail de dizaines de milliers de policiers qui sont de grands professionnels. C’est la raison pour laquelle il faut être intraitable. J’ai suspendu ce policier dès que les éléments sont apparus et j’ai enclenché une enquête de l’IGPN (inspection générale de la police nationale, ndlr) destinée à évaluer tous les aspects de la chaîne de décision et notamment les modalités de la gestion des scellés.

Vous avez demandé à l’IGPN de s’intéresser non seulement à la gestion des scellés, mais aussi au recrutement des agents, à leur formation, aux frais d’enquête, aux relations avec les informateurs. Pourquoi ? 

Je souhaite un audit participatif qui engage les policiers, pour faire en sorte que cela ne se reproduise plus et que nous soyons dans une démarche de progrès. Qu’on ne s’arrête pas simplement à la culpabilité de tel ou tel, pour laquelle il y a par ailleurs une enquête judiciaire. Je souhaite qu’on vérifie tous les process, tous les dispositifs hiérarchiques, toutes les modalités de fonctionnement pour qu’à travers cette épreuve, le service monte en gamme et sorte renforcé. Les démarches ne peuvent pas être seulement punitives. Il faut aller au-delà : comment assure-t-on la sécurité des lieux, contrôle-t-on les entrées ? Le « 36 » ne peut pas être un endroit où on rentre et on sort sans un contrôle adéquat. Même s’il y a les Batignolles en 2017 [le futur siège de la PJ parisienne dans le XVIIe arrondissement – ndlr], il faut régler les choses avant le déménagement pour que cela ne se reproduise pas.

Votre prédécesseur, Manuel Valls, avait confié un rapport sur la police de demain, « la police 3.0 », à Patrice Bergougnoux, préfet qui a mis en place la police de proximité. Allez-vous enfin prendre en main la question des relations entre police et population sur laquelle la gauche était très attendue ?

Pour moi c’est un sujet essentiel, stratégique. Il concerne la relation entre la population et la police, mais aussi la modernisation des forces de police. Et ce par la mise à disposition d’équipements modernes notamment numériques permettant de fluidifier la relation avec la population, de faciliter l’élucidation des faits et d’accélérer les interventions de la police. J’ai eu un premier échange avec Patrice Bergougnoux le 17 juillet et je le rencontrerai à nouveau dans les prochains jours.

Ce rapport a-t-il vocation à être public ?

J’ai l’intention de faire un important travail pour moderniser la relation entre la population et la police. C’est un axe très fort de notre action, donc je le rendrai public.

Récemment, l’Uruguay et deux États américains ont légalisé et encadré la production de cannabis. Le New York Times vient de lancer une campagne éditoriale contre la prohibition. On a l’impression qu’en France, c’est un débat interdit. Sans préjuger du résultat, pourquoi ne peut-il y avoir un débat politique sur l’efficacité des politiques actuelles ?

Je suis favorable au plus large débat. Mais dans ce débat, j’ai ma position : je suis fermement hostile à toute dépénalisation.

S’il y avait débat, elle pourrait évoluer...

Je n’ai aucune psychorigidité, j’ai une position dictée par des éléments très objectifs. Aujourd’hui, il y a à peu près un million de Français qui consomment du cannabis, dont environ 500 000 jeunes de façon régulière (en fait, 1,2 million de consommateurs
réguliers et 550 000 usagers quotidiens, ndlr). Et les effets sont épouvantables : cancérogènes, psychiatriques, catastrophiques…

Ils sont « moins pires » que les effets de l’alcool ou de la cigarette, non ?

Ce n’est pas ce que les éléments dont je dispose montrent : cancers, troubles du comportement et effets psychiatriques, etc. Par conséquent, j’ai tendance à considérer que le rôle d’un État est de protéger, notamment sa jeunesse, de la consommation de produits dont on connaît les effets sur le métabolisme, la psychologie, la santé. Je peux comprendre que ce principe soit considéré comme un peu « old fashioned », mais, pour ce qui est de mes propres enfants, je leur déconseillerais le cannabis et les protégerais. Donc a fortiori, pour tous les autres.

Mais vouloir protéger la jeunesse française, c’est également l’argument des anti-prohibitionnistes qui constatent qu’après plus de 40 ans de politique répressive, la France est l’un des pays européens où la consommation de cannabis est la plus importante.

Le débat et la démocratie marchent ensemble. Donc, encore une fois, le débat et la confrontation des expertises ne m’ont jamais posé le moindre problème. Ma position est que les effets sont ceux décrits. Est-ce que la politique répressive suffit ? Non, je suis convaincu qu’il faut une politique de prévention très offensive à tous les niveaux de la formation des jeunes. C’est extrêmement important. Il faut démanteler les réseaux aux plans national et international. C’est une organisation du crime internationale très puissante qui dépasse largement les frontières.

Les réseaux mis à bas par la justice sont très rapidement remplacés, et policiers et magistrats ont l’impression de « vider la mer à la petite cuillère ».

Oui, mais ça ne peut être une raison pour ne pas nous attaquer à tous les réseaux du crime qu’ils concernent le trafic de stupéfiants, le blanchiment de fraude fiscale ou la fraude fiscale elle-même. Tous les grands sujets du crime organisé qui concernent des cartels puissants conduisent souvent à agir avec une petite cuillère, au moins au début.

Aujourd’hui, acceptez-vous cette idée que la politique de prohibition a nourri la criminalité sur le trafic de drogue, comme la tolérance à l’égard des paradis fiscaux a nourri le crime organisé ?

Non, prévenir et interdire tout ce qui est de nature à détruire des individus, dès lors qu’on ne se contente pas d’interdire, est le bon équilibre.

La fin de la prohibition n’est pas une licence à se faire mal. L’alcool, la cigarette, le port d’arme peuvent avoir des conséquences terribles. N’est-ce pas une question de stratégie et de régulation que l’État doit prendre en compte pour précisément lutter contre la criminalité et assurer la santé publique ?

C’est bien parce que c’est une question de stratégie et de tactique que chacun peut avoir sa position.

On peut d’ores et déjà faire le bilan d’une stratégie sur quarante ans. À Marseille, on le compte en cadavres. Le rapport de Daniel Vaillant, ancien ministre de l’intérieur socialiste, réclamait d’ailleurs en 2011 la fin de la prohibition.

Le ministre de l’intérieur que je suis a le droit de ne pas être d’accord avec Daniel Vaillant. C’est un très bon ami avec lequel j’ai des points d’accord, mais sur ce point je ne suis pas en accord avec lui.

Du Budget à l’Intérieur, vous êtes passé de la gestion comptable des contraintes financières de la crise à la gestion policière de leurs conséquences sur la société, ses désordres et ses injustices. Dans ce passage d’un ministère à l’autre, quel regard avez-vous sur notre société ? Cette société dont François Hollande disait en avril dans son discours d’hommage à Jean Jaurès : « Cela fait trente ans que des gouvernements (lui) demandent des efforts et qu’on n’en voit pas le sens »

Je sens une souffrance, qui n’a que trop duré. La crise use, lamine, désespère. Il y a un besoin de sens, de perspectives, pour une société qui est très divisée, travaillée par des antagonismes et des haines. Je suis notamment ébranlé par la violence des propos sur la Toile. Il faut chercher à créer les conditions de l’unité autour de ce qui est essentiel, notamment de cette notion capitale en République qui est le respect. Donner du sens aux efforts, c’est faire en sorte que l’esprit de justice soit vraiment la boussole. Pour que les choses soient corrigées dans ce monde, et d’abord en Europe.

BOITE NOIREL’entretien a été recueilli au ministère de l’intérieur, place Beauvau, mardi matin 12 août. Il a duré environ 1 h 30. Il a été relu à sa demande par Bernard Cazeneuve et amendé à la marge, sur la forme.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Browserleaks montre comment identifier votre navigateur web

Derrière l'excellence, l’enseignement des maths en France connaît une crise inédite

$
0
0

Sur les trois dernières années, près de 1 600 postes d’enseignants de mathématiques proposés aux concours n’ont pas été pourvus. Faute de candidats au niveau suffisant. La session extraordinaire du concours 2014 a même marqué un record, puisque la moitié des postes offerts au Capes de maths sont restés vacants.

Au moment où l’excellence de l’école française de mathématiques est une nouvelle fois célébrée à travers la remise de la médaille Fields au Franco-Brésilien Artur Avila (lire aussi notre série sur la France championne des maths), l’enseignement des mathématiques dans le secondaire connaît, lui, une crise historique. Pour le mathématicien Pierre Arnoux, qui tirait la sonnette d'alarme l'an dernier dans la revue de mathématiques Tangente, la crise actuelle du recrutement dans la discipline s’apparente à rien de moins qu’un « accident industriel ».

L’érosion du nombre de candidats aux concours de mathématiques remonte à plusieurs années. Depuis 2008 et la mise en place de la masterisation – qui a repoussé de deux ans le niveau d'études pour pouvoir se présenter au concours – le nombre d’étudiants inscrits aux concours a commencé à s’effondrer. En 2011, le nombre de candidats au Capes externe avait chuté de 53 %, par rapport à l’année précédente. Le nombre d'admissibles avait lui baissé de 46 %, ce qui avait conduit le jury de l’époque à ne pourvoir que 60 % des postes offerts au concours. Si le ministère expliquait, à l’époque, qu’il s’agissait d’une année de transition, la tendance à la baisse ces dernières années n’a fait que se confirmer. En 2012, le jury d’agrégation de mathématiques avait décidé de démissionner collectivement pour protester devant cette démolition annoncée de la discipline. Malgré la chute du nombre de candidats, pas question pour les jurys de brader les concours qui, rappelaient-ils alors, engagent la qualité de l’enseignement pour quarante ans. Mais la pression est là.

« Les jurys essaient évidemment d’éviter de recruter des candidats totalement démunis de ressources, mais il est certain que ces dernières années, ils ont dû baisser leurs exigences en sélectionnant des candidats dont ils savaient qu’ils auraient ensuite des difficultés à enseigner », admet Luc Trouche, président de la Commission française pour l’enseignement des mathématiques. « Le pari qui est fait est que la formation continue prendra le relais », explique-t-il. Un pari bien risqué, puisque les budgets consacrés à la formation continue des enseignants se sont eux aussi effondrés.

Pour pallier le manque de profs de maths de plus en plus criant, le ministère de l’éducation nationale a eu, ces dernières années, massivement recours à des vacataires. Des personnels très précaires, payés à l’heure, et recrutés à des niveaux pour le moins variables. Autre mesure sparadrap, les rectorats incitent fortement les profs de disciplines scientifiques – physique ou technologie – à assurer les cours de maths. « On ne m’a pas franchement donné le choix », nous confiait il y a quelques mois un prof de technologie de l’académie de Versailles, conscient qu’il était « un peu juste » face à ses élèves de collège.

La crise du recrutement touche certes bien d’autres disciplines, mais les maths sont de loin la plus touchée. Les causes de la désaffection des carrières enseignantes sont connues : la baisse du nombre de postes proposés au concours dans un contexte de réduction drastique des postes dans l’Éducation nationale ces dix dernières années a entraîné mécaniquement une diminution du nombre de candidats. La masterisation, avec un recrutement porté à bac + 5 (sur lequel l’actuel gouvernement est partiellement revenu, fixant la barre à bac + 4) a, là encore, eu des effets dévastateurs sur le recrutement, notamment chez les candidats issus de classes modestes. Enfin, la stagnation des salaires, déjà faibles, les conditions de travail dégradées ont fait le reste.

Luc TroucheLuc Trouche

Facteur aggravant pour les mathématiques, la concurrence avec d’autres débouchés à ce niveau d’études est aussi beaucoup plus forte. « Pour les étudiants de lettres classiques, l’enseignement est pratiquement le seul débouché. En mathématiques, la concurrence avec d’autres carrières, dans l’informatique notamment, est bien plus forte. Par ailleurs, les très bons étudiants en mathématiques, ceux de l’ENS (École normale supérieure) par exemple, préfèrent s’orienter vers la recherche que vers l’enseignement », précise Luc Trouche. Une tendance confirmée par Christophe Hache, maître de conférences à Paris 7 où il est en charge du master Mathématiques et métiers de l’enseignement : « Ce ne sont pas les meilleurs étudiants qui s’orientent vers l’enseignement. Ceux-là choisissent plutôt le master mathématiques financières, qui offre des débouchés attractifs, ou le master mathématiques fondamentales par exemple. » Pour lui, « il faut aussi rappeler que les débouchés après les classes prépa scientifiques sont très nombreux ». La part de candidates, déjà très faible par comparaison avec celle de leurs homologues masculins, aurait aussi eu tendance à régresser selon l’association Femmes et mathématiques

La crise actuelle peut-elle déjà avoir eu une incidence sur le niveau des élèves en maths ? La dernière enquête PISA consacrée aux compétences en mathématiques montrait que la France qui se situait, il y a dix ans, dans le groupe des pays « dont la performance est supérieure à la moyenne », a désormais rejoint les élèves moyens de l’OCDE. 

À la sortie de l’école primaire, où la majorité des professeurs des écoles sont d'ailleurs de formation littéraire, une part préoccupante d’élèves ne maîtrisent pas les fondamentaux en mathématiques. Et la tendance tendrait à s’aggraver. Une récente enquête de la DEPP montrait ainsi un affaissement du niveau des élèves de CE2 en mathématiques entre 1999 et 2013, notamment dû à des lacunes des élèves en matière de « conscience des nombres ».

Un des paradoxes de la situation actuelle est que, au-delà de l’excellence reconnue en matière de recherche fondamentale en mathématiques, la France se distingue, aussi, par la qualité de ses recherches en matière d’enseignement des mathématiques. La mathématicienne Michèle Artigue a été la deuxième Française à recevoir la médaille Félix-Klein, consacrée à la recherche sur l’enseignement des mathématiques. Depuis qu’a été créée cette distinction, en 2003, la France a été le pays le plus primé. « Le problème réside dans l’écart entre ces recherches et leur prise en compte au niveau institutionnel », estime Luc Trouche qui rappelle que la plupart des recommandations émises à l’issue de la grande Conférence nationale sur l’enseignement des mathématiques à l’école et au collège de 2012 sont restées lettre morte.

« Il faut penser les recrutements à moyen terme et ne pas les corréler aux besoins démographiques, ce qui produit inévitablement des effets d’accordéon », estime le président de la CFEM (Commission française pour l'enseignement des mathématiques). Tout comme il juge nécessaire de « mettre en place un réel pré-recrutement des enseignants, comme cela a pu se faire par le passé, lors des précédentes crises de recrutement ».

Le bilan des emplois d’avenir professeur (EAP), lancés par Vincent Peillon et qui permettent aux étudiants boursiers se destinant à l’enseignement de percevoir pendant leurs études 900 euros par mois contre 12 heures de surveillance hebdomadaire dans un établissement scolaire, est encore difficile à évaluer. Selon une étude menée par le directeur de l’Institut de recherche sur l’enseignement des mathématiques de Montpellier, Nicolas Saby, leur impact est pour l’instant presque nul. « Il faut malheureusement constater à la Faculté des sciences de Montpellier que le bilan est maigre. Compte tenu des difficultés soulevées précédemment, aucun étudiant de M1 n’est engagé dans un EAP et seulement une dizaine en L2 et en L3 sont actuellement sur des supports d’EAP. Il faut insister sur le fait que les flux d’étudiants dans ces filières sont historiquement faibles et que l’on ne voit pas d’amélioration à courte échéance »,écrit-il. 

Le vivier des futurs médaillés Fields serait-il menacé ? Les pouvoirs publics, qui se soucient en matière d’éducation généralement plus de la reproduction des élites que du niveau moyen des élèves, semblent commencer à se préoccuper de la question. Le directeur de cabinet de Benoît Hamon doit ainsi recevoir des représentants de la Commission française pour l’enseignement des mathématiques le 12 septembre prochain. Le temps presse.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Browserleaks montre comment identifier votre navigateur web

Viewing all 2562 articles
Browse latest View live