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« La frontière des électorats UMP et FN n’est plus étanche »

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Florent Gougou est chercheur associé au Centre d’études européennes et post-doctorant à l'Université d'Oxford. Spécialiste des comportements électoraux (voir ses travaux), il a soutenu en 2012 une thèse sur les mutations du vote des ouvriers. Il analyse pour Mediapart les grandes dynamiques à l'œuvre à droite après les municipales, et à six semaines des européennes.

Selon lui, il n'y a pas de « poussée historique » du Front national mais un retour au niveau de 1995. Le parti lepéniste n'a en fait « quasiment jamais mis l'UMP sous tension » étant donné la forte poussée de la droite, due à l'effondrement de la gauche. Mais le chercheur estime en revanche que la « frontière » entre les électorats de droite et d'extrême droite n'est plus « étanche », des électeurs de droite n'hésitant plus à voter FN pour battre la gauche. Le basculement de terres de gauche à l'extrême droite s'explique d'ailleurs en premier lieu par la radicalisation d'électeurs de droite.

Mediapart : Comment jugez-vous la défaite de la gauche, par rapport à celle de l’UMP en 2008, qui était dans une situation similaire (première élection après une victoire à la présidentielle et aux législatives, et un gouvernement qui déçoit son électorat) ?

Florent Gougou : C’est une déroute. En termes de mairies, on n’avait jamais vu cela. Si l’on regarde les villes de plus de 30 000 habitants, le solde de la gauche était de - 29 villes en 1983 ; il est de - 54 en 2014. En 2008, il était de - 31 pour le MoDem et la droite. Le seul précédent est 1977, lorsque la gauche avait progressé de 55 villes. Sauf qu’au-delà de la dynamique de sanction contre le gouvernement Barre, la gauche avait aussi profité d’un changement des logiques d’alliances (la généralisation des accords PC-PS avait permis de gagner des villes jusque-là gouvernées au centre). Aujourd’hui, François Hollande est encore plus impopulaire que Nicolas Sarkozy.

Selon Jean-François Copé, l’UMP a gagné 166 villes et 63 % des villes de plus de 9 000 habitants sont détenues par la droite et le centre droit. L’effondrement de la gauche suffit-il à expliquer la poussée de la droite ?

Florent Gougou à MediapartFlorent Gougou à Mediapart © MT

Cette poussée s’explique par plusieurs éléments. D’abord, l’effondrement de la gauche et la forte sanction du gouvernement : 2014 pour le PS ressemble à 2008 pour l’UMP. Ensuite, l’UMP a été le meilleur réceptacle de cette sanction car elle a en général des candidats plus crédibles et plus connus pour gagner des villes que le FN. Enfin, elle a été aidée par l’accord avec l’UDI qui a permis une absence de concurrence.

La droite a aussi profité d’une plus forte mobilisation de ses électeurs, quand ceux de gauche sont restés chez eux ?

On observe deux mouvements: une très forte abstention différentielle en faveur de la droite, mais aussi des transferts de voix. Des électeurs qui ont voté à gauche à la présidentielle sont venus dire leur mécontentement en votant pour la droite.

Par ailleurs, certains pensaient à une correction au second tour des résultats du premier, avec un retour aux urnes d’électeurs de gauche pour sauver la tête de quelques maires. Dans de nombreux cas, on a assisté à l’inverse : une amplification du message du premier tour. Les nouveaux électeurs du second tour sont venus enfoncer la gauche.

On en a un exemple très parlant à Livry-Gargan (Seine-Saint-Denis) : entre les deux tours, la participation progresse de cinq points, le maire sortant divers gauche gagne 300 voix et le candidat UMP 1 800 (au premier tour, il y avait aussi une liste LO qui avait obtenu un peu plus de 600 voix). On retrouve une dynamique similaire à Limoges par exemple, qui n’apparaissait pas menacée au soir du premier tour. Au final, cela rappelle les élections régionales de 2004, où, à l’issue du premier tour, personne n’imaginait que 20 régions passeraient à gauche.

En 2012, l’UMP a été fortement concurrencée par le Front national. Marine Le Pen avait annoncé l’explosion de l’UMP et des alliances locales. Il n’y en a pas eu (seuls deux candidats de droite ont fusionné avec des listes frontistes). La droite a-t-elle résisté face au FN ?

La chance de l’UMP, c’est qu’il y a eu une telle poussée de la droite, qu’il existe peu d’endroits où elle a été menacée par le Front national. Au fond, le FN ne l’a quasiment jamais mise sous tension.

Dans le sud-est, l’UMP est tout de même laminée par des candidats frontistes dans plusieurs villes, par exemple dans le Vaucluse (Avignon, Carpentras) ou le Var (Fréjus) ?

En Provence-Alpes-Côte d’Azur, de nombreuses zones ont fortement glissé vers la droite dans les années 1980. Un des départements les plus à droite aujourd’hui, le Var, avait par exemple placé François Mitterrand devant Valéry Giscard d’Estaing en 1974. Mais depuis, les électeurs se sont polarisés sur la question de l’immigration, alors qu’ils votaient auparavant sur d’autres enjeux. En conséquence, la concurrence n’est plus entre droite et gauche (la gauche n’y est plus crédible et audible), mais essentiellement à droite, entre l’UMP et le FN.

Justement : comment s’en sort l’UMP lorsqu’elle est au second tour, en triangulaire face à un candidat frontiste ? Y a-t-il encore un réflexe de « vote utile » en faveur de la droite ?

Le Front national fait toujours peur aux électeurs. Généralement, on observe un tassement du FN aux élections à deux tours. Historiquement, il y a rarement de nouveaux électeurs qui affluent pour le FN au second tour. Lors de ces municipales, on voit que cela dépend de la situation du candidat de droite à l’issue du premier tour.

De nombreuses villes étaient présentées comme imprenables par la droite. Mais à l’issue du premier tour, le signal, avec la forte poussée de la droite, a été de dire qu’il était possible de battre la gauche dans des villes où on la pensait intouchable. Limoges est un très bon exemple. Personne ne l’imaginait passer à droite. Au premier tour, le candidat FN a récolté 17 %, au second 11 % car le signal était : “on peut battre le maire PS installé depuis vingt ans”. Les électeurs se tournent vers l’offre qui apparaît la plus crédible à droite pour battre la gauche (ce phénomène s’observe d’ailleurs aussi entre deux candidats de droite). À l’inverse, lorsque le candidat de droite n’est pas en position de battre la gauche, le FN retrouve son niveau du premier tour. Un exemple : Créteil.

Ce qui ressort, c’est donc surtout une forte porosité des électorats de droite et d’extrême droite ?

Dans les électorats, la frontière entre l’UMP et le Front national n’est plus très étanche, si tant est qu’elle existe encore. De ce point de vue, la rupture date de 2007. Le message de la présidentielle, avec le fort recul de Jean-Marie Le Pen au profit de Nicolas Sarkozy, était que l’UMP, si elle se saisit fortement des thématiques qui font le vote FN, en particulier l’immigration, peut concurrencer le Front national. En retour, aujourd’hui, lorsque c’est le FN qui figure au second tour, cela pose moins de problème à l’électorat de droite d’aller voter pour lui.

Ce phénomène était déjà perceptible en 2007, quand on regardait les circonscriptions de Lens et d’Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais, 13e et 14e), dont les résultats électoraux étaient très proches à la présidentielle. Au second tour des législatives aussi, avec la victoire du candidat PS avec 58 % des voix. Mais dans la première, le duel opposait le PS à l’UMP, et dans la seconde, le PS au FN (avec Marine Le Pen). Marine Le Pen était simplement la candidate de droite.

Dans certaines zones, le Front national semble d’ailleurs être devenu l’alternative à droite ?

Quand il n’y a plus d’UMP, le FN reste la seule offre politique de droite. Avant de l’observer dans les résultats, on le voit dans l’offre électorale. Lors de ces municipales, plusieurs villes dans le Nord-Pas-de-Calais, mais aussi dans la Seine-Maritime, ont eu directement un duel gauche-FN au premier tour.

En travaillant sur les mutations du vote ouvrier depuis 1945, vous avez également mis en évidence cette porosité entre droite et extrême droite, dans des terres de gauche qui basculent au FN, comme le bassin minier.

Oui, ce basculement s’explique plus par un renouvellement des générations que par un transfert de voix de la gauche à l’extrême droite – même si celui-ci existe. Ce ne sont pas les mêmes ouvriers qui votaient hier pour la gauche qui votent désormais pour le Front national, mais de nouveaux ouvriers qui entrent dans le corps électoral, tout cela sur fond de recul du vote de gauche des ouvriers.

Est-ce que ce phénomène s’observe au-delà de la catégorie des ouvriers ?

Mon hypothèse serait qu’on retrouve cette dynamique sur d’autres groupes sociaux. Cela se voit dans la temporalité des basculements : quand cela prend de nombreuses années, comme dans le nord-est, c’est un indice du rôle du renouvellement démographique. Alors que dans le sud-est, où le FN a directement atteint des niveaux élevés en 1984-1986, les basculements d’électeurs ont été nombreux. Et là, c’est plutôt un électorat de droite qui s’est radicalisé vers l’extrême droite.

De nombreux observateurs – chercheurs ou journalistes – ont évoqué un « triomphe » ou une « percée » du Front national aux municipales. Quel bilan peut-on tirer, deux ans après ses 17,9 % à la présidentielle ?

De la même manière que 2012 a été le retour au plus haut niveau, à la présidentielle, du Front national, 2014 est le retour à 1995, à un niveau similaire, légèrement supérieur. Donc il n’y a pas de « percée » ou « poussée historique » du FN, sauf à comparer avec deux cas particuliers : 2001 (les premières élections après la scission avec Mégret) et 2008 (où le parti est exsangue après la séquence de 2007 et la concurrence de Sarkozy).

Ce qu’on constate aujourd’hui, c’est le redressement du FN, qui est redevenu une force politique significative dans le paysage français, tendanciellement en progression, après son effondrement en 2007. Alors oui, les élections municipales de 2014 sont un succès pour le FN. Mais quand on compare par rapport à 1995, pas un triomphe. Quand à la présidentielle de 1995, Jean-Marie Le Pen avait amélioré de 0,5 point son score de 1988, personne n’avait évoqué une « poussée historique ».

Au-delà de cette tendance générale, quelles dynamiques observez-vous dans le vote FN ?

Par rapport à 1995, il gagne neuf mairies supplémentaires, mais il enregistre un recul dans les grandes villes. Fréjus et Hénin-Beaumont, ce n’est pas Toulon, qui figure parmi les vingt plus grandes villes de France. Les Verts ont pris Grenoble, c’est plus fort que dix villes de taille moyenne en terme de capacité à montrer sa crédibilité à gouverner, dans l’optique de la présidence de la République.

Par ailleurs, le Front national poursuit la restructuration de sa géographie électorale qu’on observe depuis la présidentielle de 2007 : la zone forte dans le sud-est (où il gagne des villes dans l’arrière-pays) est rejointe par celle du nord-est. Ce mouvement n’était pas aussi perceptible en 1995. Enfin, par rapport à ses scores du premier tour, il y a encore une incapacité du FN à gagner, notamment lorsqu’il se retrouve en duel ou bien en triangulaire avec une gauche très faible. Les cas où il parvient à gagner restent très limités.

Le FN a réalisé de bons scores dans le grand ouest, pourtant plus imperméable aux idées du FN : en Bretagne, (Rennes, Brest, Quimper, Fougères, Saint-Malo, Morlaix, Vannes, Lorient), dans les Pays de la Loire (Nantes, Laval) en Poitou-Charentes (Angoulême), dans le Limousin (16,95 % à Limoges) et même à Dax (Landes). Est-il devenu une « terre de mission » comme l’affirme Marine Le Pen ?

Par rapport à la présidentielle de 2012, il n’y a pas de percée, on observe la même proportion des suffrages exprimés. Simplement on ne voyait pas, auparavant, de vote FN aux municipales puisqu’il n'y présentait pas de liste. Mais les électeurs frontistes existent – même si, dans ces zones, il y a encore de la marge avant d’aller concurrencer la droite modérée.

Donc la nouveauté, c’est plutôt sa capacité d’implantation locale, le fait qu'il parvient à présenter des listes là où il n’avait pas l’habitude d’en présenter ?

Oui, cette capacité est très révélatrice de sa force électorale. Ses résultats semblent plus indexés sur cette capacité que dans les autres partis. Lorsque le FN parvient à monter une liste, c’est un signal très fort : cela veut dire que ses électeurs seront au rendez-vous, qu’il y a une dynamique électorale.

Et comment jugez-vous cette implantation locale par rapport aux municipales de 1995 ?

C’est un petit peu mieux, sauf dans les grandes villes. Le FN n'y fait pas ses meilleurs scores et pourtant c’est là où il est plus facile de présenter des listes. Dans les villes de plus de 10 000 habitants, il n’est pas parvenu à présenter des listes à Saint-Denis, Montreuil et Argenteuil. Au début des années 1990, il y avait réussi de bons scores, en mobilisant ses électeurs sur fond de très forte abstention. En vingt ans, les populations ont beaucoup changé et la proportion de populations d’origine étrangère y est importante. Là-bas, il n’y a plus d’électorat pour le FN.

On observe un taux de participation élevé dans les villes où le FN réalise de bons scores (Béziers, Fréjus, Hénin-Beaumont par exemple). Le FN ramène-t-il aux urnes des abstentionnistes ?

La participation aux municipales dépend fondamentalement de deux variables : la taille de la ville (plus la ville est grande, plus la participation décroît) et l’enjeu du scrutin (plus il est serré, plus la participation est forte). Le fait que le FN puisse gagner est un enjeu en soi pour les électeurs. Il y avait beaucoup de votants à Hénin-Beaumont car l’enjeu était fort et la campagne nationalisée. La couverture des médias a de l’impact sur la mobilisation. Les scrutins les plus médiatisés en 2001 étaient Paris et Lyon : la participation y avait fortement progressé. Même chose en 2008 avec Marseille.

Le FN, qu’on présente comme un vote protestataire, est-il devenu, comme le prétend Marine Le Pen, un « vote d’adhésion » ?

Tout électorat a un noyau qui adhère profondément à ses idées et des cercles périphériques où l’adhésion est plus lâche. La vraie question n’est pas celle de l’adhésion mais du noyau du FN : est-il en train de s’élargir ? En 2007, Nicolas Sarkozy était parvenu à attaquer le cœur de ce noyau. En 2012, il y a encore des traces de cette concurrence. Est-ce que le redressement du FN à partir des régionales de 2010 s’est accompagné d’un élargissement de son noyau électoral ? On n’a pas de réponse pour l’instant.

Il y a plusieurs manières de protester contre un gouvernement dont on est mécontent. Pour que cela se transforme en vote FN, il faut qu’il y ait une hostilité à l’immigration. C’est une constante qu’on observe dans les enquêtes depuis les années 1980. Pour autant, tous les électeurs hostiles à l’immigration ne votent pas pour le FN, sans quoi il serait depuis longtemps au pouvoir. 

Marine Le Pen mise beaucoup sur les élections européennes du 25 mai. Le Front national peut-il arriver devant l'UMP ?

La première percée nationale du Front national, ce sont les élections européennes de 1984, ce qui a pu laisser penser que ce scrutin lui est plus favorable que les autres : ce n'est pas du tout le cas. Pour deux raisons : d'une part, la faible participation, qui le pénalise particulièrement car son électorat est très populaire ; d'autre part, le niveau de pouvoir, qui peut pousser une partie de ses électeurs, hostiles à l'Europe, à s'abstenir plutôt qu'à légitimer le système politique de l'UE en votant à des élections européennes.

Cependant, compte tenu de la dynamique du FN depuis les régionales de 2010, il ne serait pas du tout surprenant qu'il atteigne un niveau inédit. Mais le principal défi du FN est de devenir la première force de droite, en dépassant l'UMP. Et de ce point de vue, l'UMP peut surfer sur la vague des municipales pour résister lors des européennes.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Morts dans la nature


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