Avoir du beau avec de l’argent sale. L’enquête de deux magistrats anticorruption parisiens a permis d’établir que l’actuel vice-président de la Guinée-Équatoriale, Teodorin Obiang, a acquis ces dernières années pour près de 104 millions de dollars d’œuvres d’art d’exception de la fin du XIXe siècle grâce au pillage des richesses de son pays, selon plusieurs documents obtenus par Mediapart. Chargés de l'affaire dite des « biens mal acquis », les juges d'instruction Roger Le Loire et René Grouman visent à identifier, depuis 2010, les patrimoines illégaux en France de plusieurs chefs d’État africains.
Renoir, Degas, Chagall, Matisse, Monet, Toulouse-Lautrec… C’est un véritable musée privé, à forte dominante impressionniste, qui dormait (avant d'être saisi en février 2012) au 42 de l’avenue Foch, dans les beaux quartiers de Paris, où réside le dignitaire guinéen quand il vient en France. Deuxième personnage de l’État, Teodorin Obiang est le fils du président guinéen en exercice depuis 1979, arrivé au pouvoir après un coup d’État et réélu à chaque “élection” avec plus de 95 % des voix.
Âgé de 45 ans, Teodorin Obiang cumule aujourd’hui les fonctions de ministre de la défense et de la sécurité de l’État, après avoir été celui de l’agriculture, un poste qu’il a utilisé pour faire fortune grâce à l’exploitation du bois, l’une des richesses naturelles guinéennes.
Le travail des policiers de l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) a permis de dresser un inventaire précis de treize tableaux de maîtres acquis en 2008 et 2009 par Teodorin Obiang, à la faveur de ventes aux enchères de la maison Christie’s aux quatre coins du monde. En voici le détail, selon les éléments recueillis par Mediapart.
La première vente a eu lieu le 6 mai 2008, à New York. Ce jour-là, Teodorin Obiang achète cinq toiles pour 27 890 000 dollars :
- Au théâtre, la loge, de Pierre-Auguste Renoir (6 089 000 dollars).
- Les Trois Danseuses, d’Edgar Degas (4 297 000 dollars).
- Te Fare Hymenee (La Maison des chants), de Paul Gauguin (8 441 000 dollars).
- La Danseuse, de Henri Matisse (8 441 000 dollars).
- La Jeune Femme peignant, de Pierre Bonnard (601 000 dollars).
Grâce aux éléments bancaires transmis par Christie’s, les policiers ont pu constater que les 27 869 000 dollars déboursés ont été versés depuis un compte, ouvert à la banque JP Morgan Chase de New York au nom de la « présidence » de Guinée-Équatoriale. Le virement a transité en France par le groupe Natexis/Banques populaires, comme le montre le bordereau bancaire ci-dessous :
La deuxième vente Christie’s a eu lieu le même jour, le 6 mai 2008, à Paris cette fois-ci. Ce jour-là, il n’est pas question de peinture mais de sculpture. Le vice-président guinéen s’offre deux bronzes de Rodin pour un total de 2,3 millions de dollars, dont le délicat Frère et Sœur, « un témoignage de l’artiste de sa passion pour Camille Claudel », d’après le catalogue de l’hôtel des ventes.
Troisième vente, trois semaines plus tard, à Hong Kong. Là-bas, le fils Obiang acquiert un sublime pendule impérial chinois, de l’époque Qianlong, datant de la fin du XVIIIe siècle, estimé à 4 millions de dollars par un expert mandaté par le vice-président guinéen.
Un mois plus tard, le 24 juin 2008, direction Londres. Deux nouvelles peintures de maître tombent dans la collection Obiang, qui n’apparaît jamais publiquement comme l’acheteur :
- Trois Danseuses, d’Edgar Degas (8 390 000 dollars).
- Nu sur fond rouge, de Marc Chagall (1 874 000 dollars).
Le 4 février 2009, Teodorin Obiang fait une nouvelle razzia chez Christie’s à Londres, avec l’achat, pour 16 164 918 dollars, d’une célèbre toile de Claude Monet, Dans la prairie, qui montre sa compagne, Camille Doncieux, lisant, nonchalante, dans les herbes folles :
Mais aussi :
- L’Abandon, de Toulouse-Lautrec (8 917 398 dollars).
- Femme aux deux colliers, de Kees Van Dongen (1 911 462 dollars).
- La Gitane, du même Kees Van Dongen (1 589 350 dollars).
Avril 2009, retour à Paris, pour la fameuse vente de la collection du couturier Saint Laurent par l’homme d’affaires Pierre Bergé. Teodorin Obiang y déboursera, d’après les juges, plus de 18 millions d’euros, réglés par une société forestière baptisée Somagui Forestal, détenue par le même Obiang. Cette société est au cœur du système de détournement de fonds démonté par les magistrats.
Deux anciens ambassadeurs de France en Guinée-Équatoriale, Guy Serieys et Henri Deniaud, ont ainsi indiqué aux juges que l’exploitation et la commercialisation du bois guinéen, l’une des principales richesses nationales avec les hydrocarbures, étaient un monopole que Teodorin Obiang s’était arrogé, via la Somagui, quand il était ministre de l’agriculture.
Les diplomates avaient aussi expliqué qu’il était « de notoriété qu’un taux de commission était imposé par le pouvoir de l’ordre de 20 % » sur chaque transaction, comme Le Monde l'a déjà rapporté. Certains dirigeants d’entreprise, qui ont commercé avec la Somagui, ont par ailleurs précisé dans le cabinet des juges qu’en plus des taxes officielles et des commissions imposées par le régime, il fallait abonder les comptes de la Somagui en espèces au profit du fils du président. « On attend les preuves », réagit aujourd’hui l’avocat de Teodorin Obiang, Me Emmanuel Marsigny, auprès de Mediapart.
L’inventaire policier des tableaux acquis par Obiang fait enfin état de deux autres œuvres, dont l'enquête ne semble toutefois pas avoir permis de connaître l'origine des fonds qui ont permis leur acquisition :
- Trois Danseuses avant l’exercice, d’Edgar Degas (8 700 000 dollars).
- Nu à la toilette, de Pierre Bonnard (1 235 000 dollars).
Les sommes déboursées, la beauté des œuvres achetées, le raffinement des coups de pinceau, le parcours des toiles au travers des siècles, tout ce vertige, tissé de millions et d’histoire de l’art, doit être mis en rapport avec l’état réel de la Guinée. Alors que le pays fait partie des trente plus gros producteurs de pétrole au monde – il est le troisième de l’Afrique subsaharienne –, sa population, elle, vit dans le dénuement, privée de ses propres richesses nationales qui sont captées par la corruption du régime au pouvoir.
« Sur le plan du droit, tout ce qu’a fait mon client est tout à fait légal en Guinée. Il n’y a donc pas d’infraction d’origine. En France, ce serait peut-être différent, mais c’est comme cela », commente pour sa part Me Marsigny.
D’après les juges parisiens, pourtant, il n’en est rien. Et Teodorin Obiang ne s’en cache pas. Entendu par la cour de justice d’Afrique du Sud en 2004, le n° 2 du régime aurait « reconnu qu’il s’agissait d’une pratique somme toute illégale mais de droit coutumier », écrivent les juges sur PV en mars 2014. Un ancien directeur de la Société générale en Guinée, Christian Delmas, a quant à lui expliqué à la justice française que, deux fois par an, le Trésor public guinéen abondait le compte du fils Obiang de plusieurs millions d’euros à chaque fois. Ce que ne dément pas son avocat.
Ainsi, pendant que le vice-président Obiang se vautre dans le luxe – les juges parlent de « dépenses somptuaires » et d’un « train de vie exorbitant » –, près de 80 % de son peuple vit en dessous du seuil de pauvreté, selon les données de la Banque mondiale. Pire : d’après l’ONG Global Witness, 60 % de la population vit avec moins d’un dollar par jour. En Guinée, l’espérance de vie dépasse douloureusement les 51 ans.
« La Guinée-Équatoriale est la dictature dont personne ne parle », avait confié en 2008 un responsable de Global Witness au Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies. En 2010, la revue Stateco, éditée par l’Insee, dressait quant à elle un réquisitoire sans appel sur ce petit pays d’Afrique centrale : « Malgré une croissance rapide grâce à la production d’hydrocarbures, la pauvreté augmente et les conditions de vie de la majorité de la population se dégradent (…). Il s’agit d’une croissance sans développement. »
Les dépenses extravagantes de Teodorin Obiang, elles, ne cessent de croître et de se développer. En dehors des tableaux de maître qu’il aime s’offrir, son goût du luxe a de quoi donner la nausée. Ainsi, les policiers ont pu établir que le vice-président guinéen a dépensé pour 9,5 millions d’euros chez l’antiquaire parisien Jean Lupu. Sans compter les 11 millions d’euros de montres laissés chez Dubail Bijouterie, place Vendôme, à deux pas… du ministère de la justice.
Entre 2004 et 2007, Teodorin Obiang a aussi réglé des séjours à l’hôtel Le Crillon en espèces pour 587 833 euros, puis, à partir de 2007, par virements de la Somagui et d’une autre société du même acabit, la Socage, pour 510 739 euros. Les bonnes choses se boivent également : 250 000 euros de bouteilles de romanée-conti ont été achetées en France par la Somagui, d’après les juges.
La Somagui est décidément partout. C’est elle encore qui a payé pour 5 millions d’euros neuf des dix-huit voitures de collection (Bentley, Maserati, Rolls Royce, Bugatti…) dont raffole Obiang Junior. Selon les juges, « il ne peut s’agir en aucun cas de véhicules officiels utilisés par le personnel de l’ambassade de Guinée-Équatoriale », comme cela a pu être évoqué un temps.
Ce n’est pas tout. L’enquête a également établi, documents et témoignages à l’appui, que Teodorin Obiang était bien le propriétaire de l’immeuble du 42, avenue Foch, à Paris, via une succession de sociétés domiciliées en Suisse. Le triplex du vice-président guinéen, qui compte 101 pièces, d’après les juges, a été estimé en mai 2012 par la Direction régionale des finances publiques à 107 millions d’euros.
Or, « la perquisition a permis de constater qu’il ne s’agissait en aucun cas d’un bâtiment officiel, mais que les 101 pièces constituant votre triplex étaient exclusivement d’ordre privé », écrivent les juges dans l'interrogatoire écrit adressé le mois dernier à Obiang, contredisant une position défendue par la Guinée-Équatoriale. « M. Obiang ne s’est jamais caché ! Il a tout déclaré au fisc français », s’étrangle son avocat.
De cet immeuble au cœur de l'enquête, Françoise M. (que Mediapart n'a pu joindre) connaissait tout. Elle en fut la gouvernante de décembre 2008 à juillet 2009, après avoir travaillé pour la maison Bettencourt. En juin 2012, son audition a permis aux enquêteurs de plonger dans le quotidien d’une débauche hors normes. Teodorin Obiang devait être appelé « mon excellence » et, a-t-elle raconté aux policiers, « il ne fonctionnait qu’avec des espèces ». « Je ne lui ai jamais vu un chéquier ni une carte bleue », a-t-elle précisé.
Une anecdote résume tout le personnage, d’après elle. Au printemps 2009, Dior réclamait avec insistance 53 000 euros d’impayés. Son excellence, pressée par sa gouvernante de régler la facture, n’avait pas que cela à faire : il devait partir au Brésil. Il a donc emmené sa gouvernante dans son jet privé, à bord duquel, en plein vol, un comptable lui a remis 70 000 euros en coupures de 200 et 500 euros ; que des billets neufs. La gouvernante ne posera pas les pieds au Brésil. « J’ai juste fait l’aller-retour », a-t-elle expliqué sobrement aux enquêteurs. L'argent remis permettra de régler Dior, de retour à Paris.
Finalement mis en examen pour « blanchiment », Teodorin Obiang a refusé de répondre aux questions des juges Le Loire et Grouman, le 18 mars 2014, lors d’une audition en visioconférence. Il a brandi une immunité présidentielle comme un totem : « Deuxième vice-président de la république de Guinée-Équatoriale en charge de la défense et de la sécurité de l’État depuis le 21 mai 2012, je bénéficie, en cette qualité, et selon la coutume internationale, d’une immunité de juridiction totale devant les juridictions étrangères civiles et pénales pendant le temps de l’exercice de mes fonctions. »
« Le gouvernement de la république de Guinée-Équatoriale n’ayant pas levé cette immunité ou renoncé à cette immunité, il m’est par conséquent impossible de répondre à quelque question que ce soit », a-t-il ajouté. Pour son avocat à Paris, Teodorin Obiang doit profiter d’une immunité de fonction comme n’importe quel chef d’État dans le monde. Ce serait en effet dommage de s’en priver.
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