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Au mépris de la Sécurité sociale

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Des immenses cadeaux que Manuel Valls entend faire aux entreprises, sur instruction de François Hollande, on sait désormais tout. Il les a détaillés mardi lors de sa déclaration de politique générale. De même que l'on sait tout de la mesure en forme de tour de bonneteau qu’il entend prendre, soi-disant pour augmenter le pouvoir d’achat des salariés. En bref, tout est transparent, puisque le nouveau premier ministre a présenté par le menu la politique économique et sociale qu’il entend suivre, et que la presse s’en est fait largement l’écho (lire Économie : la politique néolibérale est confirmée).

Et pourtant, non ! Il y a une chose qui est passée totalement inaperçue et qui est pourtant de première importance : en plus de ces vrais cadeaux aux entreprises et de ce faux geste de soutien au pouvoir d’achat des salariés, Manuel Valls s’apprête aussi à donner de nouveaux et inquiétants coups de boutoir dans la Sécurité sociale, qui est l’un des piliers majeurs du modèle social français. De nouveaux coups de boutoir qui vont encore accroître les lézardes apparaissant dans l’institution, jusqu’au jour où elle finira par tomber en ruines, sous les applaudissements des géants de l’assurance privée.

Au premier examen, on pourrait, certes, penser que ce constat relève de la caricature. Car Manuel Valls a précisément défendu l’idée contraire. Détaillant les mesures du « pacte de confiance », puis du « pacte de solidarité » et enfin du plan d’austérité de 50 milliards d’euros, il a en effet bien pris soin de préciser le numéro d’équilibriste auquel il voulait se livrer : « Bien sûr, il faut redresser nos comptes publics, mais sans casser notre modèle social et nos services publics, sinon les Français ne l’accepteraient pas. » En clair, on pourrait donc faire grief au nouveau premier ministre de conduire une politique néolibérale, sur fond d’austérité renforcée, mais il semble inutile de forcer le trait en lui reprochant aussi de vouloir s’en prendre à la « Sécu », à laquelle les Français sont si attachés. À trop vouloir convaincre…

Il ne faut, cependant, pas se fier à ses déclarations de bonnes intentions. Et mieux vaut vérifier, dans le détail des mesures concrètes qui ont été révélées, si ces belles paroles seront suivies d’effets.

D’abord, il y a un premier constat qui saute aux yeux : les dispositifs de Manuel Valls vont contribuer à creuser encore un peu plus les déficits abyssaux de la Sécurité sociale, ou alors à couper le lien qui existe entre elle et les assurés sociaux qui contribuent à son financement.

Reprenons en effet le détail des mesures qui concernent la Sécurité sociale. On sait ainsi que parmi celles du « pacte de responsabilité », qui porteront à 30 milliards d’euros le montant total des allègements fiscaux et sociaux, figure une première disposition : au niveau du Smic, toutes les cotisations sociales, de quelque nature que ce soit, seront supprimées ; et le montant des cotisations sociales employeurs jusqu’à 1,6 fois le Smic sera reprofilé en conséquence, pour un coût total de 4,5 milliards d’euros.

Deuxième disposition : pour les salaires jusqu’à 3 fois et demi le Smic, c’est-à-dire plus de 90 % des salariés, les cotisations famille à la charge des employeurs seront abaissées de 1,8 point au 1er janvier 2016, pour un coût total de 4,5 milliards d’euros également.

Troisième mesure : les travailleurs indépendants et artisans bénéficieront d’une baisse de plus de trois points de leurs cotisations famille dès 2015, soit encore 1 milliard d’euros en plus.

Et enfin, quatrième mesure, mais cette fois au titre du « pacte de solidarité » : dès le 1er janvier 2015, les cotisations sociales des salariés modestes seront diminuées pour les salaires au niveau du Smic, afin de procurer 500 euros par an de salaire net supplémentaire. Ce gain sera dégressif entre le Smic et 1,3 fois le Smic. Par ailleurs, le gouvernement proposera d’alléger la fiscalité pesant sur les ménages modestes, en particulier ceux qui sont entrés dans le champ de l’impôt sur le revenu ces dernières années alors même que leur situation ne s’était pas améliorée. L’ensemble de ces dernières mesures représentera 5 milliards d’euros à l’horizon 2017.

C’est donc un plan massif d’allègement de cotisations sociales que prévoit le nouveau gouvernement, même si la présentation de Manuel Valls ne permet pas d’en établir le décompte exact. Sans doute peut-on penser que d’ici à 2016, cela équivaudra à des allègements de 12 à 13 milliards d’euros de cotisations sociales (employeurs pour l’essentiel, salariés pour une part modeste) et 2 à 3 milliards de baisses d’impôt.

Or, qui financera ces sommes considérables ? Si la question prend un si fort relief, c’est que la Sécurité sociale est sortie ébranlée de cette interminable crise financière et sociale dans laquelle nous sommes entrés depuis 2007. Certes, la « Sécu » ne connaît plus les déficits historiques, proches de 30 milliards d’euros l’an, qu’elle a affichés au plus fort des turbulences. Mais les déficits sont encore gravissimes.

Il suffit, pour en prendre la mesure, de se référer aux chiffres les plus récents, ceux qui figuraient dans la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2014, et que l’on peut consulter ci-dessous :

De -13,3 milliards d’euros en 2012, puis à nouveau -13,3 milliards d’euros en 2013, les déficit de la Sécurité sociale, toutes branches confondues, devraient encore atteindre -9,6 milliards d’euros en 2014, si les prévisions se révèlent exactes – ce qui est rarement le cas, car le gouvernement voit naturellement toujours l’avenir en rose ! En clair, le gouvernement prévoit des mesures d’allégement de cotisations d’un montant… quasi identique aux niveaux actuels des déficits.

L’énormité de ces chiffres invite donc à formuler deux hypothèses. La première, c’est que Manuel Valls a fait une présentation mensongère ou biaisée de certaines dispositions, et que celles-ci ont en fait une face cachée. C’est par exemple sans doute le cas de la suppression des cotisations salariés, qui sont censées redonner du pouvoir d’achat puisque la mesure, profitant aux salariés modestes, pourrait être financée par une suppression totale ou partielle de la prime pour l’emploi, qui profite aussi… à des salariés modestes ! En clair, ce pourrait être un pur jeu de bonneteau, le gouvernement donnant d'une main ce qu'il va reprendre de l'autre.

Mais dans le cas de la suppression totale des cotisations sociales au niveau du Smic, pour un coût de 4,5 milliards d’euros, aucun financement n’est pour l’instant trouvé. « Cela ne pénalisera en rien le financement de la politique familiale, qui se verra affecter d’autres recettes pérennes », s’est borné à dire Manuel Valls, sans autre précision. La mesure de 1 milliard d’euros pour les travailleurs indépendants et artisans n’est pas plus financée.

Du même coup, on devine par avance les conséquences que pourra avoir le creusement des déficits sociaux du fait de ces cadeaux sans précédent. Les libéraux de tout poil pourront entonner la perpétuelle ritournelle : ces déficits ne sont-ils pas la preuve que la France vit au-dessus de ses moyens ? Hardi petit ! Il n'y aurait donc qu'une solution : tailler sans cesse dans ces dépenses sociales ! Faire payer aux assurés sociaux les baisses de cotisations offertes aux entreprises ! Organiser, en somme, un immense transfert financier des ménages vers les entreprises. Et c'est bien ce que Manuel Valls a planifié puisque, en parallèle aux 30 milliards d'euros offerts aux entreprises, un plan d'austérité de 50 milliards d'euros sera engagé sur trois ans, dont la protection sociale sera la première victime. Rappelons-nous en effet ce qu'a annoncé Manuel Valls : « Je vous propose un changement de rythme pour éviter tout recours à l’impôt et financer le redressement de notre économie : 50 milliards d’euros d’économies sur trois ans de 2015 à 2017. L’effort sera partagé par tous. L’État et ses agences en prendront la plus grande part, 19 milliards d’euros. 10 milliards proviendront de l’assurance maladie et 10 milliards supplémentaires des collectivités locales. Le reste viendra d’une plus grande justice, d’une mise en cohérence et d’une meilleure lisibilité de notre système de prestations. »

Traduction: 10 milliards d'économies seront prélevées sur l'assurance maladie et 11 milliards – formule aussi elliptique qu'inquiétante – sur « notre système de prestations ». Autrement dit, la Sécurité sociale financera plus des deux tiers des 30 milliards d'euros offerts aux entreprises, au travers de mesures d'austérité dont les assurés sociaux feront, d'une façon ou d'une autre, les frais. Ce qui risque fort de contribuer à l'inquiétante progression de ce que les experts appellent le «reste à charge », c'est-à-dire ce qui n'est remboursé ni par la Sécu ni par les mutuelles. Pour la plus grande satisfaction des assureurs privés qui profitent sans cesse davantage de la contraction des systèmes de protection sociale obligatoires...

Alors, comment les dirigeants socialistes peuvent-ils faire preuve d’une telle désinvolture envers la Sécurité sociale, au moment précis où elle se trouve dans une situation financière qui a rarement été aussi dégradée ? La question renvoie à un constat qui est en fait beaucoup plus grave : c’est la légitimité même de l’impôt ou des cotisations sociales que la politique économique néolibérale remet en cause.

Ce constat, c’est celui qu’a récemment dressé au travers d’un entretien avec Mediapart la sociologue Colette Bec (lire « Ce dont souffre la Sécurité sociale, c’est d’un manque de légitimité politique »), qui montrait le grand danger qu’il y avait à réduire cette institution de la démocratie sociale à un enjeu chiffré et dépolitisé. Or, ce constat est de première importance ; et, au lendemain de la déclaration de politique générale du premier ministre, il mérite que l’on s’y arrête.

Si l’on se souvient des débats socialistes d’avant la présidentielle, il était clair que beaucoup disaient avoir tiré le bilan des outrances libérales des époques précédentes et voulaient en finir avec la politique de baisse des impôts ou des cotisations sociales à marche forcée. Critiquant implicitement la baisse de l’impôt sur le revenu organisée par Laurent Fabius en 2000, du temps où il était ministre des finances, de nombreux socialistes ont ainsi défendu l’idée qu’il fallait faire marche arrière et réhabiliter l’impôt.

Cette idée de bon sens, selon laquelle l’impôt est au cœur du pacte républicain, a donc de nouveau prospéré au lendemain de la défaite de la gauche en 2002. Et beaucoup de socialistes ont plaidé en faveur de cette réhabilitation. Témoin, ce billet de blog sur Alternatives économiques du socialiste Pierre-Alain Muet, en décembre 2005, précisément titré : « Réhabiliter l’impôt ». Autre indice que cette idée était alors très en vogue, Martine Aubry écrit à la même époque un livre dont l’un des chapitres est intitulé « Vive l’impôt ! ».

Et ce projet de réhabilitation de l’impôt a eu les prolongements spectaculaires que l’on sait : c’est pour lui donner corps que le parti socialiste a consigné dans son projet, au printemps 2011, l’idée d’une fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG, dans le but de refonder un grand impôt citoyen et progressif – idée que François Hollande a, lui-même, reprise dans ses 60 propositions pour la présidentielle.

Dans ce nouveau climat, beaucoup de syndicalistes attachés aux valeurs fondatrices de la Sécurité sociale ont alors repris espoir, pensant que les prélèvements sociaux effectués pour financer la Sécurité sociale profiteraient de la même réhabilitation. Car dans la tradition ancienne du mouvement syndical, les cotisations sociales ne sont pas des « charges » – le vocable est d’inspiration patronale – mais des « salaires différés » qui viennent protéger les salariés, en matière de santé, d’accident du travail ou pour la retraite.

Or, c’est en quelque sorte ce vieux débat doctrinal entre « charges sociales » ou « salaires différés » qui rebondit aujourd’hui. Le très vieux débat sur la légitimité politique et sociale de l’impôt ou des cotisations sociales…

Car sitôt élu, François Hollande a tourné casaque. Non seulement il a enterré le projet d’une « révolution fiscale » passant par une fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG, mais de surcroît, il a changé de politique et annoncé qu’il reviendrait dès qu’il le pourrait à la politique libérale de baisse des impôts conduite par la droite. L’ex-ministre des finances, Pierre Moscovici, a même soufflé sur les braises du populisme antifiscal en disant qu’il comprenait le « ras-le-bol fiscal ».

Or, c’est dans cette même logique néolibérale que s’inscrit Manuel Valls, tournant le dos à la nécessaire réhabilitation de l’impôt, et reprenant à son compte des formules proches du « ras-le-bol » de Pierre Moscovici : « Et puis il y a aussi cette exaspération quand, à la feuille de paie déjà trop faible, s’ajoute la feuille d’impôt trop lourde », a-t-il ainsi déclamé mardi devant les députés.

Et voilà que ce discrédit que les dignitaires socialistes font peser sur l’impôt, ils l’élargissent désormais aux cotisations sociales. C’est cela, la grave nouveauté de la déclaration de politique générale de Manuel Valls : implicitement, le premier ministre a, à son tour, fait valoir que les cotisations n’avaient pas de réelle légitimité et qu’il fallait, autant qu’il était possible, les alléger. Vieille ritournelle néolibérale ! Les charges sociales brident l’initiative et étouffent l'économie…

Opérant cette spectaculaire conversion doctrinale, Manuel Valls a donc pris un risque majeur, notamment en décidant de supprimer l’intégralité des cotisations sociales au niveau du Smic : de la sorte, il va créer une gigantesque trappe à bas salaires, invitant les employeurs à n’embaucher qu’aux niveaux de rémunération les plus faibles possibles. Phénomène récent et massif en France, les travailleurs pauvres risquent donc d’être de plus en plus nombreux…

Mais au-delà des effets massivement pervers que risque d’avoir cette disposition, c’est surtout la justification même de la Sécurité sociale qui est ébranlée.

Or, on le sait, la Sécurité sociale fait l’objet de très fortes convoitises. De longue date, le patronat rêve de la démembrer et de la livrer aux appétits féroces des assureurs privés (lire Le plan secret du Medef pour dynamiter la Sécu et Vers une privatisation de la Sécurité sociale). Et la Commission européenne pousse vivement à la roue (lire Bruxelles veut ouvrir la Sécurité sociale au privé). C’est donc dans ce même sens que pousse désormais Manuel Valls.

Sombre époque ! Qu’il est loin le temps où, dans les turbulences de la fin de la guerre, des délégués de tous les pays alliés signaient, le 10 mai 1944, une déclaration connue sous le nom de déclaration de Philadelphie, et qui allait jeter les bases de l'Organisation internationale du travail (lire Justice sociale : le manifeste de l’après-guerre aux oubliettes). Texte fondateur, cette déclaration (que l'on peut consulter ici dans sa version intégrale) affirmait que « le but central de toute politique nationale et internationale » doit être la justice sociale. Défendant le principe que « le travail n'est pas une marchandise » et que « la pauvreté, où qu'elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous », cette déclaration ajoutait : « Tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales ; la réalisation des conditions permettant d'aboutir à ce résultat doit constituer le but central de toute politique nationale et internationale. »

Mais, visiblement, cette belle déclaration ne fait plus partie du catéchisme socialiste. Désormais, le nouveau catéchisme, c'est celui de l'école de Chicago…

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Morts dans la nature


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