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François Hollande en son labyrinthe

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À la différence de nombreux écrivains de sa génération, Norman Mailer ne dédaignait pas la politique. Il la considérait en artiste et en anthropologue, comme une source d'émerveillement. En 1960, il avait suivi pour le magazine Esquire la convention démocrate au cours de laquelle John Fitzgerald Kennedy fut investi candidat. Il en rapporta un long reportage intitulé « Superman débarque au supermarché », un modèle pour qui voit dans la scène politique une cérémonie rituelle, cannibale, un des derniers refuges de la sorcellerie.

Norman Mailer en 1970.Norman Mailer en 1970. © (dr)

Les premiers mots de son article ne laissent aucun doute sur le sens de l’entreprise : « La convention a commencé par un mystère et s'est terminée par un autre mystère. » Indifférent aux intrigues qui sont le lot des congrès politiques, Mailer s'interrogeait sur la double vie que menaient ses concitoyens depuis la Première Guerre mondiale, déchirés entre « la vie politique réelle, concrète, fondée sur les faits, et incroyablement ennuyeuse... et l'histoire souterraine des désirs romantiques, solitaires, inexploités, cette concentration d'extase et de violence qui constitue la vie rêvée des Américains ». Situation que Mailer condensait dans une formule : « Les mystères sont irrités par les faits. »

C'est en peu de mots l'exact diagnostic qui convient à notre situation politique en ce printemps 2014, deux ans après l’élection de François Hollande à la présidence de la République.

  • Une chronique de notre névrose nationale

Après un quinquennat, celui de Nicolas Sarkozy, qui a poussé la combinaison d’extase médiatique et de violence verbale jusqu’à un point d’implosion inégalé sous la Ve République, le fossé ne cesse de s’approfondir entre « la vie politique réelle, concrète, fondée sur les faits, et incroyablement ennuyeuse » et l'histoire souterraine irrationnelle des désirs refoulés, des espoirs déçus, des colères muettes. La « vie rêvée » des Français, pour parler comme Mailer, s‘est invitée sur la scène politique à l’occasion des élections municipales.

Le « rêve français » que François Hollande se proposait de « réenchanter » pendant sa campagne, une formule qui paraît bien creuse aujourd’hui au regard de la politique sans ambition ni imagination suivie depuis deux ans, lui est revenu en boomerang sous la forme d’une abstention massive, d’un rejet résolu non pas du « système », comme l’assène la vulgate médiatique, mais de cette « vie politique réelle, concrète, fondée sur les faits, et incroyablement ennuyeuse », dont parlait Norman Mailer.

Oui, « les mystères sont irrités par les faits » et parfois ils se mettent même en colère – c’est la dynamique des mouvements sociaux. Or qu’a fait le pouvoir face à cette objection massive de son électorat ? Il a remanié le gouvernement.

La nomination de Manuel Valls à Matignon qui s’est imposée au président est apparue pour ce qu’elle était : le fruit d’une combinaison politique échafaudée depuis de longs mois entre un quarteron de ministres ambitieux et un conseiller de l’Élysée, menaçant le président de démissionner si l’un des leurs n’était pas nommé à Matignon à la place de Jean-Marc Ayrault. Au lieu du sursaut souhaité par les électeurs, le monarque républicain s’enferma dans les petits calculs, les arrangements, le dosage millimétré des équilibres politiciens. Au lieu d’une nouvelle orientation, ce fut la poursuite d’une pratique politique cynique, plus attentive aux intérêts des élus qu'aux problèmes des électeurs… 

Sous la Ve République, les remaniements ne consistent pas seulement à changer de gouvernement. Ils constituent des moments privilégiés au cours desquels le pouvoir du monarque républicain s’affirme sans réserve ni limite. Remanier ne se réduit pas à changer de premier ministre, ce n’est pas un simple épisode de la vie des institutions. C’est une stase de l’hyperprésidence.

S’y donnent à lire les signes de la toute-puissance. Le monarque républicain détient le pouvoir de nommer et de congédier, de faire et de défaire les carrières. Il constitue sa cour de ministres et d’affidés selon des critères connus de lui seul et conformément à une infaillibilité quasi papale. Dans notre monarchie républicaine, remanier est un rite, une liturgie au cours de laquelle on célèbre et légitime une forme d’absolutisme, celui du président. Et c’est pourquoi les remaniements sont ritualisés à l’extrême : tractations secrètes, consultations… Une cérémonie désuète dont témoignent dans notre mémoire télévisuelle le ballet des voitures officielles dans la cour d’honneur de l’Élysée, les silhouettes entrevues au bas du grand escalier Murat, la fixité de mannequin des huissiers, l’attente fiévreuse des postulants auprès du téléphone (pourtant devenu portable depuis longtemps). Et finalement, cette liste tant attendue qui revêt l’allure d’une bulle pontificale.

C’est la chronique de notre névrose nationale, inscrite dans les gènes de la Ve République et qui produit ses effets de bout en bout de l’échiquier politique. Elle se répète à l’identique depuis un demi-siècle, fabriquant à chaque époque sa génération d’adolescents boutonneux qui ne rêvent que d’« être président », sa promotion Voltaire de candidats à la gloire nationale. Avec ces « destins » perdus à qui a manqué d’être en « situation »,  on remplirait un musée Grévin des présidents, une foule d’hommes et de femmes partis à la rencontre d’un peuple qu’ils n’ont jamais trouvé, tels des Don Quichotte de la chevalerie présidentielle…

À quelques détails près, c’est à un nouvel épisode de cette vieille névrose nationale auquel nous avons assisté une fois encore. À un détail près qui n’a pas échappé à Jérôme Batout, l’ex-conseiller spécial du premier ministre, chef de la communication et de la stratégie de Matignon, qui est aussi philosophe et psychanalyste et a accepté de décrypter pour Mediapart la séquence du remaniement. Un détail ou plutôt un acte manqué dans le protocole précis qui régit sous la Ve République l’annonce d’un remaniement. Les faux pas du rituel sont à la scénographie politique ce que les lapsus sont au langage : on peut y lire la signature de l’inconscient. « L’inconscient, c’est la politique », disait Lacan.

Pierre-René Lemas, secrétaire général de l'Elysée, annonce le nouveau gouvernement.Pierre-René Lemas, secrétaire général de l'Elysée, annonce le nouveau gouvernement. © (Reuters)

Le rituel qui préside à l’annonce d’un remaniement est très précis. Il prévoit que le secrétaire général de l’Élysée quitte le bureau du président au premier étage, descende l’escalier Murat et s’adresse sur le perron aux journalistes massés dans la cour d’honneur, pour leur communiquer la liste des ministres du nouveau gouvernement.

« Comme beaucoup de lieux de pouvoir, l’Élysée est en quelque sorte structuré comme un inconscient, analyse Jérôme Batout. Le sous-sol est le "ça" du pouvoir, avec le salon du feu nucléaire. Puis vient le rez-de-chaussée conscient du "moi", où le pouvoir se donne à voir dans la cour et s’exprime publiquement dans la salle des fêtes. Et, au premier étage, le bureau du président, siège du "surmoi", en surplomb de l’ensemble. Quand le président envoie son messager dans la cour annoncer la composition du gouvernement, on sait qu'il est là, au premier étage. Or cette fois-ci, François Hollande est descendu en premier, avant de s’engouffrer au vu et au su de tous dans sa voiture, garée devant le perron… Le président a ostensiblement quitté le surmoi, puis il a quitté le lieu du pouvoir, et il a laissé son messager descendre d’un étage vide, et y remonter. Pas sûr que Mitterrand aurait goûté le symbole. »

On sait depuis Freud que « le moi n’est pas libre dans sa propre demeure ». Mais on constate depuis quelque temps que le surmoi présidentiel a des ratés, des absences… Recevant Lakshmi Mittal, dans son bureau au moment de la crise de Florange, il l’avait pris pour le fils de l’industriel et avait confié après le rendez-vous que « Mittal n’avait pas de surmoi ». Étrange bévue car dans l’affaire de Florange, c’est le surmoi de Mittal qui s’est imposé à celui du président. Le surmoi du président, à qui le suffrage universel confie tant de pouvoir, sur lequel est bâti tout notre système politique, est donc intermittent. Il a des absences, des ratés.

On l’avait surpris déjà en fâcheuse posture, rue du Cirque, avec un casque intégral sur un scooter tel Lancelot du Lac coiffé de son heaume et chevauchant sa monture. Le voilà qui s’absente de l’Élysée au moment de faire annoncer son gouvernement pour se rendre à Bruxelles !

  • Brutus à Matignon

Faut-il y voir une métaphore d’un abandon ou d’une perte de souveraineté si souvent dénoncée par les souverainistes de droite et de gauche qui déplorent que le vrai pouvoir désormais soit à Bruxelles ? Le surmoi du pouvoir aurait-il déserté les capitales européennes pour se fixer à Bruxelles ? À moins qu’il ne se soit installé provisoirement à Matignon en attendant 2017, comme ce fut le cas de Nicolas Sarkozy qui réussit à s’imposer au ministère de l’intérieur au surmoi affaibli de Jacques Chirac à l’Élysée.

Tout se passe en effet comme si l’instauration du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral avaient eu pour effet de déstabiliser la dyarchie au somment de l’exécutif. En la figure de son premier ministre, le président choisissait, sous la Ve République première mouture, l’autre visage du pouvoir exécutif, son double. Il suffit de penser aux couples De Gaulle/Pompidou, Giscard/Chirac, Mitterrand/Rocard, pour se souvenir que ce dualisme du pouvoir exécutif est un rouage essentiel au fonctionnement des institutions mais aussi un élément clé de la symbolique du pouvoir, de ses rites de passage et d’alternance.

Ce dédoublement de la figure de l’exécutif est au cœur de la dramaturgie du pouvoir qui fait alterner les figures de l’allégeance et de l’indépendance, de la loyauté et de la trahison, de la délégation et du duel… En choisissant son premier ministre ou en acceptant celui que le suffrage a désigné par temps de cohabitation, en le congédiant ou en acceptant sa démission, le président déplie le pouvoir exécutif dans le temps et le déploie dans l’espace. L’instauration du quinquennat a mis un terme à ce fonctionnement.

La figure du premier ministre « simple collaborateur » d’un hyperprésident, selon la formule de Nicolas Sarkozy, est une manière de rééquilibrer les pouvoirs entre Matignon et l’Élysée (Fillon, Ayrault). Mais on ne peut pas exclure un rééquilibrage inverse : un hyper-premier ministre face à un hypo-président. C’est ce qui s’est produit avec la nomination de Manuel Valls à Matignon. Le quinquennat qui avait pour but d’empêcher la cohabitation aurait abouti au résultat inverse, instaurant de fait un rééquilibrage au bénéfice d’une des deux figures de l’exécutif.

Ainsi lors du premier quinquennat de la Ve République, Sarkozy imposa la figure du volontarisme, de l’activisme, de l’hyper-présence médiatique à un Chirac dévalué sur l’air du « roi fainéant ». L’aventure pourrait bien se répéter au détriment de François Hollande avec un Manuel Valls à Matignon. On peut d'ores et déjà guetter les signes d’une telle opération de délégitimation. Côté Élysée, les signes de l’indécision, de la procrastination, de la prudence… Côté Matignon, les signes du volontarisme, de la détermination, de l’audace. Côté Élysée, le vieux monde et la promotion Voltaire. Côté Matignon, le nouveau monde et la promotion Blair. D’un côté, les énarques (François Hollande, Michel Sapin). De l’autre, les communicants (Matteo Renzi, David Cameron, Manuel Valls).

On pourrait compliquer le tableau en opposant à cette stéréophonie des signes Élysée/Matignon une autre distribution, Bercy/Matignon. Côté Bercy, le souverainisme économique et monétaire, la bataille du made in France, le retour de l’État, la génération Mitterrand. Côté Matignon, le discours de l’expert et de l’efficacité, le réalisme qui n’est ni de gauche ni de droite, la rigueur, l’autorité, la génération Rocard.

Manuel Valls et Nicolas Sarkozy au Parc des Princes, le 2 mars.Manuel Valls et Nicolas Sarkozy au Parc des Princes, le 2 mars. © (dr)

« En nommant Manuel Valls à Matignon, explique Jérôme Batout, le président se donne les moyens de régler certaines de ses angoisses pour 2017. Deux hommes en effet peuvent briguer sa place : à droite, en dépit de ses ennuis judiciaires, Sarkozy, et à gauche, Valls, qui pourrait bien ne pas attendre paisiblement 2022. En nommant Valls à Matignon, Hollande met dans un rôle de tout premier plan le "Sarko de gauche". Il espère qu’il va ringardiser et banaliser l’original, en figurant une V2 tout autant énergétique, mais plus jeune, plus communicante, plus en phase. Avec peut-être un bonus fantasmé, un espoir fou que les deux Sarko, dans ses deux versions, la V1 et la V2, finissent par se neutraliser et désamorcent  dans l'opinion l’attirance et pour Valls et pour Sarko. » La déclaration d'un Frédéric Lefebvre d'envisager de voter la confiance au gouvernement de Manuel Valls en est peut-être un premier indice.

  • La décantation catastrophique de François Hollande

En 2010, Laurent Fabius avait conseillé à Nicolas Sarkozy à la veille d’un remaniement de « se remanier lui-même ». Un conseil que la droite n’a pas manqué de rappeler à François Hollande la semaine dernière. Mais laissons là la polémique ! Car au-delà du mot d’esprit, on peut y lire un paradoxe du présidentialisme. Lorsque le pouvoir ne trouve plus à s’incarner que sous la figure exclusive de l’hyperprésident et sous la forme d’une représentation de soi, alors un remaniement du gouvernement perd effectivement toute signification et toute efficacité symbolique, pour apparaître effectivement comme un « remaniement de soi ».

L’« entrepreneur de soi » qui trône au sommet de notre République supervisant et servant de modèle à tous les petits entrepreneurs de soi qui sont ses sujets, ne peut plus le moment venu que se remanier lui-même. « J’ai changé ! » est le cri du cœur de la créature politique qui ne peut plus rien changer que lui-même. Au sommet de l’entreprise de soi, il n’a plus d’autre choix que de changer de rôle et de stratégie, de clore une séquence ou d’en ouvrir une autre, bref de se remanier lui-même. Il serait bien tenté de capter l’attention une nouvelle fois, mais le roi, sinon nu, est seul en scène, personne n’est là pour lui donner la réplique. Privé d’intrigue et de tension, le président narrateur s’enfonce dans le monologue… Il se réplique, se duplique, se remanie lui-même… « Ce remaniement de soi », Jérôme Batout le qualifie de décantation catastrophique dont la carrière de Berlusconi serait l’accomplissement caricatural. 

« Dans le jeu politique actuel, les leaders sont obligés, à chaque incident de parcours médiatique, de doubler la mise pour survivre : doubler leur exposition aux médias. Acte I, bien connu : la frontière entre vie publique et vie privée saute. Acte II : le leader est tenté d’utiliser sa vie privée comme flux pour maintenir à flots sa carrière et sa vie publique. Au fur et à mesure, on finit par tout voir, tout savoir, jusqu’au plus intime de leur vie. Un peu comme le joueur de poker, ayant perdu tous ses jetons, met en jeu sa montre, et finit en caleçon. On assiste alors en politique contemporaine à des décantations catastrophiques à la Berlusconi, qui termine effectivement sa course dans le plus simple appareil, entouré de mineures. Étonnant praticien de la virtù machiavélienne, il laisse en héritage à la politique européenne, à travers le bunga bunga, une nouvelle technique de communication politique. »

On pourrait très facilement élargir cette notion de décantation à toute forme d'exposition médiatique. Non plus seulement la révélation d’épisodes de la vie privée mais toute forme de téléprésence qui nourrit le processus de désacralisation de la fonction ; le passage du protocole au scénario, du secret à la téléprésence, du silence à l’hypercommunication, bref de l'incarnation de la fonction à l'exhibition de la personne… Ce fut le cas d'Arnaud Montebourg en marinière ou de Ségolène Royal en Liberté guidant le peuple.

Dans un monde saturé d’informations, l’attention devient la plus rare des ressources et seul un message choquant, plus choquant que le précédent, a des chances de capter l’attention. Il doit être calculé pour avoir, comme l’écrit George Steiner, « un impact maximal » et « une obsolescence instantanée » dans la mesure où le lieu de l’attention a besoin d’être déblayé dès qu’il est rempli, afin de faire de la place pour les nouveaux messages. Là où il y avait, selon Ernst Kantorowicz, dédoublement, multiplication du corps du souverain pour lui permettre d’accéder à la dimension supra-individuelle et supra-temporelle de la « fonction », il y aurait désormais réduction symbolique, transparence, « décantation » catastrophique…

« On a l'impression d'assister au spectacle de la politique mais le problème n'est pas juste de faire de la communication, on n'est pas au cinéma de la politique », a déclaré Cécile Duflot qui a eu l’intelligence et le courage de refuser de participer à ce nouveau gouvernement. Cette déclaration ne date pas d’hier. Elle fut prononcée en novembre 2010, lors du dernier remaniement de Nicolas Sarkozy. La fixité géostationnaire de la sphère politique et de ses représentants a atteint avec François Hollande son point de non-retour. Jamais la formule célèbre du Guépard n’avait aussi bien exprimé la vérité d’une époque : « Pour que tout reste comme avant, il faut que tout change. »

BOITE NOIREChristian Salmon, chercheur au CNRS, auteur notamment de Storytelling – La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (2007, La Découverte), collabore de façon à la fois régulière et irrégulière, au fil de l'actualité politique nationale et internationale, avec Mediapart. Ses précédents articles sont ici.
En mai 2013, il a publié chez Fayard La Cérémonie cannibale, essai consacré à la dévoration du politique. On peut lire également les billets du blog de Christian Salmon sur Mediapart.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Morts dans la nature


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