L’incarcération en Suisse, depuis le 5 juillet, du financier français Pierre Condamin-Gerbier crée de fortes turbulences politiques. Mercredi, à l’occasion d’une conférence de presse qui associait également le journaliste Antoine Peillon et Mediapart, vingt parlementaires de différents partis ont décidé d’interpeller le premier ministre Jean-Marc Ayrault. Dans une lettre qui lui est adressée, ces parlementaires s’étonnent de cet emprisonnement « que nous interprétons à ce stade comme un message menaçant envoyé par la Suisse à l’intention des lanceurs d’alerte ».
Mediapart a appris mercredi que Pierre Condamin-Gerbier est détenu à la prison régionale de Berne, à Genfergasse 22. Il n’a depuis douze jours pas pu voir sa famille et un avocat a été commis d’office. Entendu depuis plusieurs mois par les douanes et les services fiscaux français, par la justice française et par deux commissions d’enquête parlementaire, le financier est inculpé en Suisse de « service de renseignements économiques », en clair d’avoir brisé le secret bancaire et délivré des informations à l’étranger.
Ancien associé-gérant de la banque Reyl de 2006 à 2010, établissement qui a hébergé les avoirs cachés de Jérôme Cahuzac, ancien d’UBS, Pierre Condamin-Gerbier avait longuement décrit les systèmes d’évasion et de fraude fiscale ainsi que les mécanismes de « construction » de comptes cachés. Cet « insider » de la place bancaire genevoise devenu lanceur d’alerte est désormais la cible du monde bancaire suisse et de la justice confédérale, tout comme le fut Hervé Falciani, qui avait dévoilé les listings du scandale HSBC.
L’incarcération du financier a été dénoncée par de nombreux parlementaires français qui s’étonnent de l’absence de réaction du gouvernement. « Nous sollicitons auprès de vous l'examen de la situation de M. Pierre Condamin-Gerbier, citoyen français, qui a témoigné sous serment devant les commissions d'enquête parlementaire et coopère avec la justice française », écrivent-ils au premier ministre.
C’est « en défense des lanceurs d’alerte » que s’est tenue mercredi à l’Assemblée nationale une conférence de presse (l'intégralité des interventions est à écouter dans les pages suivantes de cet article). Il s’agissait d’une initiative exceptionnelle, ont souligné plusieurs participants, tant la présence commune de députés et de sénateurs de partis différents est inhabituelle. Yann Galut (député PS), Charles de Courson (député UDI), Éric Bocquet (sénateur PCF), François de Rugy (député EELV), Nathalie Goulet (sénatrice UDI), Nicolas Dupont-Aignan (député Debout la République) étaient présents.
Le journaliste Antoine Peillon, auteur de Ces 600 milliards qui manquent à la France, et la rédaction de Mediapart étaient également associés à cette initiative soutenue par d’autres parlementaires, les députés socialistes Pascal Cherki, Barbara Romagnan, Michel Pouzol et Cécile Untermaier, le secrétaire national des Verts Pascal Durand. Ne manquaient que des représentants de l’UMP et du FN.
La plupart des élus ont exprimé une inquiétude grandissante face à la difficulté de lutter contre l’évasion fiscale et à la puissance des forces qui s’opposent à toute réforme. « Nous nous rassemblons autour de cette table car nous nous retrouvons sur l’essentiel pour notre pays, c’est-à-dire la lutte contre l’évasion fiscale, qui est une remise en cause de notre pacte républicain », a noté Yann Galut. « Nous avons le sentiment que parfois cette république est gangrénée de l’intérieur ; il y a un travail immense à faire et cette question des lanceurs d’alerte est au cœur de nos préoccupations », a insisté le sénateur Éric Bocquet.
Le centriste Charles de Courson, par ailleurs président de la commission d’enquête Cahuzac, s’est voulu le plus alarmiste. « Notre République file un très mauvais coton. Il y a des forces extrêmement puissantes qui luttent pour que ne soit pas révélé ce qui se passe en Suisse. Il faut savoir que ces révélations, le fait que des digues sont en train de sauter inquiètent beaucoup de gens dans la classe politique française et dans les classes politiques étrangères. » Nicolas Dupont-Aignan a dénoncé la faiblesse de la réaction politique : « Nous adoptons des mesurettes pour satisfaire l’opinion tandis que les fraudeurs et les banques se sont déjà adaptés ! Je veux dire par là : ils ont trois ans d’avance et ont déjà digéré la loi sur la transmission des comptes bancaires. On leur laisse du temps et on ne sait pas ce qui se passe à l’intérieur des banques. »
C’est face à cette opacité méthodiquement organisée, parfois défendue par des gouvernements (quand elle ne l’est pas par la direction du Trésor, autre cible de nombreux parlementaires), que les lanceurs d’alerte prennent une importance décisive. Sans Hervé Falciani, pas de scandale HSBC. Sans Nicolas Forissier, ancien responsable de l’audit interne UBS-France, pas d’ouverture d’information judiciaire.
Les parlementaires ont donc insisté sur le rôle joué par Pierre Condamin-Gerbier, aujourd’hui décrit comme un imposteur, escroc et mythomane par certains journaux suisses. « Ce que nous a raconté M. Condamin-Gerbier correspond très exactement à ce que nous ont raconté d’autres lanceurs d’alerte. Devant la représentation nationale, ses explications ont été extrêmement sérieuses et extrêmement crédibles », a assuré Yann Galut.
« M. Gerbier n’est pas un saint, c’est sûr, il a déjà été condamné, il a fait un certain nombre d’indélicatesses, mais voir l’avocat de Reyl m’appeler pour expliquer tout le mal qu’il faut penser de cette personne… Je lui ai répondu : Il y a des gens pas très recommandables mais ce n’est pas pour ça qu’ils ne disent pas la vérité sur l’affaire dont nous parlons », a ajouté Charles de Courson. Mediapart a pour sa part rappelé avoir publié un très long récit de M. Condamin-Gerbier sur son parcours et ses activités, récit mettant en cause plusieurs banques suisses : à ce jour, nous n’avons reçu ni démenti, ni droit de réponse.
Comment protéger les lanceurs d’alerte ? « Nous avons dû nous battre pied à pied face à une offensive extrêmement forte, et qui traverse d’ailleurs les partis politiques, sur le fait que les lanceurs d’alerte sont présentés comme des délateurs, ce qui est particulièrement choquant. Le bon fonctionnement de la justice n’est possible que s’il y a des témoins qui sont protégés », a rappelé François de Rugy, vice-président du groupe EELV à l’Assemblée. « Nous aurons toujours un train de retard si nous n’avons pas les complicités de l’intérieur, c’est une guerre fiscale et une guerre économique. Si on ne retourne pas les gens de l’intérieur, nous perdrons ce combat », insiste Nicolas Dupont-Aignan.
Plusieurs dispositions sont en cours de discussion au Parlement dans le cadre des examens du projet de loi sur la transparence et de celui sur la lutte contre la fraude fiscale. De portée limitée, ils se heurtent pourtant à de fortes oppositions (le Sénat a supprimé un des amendements). « Toutes ces personnes sont en souffrance, toutes ces personnes sont dans l’inquiétude, toutes ces personnes se sentent menacées, fragilisées, et elles ne bénéficient d’aucune protection », a insisté le journaliste Antoine Peillon.
Page suivante: l'intégralité des interventions.
Les interventions :
1. Yann Galut, député PS (Cher), rapporteur du projet de loi sur la fraude fiscale
Écoutez Yann Galut :
2. Antoine Peillon, journaliste, auteur de Ces 600 milliards qui manquent à la France (Seuil)
Écoutez Antoine Peillon :
3. Charles de Courson, député UDI (Marne), président de la commission d'enquête « Cahuzac »
Écoutez Charles de Courson :
4. Éric Bocquet, sénateur PCF (Nord), rapporteur de la Commission d'enquête sur le rôle des banques et acteurs financiers dans l'évasion fiscale
Écoutez Éric Bocquet :
5. Nathalie Goulet, sénateur UDI (Orne), vice-présidente de la commission d'enquête sur le rôle des banques dans l'évasion fiscale
Écoutez Nathalie Goulet :
6. François Bonnet, directeur éditorial de Mediapart
Écoutez François Bonnet :
7. François de Rugy, député EELV (Loire-Atlantique), co-président du groupe écologiste
Écoutez François de Rugy :
8. Nicolas Dupont-Aignan, député Debout la République (Essonne), prépare un rapport sur les paradis fiscaux au niveau des affaires étrangères
Écoutez Nicolas Dupont-Aignan :
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