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Haute tension à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière

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Révolution thérapeutique ou nouveau cas de manipulation de données scientifiques ? Au moment où l’affaire des cellules STAP provoque un scandale dans la biologie japonaise, une polémique beaucoup plus discrète agite le milieu de la recherche médicale française. Elle concerne un essai clinique, réalisé par une équipe de l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière, qui a fait en décembre 2011 l’objet d’une publication remarquée dans l’un des plus prestigieux journaux médicaux internationaux, le New England Journal of Medicine (NEJM).

L'hôpital de la Pitié-Salpêtrière (entrée Mazarin)L'hôpital de la Pitié-Salpêtrière (entrée Mazarin) © Vaughan

Cet article était signé de neuf auteurs, dont le professeur Patrice Cacoub et le docteur David Saadoun, du service de médecine interne de la Pitié-Salpêtrière, et le professeur David Klatzmann, co-découvreur du virus du sida et chef du service de biothérapies du même hôpital. L’essai clinique, appelé Vascu-IL2, était soutenu par l’ANRS (Agence nationale de la recherche sur le sida et les hépatites). Il démontrait l’intérêt de l’interleukine-2 (IL-2), molécule utilisée pour soigner certains cancers, dans le traitement de patients infectés par le virus de l’hépatite C et souffrant d’une vascularite, maladie auto-immune induite par le virus. Selon les auteurs, le traitement se révélait d’une efficacité remarquable, puisqu’il entraînait « l’amélioration de l’état clinique de 8 des 10 patients. »

Ces résultats spectaculaires ont été salués dans la presse comme une « avancée prometteuse » et un « nouvel espoir » pour le traitement d’autres maladies auto-immunes comme la sclérose en plaques ou le diabète. Dans la foulée, Patrice Cacoub et David Klatzmann ont participé au lancement d’une start-up dont ils sont actionnaires, Iltoo Pharma, destinée à développer les applications thérapeutiques de l’interleukine-2. Et Klatzmann a dirigé un nouvel essai, cette fois sur le diabète, tandis que d’autres sont en cours ou en projet.

Mais ces perspectives brillantes sont assombries par une fâcheuse controverse : peu après la publication, plusieurs médecins-chercheurs ont contesté – en coulisse –  la validité de l’essai Vascu-IL2, jugeant que l’article devrait être retiré. L’ANRS et le NEJM ont été contactés et ont reçu des messages signalant des discordances entre les données publiées dans l’article et les observations faites pendant l’essai.

En octobre 2012, un groupe de correspondants anonymes a adressé au NEJM un courriel dont voici un extrait : « Nous avons été alertés par des collègues s’occupant de la surveillance biologique des patients inclus dans l’étude et par des étudiants et des praticiens impliqués dans la surveillance clinique des patients. Ils nous ont indiqué que les données publiées ne correspondaient pas aux vraies données biologiques et cliniques. Nous avons passé en revue les dossiers cliniques des patients… et sommes parvenus à la conclusion que des discordances apparaissent pour tous les patients entre (ces dossiers) et les résultats biologiques et/ou cliniques. »

 

Dans un autre mail, en février 2014, les correspondants anonymes accusent les auteurs de l’article du NEJM d’avoir fabriqué des données : « La prise en compte des résultats cliniques réels mettrait en péril la conclusion entière de l’article car certains patients ont vu leur pathologie flamber tandis que pour la plupart d’entre eux, aucune amélioration n’a été réellement observée. Nous insistons sur le fait que la présence de purpura au début de l’essai, qui est le principal symptôme clinique censé disparaître sous IL-2, a été fabriquée chez la plupart des patients. »

Le purpura est l’un des principaux symptômes de la vascularite, l’inflammation des vaisseaux sanguins dont souffrent les patients de l’essai. Il se manifeste par des taches rouges et violettes sur la peau. D’après l’article du NEJM, huit patients sur huit atteints de purpura au début de l’essai ont vu leur symptôme s’amender avec les injections d’IL-2, soit une efficacité de 100 %.

Seul problème : d’après les comptes rendus d’hospitalisation des patients, dont nous avons pu consulter des copies (anonymisées), un seul patient souffrait de purpura au début de l’essai ; et son état s’est aggravé après les injections d’IL-2, à tel point que les médecins lui ont prescrit un traitement complémentaire à la colchicine. Un autre patient a eu une flambée de purpura pendant l’étude, alors qu’il n’en avait pas au début. Le traitement apparaît donc inefficace, sinon aggravant, en contradiction avec l’article du NEJM. Au total, Mediapart a pu consulter un ensemble de comptes rendus de plus de 100 pages, où apparaissent de multiples discordances avec les données cliniques rapportées dans l’article.

Le plus étonnant est que cette controverse, qui a mobilisé l’ANRS, les autorités de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) et l’université Pierre et Marie Curie (UPMC), à laquelle sont rattachés plusieurs auteurs de l’article, est restée confidentielle. La seule allusion à l’affaire dans un média public est un billet sur un blog spécialisé dans l’analyse des revues biomédicales, rédigé par le docteur Hervé Maisonneuve, qui évoque l’hypothèse d’un « cas d’embellissement de données ».

Le professeur Patrice CacoubLe professeur Patrice Cacoub © DR

Hypothèse énergiquement démentie par le professeur Cacoub, responsable de l’essai : « Je fais mon travail le mieux que je peux, nous a-t-il déclaré. Un courrier anonyme a été envoyé au patron de l’ANRS pour dire que les données n’étaient pas correctes. Je ne sais pas qui a fait cette démarche. Elle aurait dû être transparente. L’ANRS a mandaté un audit et a validé l’étude. Je ne vais pas faire un audit de l’audit. Il y a une malveillance vis-à-vis de l’équipe qui s’est exercée et qui persiste. Mais nous n’avons pas trafiqué les données. Il n’y a pas eu d’embellissement. »

David Klatzmann, avec qui nous avons eu un long entretien, estime que l’affaire est un « non-sujet » : « Nous sommes visés depuis le début par une campagne de dénigrement, dit-il. Si les gens qui nous critiquent étaient animés d’intentions louables, ils se seraient exprimés de façon ouverte et non sous couvert d’anonymat. Il faut se demander quel objectif poursuivent depuis deux ans ces personnes. Ce sont des manipulateurs, qui poursuivent des buts peu avouables. Cette histoire va faire pschitt. »

Le professeur David KlatzmannLe professeur David Klatzmann © Inserm/Etienne Begouen

David Klatzmann laisse entendre que les attaques sont dues à des rivalités au sein de l’hôpital plus qu’au contenu de l’article. Plusieurs sources nous ont confirmé qu’un climat de rivalité et de tension régnait dans le service de médecine interne de la Pitié-Salpêtrière, qui a d’ailleurs été divisé en deux. L’anonymat des contradicteurs les disqualifie-t-il, comme le jugent Patrice Cacoub et David Klatzmann ? Dans leur mail d’octobre 2012 adressé au NEJM, les correspondants s’en expliquent : « Bien que les médecins locaux soient conscients des problèmes soulevés par l’article, aucun d’entre eux, à cause de pressions locales et de la crainte de représailles, n’a pu vous envoyer ce mail, écrivent-ils. La raison pour laquelle nous conservons l’anonymat est aussi liée à une pression politique et à un risque élevé de poursuites judiciaires. »

Le fait que les critiques soient anonymes implique-t-il qu’elles soient infondées ? Et l’atmosphère du service explique-t-elle que les résultats publiés ne soient pas en accord avec les dossiers médicaux ?

 

UN AUDIT QUI LAISSE DES QUESTIONS SANS REPONSE

L’ANRS, organisme promoteur de l’essai, a été prévenue fin janvier 2012, nous indique le professeur Jean-François Delfraissy, directeur de l’agence. « J’ai été alerté par un courrier anonyme signalant des problèmes dans les données de l’article, dit-il. J’ai prévenu la direction de l’hôpital, le doyen de la faculté Pitié-Salpêtrière, ainsi que Jean Chambaz, le président de l’UPMC, et la direction de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale). J’ai décidé de demander un audit de l’essai. Je précise que même si, dans ce cas, c’est l’alerte qui a déclenché l’audit, il ne s’agit pas d’une démarche exceptionnelle. Nous faisons auditer en général deux essais par ans, sans que cela préjuge d’un problème particulier. »

L’audit de l’essai Vascu-IL2 a été confié à deux sociétés privées de consultants, Antha et Medi.axe. La première est une société à associé unique dont le gérant est le docteur Jean-Michel Andrieux et qui a été immatriculée le 14 mars 2012, après l’alerte envoyée à l’ANRS. La seconde a été créée en 2001 et a de nombreux clients dans l’industrie pharmaceutique.

L’audit a été mené du 19 au 23 mai 2012 dans les services de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière ainsi qu’à l’ANRS qui, en tant que promoteur, avait un rôle de contrôle de l’essai. « Cet audit a soulevé toute une série de points, en particulier des irrégularités concernant les consentements des patients », dit Jean-François Delfraissy. L’un des patients n’a signé son consentement éclairé que le 14 février 2012, deux mois après la parution de l’article du NEJM. Pour six autres patients, les consentements éclairés ne sont pas conformes aux règles. L’audit indique que ces observations « constituent des points majeurs ».

Patrice Cacoub conteste en bloc : « Croyez-vous que le NEJM, le plus grand journal médical international, aurait accepté l’article si les consentements n’étaient pas corrects ? S’il y avait eu un problème de ce type-là, jamais l’article ne serait passé. » L’audit est pourtant clair sur cet aspect.

Les auditeurs relèvent qu’un résumé du rapport final de l’étude mentionne un « EIG », événement indésirable grave, qui n’est pas rapporté dans le dossier de l’essai présent à l’ANRS. L’article paru en décembre 2011 ne faisait état que d’effets indésirables légers (cela a été corrigé ensuite).

Les auditeurs ont comparé les données de la publication avec celles des documents sources. Ils ont constaté des « erreurs de transcription » pour plusieurs marqueurs biologiques (cryoblobulines, charge virale et C4). En revanche, l’audit affirme que les données sont « totalement concordantes » pour l’évolution clinique des patients : « L’amélioration clinique des patients rapportée dans l’article est conforme à celle notée dans les dossiers médicaux. »

Cette conclusion s’oppose aux documents médicaux que nous avons examinés. Aucune des personnes que nous avons interrogées n’a mis en doute l’authenticité de ces documents, qui émanent de l’hôpital et n’ont pu être créés de toutes pièces.

Les auditeurs ne sont pas parvenus à éclaircir des points qui paraissent importants. Ils écrivent en toute candeur « qu’il n’est pas possible de déterminer qui a constitué les fichiers Excel utilisés pour la publication ». Les auditeurs ignorent donc par qui ont été établis les fichiers de données qui ont servi à la rédaction de l’article. Cela semble une sérieuse lacune. De plus, le fait qu’un effet indésirable grave n’ait pas été signalé n’empêche pas les auteurs d’affirmer que les données cliniques sont « totalement concordantes ».

En conclusion, les auditeurs jugent que les écarts constatés ne remettent pas en cause la publication : « L’ANRS décidera s’il y a lieu de faire une rectification au NEJM, mais cela n’apparaît pas nécessaire étant donné le faible impact potentiel des différences constatées. »

Comment l’audit a-t-il résolu la contradiction entre les documents médicaux et les données cliniques rapportées dans l’étude ? Le docteur Jean-Michel Andrieu, responsable de l’audit, a répondu à nos sollicitations en invoquant une clause de confidentialité. Le professeur Jean Chambaz, président de l’université Pierre et Marie Curie, n’a pas non plus de réponse : « Après concertation avec Jean-François Delfraissy, directeur de l’ANRS,  j’ai saisi mon délégué à l’intégrité scientifique, dit-il. Il a mené une investigation en toute indépendance, sans aucune interférence de ma part, en s’entourant des experts de son choix. Je n’ai pas eu connaissance de l’identité de ces experts ni des éléments demandés au cours de l’investigation. À défaut d’éléments nouveaux, je ne peux rien faire de plus. »

Structure cristalline de la molécule d'interleukine-2.Structure cristalline de la molécule d'interleukine-2. © Ramin Herati

 

Également contacté, le délégué à l’intégrité scientifique de l’UPMC, le mathématicien Olivier Pironneau, nous a indiqué que ses conclusions étaient réservées au président de l’université.

Deux autres audits ont été effectués, l’un en décembre 2012 et l’autre en janvier 2014. Celui de décembre 2012 donne des conseils pratiques comme celui-ci : « Quand un CV comporte plusieurs pages, il est recommandé de numéroter les pages »… Le troisième audit déconseille les « annotations faites au crayon à papier, autorisant ainsi des modifications ultérieures sans laisser de traces ». Il expose la mise en place de la base de données définitive de l’essai – plus de deux ans après la publication ! – et confirme la validité de l’étude.

En février 2014, les auteurs ont effectué une correction dans l’article : ils ont modifié les données biologiques qui comportaient des erreurs, et ont mentionné l’effet indésirable grave initialement oublié (image ci-dessous). Le rectificatif, sybillin, indique qu’un audit a été effectué, et que « l’article est correct » (consulter la version corrigée).

Version initiale et version corrigée de l'article du NEJM.Version initiale et version corrigée de l'article du NEJM. © Mediapart

 

LA TOLÉRANCE DU NEW ENGLAND JOURNAL OF MEDICINE

Les professeurs Cacoub et Klatzmann insistent sur l’extrême exigence du comité éditorial du NEJM : comment un journal de cette qualité aurait-il accepté un article entaché de graves erreurs ? Force est de constater que le journal, qui a reçu des copies traduites des trois audits, ne semble guère s’être ému de l’irrégularité des consentements qui, même si elle n’affecte pas le contenu scientifique de l’article, constitue un manquement aux règles éthiques.

Nous avons interrogé le journal sur les discordances entre les données cliniques publiées et les rapports médicaux. Le rédacteur en chef du NEJM, Jeffrey Drazen, nous a répondu par un mail du 28 mars : « Nous avons été alertés de la possibilité que les données dans la publication originale n’aient pas été correctement rapportées. Nous avons alors… demandé aux institutions sponsors des auteurs, l’ANRS et l’université Pierre et Marie Curie, de mener des investigations. Nous avons reçu des assurances du Dr Delfraissy de l’ANRS et du Dr Chambaz de l’UPMC que les symptômes cliniques observés pendant l’étude avaient été décrits honnêtement et correctement. Ils ont reconnu qu’il y avait des erreurs dans certaines données qui devaient être corrigées et notre correction a été basée sur leur examen. »

Logo du New England Journal of MedicineLogo du New England Journal of Medicine © DR

À une relance de notre part, Jeffrey Drazen a répondu en suggérant que nous soumettions nos informations à l’ANRS et à l’UPMC… En résumé, le rédacteur en chef du NEJM s’appuie sur les garanties du directeur de l’ANRS et du président de l’UPMC, qui eux-mêmes s’appuient sur l’audit effectué par Antha et Medi.Axe. Ce système de vérification indirecte n’a pas apporté de réponse claire aux questions soulevées par les correspondants anonymes du NEJM, lequel ne s’en inquiète pas davantage.

David Klatzmann observe que l’objectif premier de l’essai n’était pas de tester l’efficacité clinique du traitement, mais de vérifier un critère biologique : le fait que les injections d’interleukine-2 faisait remonter chez les patients le taux de certains lymphocytes, dits T-régulateurs (ou Tregs). « L’augmentation des Tregs, qui constitue le critère principal de l’essai, n’a été contestée par personne, dit-il. Il se trouve qu’en plus, on constate des améliorations chez la plupart des patients. C’est un bonus. »

Même si l’amélioration de l’état clinique des patients n’était pas l’objectif principal de l’étude, la précision des données cliniques reste essentielle. Pour participer à l’essai, les patients devaient présenter trois symptômes de vascularite : purpura, arthralgie (douleur articulaire), et asthénie (fatigue). Ou, à défaut, avoir subi une biopsie prouvant l’existence d’une vascularite. Si l’on applique ces critères en prenant les données cliniques issues des documents médicaux, plusieurs patients n’auraient même pas dû figurer dans l’essai !

Dans leur mail de février 2014, les correspondants anonymes indiquent au NEJM que l’un des patients a une cirrhose, « ce qui est un critère d’exclusion dans l’étude ». Et ils observent qu'un patient vient de Mongolie, « alors que seuls des patients caucasiens étaient censés être inclus ». Ils signalent aussi que certains patients ne remplissent pas les critères d’inclusion « parce qu’ils n’ont pas de mesures montrant un niveau détectable de cryoglobuline (un marqueur biologique) ». Le journal leur a répondu, sans autre explication, que les données étaient « accurate » (correctes). Pour le NEJM, l’affaire est close.

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