En démissionnant de ses fonctions de conseiller de François Hollande, l’Inspecteur général des affaires sociales Aquilino Morelle a automatiquement réintégré son corps d’origine, le 17 avril dernier, 24 heures après les révélations de Mediapart. Il perçoit d’ores et déjà son confortable salaire d’inspecteur, mais il n’est pas « pour l’heure physiquement présent à l’inspection générale », puisqu’il a « demandé à mobiliser le compte épargne temps qu’il avait alimenté au cours de sa carrière », a précisé l’Inspection en réponse à nos questions. L’affaire Morelle est retournée en son cœur même, là où elle s’est nouée, dans le secret de ce service de contrôle des politiques sociales et des établissements de santé, constitué de 130 inspecteurs.
Comment ces inspecteurs vivent-ils “ l’affaire Morelle ”, la révélation par Mediapart d’une mission de conseil cachée pour un laboratoire pharmaceutique, rémunérée 12 500 euros, en 2007, quand il était au service de l’Igas ? Va-t-elle sanctionner celui qui a bafoué les règles déontologiques élémentaires de la fonction publique ? Nous avons contacté près d’une vingtaine d’inspecteurs, aucun n’a décroché son téléphone (la plupart sont sur répondeur), un seul nous a répondu par mail : « La question des suites disciplinaires est effectivement posée. Elle est en cours de discussion en interne. Je ne souhaite pas témoigner à ce stade avant que ces débats aient eu lieu. »
On parle plus facilement, mais toujours de manière anonyme, dans le petit monde de la haute administration de la santé, ses multiples directions et agences, ses comités et hauts comités, tous très bien informés puisque comptant dans leurs rangs de nombreux membres de l’Igas.
On les surnomme les « moines-soldats » : l’expression est un peu surfaite tant ils multiplient les infidélités à leur corps d’origine, les allers-retours au cours de leur carrière entre l’Inspection et des postes souvent importants, généralement dans la sphère publique. Et lorsqu’ils sont au service de l’Igas, ils ont souvent des activités annexes, généralement des « prestations intellectuelles », pour lesquelles ils demandent des autorisations : cours à l’université et dans les grandes écoles, activités de recherche, etc. Ce sont autant de compléments à leurs confortables revenus, qui se situent dans une fourchette allant de 60 000 à 120 000 euros annuels, hors primes. De toutes ces libertés qu’offre la haute fonction publique, Aquilino Morelle a usé, et abusé.
Tous se disent « surpris », car dans le milieu de la santé, Aquilino Morelle s’est construit une image de « Saint-Just », « de chevalier blanc : les rapports qu’il a écrits sur le médicament sont tous des charges virulentes contre l’industrie pharmaceutique ». Mais il n’y a aucune forme d’indulgence, même chez ceux qui l’ont croisé, côtoyé, et l’ont souvent apprécié professionnellement : « ce n’est pas acceptable », « il n’a aucune excuse, il a perdu pied avec la réalité ».
Un seul a pris la parole publiquement : Noël Renaudin, le président de 1999 à 2011 du Comité économique des produits de santé (CEPS) qui fixe le prix des médicaments remboursés par l’assurance maladie. Un dirigeant du laboratoire Lundbeck a raconté à Mediapart qu’Aquilino Morelle a organisé pour le compte du laboratoire deux rendez-vous avec des membres du CEPS, pour leur « permettre d'aller défendre notre dossier auprès de la bonne personne ». Ils se seraient fait avoir, pour Noël Renaudin : « Se faire payer pour obtenir un rendez-vous avec le CEPS ? Grotesque! » a-t-il déclaré à l’Agence de presse médicale. Nous l’avons contacté. S’il ne remet pas en cause l’existence de cette mission, tout en affirmant ne « pas connaître Morelle », ni n’avoir jamais su qu’il travaillait pour l’industrie pharmaceutique, il explique : « L’idée qu’il y ait besoin d’un intermédiaire pour discuter avec le CEPS ne tient pas debout. Car c’est le métier du CEPS de discuter avec l’industrie pharmaceutique. » Pour lui, les consultants extérieurs interviennent plutôt pour « aider les entreprises à constituer techniquement leurs dossiers et à les défendre au mieux. C’était un temps le métier de Jérôme Cahuzac, et c’était connu ». En ce qui concerne Aquilino Morelle, ce haut fonctionnaire est catégorique : « Travailler comme consultant dans le privé en étant Igas n’est pas permis. Si c’est vrai, il n’a pas demandé d’autorisation parce qu’il ne l’aurait jamais eue. »
Si Aquilino Morelle risque d’éventuelles poursuites pénales, il a aussi transgressé les règles déontologiques de la fonction publique, ce qui appelle des sanctions disciplinaires : c’est à « l’État, à l’autorité hiérarchique de ce fonctionnaire de se prononcer », explique Noël Renaudin. La balle est donc dans le camp du chef de service de l’Igas, Pierre Boissier. L’Igas nous a détaillé sa procédure disciplinaire : des « investigations internes » sont menées, puis une « commission administrative paritaire siégeant en formation disciplinaire » se prononce. L’article 25 de la loi du 13 juillet 1983 prévoit, en cas de violation du devoir d’indépendance des fonctionnaires, le « reversement des sommes indûment perçues, par voie de retenue sur le traitement ». Les sanctions disciplinaires contre les fonctionnaires sont détaillées dans l’article 66 de la loi du 11 janvier 1984, et vont de l’avertissement à la révocation, en passant par des mesures d’exclusion temporaire. Rien ne filtre de ce processus disciplinaire, « couvert par le secret du dossier personnel de cet agent », il n’a donc pas à être « rendu public », nous a précisé l’Igas. En plein scandale, le grand corps ne déroge donc pas à sa culture du secret.
Il souscrit ainsi pleinement au devoir de réserve des fonctionnaires, détaillé à l’article 26 de la loi du 13 juillet 1983. Certains des 200 rapports annuels, parfois très corrosifs, ne sont pas publiés, et ils ne fuitent jamais. Lorsqu’ils sont rendus publics, l’Igas communique très rarement dessus. Cruelle ironie : l’Igas a joué le jeu médiatique à une rare occasion, celle de son rapport sur le Mediator en 2011, dont Aquilino Morelle fut l'un des rédacteurs. « C’est la première fois que j’ai vu l’Igas organiser une conférence de presse, la communication a d’ailleurs été remarquablement bien faite », rapporte un observateur averti.
Ce rapport écrit à trois mains est une analyse sans concessions des dysfonctionnements du système du médicament en France, une dénonciation de l’opacité de ses liens d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique. Il est aussi d’une extrême sévérité pour le laboratoire Servier. Ce rapport a débouché sur les Assises du médicament, puis sur la loi Bertrand, qui impose notamment à tous les fonctionnaires qui participent à « l’expertise sanitaire » (au ministère de la santé, au sein de l’Agence nationale de sécurité du médicament, de la Haute autorité de santé, etc.) de déclarer publiquement leurs liens d’intérêts. Étrangement, les inspecteurs de l’Igas n’ont pas cette obligation, parce qu’ils ne contrôlent pas directement l’industrie pharmaceutique. L’Igas nous a détaillé son dispositif déontologique, qui reste interne et déclaratif : « Les activités antérieures à la nomination à l'Inspection ainsi que les activités exercées en dehors du service par les collaborateurs de l’Igas font l'objet d'un examen approfondi par le chef de service à deux occasions », annuellement « à l'occasion des entretiens professionnels », mais aussi « à l’occasion de chaque affectation ».
Une autre question reste en suspens : Aquilino Morelle s’est-il rendu coupable d’un seul ou de plusieurs conflits d’intérêts, avec la complicité de l’Igas ? Est-il déontologique qu’un inspecteur qui a travaillé pour l’industrie pharmaceutique pendant une disponibilité (Aquilino Morelle détaille lui-même ces missions sur sa page facebook) soit chargé de missions sur le médicament dès son retour à l’Igas ? Il a en effet travaillé avec plusieurs laboratoires pharmaceutiques lors de son passage à Euro RSCG, puis il a été consultant en 2006 pour Lilly, et a même approché Sanofi et Servier en 2008 et 2009. L’inspection nous a répondu : « Dès lors qu’il n’y a pas de risque de compromettre l’impartialité des travaux, le chef de service peut affecter un inspecteur dans un secteur d’activité dans lequel il a travaillé par le passé. Cela est aussi un gage de compétence. » Et « dans le cas particulier de Monsieur Morelle, les chefs de service successifs, en l’état des informations dont ils disposaient, ont jugé qu’il pouvait utilement, et sans risque sur l’impartialité des conclusions, participer aux missions qui lui ont été confiées. »
Impossible de savoir de quelles informations précises ils disposaient… Certains de nos interlocuteurs partagent cet avis, tout en le nuançant : « Cela ne me choque pas, si les liens d’intérêts sont lisibles pour tout le monde », dit l’un. Ce qui n’est pas le cas à l’Igas, faute de déclaration des liens d’intérêts. Mais un autre voit bien là « un conflit d’intérêts. Ce n’est pas raisonnable de travailler en tant qu’Igas sur le médicament quand on a mis ses compétences au service de l’industrie pharmaceutique ».
Voilà une règle déontologique que l’Igas pourrait peut-être éclaircir. En secret ?
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