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Conflit d'intérêts : comment sanctionner Aquilino Morelle

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L’UMP s’empare du cas Morelle. Dans une interview au Journal du dimanche, l’ancien président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer, a réclamé l’audition de l’ancien conseiller de François Hollande devant la commission des affaires sociales du Palais-Bourbon. « Nous avons besoin d’y voir plus clair sur les conflits d’intérêts en cause », a lancé le parlementaire, en référence au contrat signé en 2007 par Aquilino Morelle avec un laboratoire danois, à une époque où l’énarque travaillait à l’Inspection générale des affaires sociales (Igas). « Ce qu'il a fait avant (l’Élysée), il a à en répondre », avait déjà lâché François Hollande vendredi.

Aquilino Morelle a démissionné de son poste à l'Elysée le 18 avril, après les révélations de MediapartAquilino Morelle a démissionné de son poste à l'Elysée le 18 avril, après les révélations de Mediapart © Reuters

Car au-delà du couperet politique, se pose désormais la question de la sanction disciplinaire et pénale – n’en déplaise au député frontiste Gilbert Collard, qui a regretté dimanche qu’un article puisse « déclencher des processus de sanction, la presse n'est pas là pour faire le boulot des procureurs de la République ». En touchant 12 500 euros du laboratoire Lundbeck en 2007, Aquilino Morelle s'est incontestablement placé en situation de conflit d'intérêts (quelle que soit la vigueur de ses dénégations), mais a-t-il commis un simple écart déontologique ? Une faute au regard du droit administratif ? Un délit ? Ou bien les trois ?

Au lendemain de nos révélations, l’Igas a en effet reconnu que son inspecteur s’était mis au service de Lundbeck sans l’autorisation de son chef de service. En creux, elle a ainsi confirmé qu’Aquilino Morelle avait enfreint l’article 25 de la loi du 13 juillet 1983 sur les obligations des fonctionnaires, qui leur interdit « d’exercer à titre professionnel une activité privée lucrative de quelque nature que ce soit ».

Ce principe fondamental, qui vise à garantir l’impartialité des agents publics, ne date pas d’hier. Charles VI l’a sacralisé dès 1388 en interdisant à ses gouverneurs de contracter avec les individus qu’ils contrôlaient ! Huit siècles plus tard, c’est la même idée : comment l’un des 130 inspecteurs de l’Igas, dont la mission consiste à auditer les politiques publiques de santé et du médicament (mise sur le marché, fixation des prix, remboursement, etc.), peut-il agir en toute impartialité s’il est rémunéré en cachette par un laboratoire privé ?

Alors certes, la loi de 1983 autorise des dérogations, mais un décret en fixe les conditions : le fonctionnaire doit décrocher l’autorisation préalable de son administration, délivrée par son chef de service. Comme l’a souligné la commission Sauvé, chargée en 2011 de plancher sur la prévention des conflits d’intérêts, ce sésame n’est accordé qu’en cas de mission parallèle « compatible » avec le métier de l’agent, « ce qui paraît exclure les activités susceptibles de donner lieu à des conflits d’intérêts ».

En l’occurrence, même si Aquilio Morelle avait sollicité une dérogation, son chef aurait refusé tout net de la délivrer : « Ça n’a pas de sens, nous a répondu André Nutte, le patron de l’Igas en 2007. C’est comme si l'on accordait le droit à un directeur d’hôpital entré à l’Igas d’aller travailler parallèlement dans une clinique privée. Ou à un inspecteur du travail de conseiller une entreprise. »

Dans son rapport, la commission Sauvé avait résumé les risques ainsi encourus par les fonctionnaires qui enfreignent « les règles de non-cumul » d’activités : « (Cette) méconnaissance peut être sanctionnée par le reversement à l’administration des sommes indûment perçues (et) par une sanction disciplinaire, sans préjudice des sanctions pénales existantes. »

Alors l’Igas va-t-elle convoquer une commission disciplinaire et passer à l’acte ? Interrogée par Le Monde vendredi, sa direction n’a pas répondu. Mais au-delà des sanctions administratives, une autre question s’impose à l'Igas : peut-elle suspecter qu’un délit a été commis ? Ne doit-elle pas saisir le procureur de Paris ?

Le parquet, qui peut aussi déclencher une enquête de sa propre initiative, se référerait sans doute aux articles 432-12 et 432-11 du Code pénal, respectivement consacrés à « la prise illégale d’intérêts » et au « trafic d’influence ».

Que dit précisément le premier (dans sa version de 2007) ? « Le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique (…) de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance (…), est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. » Comme le précise le rapport Sauvé, cette incrimination a d’abord pour objet d’éviter que les fonctionnaires « ne tirent profit de leurs fonctions », mais elle va bien plus loin : « Le délit de prise illégale d’intérêts vise également à réprimer ceux qui s’exposent au soupçon de partialité et qui se placent dans une situation où leur propre intérêt entre, ou est susceptible d’être regardé comme entrant, en conflit avec l’intérêt public dont ils ont la charge. »

Un juge pourrait-il considérer qu’Aquilino Morelle, comme inspecteur de l’Igas, était chargé « d’assurer la surveillance », à proprement parler, des labos pharmaceutiques ? La justice n’aura sans doute pas l’occasion de trancher : le délit de prise illégale d’intérêts est en effet prescrit trois ans après la commission des faits (en l’occurrence depuis 2010).

Pour le « trafic d’influence », en revanche, les règles de prescription ont été assouplies par la jurisprudence. Dans un arrêt de 2008 (relatif à l'ancien préfet pasquaïen Jean-Charles Marchiani), la Cour de cassation a considéré qu’on pouvait, dans le cas où un fonctionnaire a tout organisé pour dissimuler son méfait, reporter le point de départ du délai de prescription au jour de découverte de l’infraction – en l’espèce, la date des révélations de Mediapart par exemple.

Or Aquilino Morelle a bien organisé le secret autour de son contrat avec Lundbeck. Non seulement il n’en a jamais fait état, mais les comptes de l’Eurl Morelle, sa société de conseil aux labos qui a encaissé les fonds, n’ont jamais été déposés. Qui plus est, Aquilino Morelle en a abandonné la gérance en février 2007, juste avant sa mission pour Lundbeck, pour placer officiellement son frère cadet aux manettes !

Le laboratoire danois "propose une vaste gamme de produits pour les maladies cérébrales" Le laboratoire danois "propose une vaste gamme de produits pour les maladies cérébrales" © DR

Reste à savoir si le délit de « trafic d’influence », puni de dix ans de prison et 150 000 euros d’amende, colle vraiment aux faits qui lui sont reprochés. Il vise tout fonctionnaire qui engrange « des avantages quelconques » (…) « pour abuser de son influence réelle ou supposée, en vue de faire obtenir d’une autorité ou d’une administration publique des distinctions, des emplois, des marchés ou toute autre décision favorable ».

Or d’après nos informations, Aquilino Morelle a organisé pour le labo, en échange des fameux 12 500 euros, deux rendez-vous avec des membres du CEPS (Comité économique des produits de santé), l’organisme chargé à l'époque de fixer le prix des médicaments et les taux de remboursement. « On cherchait à stabiliser le prix du Seroplex, un antidépresseur, a raconté un dirigeant de Lundbeck à Mediapart. Il nous a ouvert des portes, et c’est un enjeu majeur : nous permettre d’aller défendre notre dossier auprès de la bonne personne. »

Peu importe qu’ils aient décroché le prix espéré. En matière de « trafic d’influence », la jurisprudence est limpide : le résultat ne compte pas, seulement la tentative. Du coup, cette voie pénale mériterait peut-être un examen approfondi par le parquet de Paris.

Il faut cependant noter que les manquements à la probité (« corruption », « prise illégale d'intérêts », « trafic d'influence », etc.) sont très peu sanctionnés par les tribunaux français, comme le pointe Paul Cassia, professeur de droit public à Paris-I, dans un essai intitulé Conflits d'intérêts, les liaisons dangereuses de la République (Odile Jacob, mars 2014). En 2011, seulement 275 condamnations définitives ont été prononcées (dont 159 pour « corruption » et 50 pour « prise illégale d'intérêts »). Peu signalées, ces infractions s'avèrent en plus difficiles à caractériser – au point que Paul Cassia évoque « un taux ridicule de 0,1 mise en cause pour 1000 élus locaux » (et un taux 5 fois moins élevé encore pour les fonctionnaires territoriaux).

Dans le cas Morelle, cependant, le parquet de Paris pourrait être également saisi par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HAT), cette instance indépendante créée par les lois sur la transparence d’octobre 2013, chargée de passer les ministres comme les hauts fonctionnaires au scanner. La HAT est d’ores et déjà entrée dans la danse vendredi, en indiquant qu’elle entamait « une étude approfondie des déclarations d’intérêts et de patrimoine » d’Aquilino Morelle, qui les a remplies en janvier dernier comme tous les collaborateurs du chef de l’État.

Sa déclaration d’intérêts, qui liste ses activités rémunérées, ne mènera sans doute pas bien loin (pas au contrat avec Lundbeck en tout cas), puisqu’elle remonte seulement cinq ans en arrière. C’est plutôt en épluchant la déclaration de patrimoine d’Aquilino Morelle que l’institution va vérifier qu’aucune infraction pénale n’a été commise : les avoirs listés par le fonctionnaire correspondent-ils aux informations dénichées par Mediapart sur ses biens immobiliers à Paris, Saint-Denis, Sarlat, Périgueux ou encore Perpignan ? Les évaluations indiquées correspondent-elles aux prix du marché ?

À vrai dire, si cette déclaration avait été publiée comme le prévoyait initialement la loi sur la transparence, Mediapart aurait pu faire ce comparatif d’emblée. Mais les données fournies par les collaborateurs du président et des ministres échappent à toute publicité, le Conseil constitutionnel ayant estimé que leur divulgation porterait « une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée » (s’agissant de personnalités non élues).

En cas d’« évaluation mensongère » ou d’« omission » suspectée chez Aquilino Morelle, la Haute autorité devra saisir le procureur de Paris, ces délits étant punis de trois ans de prison et 45 000 euros d’amende.

Ainsi, contrairement à ce qu’affirme Gilbert Collard (FN), Mediapart ne s’est pas « transformé en Fouquier-Tinville », cet accusateur public du tribunal révolutionnaire de 1793 qui a expédié des milliers de personnes à l’échafaud sans toujours bien distinguer. À partir de nos informations, les autorités administratives et la justice vont simplement pouvoir faire leur travail.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Si vous n’avez rien à cacher


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