Dimanche 6 avril 2014, le président du Parlement européen, Martin Schulz, et la ministre de la culture, Aurélie Filippetti, tous deux socialistes, étaient côte à côte devant la Maison d’Izieu (Ain) où, il y a précisément soixante-dix ans, quarante-quatre enfants juifs et sept éducateurs qui y étaient réfugiés furent arrêtés par la Gestapo pour être déportés vers les camps de la mort.
Cette commémoration officielle, comme bien d’autres, rappelle à la France d’aujourd’hui et de demain que le génocide planifié par le nazisme, cette extermination d’une part de notre humanité parce qu’elle était née juive, fut aussi commis sur son territoire. Et qu’il le fut avec la complicité, aussi bien active que passive, des autorités de l’époque, cet État français que le suicide de la République à Vichy avait mis en place dès juillet 1940 dans la déchéance de la Collaboration.
Ces commémorations nous disent que la grandeur d’une nation se juge à sa capacité de reconnaître ses fautes et ses erreurs. À regarder en face la vérité d’une histoire douloureuse, de façon à en apaiser les mémoires blessées. À ne plus s’aveugler dans la démesure d’une infaillibilité, mais à admettre ses fragilités. Et à transformer ainsi un passé douloureux ou honteux en gage d’un avenir plus lucide, plus vigilant et plus précautionneux.
Mais, loin de s’imposer d’évidence, cette démarche consciente, d’élévation collective et de hauteur nationale, fut le fruit d’un combat politique. Après avoir dû batailler sans relâche contre un président de la République, François Mitterrand, dont cet aveu dérangeait aussi bien l’itinéraire biographique que l’intime conviction, il fallut attendre un discours de son successeur, Jacques Chirac, pour que la France officielle, enfin, regarde sans ciller cette part maudite de son histoire.
« Il est, dans la vie d’une nation, des moments qui blessent la mémoire, et l’idée que l’on se fait de son pays », déclara, au nom de la République, son président le 16 juillet 1995, lors de la commémoration de la rafle dite du Vel d’Hiv de milliers de juifs parisiens (le texte intégral du discours ici). « Ces heures noires souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions, ajoutait Jacques Chirac. Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français. » Mots bienvenus mais prononcés si tardivement : cinquante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Faudra-t-il donc attendre un demi-siècle pour que la République française prononce, par la voix de son plus haut représentant, les mots qu’elle doit au peuple rwandais ? Mots d’excuse, mots de pardon, mots de vérité. Dire, tout simplement, ce fait d’histoire : la France, c’est-à-dire sa présidence, son gouvernement, son État et son armée, fut complice du génocide au Rwanda. Parce qu’elle a longtemps soutenu et armé le pouvoir qui l’a planifié, parce qu’elle a formé les civils et les militaires qui l’ont exécuté, parce qu’elle a épousé l’idéologie raciste dite hamitique qui l’animait, parce qu’elle n’est pas intervenue pour l’empêcher, parce qu’elle a laissé sans défense des populations qui lui demandaient protection, parce qu’elle a même facilité la fuite des génocideurs vers le Congo voisin.
Parfois, les nations qui se savent petites, lucides parce que fragiles, en remontrent à celles qui se croient grandes, aveuglées par leur désir de puissance. Il en va ainsi de la Belgique, puissance coloniale au Rwanda après l’Allemagne, qui a demandé pardon aux Rwandais à deux reprises depuis le génocide de 1994, non seulement lors de son dixième anniversaire (c’est à écouter ici) en 2004, mais dès 2000 par la voix de son premier ministre d’alors, Guy Verhofstadt.
Six ans à peine après le génocide, un responsable politique européen n’hésitait pas à faire sobrement cet acte de contrition auquel la France se refuse toujours : « Un dramatique cortège de négligences, d’insouciances, d’incompétences, d’hésitations et d’erreurs, a créé les conditions d’une tragédie sans nom. Et donc j’assume ici devant vous la responsabilité de mon pays, des autorités politiques et militaires belges, et au nom de mon pays, au nom de mon peuple, je vous demande pardon pour ça. »
Que l’ambassadeur de France à Kigali assiste néanmoins aux cérémonies du vingtième anniversaire (les autorités rwandaises l’en ont finalement empêché) ne change rien à l’affaire : gauche et droite réunies, la France officielle a décidé de ne pas honorer les victimes du génocide et, ce faisant, de déshonorer notre peuple. Pourtant visée elle aussi par les déclarations de Paul Kagamé, la Belgique n’a rien changé à sa délégation, ce qui n’a pas empêché son ministre des affaires étrangères, qui la conduit, de critiquer les propos du président rwandais (lire ici). Mais il est vrai que l’on peut se parler d’autant plus franchement que l’on s’est reconnu et accepté, dans un respect mutuel qui, en l’espèce, suppose d’avoir admis l’aveuglement qui a précédé le génocide et l’indifférence qui l’a ensuite redoublé.
Manifestement, la présidence de François Hollande n’était pas prête à faire ce pas qu’avait juste ébauché, en 2010, son prédécesseur Nicolas Sarkozy (lire là). Officiellement invité par son homologue rwandais, François Hollande pourtant peu avare de déplacements à l’étranger avait préféré déléguer sa garde des Sceaux, Christiane Taubira. Ce choix est en lui-même bavard quand la logique institutionnelle aurait dû privilégier, faute de président, le premier ministre ou le ministre des affaires étrangères quitte à ce que la ministre de la justice les accompagne. Fallait-il comprendre que seule la haute figure noire du gouvernement était adéquate à cette commémoration, inconsciente façon de reléguer cet ultime génocide du XXe siècle à des ténèbres africaines ?
Il n’en est rien : loin des vulgates sur des « guerres interethniques » où bourreaux et victimes seraient échangeables et réductibles à une violence intrinsèquement africaine, le génocide rwandais parle autant sinon d’abord de nous, de la France et de l’Europe, de notre héritage colonial, de nos idéologies meurtrières, de nos humanités criminelles. Et nous ne pouvons pas prétendre l’ignorer, malgré cette insistance négationniste qui empuantit le débat français sur le Rwanda, et ce d’autant plus que notre classe politique la cautionne par ses rodomontades ou ses silences. Des historiens, aussi bien spécialistes des massacres de masse européens que de la région des Grands Lacs, s’entêtent à nous le rappeler, notamment les travaux menés ou impulsés par Jean-Pierre Chrétien, Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas (lire ici et là nos articles, par Joseph Confavreux).
Les deux derniers historiens, dans un exceptionnel numéro de la revue Vingtième Siècle, font la pédagogie de cet événement majeur « dont nos sociétés n’ont sans doute pas (pas encore ?) pris pleinement conscience », ce génocide des Tutsis rwandais qui, en l’espace de trois mois, s’achève sur un bilan de 800 000 à un million de tués, avec seulement 300 000 survivants. « Le génocide fut le produit du racisme, écrivent Audoin-Rouzeau et Dumas. Un racisme aux racines coloniales et missionnaires, issu d’une Europe obsédée de hiérarchie raciale. (…) Partout, jusqu’aux échelles les plus réduites, les Tutsis sont exterminés sous le regard passif de la communauté internationale qui, le 21 avril 1994, en plein massacre, retire la majorité des troupes des forces onusiennes alors sur place. (…) Le génocide a été planifié, préparé et exécuté par un État disposant de relais locaux de pouvoir au plan politique et administratif, et de moyens militaires et paramilitaires qui en furent les instruments. »
Or la France fut l’alliée indéfectible de cet État génocidaire. La France présidée par le socialiste François Mitterrand lequel, en 1994, cohabitait avec un gouvernement de droite, celui d’Édouard Balladur dont Alain Juppé était le ministre des affaires étrangères. Dans le même numéro de Vingtième Siècle, Jean-Pierre Chrétien rappelle avec pudeur combien ses alarmes, dès 1993, sur le génocide à venir tout comme sa dénonciation, dès 1991, de l’anti-hamitisme, cette idéologie qui inspirait les tenants de l’ethno-nationalisme hutu, semblable à l’antisémitisme nazi, étaient inaudibles auprès d’un pouvoir exécutif français qui épousait les mêmes représentations ethniques au point d’entretenir des relations cordiales avec le plus extrémiste des partis rwandais, la CDR, au programme explicitement raciste. Alertes prophétiques dont témoigne un journal télévisé de janvier 1993 où intervient le président de Survie, de retour d’une mission au Rwanda (voir sous l’onglet "Prolonger").
Tel est le contexte dans lequel Paul Kagamé, le président rwandais qui symbolise la victoire contre les génocideurs et incarne le réveil du Rwanda, a prononcé pour Jeune Afrique (numéro du 6 au 13 avril, voir ici) ces mots qui ont fâché la France, d’Alain Juppé à Laurent Fabius. Certes, comme tout pouvoir personnel qui tient sa souveraineté d’une revanche sur les anciennes puissances coloniales ou néocoloniales, il exploite sans précaution diplomatique un filon inépuisable en politique intérieure afin de faire taire critiques et oppositions (lire ici notre éclairant portrait, par Thomas Cantaloube). Mais, pour autant, dit-il faux, dans cet entretien réalisé le 27 mars ?
« Les puissances occidentales aimeraient que le Rwanda soit un pays ordinaire, comme si rien ne s’était passé, ce qui présenterait l’avantage de faire oublier leurs propres responsabilités, mais c’est impossible, explique Paul Kagamé. Prenez le cas de la France. Vingt ans après, le seul reproche admissible à ses yeux est celui de ne pas en avoir fait assez pour sauver des vies pendant le génocide. C’est un fait, mais cela masque l’essentiel : le rôle direct de la Belgique et de la France dans la préparation politique du génocide et la participation de cette dernière à son exécution même. Interrogez les rescapés du massacre de Bisesero en juin 1994 et ils vous diront ce que les soldats français de l’opération Turquoise y ont fait. Complices certes, à Bisesero comme dans toute la zone dite “humanitaire sûre”, mais aussi acteurs. »
Dès la diffusion de cette déclaration, l’ancien ministre des affaires étrangères de l’époque, Alain Juppé, a sur son blog appelé « le président de la République et le gouvernement français à défendre sans ambiguïté l’honneur de la France, l’honneur de son armée, l’honneur de ses diplomates ». Et d’ajouter que la réconciliation avec le Rwanda ne peut se faire « au prix de la falsification de l’histoire qui ne cesse de se propager à l’encontre de la France, de ses dirigeants politiques, de ses diplomates et de son armée » (retrouver ici le billet intitulé « L’honneur de la France »). C’est peu dire qu’il fut rapidement entendu puisque le porte-parole du Quai d’Orsay s’empressait d’annoncer que, « dans ces conditions », Christiane Taubira ne se rendrait pas à Kigali, ces conditions étant le fait que « la France est surprise par les récentes accusations portées à son encontre par le président du Rwanda » (lire ici le texte intégral).
Or des deux accusations de Paul Kagamé, celle d’un soutien politique au pouvoir génocidaire et celle d’une participation active au génocide, la première ne devrait pas faire discussion vingt ans après les faits. Largement documentée par les travaux, recherches et enquêtes menées depuis, elle était déjà énoncée en 1998 par le rapport de la mission parlementaire d’information sur le Rwanda dont le socialiste Paul Quilès était le président et l’actuel ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve, l’un des deux rapporteurs. Alors même que ce rapport est critiqué pour ses prudences, précautions et euphémismes, la France y est explicitement critiquée pour sa « sous-estimation du caractère autoritaire, ethnique et raciste du régime rwandais » (lire ici) et pour « une coopération militaire trop engagée » (lire là).
Quant à la participation active de militaires français, si aucun témoignage indépendant ne va dans ce sens (voir ici, avec un œil critique, la notice Wikipédia), il n’en demeure pas moins que le cas de Bisesero est actuellement au centre d’une information judiciaire menée au pôle génocide du tribunal de Paris. Pour la bonne et simple raison que cet épisode fut le moment où des militaires et des journalistes, qui à ce titre furent l’honneur véritable de la France, prirent conscience des mensonges officiels et de l’inavouable qu’ils recouvraient.
Deux hommes en témoignent, notre confrère Patrick de Saint-Exupéry alors au Figaro, et le sous-officier Thierry Prungnaud, du Commandement des opérations spéciales (COS). Ils furent tous deux témoins, et le second également acteur, du tournant en ce lieu de l’opération Turquoise lancée en juin 1994 par la France sous l’égide des Nations unies, alors même que le génocide est consommé.
Bisesero occupe moins d’une dizaine de lignes du rapport Quilès de 1998, mais leur brièveté témoigne déjà d’un embarras (les lire ici). Six ans plus tard, en 2004, dans un formidable livre en forme de cri d’une conscience révoltée, y compris, s’il le faut, contre les siens, Patrick de Saint-Exupéry raconte comment, à Bisesero, l’armée française a, sur ordre supérieur, abandonné à leur sort fatal, trois jours durant, les derniers Tutsis rescapés du génocide, après avoir pourtant compris, bien tardivement, que ceux qu’elle protégeait jusque-là étaient les auteurs du crime.
Huit ans plus tard, en 2012, avec l’aide de notre consœur de France Culture Laure de Vulpian, l’ancienne figure du GIGN Thierry Prungnaud confirmait ce récit journalistique par son témoignage militaire. Et, de surcroît, démontait avec méticulosité la lettre de son supérieur, Marin Gillier, qui, dans le rapport Quilès, sert d’argument pour balayer sans plus de curiosité l’épisode Bisesero. Lequel supérieur est, depuis l’été 2013, directeur de la coopération de sécurité et de défense au ministère des affaires étrangères…
Ce militaire, ce journaliste sont l’honneur de la France quand la dérobade de ce vingtième anniversaire est son déshonneur. Nulle complaisance ici pour d’inutiles grands mots mais, plus essentiellement, une inquiétude envers ce pays, le nôtre, qui prétend faire la leçon au monde, sauver l’Afrique par les armes au Mali et en Centrafrique, imposer la supériorité de ses valeurs aux populations qui l’ont rejoint dans la fierté de leur diversité, et dont, cependant, les élites dirigeantes refusent avec entêtement de céder à la grandeur de l’humilité et de la fraternité. Auraient-elles oublié ce qui fit l’authentique grandeur de la France, malgré bien des bassesses et nombre de reniements ? Ce que fut son sursaut pour la justice, fût-ce au bénéfice d’un seul, réprouvé, exclu, discriminé, parce que victime de cette haine de l’autre qui est une haine de soi et la perdition de l’humanité ? Oui, son réveil, fût-ce contre une mauvaise part d’elle-même, cette servitude où la grandeur d’une nation s’égare dans l’obéissance au mensonge, à la forfaiture, voire au crime ?
Cette grandeur a un nom devenu universel, celui d’Alfred Dreyfus, cette affaire anticipatrice de la catastrophe européenne où la France républicaine finira par se dresser contre l’honneur dévoyé de sa politique et de son armée pour sauver l’honneur de son peuple. Un dreyfusard, qui n’hésitait pas à se placer du point de vue du « salut éternel de la France », eut alors les mots que la France aurait pu prononcer, en ce 7 avril 2014, à Kigali en demandant pardon aux victimes d’un génocide qu’elle a laissé venir et laissé faire. Il se nommait Charles Péguy, et il disait ceci : « Une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité, surtout si elle est officiellement enregistrée, confirmée, une seule injure à l’humanité, une seule injure à la justice, et au droit surtout si elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée, un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social, tout le contrat social, une seule forfaiture, un seul déshonneur suffit à perdre, d’honneur, à déshonorer tout un peuple. »
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