Dans le dernier numéro de sa revue Économie et statistique publié jeudi 10 avril, l’Insee s’empare de la question des discriminations et la déplie sous tous ses angles en rassemblant les principales études françaises qui y sont consacrées. Il en ressort le portrait social d’une France structurellement minée par d’injustifiables blocages. Origines, handicap, hommes/femmes, orientation sexuelle : à tous les niveaux des parcours scolaires, de la vie professionnelle ou de l’accès au logement, les verrous s’accumulent jusqu’à produire une société dangereusement fermée et inégalitaire. Dangereusement, car cette situation provoque l’incompréhension, le repli, voire la défiance des intéressés.
Au cœur des ambitions présidentielles pendant la campagne électorale de François Hollande de 2012, la lutte contre les discriminations a connu quelques déclinaisons, avec la loi en faveur du mariage homosexuel et celle pour l'égalité entre les femmes et les hommes. Mais l'élan des déclarations des débuts s'est enlisé, notamment en direction des descendants d'immigrés pour lesquels aucune mesure concrète n'a été conçue.
Dans son discours de politique générale, Manuel Valls s’est adressé à « notre jeunesse, celle notamment de nos quartiers populaires, victime trop fréquemment, je le sais, des discriminations ». « Souvent, a-t-il ajouté, ces jeunes voudraient, mieux encore, aimer la France et être aimés d’elle. Je veux dire à ces talents qui pensent que la France ne leur fait pas de place que la France a besoin d’eux. » Le premier ministre s’en est toutefois tenu à cette observation générale, sans esquisser le moindre plan d’action.
Une des originalités de ce numéro est de n’exclure aucune méthode d’analyse. Y est représentée l’approche dite indirecte, qui part d’un constat statistique d’inégalité systématique entre deux populations pour aboutir à l’existence éventuelle d’un traitement discriminatoire. Longtemps dévalorisée, l’approche « expérimentale », qui passe par des opérations de testing, n’est plus écartée. Elle consiste à révéler des pratiques discriminatoires en mesurant les réactions d’agents à une situation construite par des chercheurs.
La démarche « subjective », quant à elle, vise à évaluer le ressenti des discriminations tel qu’exprimé par les victimes. C’est à elle que se rattache l’enquête Trajectoires et Origines (TeO) réalisée entre septembre 2008 et février 2009 à partir d’un échantillon de 21 000 personnes. Ces différentes approchent apparaissent comme complémentaires et « en plein renouvellement conceptuel », se félicitent dans l’introduction du volume Éric Delattre, du laboratoire ThEMA de l’université de Cergy-Pontoise, Noam Leandri, de l’Observatoire des inégalités, Dominique Meurs, professeure à l’université de Paris Ouest Nanterre-La Défense, chercheuse à EconomiX (CNRS) et chercheuse associée à l’Ined, et Roland Rathelot, du Centre de recherches en économie et statistique (Crest).
Si l’on prend l’exemple de l'emploi, la discrimination est avérée, selon la définition qu'en donne l’économiste américain James Heckman, « lorsque deux travailleurs pourvus de caractéristiques productives parfaitement identiques et qui ne se différencient que par des caractéristiques non productives, ne bénéficient pas du même traitement de la part d’une entreprise qu’il s’agisse d’accès à l’emploi, de formation, de promotions ou encore de niveau des salaires ». Mediapart a choisi de mettre l’accent sur trois cas patents de discriminations.
- Origines et embauche
L’une des études les plus frappantes, menée par Emilia Ene Jones, chercheuse à l’université de Paris-Est, membre des équipes Erudite et TEPP, est consacrée à la discrimination à l’embauche des jeunes d’origine maghrébine en Île-de-France. Même plus qualifiés, ces derniers ont moins de chance de décrocher un entretien d’embauche qu’un candidat dont les parents sont de nationalité français. Ce résultat est obtenu à l’aide d’un testing : 441 candidatures ont été envoyées à 147 offres d’emploi pour des postes de technicien de maintenance en Île-de-France entre fin juillet 2010 et fin août 2010.
Trois profils identiques de demandeurs d’emploi ont été fabriqués : de nationalité française, ils sont célibataires, sans enfant, âgés de 28 ans, vivent en Seine-Saint-Denis dans des zones économiquement et socialement similaires et sont pourvus d’un permis de conduire B et d’une expérience professionnelle analogue. Seul un élément les distingue apparemment : deux jeunes hommes se sont vu attribuer un nom à « consonance maghrébine », tandis qu'un troisième répond à un nom « évoquant une origine française ». L’un des deux jeunes hommes identifiés comme d’origine maghrébine détient un diplôme plus élevé – un BTS – alors que les deux autres sont de niveau Bac.
Dans tous les cas, le candidat d’origine française obtient plus de réponses que les autres. Le candidat d’origine maghrébine plus qualifié a plus de chances d’accéder à un entretien d’embauche que l’autre candidat d’origine maghrébine, mais moins que le candidat d’origine française pourtant moins qualifié. Le candidat d’origine française reçoit une invitation d’entretien à l’embauche pour 4 CV envoyés en moyenne, contre 7 CV pour le candidat d’origine maghrébine de même niveau. Le candidat d’origine maghrébine ayant une formation supérieure doit envoyer 5 candidatures pour obtenir une invitation d’entretien à l’embauche. « Lorsque plusieurs candidats sont appelés, c’est en grande majorité le candidat d’origine française qui est appelé en premier », précise l'étude, soulignant l’« ampleur » de la discrimination constatée.
- Femmes et hiérarchie
Dans une étude intitulée « Le salaire dépend-il du sexe du supérieur ? », Olivier Godechot, chercheur à Sciences-Po, MaxPo et l’Observatoire sociologique du changement (OSC-CNRS), se demande si les femmes placées dans une situation de supériorité hiérarchique promeuvent une plus grande égalité salariale entre les hommes et les femmes. Il se fonde sur deux enquêtes exploitant des statistiques des Déclarations annuelles de données sociales (Dads) – l’une baptisée SalSa pour Salaires vus par les salariés portant sur un échantillon de 3 000 salariés du secteur privé et de la fonction publique territoriale et hospitalière et l’autre appelée COI sur les Changements organisationnels et l’informatisation portant sur 14 000 salariés.
Après avoir rappelé qu’en France les femmes touchent en moyenne 25 % de moins que les hommes, l'auteur aboutit au résultat que les différences de salaires entre hommes et femmes sont effectivement plus faibles lorsque le supérieur est de sexe féminin. Mais que les niveaux de salaires sont alors aussi un peu plus faibles, y compris lorsque a été pris en compte le fait que les femmes deviennent plus facilement cheffes dans des métiers moins valorisés où les salaires sont moins élevés.
Plusieurs hypothèses sont mises en avant pour expliquer de moindres salaires sous la direction de femmes. D’une part, les femmes cadres bénéficieraient de moins de pouvoir que les hommes au même niveau hiérarchique, ce qui diminuerait leur marge de manœuvre en matière de distribution salariale. D’autre part, leur propre salaire étant moins élevé, elles éviteraient de trop augmenter les personnes sous leurs ordres afin de maintenir autant que possible un écart.
Les données exploitées montrent par ailleurs des pratiques managériales vécues différemment : les femmes sont perçues comme aidant davantage leurs subordonnés et les rencontrant plus souvent dans le cadre d’entretiens annuels. Le tutoiement est réputé plus fréquent avec elles, et la « performance » paraît moins considérée comme un facteur de progression salariale.
- Homosexualité et salaires
En matière d’orientation sexuelle, les écarts sur le marché du travail sont également accablants. De nombreuses études portant sur les pays anglo-saxons ont révélé des discriminations. En France, la question fait l’objet de peu d’enquêtes statistiques. Thierry Laurent et Ferhat Mihoubi, membres, au moment de la rédaction de l’article, du Centre d’étude des politiques économiques (Epee) et de l’équipe Travail, emploi et politiques publiques (TEPP) de l’université Évry Val d’Essonne et UniverSud Paris, ont tenté de combler ce manque, à l’aide des données de l’enquête Emploi de l’Insee, en y sélectionnant les individus cohabitant avec une personne de même sexe dont ils se déclarent « ami » (accéder à l'étude).
Les limites méthodologiques sont d’emblée évoquées : cette recherche exclut les homosexuels qui vivent seuls et, à l’inverse, agrège des individus co-résidant avec une personne de même sexe pour de toutes autres raisons que l’orientation sexuelle. Les hommes ainsi identifiés ont un salaire environ 6 % plus faible que leurs homologues vivant en couple hétérosexuel, à caractéristiques identiques. Plus précisément, les revenus liés au travail sont inférieurs de 6 à 7 % dans le secteur privé, un écart d’ampleur comparable à celui entre les hommes et les femmes.
Contrairement à une idée répandue, l’homophobie n’est pas moins forte dans le secteur public puisque l’écart y atteint 5 à 6 %. Les salaires étant fixés à partir d’une grille, l’existence d’un tel différentiel peut alors s’expliquer par un « plafond de verre » qui s’exprimerait notamment lors des promotions, des notations et des changements de grade induisant des déroulements de carrière plus lents pour les gays.
La qualification ne suffit pas à éviter ce désavantage salarial : dans le secteur privé, il apparaît même plus élevé pour les travailleurs qualifiés que pour les non-qualifiés. Et il s’accroît également avec l’âge. Les femmes lesbiennes ne sont en revanche pas touchées par ces écarts, en raison, semble-t-il, d’une perception moins négative dans le monde du travail. Une légère différence en leur faveur est même observée dans l’étude, dans les entreprises privées tout du moins.
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