« On a tous grandi en bonne entente » ; « on est nés dans le même hôpital » ; « je suis musulman et le vendeur d'en face est juif, on s'entend super bien. » Ces affirmations viennent de Sarcellois, respectivement d'un membre de la Ligue de défense juive (LDJ), d'un avocat et d'un vendeur de chaussures du marché. Le “vivre ensemble” à Sarcelles (Val d'Oise), prôné par la plupart des personnalités politiques, chacun s'y raccroche encore. Mais depuis les dégradations qui ont suivi la manifestation pro-palestinienne interdite du dimanche 20 juillet, certains habitants en doutent. François Pupponi, le maire socialiste de la ville, n'hésite pas à parler de communauté juive « assaillie », subissant des attaques sur sa synagogue, quitte à ajouter aux tensions tout juste observées. Dans cette ville de 61 000 habitants, cette communauté rassemble entre 12 000 et 15 000 personnes.
Y aura-t-il un avant et un après 20 juillet 2014 ? La ville aux “plus de 100 nationalités” peut-elle être le lieu de tensions inter-communautaires ? Que l'on habite la “petite Jérusalem”, ou le quartier voisin que certains nomment “Little Gaza”, un climat de méfiance s'est installé.
Au lendemain de la manifestation, Sarcelles se réveille dans la douleur. À deux pas du commissariat, une odeur de brûlé émane de la pharmacie juive du centre commercial Les Flanades. Devant, des gens se questionnent, comment a-t-on pu s'en prendre à la « mamie » de Sarcelles ? Celle qui emploie sans distinction des « juifs, des blacks et des beurs ». « C'est forcément des gens d'ailleurs », déclare un des organisateurs de la manifestation. « Nos parents achètent leurs médicaments ici », ajoute-t-il, « ça n'aurait aucun sens. »
À quelques encablures de la place, l'épicerie casher Naouri a été vandalisée pour la deuxième fois en deux ans. Pour François Pupponi, c'est un signe de l'antisémitisme qui frappe Sarcelles. « Ils ont voulu casser du juif, déclare-t-il à Libération. Ce n’est qu’à la grâce d’un important dispositif policier que nous avons réussi à protéger les synagogues. » Et François Pupponi n'hésite pas à faire le lien entre les dégradations et les manifestants : « Ceux qui ont organisé ça savaient très bien ce qu’ils faisaient »,assure l'élu à Mediapart. « Faux », répondent les organisateurs, « il s'agissait d'une manifestation pacifique. »
Revenons aux faits. Le 14 juillet, soit six jours avant la manifestation sarcelloise, le « collectif des habitants de Garges-Sarcelles » décide d'organiser une manifestation en « soutien au peuple de Palestine », et commence à en parler sur les réseaux sociaux.
Dès le lendemain, le bureau national de vigilance contre l'antisémitisme (BNVCA) publie sur son site un communiqué en vue de faire interdire la manifestation. « Le BNVCA rappelle que les villes de Garges et Sarcelles sont la vitrine de la communauté juive de France, plusieurs agressions et attentats y ont été commis au nom du soutien aux Palestiniens. Les juifs sarcellois les commerçants (sic) attendent des représentants de l'Etat une attitude ferme. BNVCA considère que la liberté publique de manifester ne peut et ne doit exercer (sic) au détriment des droits et des Libertés des citoyens juifs. Au nom de tous ses requérants de tout l'hexagone le BNVCA demande au Ministre de l'Intérieur de prescrire aux Préfets d'interdire tout rassemblement à risque. »
L'information se propage rapidement. Le site juif alliancefr.com publie le 16 juillet un billet intitulé « Alerte manifestation antisémite à Sarcelles », dans lequel il indique tout faire « avec le BNVCA et le préfét afin que cette manifestation anti-juifs et anti-israélienne n'ait pas lieu ».
En parallèle, la Ligue de défense juive, groupe radical non enregistré en tant qu'association (lire ici notre article), annonce sur son site l'organisation d'une manifestation pro-israélienne au même endroit et à la même heure. Le 18 juillet, le maire de Sarcelles, François Pupponi annonce dans un communiqué l'interdiction de la manifestation : « Le risque avéré de trouble à l'ordre public que pourrait représenter cette manifestation ainsi que les réactions qu'elle pourrait engendrer, m'ont encouragé, conformément aux directives du ministre de l'Intérieur, à interdire tout rassemblement dimanche en lien avec le conflit au Proche-Orient », écrit-il. Le ministre de l'intérieur, Bernard Cazeneuve, justifie l'interdiction de la manifestation par les risques de troubles à l'ordre public. Ce dernier expliquera le lendemain sur BFM que sur l'un des abribus, situé près de la gare de RER Garges-Sarcelles, se trouve le message suivant : « Venez équipés de mortiers, d'extincteurs, de matraques, dimanche 20 juillet 2014. Venez nombreux, descente au quartier juif de Sarcelles. »
D'autres manifestations organisées le samedi 19 juillet à Lille, Nantes, Lyon, Saint-Étienne, Marseille, Montpellier et Toulouse sont maintenues. Les rassemblements à Paris (Barbès) et Nice sont interdits. A posteriori, le collectif des habitants de Garges-Sarcelles affirme avoir décidé d'annuler la manifestation, mais sur les réseaux sociaux, et jusqu'à la veille de l'événement, des membres du collectif invitent, malgré l'interdiction, à se rassembler.
Le dimanche 20 juillet, au lendemain des heurts à Barbès, la manifestation a bien lieu. Quelques centaines d'habitants (500 selon la préfecture) de Sarcelles et des environs se rassemblent à 15 heures devant le quai de la gare Garges-Sarcelles.
Un porte-parole du collectif des habitants, Nabil Koskossi, intervient pour rappeler l'interdiction de la manifestation : « La manifestation a été annulée, comme vous le savez tous (…) on est ici, à la base, par rapport à une initiative de paix, de soutien au peuple palestinien mais aussi à Israël, on veut qu'il y ait la paix dans les deux États. À Sarcelles, on a toujours bien vécu dans la mixité, on n'a jamais eu aucun problème avec nos frères juifs. »
Pendant ce temps, sur l'avenue Paul Valéry où se situe la grande synagogue, la tension est palpable. Plusieurs camions de CRS bloquent l'entrée du quartier. Sur la rue Charles Péguy qui jouxte l'imposant édifice religieux, certains croient apercevoir des manifestants ou ce qui s'apparente à des informateurs, en voiture. Ce qui suffit à échauffer les esprits des juifs présents sur place : « Une voiture a longé la rue le long de la synagogue, raconte un des commerçants du quartier, elle s'est pris 2, 3 coups de casque de moto. » Peu après, c'est la voiture d'un chaldéen, un chrétien d'Orient, qui est amochée. « Le type s'est garé en haut de la rue et a dû se justifier ; quand ils ont compris qui il était, ils ont trouvé un arrangement. » La situation devient vite incontrôlable. Sous les yeux de la police, une voiture est violemment prise à partie. La vidéo qui suit, filmée depuis le balcon d'une des tours adjacentes, témoigne de la brutalité de ceux qui disent assurer la protection de la synagogue.
À 15h45, les manifestants se trouvent toujours à l'opposé du centre-ville, aux abords de la station Garges-Sarcelles. Les organisateurs de la manifestation racontent ce qui, selon eux, a fait basculer la situation : « Tout se passait bien jusqu'à la réception de SMS par les manifestants leur expliquant qu'une manifestation pro-israélienne était autorisée devant la synagogue et que des membres de la LDJ s'y trouvaient. » Soudain, une partie des manifestants (200 selon la préfecture) met le cap vers la grande synagogue en faisant un détour par le marché.
Les journalistes de l'AFP sur place racontent « qu'une partie des jeunes manifestants se sont engouffrés dans la ville, vers des positions de CRS, renversant des poubelles et allumant pétards et fumigènes». C'est l'engrenage.
La pharmacie tenue par une femme juive sur la place des Flanades est en flammes et le feu menace d'emporter les habitations juste au-dessus. Une épicerie casher est détruite. Puis tout y passe : les rails du tramway, une boutique de téléphonie, une banque, les pompes funèbres. « Il faut bien distinguer les trois phases de la manifestation, explique le préfet du Val d'Oise, Jean-Luc Nevache. Le début, jusqu'à 15h45, est pacifique. Ensuite, après la dispersion, une frange des manifestants se dirige vers la synagogue en passant par l'arrière de l'avenue Paul-Valéry. Enfin, les multiples dégradations causées par des casseurs : le premier magasin est attaqué à 17h54 », tient à préciser le préfet.
© Carpe Diem
Face aux forces de police qui barrent l'entrée de la synagogue, c'est l'affrontement. Les balles en caoutchouc et grenades lacrymogènes des policiers contre les pierres et cocktails Molotov des plus radicaux, masqués pour la plupart. Difficile de dire si ce sont des habitants de Sarcelles ou des éléments extérieurs, venus pour en découdre avec les autorités.
Sur l'avenue Paul-Valéry, les forces de l'ordre paraissent débordées. Yohan affirme être responsable de la LDJ à Sarcelles. Patron d'une entreprise de sécurité, il dit accompagner de temps en temps le service d'ordre de la synagogue ou être présent lors de manifestations religieuses, comme en juin dernier où il affirme avoir mis « certains de ses vigiles à contribution pour défendre la communauté ». « Moi, en tant que juif », affirme-t-il, « je n'ai aucune animosité envers les musulmans, mais ces derniers temps, on s'est réveillé parce qu'on a senti un danger. On a repris les entraînements dans un lieu clandestin pour être prêts à se défendre. » Le jour de la manifestation, Yohan raconte avoir reçu l'autorisation, et même la recommandation, de « s'armer », lui et d'autres membres venus pour assurer la protection de la synagogue, ce que dément formellement la préfecture.
« La police a très bien fait son boulot, mais ils étaient en sous-effectifs. Des policiers nous ont laissé prendre des matraques, des bombes lacrymos ou des battes de baseball pour protéger la synagogue. Ça m'a choqué, j'avais l'impression de ne plus être en France, je me suis dit, merde, on n'est plus protégés », poursuit Yohan. Devant le lieu de culte, ils sont quelques dizaines, armés de bâtons, extincteurs ou bombes lacrymogènes, secondés par des membres du Betar et de la LDJ Paris. À ce sujet, le maire de la ville déclare ne pas cautionner la présence de « milices », tout en affirmant « comprendre que des jeunes de la communauté veuillent défendre la synagogue ».
Face à eux, une masse se rapproche aux cris d'« Israël assassin, Israël assassin ». Ceux qui protègent la synagogue entonnent une Marseillaise, « pour bien montrer qu'on est avant tout français, pour que la France nous protège », raconte Yohan de la LDJ. Dans la vidéo suivante, prise derrière les pro-Israéliens, on distingue plusieurs personnes, munies notamment de barres de fer.
Les scènes de guérilla urbaine se poursuivent jusque vers 19 heures. Plusieurs policiers et gendarmes sont blessés. Immédiatement après, 18 interpellations ont lieu, dont celles de quatre mineurs. La moitié des personnes arrêtées viennent de Sarcelles et des communes voisines. Les comparutions immédiates aboutissent pour quatre d'entre elles à de la prison ferme pour cause de « violences sur personne dépositaire de l'autorité publique » et « port d'arme ». Trois personnes ont été interpellées par les forces de police jeudi 24 juillet ; cinq autres personnes le mardi 29 juillet, selon la préfecture du Val d'Oise.
Une plainte contre X a également été déposée par une habitante. Mediapart a pu la consulter. La jeune femme raconte avoir été « violemment poussée » et être « tombée sur le sol » alors qu'elle était en train de filmer un groupement s'apparentant à des membres de la LDJ. « Un homme, âgé de 30-35 ans, et d'assez forte corpulence, vêtu d'un blouson et d'un brassard sur lequel était mentionné “SÉCURITÉ”, s'est dirigé vers moi. (…) Il s'est alors adressé à moi en me disant : “T'as pas à filmer, t'as pas à prendre des photos, je vais te casser ton téléphone, tu dégages d'ici, tu pars d'ici, qu'on te voie plus ici ou sinon tu vas te faire violer ; t'as rien à faire ici ; tu les vois bien, ils sont tous armés, ils vont venir sur toi, alors dégage d'ici.” (…) Je lui ai dit aussi que j'allais le prendre en photo pour déposer plainte contre lui, mais il m'a répondu : “Tu peux porter plainte où tu veux, tu peux aller voir qui tu veux, ni l'État ni personne ne nous arrêtera.” », précise-t-elle dans le procès verbal.
Le lendemain des dégradations, le ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve, en visite à Sarcelles, dénonce « des actes antisémites ». « Quand on s'approche d'une synagogue, qu'on brûle une épicerie parce qu'elle est tenue par un juif, on commet un acte antisémite », déclare-t-il face aux journalistes venus en nombre. « Un tel déferlement de haine et de violence, c'est du jamais-vu à Sarcelles. Ce matin, les gens sont abasourdis et la communauté juive a peur », affirme le maire, présent aux côtés du ministre.
Puis, les déclarations politiques s'enchaînent. Au tour de Luc Chatel, secrétaire général intérimaire de l'UMP, de condamner les dégradations : « Les violences qui ont eu lieu en marge de la manifestation interdite à Paris, ou à Sarcelles, sont intolérables, injustifiables, incompréhensibles pour nos compatriotes. » Le candidat à la présidence de l'UMP, Bruno Le Maire affirme, lui, ne pas confondre « la petite bande de voyous excités, radicalisés, extrémistes, antisémites, qui se sont livrés à des actes intolérables sur le territoire français à Paris ou à Sarcelles avec l'immense majorité de la communauté musulmane qui est touchée, blessée par ce qui se passe aujourd'hui à Gaza et qui l'exprime, mais qui l'exprime sereinement, tranquillement »,ajoutant que l'interdiction de manifester n'était « pas une bonne idée ».
Le collectif des habitants de Garges-Sarcelles est furieux : « Les médias et les politiques ont récupéré l'affaire, en opérant un discours quasi-similaire, calqué sur les communiqués de la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme –Ndlr) et de l'UEJF (Union des étudiants juifs de France – Ndlr) et en donnant des informations à peine vérifiées. En stigmatisant aussi une partie de la ville et en victimisant une autre. »
Arié Alimi est avocat, juif, il a grandi à Sarcelles et revient régulièrement voir sa famille qui y demeure. Comme il l'écrit dans un billet de blog publié sur Mediapart, il a défendu deux des Sarcellois en comparution immédiate, deux jours après la manifestation du 20 juillet. Pour lui, il ne s'agit pas « d'émeutes antisémistes au sens propre du terme mais d'actes antisémistes en débordement de la manifestation. À Sarcelles, certains cherchent la confrontation, mais il n’y a de confrontation que s’il y a quelque chose en face. Il y a la volonté de se frotter à une autorité quelconque. Les jeunes ont envie de se sentir mecs, virils et, après seulement, vient l’appartenance communautaire ». Ce dernier s'inquiète néanmoins d'une tension naissante entre les différents quartiers de la ville : « Ce qui s’est passé le week-end dernier, il y a dix ans ça ne se serait pas passé. Là, chacun voulait en découdre. Mais le plus choquant, c’est le manque d’anticipation des forces de police. »
Nessim (le prénom a été changé), 21 ans, a participé à la manifestation. Il prône le recours à la violence, mais selon lui, cela n'a rien à voir avec l'antisémitisme : « C'est plusieurs petits facteurs qui ont fait que ça dégénère. Déjà, il y a l'interdiction de la manifestation, on devrait tous avoir le droit de manifester. Ensuite, il y a les propos racistes de la LDJ. Il y a une maman qui m'a dit que les policiers disaient aux juifs de s'armer, c'est une guerre inégale. Et puis après, il y a les gens qui ont voulu en profiter pour foutre le bordel. C'est vrai qu'on a jeté des pierres et des bouteilles, mais s'ils ne comprennent que la violence… Au moins ça a fait réfléchir, le ministre est venu, les médias aussi. »
Une semaine jour pour jour après les événements, les terrasses des cafés ont retrouvé leur clientèle et les aires de jeu résonnent des cris des enfants. Les véhicules de CRS encerclent toujours la synagogue. Sur le marché, les vendeurs dénoncent unanimement la mauvaise publicité pour la ville de Sarcelles. « On n'a quasiment pas vu de juifs au marché aujourd'hui », déclare un vendeur ivoirien. « En ce moment je pense que c'est dur pour eux », ajoute son voisin qui déplore la tournure des événements.
De l'autre côté de la ville, pour atteindre le quartier de “la petite Jérusalem”, il faut passer devant un car et quatre camions de CRS. Les contrôles d'identité sont fréquents et tout reporter se voit interdire de prendre en photo les édifices religieux.
Chez les commerçants, l'inquiétude se lit sur les visages. « On ne veut plus en parler, l'incident est clos », affirme un serveur. Un peu plus loin, des jeunes acceptent de témoigner. « La différence, aujourd'hui, c'est que je cache ma kippa dans ma casquette », répond l'un d'entre eux. « Moi je vais me faire pousser la barbe », assure un de ses amis. L'employé d'un des commerces situé en face de la grande synagogue montre des photos qu'il a prises de la manifestation. On y voit des gens armés, certains portant des brassards de la Ligue de défense juive. Lui-même affirme être prêt à se défendre. En cas d'attaque, il assure avoir un pistolet dont une photo traîne d'ailleurs sur son smartphone, « au cas où, si ça devait mal tourner ».
Y aura-t-il un avant et un après 20 juillet à Sarcelles ? C'est le cas pour la LDJ. « Ici, on était une vingtaine, déclare Yohan. On est maintenant quarante. On a aussi obtenu des dons financiers, ça va nous permettre d'acheter des tatamis et des équipements pour les entraînements. »
BOITE NOIREChaque personne mentionnée dans cet article (à part Nabil Koskossy, l'un des porte-paroles du collectif des habitants de Garges-Sarcelles) a fait l'objet d'une interview entre le 24 et le 30 juillet, sur place ou au téléphone. Le maire de Sarcelles, François Pupponi ne nous a pas recontacté, tel que convenu après une première interview, pour nous fournir les photographies ayant mené à l'interdiction de la manifestation. Plusieurs personnes ont souhaité rester anonyme.
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