À Kigali, au musée du Génocide, la photo est difficile à manquer car elle figure dans les premiers panneaux explicatifs consacrés aux origines de la tragédie. Elle montre François Mitterrand et Juvénal Habyarimana, côte à côte, saluant la foule sur fond de drapeaux flottant au vent lors de la visite du président français à son homologue rwandais en 1982. La légende qui l’accompagne est presque innocente puisqu’elle souligne l’introduction du multipartisme au Rwanda, dans la foulée du discours de La Baule de 1990. Mais pour n’importe quel visiteur un tant soit peu informé, cette photo en dit beaucoup plus, et ce n’est pas un hasard si elle inaugure, en compagnie de celles qui montrent les colons belges mesurant la taille des crânes des Hutus et des Tutsis, le récit du génocide tel qu’il est fait aujourd’hui à Kigali.
Un peu plus loin, sur les rives du lac Kivu, dans l’ouest du Rwanda, au mémorial de Bisesero, il y a une deuxième photo (voir l'onglet Prolonger). C’est Antoine, le conservateur des lieux, qui la décroche spontanément pour la présenter au visiteur français. Les couleurs sont encore vives malgré la détérioration de la reproduction. Elle montre des soldats français, sur la route de la colline de Bisesero, en juin 1994, entourés de dizaines de personnes munies de bâtons – ce sont en fait des Tutsis qui tentent d’échapper aux génocidaires et qui sont sortis de leurs cachettes à l’approche des militaires tricolores. Mais ce que tient à pointer Antoine figure dans la partie droite de l’image : c’est un pick-up à l’arrière duquel se tiennent des miliciens rwandais : « Ce sont des interahamwe, et ils accompagnaient les Français ! », annonce-t-il avec résignation. Les interahamwe, c’est-à-dire les milices hutues responsables d’une grande partie des tueries…
On a déjà beaucoup écrit sur l’histoire de la présence française à Bisesero, en particulier le remarquable livre de Patrick de Saint-Exupéry, L’Inavouable. Ce qu’il est important de retenir, c’est le geste d’Antoine pour qui la complicité de la France dans le génocide des Tutsis ne fait pas de doute, comme un pan d’Histoire qu’on peut interpréter jusqu’à plus soif, mais dont les faits sont indéniables. De la même manière qu’il y a eu un appui au régime d’Habyarimana pendant toutes les années Mitterrand, y compris avant et juste après le déclenchement du génocide, il y a bien eu des soldats français, peut-être fourvoyés, en compagnie des interahamwe sur la colline de Bisesero, où des dizaines de milliers de Tutsis ont été sauvagement assassinés. Ce n’est pas le genre de chose qui s’oublie facilement au pays des mille collines. C’est une marque indélébile entre les deux États.
Les relations entre la France et le Rwanda ne sont plus autant à couteaux tirés qu’elles ont pu l’être dans les années 2000, quand le président rwandais Paul Kagamé avait pris ombrage des conclusions de l’enquête du juge Jean-Louis Bruguière sur l’assassinat d’Habyarimana, et avait rompu les relations diplomatiques. Les choses se sont arrangées depuis, notamment après qu’un autre juge d’instruction a repris le dossier avec le souci de la justice et non plus celui de la raison d’État mais, comme le dit poliment Jacques Kabale, l’ambassadeur du Rwanda à Paris, « les relations sont bonnes, mais elles pourraient être meilleures ».
Nicolas Sarkozy, dans une des rares notes positives de son quinquennat, s’est rendu à Kigali en 2010, reconnaissant de « graves erreurs d’appréciation et une forme d’aveuglement », mais il n’a pas présenté d’excuses au nom de la France. En retour, Paul Kagamé est venu à Paris un an plus tard en renonçant désormais à exiger des excuses : « Je ne peux forcer personne. Je ne peux supplier personne. Je n'ai pas à éduquer quiconque sur quoi que ce soit, chacun a sa façon de gérer les choses face à sa propre conscience. » Des gestes d’apaisement mesurés : il n’y aura pas de grandes embrassades entre les deux pays de sitôt. Les relations demeurent tendues, en tout cas du point de vue rwandais.
« Nous restons les "meilleurs ennemis" de Kigali », soupire un diplomate français qui connaît bien le Rwanda. « La question de la responsabilité française dans le génocide est un instrument politique dont se sert le gouvernement de Kagamé. Quand il y a une difficulté, la question franco-rwandaise revient toujours sur le tapis. Il est d’ailleurs assez significatif de voir que ce discours sur la responsabilité de Paris, on l’entend très peu parmi les Rwandais de base, mais de plus en plus au fur et à mesure que l’on gravit la hiérarchie politique. »
S’il est évident que le régime de Kagamé instrumentalise la responsabilité française quand cela le sert, certains dérapages hexagonaux ne contribuent pas à apaiser les choses. La diffusion fin décembre 2013 d’un sketch répugnant sur Canal Plus qui traitait le génocide rwandais à la légère (on y entendait notamment une comptine sur l’air d’Au clair de la lune, qui disait « Maman est en haut coupée en morceaux, papa est en bas il lui manque un bras ») a été reçue de plein fouet au Rwanda, où tous ceux qui en avaient entendu parler estimaient qu’il s’agissait de la démonstration, une nouvelle fois, de l’insouciance de la France à l’égard de ce « crime des crimes ». La réprimande du CSA a un peu apaisé les choses, signalant qu’il s’agissait d’une dérive individuelle, et en aucun cas de la manifestation d’un point de vue général en France. Mais il n’empêche, ce genre d’incident laisse des traces.
Le procès de Pascal Simbikangwa au mois de février à Paris a signifié la volonté de la France de juger – enfin – les accusés de génocide réfugiés dans l’Hexagone, une mesure que la Belgique ou les pays scandinaves ont déjà entreprise depuis des années. « Il est important de donner ce genre de signe », approuve Jacques Kabale. « Il montre que l’époque de l’instrumentalisation de la justice, avec le juge Bruguière, est terminée. Jusqu’ici, la France était isolée par rapport aux autres pays européens qui avaient jugé ou extradé les génocidaires. » Le travail judiciaire du pôle Génocide et crimes contre l’humanité, créé sous Sarkozy, est également salué. L’essentiel des dossiers qui y sont actuellement instruits concernent le Rwanda (26 inculpations), et François Hollande s’est, en privé, engagé à lui accorder les moyens nécessaires. Les magistrats, accompagnés de policiers, se rendent régulièrement au Rwanda pour recueillir des témoignages et enquêter.
« La vérité est que notre relation est très émotionnelle et très difficile et que, sur le fond, nous sommes très éloignés », remarque le diplomate français. « Nos relations commerciales sont symboliques (16 millions d’euros d’exportations de la France vers le Rwanda, 3 millions d’importations), et le pays est en marge de notre écran radar. » La décision de Paul Kagamé, en 2008, d’abandonner le français pour basculer à l’anglais comme langue officielle enseignée dans les écoles avait été prise comme un geste de représailles, à l’époque où Paris et Kigali étaient en froid. Mais en réalité, il s’agissait d’un changement logique. À la fois en raison du projet de développement de Kagamé reposant sur l’informatique, mais aussi parce que l’appartenance du Rwanda à la sphère francophone a toujours été une aberration.
C’est cette aberration qui a égaré François Mitterrand et l’a fait soutenir jusqu’au bout, et au-delà, le régime d’Habyarimana. Le Rwanda était perçu par la France, en particulier par le président socialiste, comme un « tampon » francophone destiné à protéger le flanc oriental du géant zaïrois. De plus, à partir du moment où le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagamé, essentiellement constitué d’exilés rwandais en Ouganda, donc d’anglophones, a commencé à tailler des croupières au président Habyarimana, Mitterrand, qui n’est jamais parvenu à sortir de sa vision des blocs de puissance héritée de la guerre froide, y a vu une attaque de la sphère anglo-saxonne. Cette lecture simpliste de la part de l’ancien ministre des colonies de la IVe République, renforcée par l’affairisme de son fils Jean-Christophe, très ami avec la famille Habyarimana, et d’un entourage politique encore en mode Françafrique, aboutira à ce soutien criminel.
Aujourd’hui, vingt ans après le génocide, le Rwanda est évidemment plus proche des États-Unis et de la Grande-Bretagne (le pays est même devenu membre du Commonwealth en 2009) que de la France, mais c’est surtout l’intégration régionale avec les autres pays anglophones qu’il a poursuivie : Tanzanie, Kenya, Ouganda. Une proximité évidente, géographique et géopolitique, que la France n’avait pas voulu voir et qui l’a conduite à se ranger du mauvais côté de l’Histoire. Une faute criminelle qui entravera pour longtemps encore les relations entre Paris et les mille collines.
De notre envoyé spécial au Rwanda.
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