C’est une ville dans la ville : 155 000 habitants alternant entre noyaux villageois et grands ensembles construits à la va-vite à partir des années 1960. Dans ces quartiers populaires où les taux de chômage sont parmi les plus élevés à Marseille (19 % dans le 13e, 26 % dans le 14e), la municipalité Gaudin a aussi beaucoup construit. À Château-Gombert, à Sainte-Marthe, les programmes immobiliers fermés, destinés aux classes moyennes, poussent comme des champignons.
Cette terre socialiste, la plus grosse pourvoyeuse d’élus au conseil municipal de Marseille (15 des 101 conseillers), était convoitée par le député écologiste Karim Zéribi et par Eugène Caselli, président PS de la communauté urbaine. Mais c’est finalement Garo Hovsepian, 74 ans, un ancien professeur de mathématiques et de physique, maire PS de secteur depuis 1998, qui reprend le flambeau pour la quatrième fois. Chargé, accusent certains, de tenir la boutique pendant que Sylvie Andrieux, la député PS du coin, n’en finit pas de se dépêtrer de ses ennuis judiciaires. La député a été condamnée le 22 mai 2013 à un an ferme pour détournement de fonds publics et se fait depuis plus discrète. Son procès en appel se tiendra du 2 au 13 juin 2014.
Pour contrebalancer cet effet désastreux, le PS a joué la « diversité » en intégrant sur la liste plusieurs jeunes militants issus des quartiers. Au niveau de la ville, Patrick Mennucci a multiplié les engagements en matière de transparence et d’éthique, promettant par exemple de créer des commissions pour l’attribution des places en crèche et des logements, ainsi que de recruter un « magistrat de haut niveau », flanqué d’un conseil d’éthique, pour veiller au respect des règles. En cas de victoire, il a annoncé que la magistrate Laurence Vichnievsky, qui a instruit l’affaire Elf avec Eva Joly, serait sa première adjointe. Comme « un symbole d'intégrité ». Ce qui n’empêche pas le PS de continuer de faire campagne dans les quartiers Nord à coups de barbecue en bas des cités.
Du pain béni pour Stéphane Ravier, chef de file du FN à Marseille et conseiller d’arrondissement qui, à la suite de ses déboires dans les autres secteurs marseillais, concentre tous ses efforts sur ce territoire qu’il laboure depuis treize ans. En 2008, le FN avait obtenu un seul élu municipal, Bernard Marandat, médecin élu dans les 15e et 16e arrondissements. Désormais, il vise beaucoup plus en pariant notamment sur les 13e et 14e arrondissements : « Si l'on prend la mairie de secteur au PS, on aura dix conseillers municipaux venus du 13/14, et sinon deux ou trois », résume Antoine Maggio, 30 ans, marin dans la marine marchande et colistier. De quoi gêner considérablement le futur maire de Marseille, qu’il soit de droite ou de gauche. Le maire sortant et candidat UMP Jean-Claude Gaudin, 74 ans, qui en 1986 avait fait alliance avec le FN au conseil régional, exclut cette fois tout accord. « Le pire, ce serait qu’il n’y ait pas de majorité absolue au soir du 30 mars, a récemment déclaré Jean-Claude Gaudin, sur Marsactu. Si le FN se maintient aux scores que les sondages indiquent (autour de 20 % sur l’ensemble de la ville, ndlr), il pourrait avoir 7 ou 8 (sièges), ça peut faire perdre la majorité absolue à un camp ou l’autre. » «L'hypothèse la plus probable est qu'il n'y ait pas de majorité, surtout si aucun des huit secteurs (aujourd'hui partagés entre l'UMP et le PS, ndlr) ne bascule et que le FN fait les scores prévus, ce qui remettrait le FN au centre du jeu», analyse Joël Gombin, chercheur aspécialiste des électorats du FN, qui développe cette hypothèse sur le Huffington Post.
À l’UMP, c’est le soldat Richard Miron, 57 ans, adjoint au sport de Jean-Claude Gaudin, qui a été envoyé au charbon sur ces terres de gauche, accompagné de Monique Cordier, ex-présidente de la fédération des Comités d’intérêt de quartier (CIQ) et de Jean-Claude Delage, patron du syndicat Alliance police.
D’autres listes tentent d’insuffler un peu de politique dans une campagne ultralocale. À la tête d’une liste rassemblant société civile, élus en rupture du PS et d'EELV, Pape Diouf, l’ancien président de l’OM, cible lui aussi ses flèches sur le FN. Tandis que le Front de gauche (FDG), qui a intégré plusieurs militants d’un collectif des quartiers populaires de Marseille (CQPM) sur sa liste, bataille dans les grands ensembles pour repolitiser des habitants absorbés par la galère quotidienne.
Car il est finalement très peu question de politique et de programme dans cette campagne de porte-à-porte : avant de choisir le futur maire de Marseille, on élit d’abord un maire de secteur, avec l’espoir de décrocher au passage un emploi, un logement ou une aide pour une association, pour démarrer une activité.
Ce samedi 15 mars, sur une placette du noyau villageois de Saint-Just, Stéphane Ravier, 44 ans, débite son discours sur l’« UMPS » à des badauds convaincus : « Ils avaient vingt ans pour changer les choses, ils n’ont rien fait, ils ne feront rien demain. C’est dans leurs gènes politiques qu’ils trahissent. » Très « trash » sur les plateaux télé autour des thèmes de prédilection du FN (corruption des élus, sécurité, et immigration), favorable au retour de la peine de mort, l’élu sait aussi jouer à fond la carte de la proximité. Il salue le « fils Weygand », conseiller général PS du canton qui a pris la suite de son père Lucien, ancien président PS du département, puis passe dire bonjour à la permanence de l’UMP « par courtoisie ».
Commercial chez Orange à la cité Félix Pyat, le candidat frontiste est né dans une cité marseillaise et a dirigé pendant six ans un club de football amateur en centre-ville. « J’ai transporté les jeunes des cités pour les matchs, à tel point que ma voiture c’était Benetton, lance-t-il. Depuis 2000, les gens ont appris à nous connaître. Je passe, on parle de sport, car mon fils joue au foot. Du candidat FN représentant Marine Le Pen, ça devient Ravier qui joue au foot, monsieur Tout-le-Monde qui vit les mêmes galères et passions que les autres ! »
Dans cette rue villageoise, où la moitié des négoces ont baissé le rideau, l’accueil des commerçants est chaleureux. Un boucher s'épanche sur ses difficultés à recruter : « Les gens veulent rester au chômage et travailler au black pour profiter du système. » Un peu plus loin, les clientes enthousiasmées d’un coiffeur réclament un deuxième passage du candidat frontiste. Les militants FN assurent qu’il en est de même dans les grands ensembles. « La plupart des cités maintenant on peut y mettre les pieds, ce n’était pas le cas il y a dix ans », affirme Antoine Maggio.
Illustration avec Marie-Thérèse, aide ménagère de 58 ans, qui un cabas à la main attend le bus 53 direction Les Flamants. Elle va voter FN. « Je voudrais que ça change, dit-elle. On reçoit un peu trop d’étrangers, eux ont tout et nous rien. » Elle pointe le bus qui s’arrête quelques centaines de mètres avant sa cité de Saint-Just-Bellevue. « Pour nous ça va, mais les pépés et mémés ils ne peuvent pas remonter à pied, alors ils ne sortent plus », dit-elle. Ça, le candidat FN ne l’a pas entendu, il a déjà tourné les talons. Un peu plus loin, une femme voilée de 45 ans, au chômage, récupère elle le numéro de la permanence du FN auprès de Stéphane Ravier. « J’ai pris un rendez-vous pour un problème de logement, explique-t-elle. Je veux partir du quartier Corot, je ne veux pas que ma fille grandisse là-dedans. »
Un militant, candidat sur une liste Bleu Marine dans le centre-ville et chef boulanger, est venu donner un coup de main dans son ancien quartier. « C’est un secteur un peu test pour le Front, un secteur où le travail d’enracinement est continu depuis plus de dix ans ans, indique-t-il. Moi, les gens du quartier, je les connais depuis que je suis minot. Ils se sont rendu compte que nous n’étions pas les gens dangereux dépeints par les médias. Il y a des gens de toutes les communautés qui votent pour nous. Y compris boulevard Barri, où il y a une forte communauté juive. »
Candidat sur la liste du Front de gauche et militant de longue date des quartiers Nord, Mohamed Bensaada craint un « carnage du FN » dans ces quartiers. « C’est un piège qui est en train d’englober toutes les personnes de la société, analyse-t-il. Côté commerçants, ils mettent en avant Marine Le Pen, ils font de la proximité un peu comme à Hénin-Beaumont, font des lotos. Dans les grands ensembles, c’est la carte Soral et Dieudonné, ils parlent aux musulmans traditionalistes. »
Ça ne fonctionne pas toujours. « Vous êtes étranger ? », lance Stéphane Ravier à un client en rentrant dans un kebab. Et il enchaîne : « Nous, on n’a pas de problème avec les étrangers qui sont arrivés légalement dans notre pays, qui travaillent et qui paient des impôts. » À peine les militants FN sont-ils sortis que le client déchire posément le tract. Arrivé en France il y a douze ans, Omar, 31 ans, est infirmier libéral et de nationalité française, mais « toujours considéré comme étranger à cause de mon nom », soupire-t-il. « Pour eux, le problème majeur de la France c’est l’immigration, ils ont oublié tout le reste. Ce sont des idées racistes », dit Omar, qui vote UMP « par rapport à la fiscalité ». Il n'a pas de problème avec le durcissement idéologique de l’UMP sur les questions d’immigration et de sécurité : « C’est juste une stratégie pour prendre des voix au FN. »
Assis au café du coin pour l’apéro, Stéphane Ravier râle contre les habitants « chair à voter de la gauche » qui ont « encore sauvé les fesses de Mme Andrieux à la dernière élection ». Lui coupera les subventions aux « associations communautaristes ». Au second tour des élections législatives de 2012, la députée PS sortante Sylvie Andrieux n’avait devancé Stéphane Ravier que de 699 voix. Mais la circonscription, qui incluait des bureaux traditionnellement de droite, était nettement moins favorable à la gauche que le secteur municipal.
Stéphane Ravier reprend sa formule fétiche – « C’est Mennucci le négrier de l’immigration » – et accuse le PS de sortir « les habitants des cités uniquement pour les faire voter » et d’entretenir « à feu doux la galère et le communautarisme ». Avant de sommer des habitants imaginaires : « Il faut cesser d’attendre et de pleurnicher, il faut vous retrousser les manches, montrer que vous êtes fiers d’être français, fiers de ses valeurs traditionnelles, et quand vous aurez fait l’effort, je vous aiderai comme les autres. »
Troisième sur la liste UMP, qui a surtout mené campagne dans les noyaux villageois, Jean-Claude Delage, secrétaire général d’Alliance police, dit lui constater un « grand désespoir des habitants ». « C’est un des secteurs les plus difficiles pour les listes Gaudin où le PS a failli et le où FN s’est attribué le leadership sur les classes populaires », reconnaît ce Marseillais de Mazargues (au sud), qui fut l’élève de Jean-Claude Gaudin au collège-lycée Saint-Joseph-les-Maristes. Un maire pourtant en plein déni concernant la réalité de ces quartiers Nord, délaissés durant ses 19 ans de mandat. Alors qu’un rapport de l’OCDE a récemment classé la métropole Aix-Marseille parmi les plus inégalitaires de France, Jean-Claude Gaudin répétait encore le 26 février 2014 avoir réalisé « plus encore pour le nord que pour le sud » de la ville. Il cite régulièrement les treize chantiers « dont douze dans le Nord »… lancés par l’ANRU (Agence nationale de rénovation urbaine), ses deux zones franches urbaines créées en 1997 et 2004 au bilan contesté, et Euroméditerranée, une gigantesque opération de rénovation urbaine dans l’arrière-port lancée par son prédécesseur Vigouroux et elle aussi pilotée par l’État.
À titre d’exemple, il ne reste dans les quartiers Nord que quatre piscines pour 285 000 habitants et 75 % des enfants qui y habitent ne savent pas nager (avec des pointes à 90 % dans certaines cités), comme le relatait récemment Le Monde. « Les gens voient bien qu’il y a une fracture avec les mairies de droite du sud et du centre de Marseille, qui sont bien entretenues, et les nôtres où les dossiers ne sont pas gérés aussi rapidement », dit Gino Ciravolo, 33 ans, colistier PS dans les 13e et 14e arrondissements. « En 2012, la moitié des crédits d’investissement en équipements sportifs de la ville, gérés par la délégation de M. Miron, ont été investis sur les 6e et 8e arrondissements (dont la mairie de secteur est tenue par la droite, ndlr), si ce n’est pas du clientélisme, ça ! », constate de son côté Stéphane Mari, élu PS.
Dans les 13e et 14e arrondissements, le PS a, comme à son habitude, déployé une véritable machine de guerre avec une cinquantaine de militants mobilisés par jour, le double le samedi. « Depuis janvier, on a tapé à 400 portes par jour », estime Stéphane Mari, adjoint aux finances du maire PS et troisième sur sa liste. Pour cette dernière semaine avant le premier tour, le PS a abandonné le porte-à-porte pour organiser une série de barbecues dans les cités. Lundi, c’est à la cité Canet-Jean Jaurès, coincée au bord de l’autoroute, que les militants font griller des merguez sous le nez des affiches de Garo Hovsepian. Un quartier qui ne fait pas souvent la une, avec ses 350 logements HLM, gérés par Habitat Marseille Provence (HMP), le bailleur très décrié de la Ville. « Il faudrait imposer un quota de contrats d’insertion sur place dans les marchés publics, ici ce sont des entreprises venues de Hyères qui viennent faire l’entretien des espaces verts ! », s’indignent les écolos Christine Juste et Christian Reynaud, candidats sur la liste PS. Cheveux gominés, chemise à rayures et lunettes de soleil, Gino Ciravolo, enfant du quartier, est « sur les nerfs ». Il interpelle l’épicier, le seul commerce encore ouvert : « Il faut faire voter Garo ici, hein, le FN va faire 30 % ! »
« HMP laisse le quartier à l’abandon, tous les locaux en pied d’immeuble sont fermés, critique un Garo Hovsepian aux allures de patriarche. Et la mairie centrale nous a encore imposé 50 logements d’urgence sur le terrain voisin il y a six ans. » Mais le PS, qui tient le conseil régional, le conseil général et la mairie de secteur depuis près de vingt ans, n’a-t-il pas sa part de responsabilité ? « Le maire d’arrondissement est l’élu le plus visible mais aussi le plus frustré, répond l'ancien professeur. Si Patrick Mennucci est élu maire, nous aurons plus de compétences sur la voirie, l’éclairage, la proximité. » Vacataire, Abdel Chaouch, 43 ans, tente de faire survivre les locaux immenses du centre d’animation du quartier avec des bouts de ficelle (5 000 euros de subventions de fonctionnement par an et ses 17 heures de vacation payées par la mairie de secteur).
Du cybercentre des années 1990, il ne reste plus que deux ordinateurs mis à disposition des habitants. « C’est un vrai gâchis, regrette Stéphane Mari. On n’a pas les moyens de faire tourner le centre. Sur le 13/14, nous avons moins de trois millions d’euros de budget de fonctionnement et 300 000 euros d’investissement pour gérer 200 équipements de proximité, du terrain de boules au gymnase scolaire. » Il balaie les questions de clientélisme : « Le maire de secteur n’a la main sur rien, ni les logements, ni les emplois gérés par la mairie centrale. Il peut proposer des candidats sur son quota de HLM, soit 2 à 3 % des logements. Sachant qu’on fait 98 % de mécontents, il vaudrait mieux fermer le service logement, mais les gens auraient encore plus l’impression d’être abandonnés. »
Quant à l’affaire Andrieux, son suppléant Garo Hovsepian assure ne pas en entendre parler durant cette campagne. « Les gens ont d’autres préoccupations, minimise le maire. Ce sont deux ou trois associations qui ont pourri la situation. » À la suite de l’affaire, le conseil régional a pourtant gelé pendant de longs mois ses subventions aux associations de ce territoire. Au détriment de la population.
La politique de la merguez a ses limites. À 13 h 30, les affiches et le barbecue sont déjà remballés. Sur la place restent des jeunes qui fument et des mères de famille qui échangent des noms d’oiseau. « Vous pensez qu’ils vont nous acheter avec des merguez ?, s’esclaffe Samir, 21 ans, qui a observé la scène depuis son banc. Ça fait dix ans qu’ils doivent refaire le stade, remettre des grillages… Moi je vais voter blanc. » Les mères décrivent un quartier délaissé, des interphones en panne, les rats, les cafards dans la douche. « Le soir, ici, tu ne peux pas t’asseoir, les cafards nous grimpent sur les jambes », dit une femme, la quarantaine, mère de deux filles. Lors de la campagne des législatives de 2012, le député PS Henri Jibrayel avait lui aussi multiplié les barbecues, au point d’y gagner le sobriquet de « M. Merguez ». « Jibrayel est venu ici, il a fait un barbecue, il nous a promis ceci, cela et depuis on ne l’a plus revu », poursuit cette femme qui ne veut pas donner son nom « car les médias disent n’importe quoi ». La colère éclate : « On n’a rien pour nos enfants, même pas d’aide aux devoirs ! Même à Bassens, ils ont l'aide aux devoirs. Comment elles font les mamans illettrées ? »
Sandrine 35 ans, a récupéré le « 06 » du conseiller général PS du coin dont elle brandit, hilare, la carte de visite. « Il doit m’aider pour trouver du travail dans les hôpitaux, faire le ménage, explique-t-elle. Ici les gens sont en grande souffrance. J’ai six petits, faut que je travaille, je dépose des CV partout, sans réponse. » Quelques minutes plus tard, un autre élu PS passe prendre ses coordonnées : elle sera dimanche assesseur dans un bureau de vote. « On a mis beaucoup de gens issus des quartiers populaires sur les listes, du coup leur famille, leurs amis ont voulu les aider et on a trop de monde pour tenir les bureaux de vote », se réjouit Stéphane Mari.
Enfant de la cité La Bégude, militant depuis 2001, Feti Farissi, 35 ans, est l’un de ces candidats de la « diversité » mis en avant par le PS. « Regardez les listes aujourd’hui, elles reflètent nos cités », argumente le jeune homme, face à quelques habitants qui prennent le café au soleil à Frais Vallon, une grosse cité du 13e arrondissement. Il leur lance : « Nos grands frères ont fait les cons, ils n’allaient pas voter. Alors que c’est simple, les politiques prennent les listes électorales et regardent "Oh ça vote ici ! On va rénover." » Attablé à un café, Mohamed, intérimaire de 36 ans, sort une carte d’électeur toute neuve. C’est la candidature de Feti Farissi qui l’a convaincu d’aller s’inscrire pour la première fois de sa vie, « car il me ressemble, il vient du quartier ». « Avec ça je commence à exister, quand j’ai un contrôle de police et que j’ouvre le portefeuille, maintenant c’est bonjour monsieur », sourit-il.
En parcourant le quartier, Feti Farissi fait de la géographie électorale par le macadam. C’est son métier, il est surveillant de travaux à la Communauté urbaine de Marseille. Il pointe les nids-de-poule, les trottoirs défoncés, les potelets sectionnés, les enrobés « faits à froid » parce que « personne ne se donne la peine de contrôler les entreprises ». « On ne voit ça que dans nos quartiers, c’est pitoyable », rage-t-il. Plus loin, la chaussée a été refaite à neuf sur quelques mètres avant de stopper net, de façon inexplicable. « C’est pour la mosquée qui est juste devant, HMP refait l’enrobé juste avant les élections, décrypte le jeune homme. Un peu comme au Maroc, où l'on refait les voies avant que le roi ne passe. »
En bas d’une cage d’escalier, un jeune charbonneur tient commerce. « C’est un grand », lui crie un homme plus âgé, posté devant le centre social voisin, en reconnaissant Feti Farissi qui s’avance. Le dealer opine et s’efface poliment pour laisser les militants PS afficher dans le hall. « Le reproche qu’ils nous font, c’est "Cassez-vous, on ne vous voit jamais", mais moi ils ne peuvent pas me dire ça, car ils me connaissent, je suis d’ici, je peux leur dire qu’ils n’ont rien à faire dans ces réseaux », remarque Feti Farissi. Il dit avoir poussé de « belles gueulantes au PS » sur la question de l’emploi et de trafic, pas assez souvent abordées.
« Les gens sont dégoûtés par la politique, il y a une désaffection à Marseille plus qu’ailleurs, constate Tahar Rahmani, 58 ans, ancienne figure du PS marseillais qui a rejoint la liste de rassemblement de Pape Diouf. L’idéologie, la façon de faire des candidats, leur projet n’a plus aucune importance, on est dans le clientélisme pur. » Il raconte les pressions vécues par certains colistiers de la part de la droite et « surtout de la gauche » : « Qu’est-ce que tu fais avec Pape Diouf, tu n’auras rien ! » « Tu sais bien que ce boulot tu l’as eu grâce à moi », etc. Certains des colistiers, qui travaillent dans des collectivités tenues par la gauche, insistent d’ailleurs pour que leur employeur ne soit pas mentionné par les journalistes, afin de ne pas être pénalisés professionnellement.
Ce samedi 15 mars, une flopée de militants accompagne l’ancien président de l’OM dans sa tournée des commerces de Saint-Just. « On a l’impression de se balader avec Johnny Hallyday, s’amuse Tahar Rahmani. Les gens lui disent "Si vous faites à Marseille ce que vous avez fait à l’OM, ça peut marcher". » « Et l’OM, c’est fini ? », l’apostrophe ainsi le patron d’une boucherie hallal. « Il a fait un beau parcours à l’OM, il a été sérieux dans ses démarches, dommage qu’on l’ait écarté trop tôt mais on peut compter sur lui », apprécie ce fan.
Morad Hennouni, entrepreneur de 34 ans dans l’événementiel, interpelle les automobilistes : « Votez pour Pape Diouf pour changer la donne. On en a marre qu’on nous traite comme des chiens, faut faire passer le mot ! » Avec un programme axé sur la transparence des décisions municipales, la lutte contre le mal-logement et la fracture Nord/Sud de la ville, Pape Diouf espère repêcher quelques électeurs qui « votent FN par dépit », ainsi que des abstentionnistes (42 % au premier tour des municipales de 2008).
Dans la bouche des passants, ce n’est pas le droit de vote aux étrangers ou la lutte contre les contrôles au faciès (deux promesses du candidat Hollande oubliées) qui reviennent, mais l’emploi. « Hollande, on y a cru, on a tous voté pour lui, on a chanté la Marseillaise et on n’a pas eu le travail », dit Mehdi Talout, 26 ans, qui discute avec ses amis devant un bar. « J’ai envie d’avoir un boulot dans la manutention, de chercher un appart, de me marier, poursuit-il. Alors c’est donnant-donnant, je peux aider pape Diouf, mais je veux qu’on me donne du travail, me faire entrer à la ville ou n’importe où, même paysagiste tout est bon à prendre. » Gasser, 29 ans, attend lui une réponse du conseil général pour démarrer une activité de négoce de tissus. Interdit bancaire, il sait qu’il ne peut rien espérer des banques : « J’ai un magasin vide, il me faut une aide de 1 500 euros pour commencer. » Alors Pape Diouf, c’est la dernière campagne qu’il soutient : « Ils disent qu’ils vont aider les quartiers Nord, j’attends de voir ça. »
« Ici les gens ne visent que les services publics, soupire Joseph Torres, 35 ans, comptable et candidat aux côtés de Pape Diouf. La plupart n’ont pas le diplôme et les autres sont catalogués "quartiers, drogue, casier judiciaire". » Le jeune homme est bénévole à la plateforme des services publics dirigée par Haouria Hadj-Chikh. Colistière de Pape Diouf, cette conseillère d'arrondissement a quitté le Front de gauche, déçue d'avoir été reléguée en quatrième position sur sa liste.
Dans le quartier de La Busserine, où une gigantesque tour est en cours de démolition, on retrouve des militants du collectif des quartiers populaires de Marseille, créé en juin 2013 pour « promouvoir des solutions efficaces et dénuées de démagogie contre les inégalités sociales ». Zora Berriche, qui travaille au théâtre voisin du Merlan, Sorya Abdali, assistante d’enseignement de 42 ans, Lila Redmania, 48 ans, gestionnaire budgétaire au conseil régional, et Mohamed Bensaada, manipulateur radio dans un hôpital, ont eux rejoint la liste du Front de gauche, menée par Samy Joshua, un ancien du NPA. Ils veulent faire rentrer leurs luttes associatives au sein du conseil d’arrondissement et, au-delà des élections, reconstruire « la chose politique » dans ces quartiers désabusés.
« Le Front de gauche nous a donné une grande autonomie dans la façon de faire campagne et nous leur avons apporté notre connaissance et notre analyse politique de ces quartiers populaires », salue Karima Berriche, 52 ans, directrice du centre social L’Agora, qui compte quitter son poste fin juin « car la courroie associative ne suffit plus ». Pour ces militantes qui ont la quarantaine et revendiquent « un double héritage ouvrier et colonial », « le PS c’est une série de trahisons : le vol de la marche des Beurs, le droit de vote des étrangers promis par Mitterrand toujours repoussé, le clientélisme… ». Le 14 mars, elles ont organisé un échange entre une petite centaine d’habitants et Jean-Marc Coppola, tête de file du FDG sur la ville, dans les locaux d’une association de la cité. Sans prévenir les médias pour ne pas pénaliser l’association en question. « Vous vous rendez compte ? On doit faire de la politique par le bouche à oreille et en catimini, alors qu’on n’est même pas dans un fief de Gaudin ! », s’exclame Karima Berriche.
Les discussions menées par le Front de gauche avec Pape Diouf n’ont pas abouti, même si les ressemblances dans les priorités affichées sautent aux yeux (transports, emplois, logement, transparence de la vie publique). Elles n’ont pas été convaincues par l’ancien journaliste, son « indécision », son « manque d’envergure politique » et ses « platitudes sur la fracture Nord-Sud, le clientélisme ». « Bien sûr, il y a des choses qui se recoupent avec le programme de Pape Diouf, ainsi que celui de Patrick Mennucci, reconnaît Lila Redmania. Mais on peut avoir un programme de gauche et des pratiques clientélistes. Les dernières législatives entre Henri Jibrayel et Karim Zéribi, c’était effarant, à qui promettrait le plus d’emplois ou de subventions. » Difficile sur le terrain de se démarquer de la bipolarité PS/UMP. « Il y a une grande confusion, la politique du PS pénalise le Front de gauche qui est mis dans le même sac, celui de la gauche qui a failli dans ces quartiers », regrette Karima Berriche.
À la cité des Rosiers (dans le 14e arrondissement), une immense copropriété dégradée parcourue de coursives, un jeune homme commence par refuser le tract tendu. « Moi je suis une bille en politique, je ne m’y intéresse pas. » Il est fonctionnaire et a réussi à s’extraire de cette cité, où il revient donner un coup de main dans une association. « Ici, les subventions, c’est souvent parce qu’on connaît quelqu’un. Les politiciens malheureusement, ce n’est que du donnant-donnant, comment je peux vous croire ? », lance-t-il à Karima Berriche et à sa sœur Zora. Les deux sœurs s’accrochent, argumentent pied à pied, laissant filer les minutes. « La politique n’est pas seulement telle que tu la vois, des élections tous les six ans. L’action politique, c’est d’avoir le pouvoir collectif pour changer les choses, de réclamer des comptes aux élus, d’aller dans leur bureau demander leur démission si besoin. » Le jeune homme secoue la tête, désabusé : « Avant je votais, car je connaissais Mme Andrieux, elle venait et disait "Je donne ça, je donne ceci". Moi, ça me gonfle, alors je ne vote plus. » Avant de repartir en promettant : « Je vais lire votre programme. »
Édifiée par Jean Rostan dans les années 1950, la cité est placée en plan de sauvegarde depuis quinze ans. Les façades des immeubles classés ont été refaites, mais les boîtes au lettres sont défoncées, la chaussée parsemée de larges trous et de plaques d’égout béantes. Au pied d’une cage d’ascenseur dévastée par le feu, Fatia, 59 ans, propriétaire d’un petit appartement, s’arrête pour discuter. « La seule personne qui venait sur le terrain, c’était Sylvie Andrieux, raconte-t-elle. Je l’avais contactée pour travailler, elle m’avait dispatché des CV et j’ai décroché deux entretiens à l’hôpital et au conseil régional. » Elle soupire : « Les autres élus, ce sont des courants d’air qu’on ne voit qu’avant les élections… »
BOITE NOIREJ'ai suivi les différentes équipes de campagne entre le 15 et le 19 mars 2014, sauf celle de M. Miron qui, après plusieurs relances, a fini par me répondre qu'il ne voulait pas voir de journalistes et qu'il fallait « faire sans (lui) ».
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