Une entreprise française aurait-elle fourni du matériel pouvant servir à produire des armes chimiques aux régimes sanguinaires de Saddam Hussein et de Mouammar Kadhafi ? C’est ce que soupçonnent très fortement les avocats des familles de victimes du massacre d’Halabja, petite ville irakienne où environ 5 000 Kurdes ont été tués et 5 000 autres blessés par des bombardements à l’arme chimique ordonnés par Saddam Hussein, en mars 1988 (lire notre article ici).
Dans une note adressée le 4 avril dernier aux juges d’instruction parisiens du pôle « Crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre », déjà saisis du dossier irakien d’Halabja, et dont Mediapart a pris connaissance, l’avocat David Père indique que plusieurs « informations capitales semblent montrer qu’à la période visée par notre plainte, la société De Dietrich fournissait à plusieurs régimes dictatoriaux des équipements nécessaires à la fabrication d’armes chimiques ». Le groupe industriel De Dietrich, basé en Alsace, « fabrique notamment des appareils à revêtement en acier vitrifié, sortes de grosses cocottes-minute que les industriels utilisent pour mélanger divers produits chimiques », précise ce courrier à l’attention des juges.
À l’appui de sa note, Me Père produit deux articles de presse qui remontent à 1989. Le premier, un article du Monde daté du 5 janvier 1989, fait état d’accusations précises des États-Unis contre la Libye de Kadhafi qui commençait alors « à produire des armes chimiques dans une usine de la grande banlieue de Tripoli ». L’usine « Pharma-150, située à Rabta, à une soixantaine de kilomètres au sud de Tripoli », est alors citée par des responsables américains ayant requis l’anonymat. Suit une déclaration du porte-parole du département d’État de l’époque, Charles Redman, demandant aux entreprises étrangères de cesser l’assistance fournie pour la construction et le fonctionnement de cette usine. « La Libye dépend encore de l'aide étrangère pour cette usine. Si cette aide cessait immédiatement, il lui serait très difficile de commencer la production massive et elle serait incapable de poursuivre la production limitée d’armes chimiques », lit-on.
L’article précise encore ceci : « L’une des entreprises mises en cause par les Américains, la société française De Dietrich, dont le siège se trouve en Alsace, à Reichshoffen, a démenti mardi avoir connaissance d’une quelconque protestation américaine. Elle a toutefois reconnu qu’Imhausen-Chemie, entreprise ouest-allemande également accusée par les États-Unis d’avoir participé à la construction de l’usine chimique libyenne, figurait parmi ses clients. Tout en affirmant n’avoir jamais travaillé avec la Libye, le secrétaire général de De Dietrich, M. Hervé de Brosse, a déclaré que sa société vendait “des appareils mais ne se préoccupait pas de ce qu’en faisaient les clients”. »
Le second article, daté du 20 janvier 1989, également paru dans Le Monde, fait état d’informations parvenues aux services secrets de la RFA dès 1987 sur la construction d’une usine d’armes chimiques en Libye. Il précise également que « l’ambassade des États-Unis à Bonn avait informé, le 8 mai 1988, les autorités ouest-allemandes des soupçons portés sur diverses sociétés ouest-allemandes, notamment Imhausen-Chemie » à propos de l’usine de Rabta. L’article annonce qu’aux États-Unis, « le prochain secrétaire d’État James Baker a annoncé mercredi qu’il engagerait une enquête sur 36 firmes étrangères, dont 24 ouest-allemandes, qui auraient fourni de l’équipement à l’Irak et à la Libye afin de fabriquer des armes chimiques. Dans cette liste figurent également la compagnie française De Dietrich, ainsi que des sociétés du Japon, de Belgique, des Pays-Bas, du Danemark, de Grande-Bretagne, de Yougoslavie et de Hong Kong ».
Emmanuelle Ducos, Claude Choquet et David De Pas, les trois juges d’instruction du pôle « Génocides et crimes contre l’humanité » créé en janvier 2012 au tribunal de grande instance de Paris, sont chargés depuis le 28 août 2013 du massacre à l’arme chimique de la population civile kurde d’Halabja, en Irak, commis par l’armée de Saddam Hussein le 16 mars 1988, pendant la guerre contre l’Iran (lire notre article ici).
Le bombardement chimique de la petite ville d’Halabja, commis au prétexte que les Kurdes d’Irak se seraient rebellés contre Bagdad, avait fait près de 5 000 morts et au moins autant de blessés. Or plusieurs entreprises françaises et européennes auraient, au cours des années 1980, fourni au régime de Saddam Hussein la technologie et le matériel nécessaires à la fabrication et au stockage des armes chimiques.
La plainte pour « crimes contre l’humanité, génocide, et recel du produit de ces crimes », déposée à Paris le 10 juin dernier par une vingtaine de victimes d’Halabja, survivants et parents de défunts, représentés par les avocats David Père et Gavriel Mairone, vise notamment, en tant que complices, les entreprises françaises Protec SA, Carbone Lorraine et De Dietrich.
La société De Dietrich « aurait construit des équipements de production d'agents chimiques (réacteurs, colonnes et citernes en acier vitrifiées), exportés directement ou par l'intermédiaire de la société Protec en Irak entre 1985 et 1988, et implantés dans l'usine Mohammed (intégrée au complexe de Samarra) dans laquelle l'Irak entreprit la production de gaz sarin, ainsi que le complexe de Fallujah », lit-on. La société Carbone Lorraine aurait, quant à elle, « fourni des échangeurs de chaleur (“graphite heat exchangers”) ».
La plainte des victimes se fonde notamment sur le rapport de la Commission de contrôle, de vérification et d’inspection de l’ONU en Irak (Cocovinu), sur des jugements rendus par la justice irakienne, sur une enquête du Centre Simon Wiesenthal, ainsi que sur des investigations effectuées à l'époque par les douanes françaises et allemandes. La Cocovinu a également conclu que des sociétés étrangères ont conçu, fabriqué et approvisionné les complexes et usines de production d’armes chimiques en Irak.
Vu la très forte médiatisation, à l'époque, de l’utilisation massive d‘armes chimiques par l’Irak contre l’armée iranienne, « les concepteurs et constructeurs des usines irakiennes d’armes chimiques tout comme les fournisseurs de technologies de laboratoire et de précurseurs de gaz toxiques devaient nécessairement porter une attention toute particulière à ces différentes informations compte-tenu de leur activité professionnelle », expose cette plainte. « En conséquence, ces industriels ne pouvaient en aucun cas ignorer que leurs actions contribuaient à l’armement chimique irakien et en conséquence à l’extermination des populations kurdes au Kurdistan, et en particulier dans la ville d’Halabja. Les personnes susvisées ayant fourni à l’Irak les moyens de commettre un crime d’une extrême gravité contre la population kurde d’Halabja l’ont donc manifestement fait en parfaite connaissance de cause », lit-on.
Après une étude juridique de cette plainte, le 26 août dernier, le parquet de Paris a signé un réquisitoire introductif pour « complicité d’assassinats, tentative de complicité, et recel du produit de ces crimes », en relevant que la qualification pénale de crime contre l’humanité, assez récente en droit français (elle n’est inscrite dans le Code pénal que depuis 1994), ne pouvait s’appliquer à des faits aussi anciens.
Depuis lors, les juges d'instruction ont commencé à s’atteler à cette affaire. Ils ont confié le dossier pour exécution à l’Office central chargé des génocides et des crimes contre l’humanité, récemment créé. Placé sous l’égide du ministère de l’intérieur et de la gendarmerie nationale, il est composé de gendarmes, de policiers et de personnels du Quai d’Orsay. Mais cet office ne compte pour l’instant que huit enquêteurs, qui sont essentiellement mobilisés par les dossiers rwandais, et devrait en accueillir prochainement trois ou quatre de plus, selon des sources informées.
Que peuvent faire les enquêteurs vingt-cinq ans après les faits ? Dans un premier temps, ils doivent rassembler, outre les dossiers médicaux des victimes et les témoignages des survivants, l’ensemble des documents officiels de l’ONU sur ce massacre, ainsi que les décisions de justice déjà rendues à l’étranger. Les juges ont déjà demandé et obtenu des procès-verbaux des services de douanes français, selon une source proche du dossier. Par ailleurs, en Allemagne, une enquête douanière a déjà débouché sur la condamnation d’une entreprise locale. Après la chute de Saddam Hussein (en 2003), la justice irakienne a également prononcé la condamnation à mort du dictateur et celle d’Ali « le Chimique », en 2007. Enfin, les avocats des plaignants ont sollicité récemment auprès des juges français l’audition d’un témoin important, et en recherchent plusieurs autres.
Des cuves en acier vitrifié, à même de stocker des produits très dangereux, ainsi que des éléments de production d’armes chimiques, des réacteurs, des colonnes et des échangeurs de chaleur figurent parmi les matériels qui ont alors été exportés en violation de l’embargo en vigueur. L’une des entreprises feignait de croire que ses cuves allaient servir à stocker des pesticides.
« En fait, le système était soigneusement cloisonné par les Irakiens : chacune des entreprises exportant séparément des éléments très spécifiques et potentiellement dangereux, cela en connaissance de cause, et de façon très profitable », explique une source proche du dossier. De fait, le secret ayant entouré l’approvisionnement chimique irakien rappelle celui qui présidait à la fabrication du « super canon » (le projet Babylone) qui devait également être utilisé contre l’Iran.
Pour l’avocat des plaignants, David Père, « compte tenu de l’information du grand public, à l’époque, sur l’utilisation d’armes chimiques par les autorités irakiennes, il est inconcevable que les entreprises qui leur ont fourni ce type de matériel aient ignoré sa destination ».
D’autres plaintes devraient être déposées prochainement en Allemagne, voire aux Pays-Bas et en Italie, pays où plusieurs entreprises sont également soupçonnées d’avoir fourni des équipements et des matières premières ayant servi à constituer l'arsenal chimique irakien. Sous couvert de produire des fertilisants et des pesticides, à partir de 1981, l’Irak s’est doté d’un complexe de fabrication d’armements chimiques, notamment dans les villes de Samarra et Fallujah. Selon les rapports officiels, quelque 3 859 tonnes d’agents neurotoxiques et gaz mortels (VX, CS, moutarde, tabun, sarin et cyclosarin) ont été produites entre 1981 et 1988 en Irak.
Les armes chimiques ont été utilisées plusieurs fois par l’Irak de Saddam Hussein contre les forces iraniennes et les populations kurdes : le 24 février 1984, contre des soldats iraniens qui occupaient les îles Majnoun, puis en mars de la même année sur la ville d’Al Howeiza, près de Bassora. Des bombardements aux gaz mortels ont été clairement revendiqués, à l’époque, par le régime irakien.
Accusés de collaboration avec l’ennemi, après la révolte des peshmergas qui voulaient obtenir l’indépendance, les Kurdes irakiens ont été victimes d’un plan d'extermination commencé en 1987 et baptisé campagne d’Anfal. Quatre mille villes et villages kurdes ont été détruits par l’armée irakienne de février à septembre 1988, et des dizaines de milliers de civils massacrés.
Le massacre d’Halabja s’est produit alors que l’Irak de Saddam Hussein avait quasiment gagné sa longue guerre contre l’Iran. Pourquoi gazer une petite ville paisible du Kurdistan irakien, au mépris des conventions internationales ? Aux yeux de Saddam et de ses généraux, Halabja, ville proche de la frontière iranienne, avait eu le tort de tomber aux mains des maquisards de l’Union patriotique du Kurdistan. Halabja reste, à ce jour, la plus grande attaque à l’arme chimique contre des populations civiles.
Pendant quinze heures, le 16 mars 1988, les chasseurs ont déversé des bombes contenant un cocktail destructeur de sarin, de gaz moutarde et de VX. Des femmes, des enfants et des vieillards ont péri en nombre, dans les souffrances que l’on imagine. Les chiffres les plus sérieux font état de 10 000 victimes dont 5 000 morts.
Depuis lors, les missions médicales et humanitaires qui se sont succédé sur place attestent des séquelles physiques (cancers, cécité, problèmes respiratoires, stérilité, fausses couches...) et des malformations génétiques qui perdurent, 25 ans après, ainsi que de traces encore fortes de produits toxiques et dangereux dans la terre, l’eau et les sous-sols des maisons. Les survivants qui se sont déplacés jusqu'à Paris pour le dépôt de leur plainte, le 10 juin dernier, en ont témoigné face à la presse.
« Je suis resté avec mes parents, mes frères et sœurs. Je me suis assis seul. J’ai touché le visage de mes parents et j’ai remué leur corps pour voir s’ils étaient vivants. Je ne voulais pas croire qu’ils étaient morts. Je n’arrêtais pas de les remuer en espérant qu’ils commencent à respirer. C’était peine perdue », lit-on dans l’une des attestations de survivants qui ont été remises, ce jour-là, à la justice. « J’avais onze ans. Je n’avais blessé personne. Ma famille était innocente. Nous n’avions rien fait. En l’espace de quelques jours, ma vie s’est assombrie et est devenue un cauchemar. »
Le pôle « Génocides et crimes contre l’humanité » du tribunal de Paris, où sera instruit le massacre d’Halabja, compte déjà une quarantaine de dossiers. Les trois quarts visent des génocidaires rwandais qui s’étaient réfugiés en France. Le premier procès issu de ces enquêtes, celui de Pascal Simbikangwa, ancien chef du Service central de renseignement (SCR) rwandais, jugé par la Cour d’assises de Paris pour « complicité de génocide et crimes contre l’humanité », a eu lieu récemment.
Les autres affaires de ce type instruites au pôle parisien, longues et complexes par nature, concernent le Cambodge, le Congo, ou la Libye. Le dossier Amesys, une filiale du groupe Bull soupçonnée d’avoir vendu à Kadhafi du matériel sophistiqué d’espionnage du Net qui a servi à traquer les opposants libyens, en fait notamment partie. Le pôle « Génocides et crimes contre l’humanité » est juridiquement compétent pour instruire les crimes de guerre, délits de guerre et autres cas de torture, dans la mesure où un auteur ou complice d’infraction se trouve sur le territoire français.
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BOITE NOIREJ'ai cherché à plusieurs reprises à recueillir le point du vue de la société De Dietrich Process Systems sur ce dossier, en téléphonant au siège du groupe, sis au château de Reichshoffen (Bas-Rhin). Aucun responsable ou porte-parole ne pouvait être joint ni vendredi 2 mai, ni lundi 5 mai, malgré plusieurs appels et messages en ce sens. J'ai également sollicité une société de communication parisienne en charge des relations publiques de la société De Dietrich Thermique, sans plus de succès. J'exposerai bien volontiers les explications et commentaires du groupe De Dietrich s'ils me parviennent.
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