Dans quel état se trouve le « grand » ministère de l’écologie dont Ségolène Royal prend aujourd’hui la tête ? La question peut sembler étrange, alors que parmi les défenseurs de l’environnement, beaucoup se réjouissent de sa revalorisation hiérarchique, et de la nomination à sa tête d’une femme politique à poigne. Pourtant l’efficacité opérationnelle et le moral interne de ce mastodonte administratif (environ 47 000 agents) ne sont pas proportionnels à sa taille. Bien au contraire.
La création d’un super ministère regroupant l’équipement, l’écologie et l’industrie, aux premières heures de la présidence Sarkozy, s’est faite à marche forcée, au prix de bouleversements d’organisation et de la souffrance de certains personnels, dont les effets continuent de peser sur les politiques de développement durable. C’est ce que révèle, analyse et discute en détail un passionnant livre d’enquête sociologique, dirigé par le chercheur Pierre Lascoumes, sur les dessous de la constitution du grand ministère tant vanté aujourd’hui : Le Développement durable – Une nouvelle affaire d’État.
Le premier mérite de cet ouvrage est d’aborder un sujet ignoré du grand public : la création du ministère de l’écologie, du développement et de l’aménagement durable (MEDAD) en 2007 nécessita une réorganisation massive et brutale de l’administration. Des services jusqu’ici autonomes les uns des autres, voire en concurrence, se retrouvèrent d’un coup à devoir conduire ensemble des politiques de développement durable – on ne parlait pas encore de transition énergétique –, et parfois à devoir fusionner. Ce grand bouleversement touche à la fois les structures centrales et les services territoriaux : les Drire, Diren et Dre fusionnent dans les Dreal, nouvelles antennes de l’État au niveau régional.
À l’extérieur, associations et ONG se réjouissent du super ministère Borloo et de l’ambition du Grenelle de l’environnement. À l’intérieur, « les tensions sont très vives au sein même du ministère entre grands corps techniques de l’État. Un affrontement continu a lieu entre le nouvel ensemble et le ministère de l’intérieur, les deux entités revendiquant la prééminence sur les services territoriaux de l’État ».
Pour les services et les agents, l’ampleur des bouleversements est décuplée par la multiplication des processus, en plus de ce nouveau design ministériel : le Grenelle de l’environnement, la règle du non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite (soit la suppression de 1 500 postes par an pour le ministère), la révision générale des politiques publiques (RGPP) et la décentralisation.
Les diverses réformes du quinquennat « s’entrecroisent, se complètent ou s’annulent les unes les autres sans qu’on parvienne à tirer un fil cohérent quant au sens de ce qui est à l’œuvre », notent les chercheurs. Des hauts fonctionnaires se sentent maltraités. Ce haut responsable raconte ainsi que « toutes les décisions concernant le ministère se prenaient dans une boîte noire qui s’appelle l’Élysée. C’est une boîte noire dans le sens où les décisions qui s’y prennent vous ne savez absolument pas sur la base de quoi, de quelles infos, de quels critères. Vous ne savez pas qui, vous ne savez pas comment. Et quand ça ressort, ça s’impose à tout le monde ».
Certains corps de métiers historiques disparaissent littéralement, comme l’ingénierie publique. « La réforme a imposé des reconversions forcées à d’énormes bataillons d’agents dispersés dans les services opérationnels », expliquent les auteurs, provoquant des déstabilisations identitaires individuelles et collectives, à l’image de ce spécialiste des routes qui doit devenir expert en gaz à effet de serre. Le super ministère repose sur un pari aventureux : celui de l’oxymore. Faire travailler ensemble des agents dévolus au développement économique et à la préservation de l’environnement. Cette intégration permanente de la contradiction constitue « une rupture vis-à-vis de l’ancienne logique d’affirmation d’une composante environnementale forte et autonome de l’État ».
Le choc des cultures est parfois violent. « Ce qui a fait réagir le monde de l’équipement, c’est quand on a mis un "s" à habitats, parce que ça sous-entendait que quand on parlait d’habitats, on parlait d’habitat pour l’homme, de logement, mais qu’on parlait aussi d’habitats pour les animaux. Et ça…il y a eu un haut-le-cœur dans le monde de l’équipement ! » explique ainsi un agent. Un autre : « On a mélangé le logement des gens avec celui des bestioles. Quand on entend des trucs comme ça quand même il faut… »
S’y ajoute une bataille entre les grands corps d’État : Mines, Ponts et Chaussées, Génie rural, Eaux et Forêts. Ces corps avaient constitué des monopoles sur certains domaines de l’action publique : politiques industrielles (Mines), transports et urbanisme (Ponts et Chaussées), agricoles (GREF). Cette répartition des tâches est bousculée par la création de l’ovni Medad. S’entremêlent enjeux de pouvoir, de symboles et de reconnaissance des compétences spécifiques des uns et des autres. Et en même temps, la réforme ministérielle accompagne le repositionnement de ces corps, les Ponts vers la réflexion en terme de « territoire », les Mines vers la pensée du risque et du tournant énergétique.
Les suppressions de poste se conduisent à un tel rythme que « beaucoup considèrent aujourd’hui dans les services que l’apparent glissement d’un projet d’équipement à un projet de développement durable ne serait qu’une façade d’un changement institutionnel plus large visant à réduire les périmètres d’intervention de l’État et du service public », analysent les chercheurs. Cette réforme du mode de gouvernement des enjeux environnementaux n'est pas neutre politiquement. Elle marque même « l’affirmation d’une écologie de droite ». Pour les promoteurs de ce nouveau design ministériel – élaboré dès la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy –, il s’agissait de se démarquer d’une écologie de gauche, vue comme oppositionnelle. Les agents et leurs directeurs peinent à s’accorder sur une définition commune et surtout opératoire du développement durable. Est-ce un objectif ou une justification ? En 2014, deux ans après le changement de majorité présidentielle, on ne peut que se désoler du silence assourdissant de l’exécutif sur sa vision d’une politique progressiste de la transition écologique.
Le développement durable prôné par les pouvoirs publics crée-t-il une nouvelle politique ou n’est-il que l’habillage d’une rationalisation des moyens de l’État, se demandent les chercheurs. Leur réponse reste en suspens. À les en croire, le grand ministère fusionné n’a pas atteint tous ses objectifs. Depuis 2012, sa dotation budgétaire a reculé d’environ 13 %. Et en moins de deux ans d’exercice du pouvoir, quatre ministres de l’écologie se sont succédé, un record. Pour autant, ils ne contestent pas la légitimité de l’existence de ce grand ministère. Le travail concret des agents s’en est trouvé modifié. Des effets s’avèrent visibles et sensibles, par exemple pour la production des avis de l’autorité environnementale. À l’issue de leur travail, les chercheurs appellent à la poursuite de l’observation de ces processus. Il ne faudrait pas oublier d’envoyer un exemplaire de leur livre à la nouvelle ministre de l’écologie.
BOITE NOIREPierre Lascoumes, avec Laure Bonnaud, Jean-Pierre Le Bourhis et Emmanuel Martinais, Le Développement durable – Une nouvelle affaire d'État, Puf, 199 p., 19 euros.
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