En costume gris, petites lunettes cerclées, le prévenu se présente à la barre comme un homme qui n’a rien, ou pas grand-chose, à se reprocher. Son statut social, semble-t-il estimer, lui tient lieu de protection. De nationalité française, en cours de reconversion professionnelle, il met en avant « la manière dont il a été éduqué » et les grandes écoles qu’il a fréquentées. Souligne qu’il est « propriétaire » d’un appartement depuis dix ans. Avec assurance, il se définit comme un « humaniste », fait référence à ses « valeurs ». Et montre, par ses déclarations, une certaine obsession de la « propreté ».
Cet homme, âgé d’une quarantaine d’années, divorcé, sans enfant, résidant près de la place de la République à Paris, était entendu, lundi 7 avril 2014, par le tribunal correctionnel de Paris. Il est accusé d’avoir versé un liquide corrosif autour et sur le matelas d’un couple de nationalité roumaine d’origine rom vivant à la rue en bas de chez lui. Poursuivi pour faits de violence, il lui est en outre reproché d’avoir agi avec préméditation.
Avant l’audience, le prévenu a contacté plusieurs journaux, dont Mediapart, pour faire valoir ses relations avec des « hauts fonctionnaires » et des « professeurs de fac ». « De gauche », a-t-il précisé. Déjà persuadé que ses « connaissances » étaient de nature à le disculper, il a réfuté les accusations de xénophobie, concédant tout au plus être « quelque peu maniaque de propreté ».
Les ennuis judiciaires commencent pour ce « riverain exaspéré », selon l’expression médiatico-politique consacrée, lorsqu’il est aperçu, un soir de janvier, à proximité d’un homme et d’une femme, sans domicile, installés sous l’auvent du bagagiste Rayon d’or de la rue du Temple, par deux bénévoles de l’association Autremonde. Ces deux-là connaissent les personnes qui passent la nuit emmitouflées sous des couvertures : depuis plusieurs mois, ils sillonnent le quartier en proposant du thé, du café et de la soupe aux sans-abri. Ils s’assoient à leur côté et discutent avec ceux qui le souhaitent. Plusieurs familles roms leur ont déjà parlé d’un homme qui les agresse en jetant sur eux un produit corrosif, une sorte d’acide, pensent-ils. Ce 16 janvier 2014, à une cinquantaine de mètres de distance, ils voient un homme, « une bouteille blanche à la main », à côté d’un couple, assis sur un matelas, manifestement « très paniqué ». Quelques jours plus tard, les victimes se décident à porter plainte, ce qui est peu fréquent chez des familles qui, le plus souvent, ne font pas confiance aux forces de l’ordre.
Le témoignage des maraudeurs est versé au dossier. À l’audience, la juge en lit des passages desquels il ressort qu’ils ont observé « de l’acide ou une substance corrosive ronger le matelas ». « Ce n’est pas la première fois » que de tels incidents se produisent dans le quartier, font-ils remarquer. Le « riverain » est identifié par les policiers qui font le rapprochement avec les diverses demandes d’intervention concernant la présence de SDF qu’il a formulées auprès du commissariat de l’arrondissement.
Arrivé dans la salle d’audience conduit par sa femme, main dans la main, le plaignant, malvoyant, décrit la scène, un interprète à ses côtés : « Je me souviens de la présence d’un homme qui a dit qu’il fallait qu’on dégage. Il criait. J’ai dit que nous ne pouvions pas partir maintenant car il n’y avait plus de place au 115 (numéro d’appel de l’hébergement d’urgence). L’homme a continué de crier. » D’après son récit, confirmé par la suite par l’intéressé, le « riverain » est parti, puis revenu, muni d’une bouteille. « Il a de nouveau crié. Je n’ai pas fait attention », poursuit-il. Jusqu’à ce qu’il sente « une odeur puissante qui pique le nez ». « J’ai entendu ma femme crier “non!” Elle a sauté hors du matelas. » Son mari l’a suivi. Devant les policiers, il a expliqué que le prévenu avait eu le temps de lui verser du liquide sur les pieds, mais qu’il avait pu retirer ses chaussettes avant d’être brûlé.
Les événements se sont déroulés différemment, selon l’accusé, qui reconnaît avoir répandu un produit. « Je voulais juste nettoyer le trottoir, se défend-il, car on a des problèmes d’excréments. » « Il existe des services de voirie pour ce genre de chose », remarque la juge. Pourquoi ne pas avoir attendu que le trottoir soit inoccupé pour le nettoyer, demande-t-elle. « Pour éviter que d’autres familles s’installent », répond-il.
Ce soir-là, selon sa version, il se promène dans le quartier avec son chien, et s’inquiète de constater une nouvelle installation. Il veut empêcher qu’« un groupe s’installe, puis deux, puis cinq ». Il remonte chez lui chercher la bouteille. Il redescend sans son chien avant de s’en prendre au couple. Il admet avoir versé un « demi-litre » de liquide, mais il conteste la nature du contenu de la bouteille. « J’ai utilisé un mélange d’eau de javel et de savon noir », assure-t-il, comme s’il s’agissait d’un moindre mal. « Ce mélange n’est pas corrosif », croit-il savoir. Lors d’une perquisition à son domicile, une bouteille de savon noir de marque Saint-Marc a été retrouvée. La juge lui demande pour quel usage il garde ce type de produit chez lui. « Pour nettoyer le trottoir », insiste-t-il. « La présence en soi de ces personnes ne me pose aucun problème, mais tous ne sont pas respectueux de leur environnement », regrette-t-il, pour justifier son geste. « Je n’ai pas répandu de liquide sur les gens. Je vis au-dessus, il aurait suffi que j’en jette par la fenêtre », indique-t-il pour essayer de convaincre le tribunal qu’il n’a pas visé les personnes elles-mêmes. « J’ai simplement voulu (…) faire le ménage en bas de chez moi », résume-t-il, ajoutant que, d’après ses lectures, le produit utilisé a « des effets différents selon la nationalité des personnes ». Au bout du compte, il se dit « désolé d’avoir provoqué une vive réaction de la part des associations » et « désolé pour le symbole » dont il dit ne « pas avoir mesuré l’importance ».
Son avocate, Marie-Cécile Nathan, lui emboîte le pas : « On peut regretter le caractère moralement désagréable de cette méthode », affirme-t-elle à propos du geste de son client, tout en demandant la relaxe. « Vous n’avez rien matériellement », estime-t-elle puisque ni les couvertures ni le matelas n’ont été saisis par les policiers. Ironisant sur « ces associations qui prennent contact avec les services de police », elle répète que le produit n’était pas corrosif. « S’il avait utilisé du jus de citron, ça n’aurait pas été considéré comme un produit dangereux », clame-t-elle. Elle considère par ailleurs que le caractère volontaire de l’agression n’est pas établi. Son client, assure-t-elle, est quelqu’un de « carré » qui « ne ferait rien à l’encontre de la loi ». Il a versé le produit à « bonne distance », martèle-t-elle.
Frôlant la condescendance, le prévenu se dit « ravi » que les victimes « aient pu trouver une solution de logement », après s’être déclaré « ennuyé » et même « très embêté » que la prise en charge des personnes à la rue par l’État soit défaillante.
Pas de quoi attendrir l’avocat de l’homme aveugle, Mehdi Mahnane, qui soutient que non seulement le produit déversé est « corrosif et dangereux » mais aussi, facteur aggravant, qu’il a été utilisé contre une personne « particulièrement vulnérable ». « Il n’appartient pas aux citoyens d’exclure librement, de chasser ces personnes avec des produits extrêmement dangereux », rappelle-t-il, soulignant que ces « violences » avaient pour but d’« impressionner vivement » et de faire partir les personnes visées. Trois mois de prison avec sursis et 1 500 euros d’amende ont été requis à l’encontre du « riverain ». Le jugement a été mis en délibéré au 12 mai.
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