C’est l’un des tout premiers rapports officiels que Manuel Valls, à peine nommé premier ministre par François Hollande, va trouver sur son bureau. Et il n’est pas certain que son contenu lui fasse plaisir. Quelques heures avant la passation de pouvoir, ce mardi 1er avril 2014, la présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), Christine Lazerges, s’est rendue à Matignon pour remettre son bilan annuel sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (le consulter). Jean-Marc Ayrault aurait dû, selon la tradition, le réceptionner le 21 mars, date retenue par les Nations unies pour la journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale, mais il a préféré reporter en raison de la proximité des élections municipales… En le parcourant, Manuel Valls aura le loisir de constater que ses propos sur les Roms, dont il a estimé qu’ils ne « souhaitent pas s’intégrer (…) pour des raisons culturelles », n’ont pas été appréciés.
Interrogée la veille du remaniement par Mediapart, Christine Lazerges, ancienne députée socialiste, ne mâche pas ses mots à l’égard de l’exécutif en général. Elle fustige son « manque d’engagement » en matière de lutte contre les discriminations. « Cette politique de l’évitement a découragé de nombreux électeurs d’aller voter », estime-t-elle en référence au taux d’abstention élevé, lors des élections municipales, de l’électorat de gauche, notamment dans les quartiers populaires. « Le gouvernement n’a fait preuve jusqu’à présent d’aucune audace pour contrer les discours populistes », insiste-t-elle.
Au regard de l’année écoulée, la lutte contre le racisme a pourtant plus que jamais besoin de relais. En matière de haine de l’autre, 2013 a en effet été le théâtre d’un retour aux sources, selon la CNCDH qui observe avec inquiétude la résurgence en France d’un « racisme brutal, biologisant, faisant de l’étranger un bouc émissaire ». Dans son rapport, cette Autorité administrative indépendante, composée de 64 personnalités et représentants d’organisations issues de la société civile, s’indigne de l’attaque primaire dont Christiane Taubira, plusieurs fois comparée à un « singe » ou une « guenon », a été victime. En même temps, les nouvelles formes de racisme, moins frontales, essentialisant de supposées différences culturelles, ont continué de prospérer. Les « cibles privilégiées », constate-t-elle, changent de visage avec une cristallisation autour de la population arabo-musulmane et des Roms.
La France « a été touchée au cœur », martèle-t-elle, dénonçant « ces mots injurieux » qui « ont trouvé à se démultiplier ». Les données communiquées par le ministère de l’intérieur, très lacunaires puisqu’elles ne recensent que les cas ayant été constatés par les services de police et de gendarmerie, indiquent, une fois agrégées, une baisse en 2013 des actes et menaces à caractère raciste, xénophobe, antisémite et antimusulman (1 274 faits constatés, contre 1 542 en 2012). Pas de quoi, pour autant, se réjouir. Si les actes antisémites sont en net recul (-31,22 points), les actes antimusulmans enregistrent une hausse de 11,3 points.
Sur plusieurs décennies, les analyses d’opinion étudiées par la CNCDH révèlent une société française globalement plus tolérante. Mais, depuis 2009, la situation se dégrade. Composé à partir des réponses apportées à 65 séries de questions, un « indice longitudinal » permet de mesurer les évolutions récentes. Pour la quatrième année consécutive, il recule. Ce résultat est jugé inquiétant par les chercheurs mis à contribution – Nonna Mayer, Guy Michelat, Vincent Tiberj et Tommaso Vitale. « On aurait pu penser que le plancher était atteint en 2012, le niveau de l’indice revenant à celui constaté juste après la crise des banlieues de 2005, indiquent-ils. Ce n’est pas ce qui s’est passé. Pour la quatrième année consécutive, l’indice est en recul. Surtout, la baisse enregistrée entre décembre 2012 et décembre 2013 est conséquente : 3,3 points. Autrement dit, on ne constate aucun tassement dans le rythme de ce retour des préjugés. Depuis 2009, l’indice global de tolérance a perdu près de 12 points. C’est d’autant plus préoccupant que le niveau de 2013, soit 56,3, correspond aux étiages bas de tolérance aux minorités qu’on observait en 1990 ou en 2001. On n’en est pas encore aux niveaux records de xénophobie enregistrés en 2000 (54,9) et en 1991 (51,4), mais l’indice s’en rapproche dangereusement. »
La crise économique favorise la recherche de boucs émissaires. Les faits divers font le reste. Sans compter, selon les auteurs, que les évolutions de l’indice longitudinal dépendent de la couleur politique du gouvernement. « Quand la droite est au pouvoir la tolérance progresse, alors qu’elle recule lorsque la gauche exerce les responsabilités au niveau national », résument-ils, en s'appuyant sur l'analyse (dite «thermostatique») de chercheurs en sciences politiques anglo-saxons selon laquelle les citoyens ont des demandes politiques de droite lorsqu'un gouvernement de gauche est au pouvoir, et vice versa. En matière de formation des stéréotypes, poursuivent-ils, la responsabilité des médias, des pouvoirs publics et des hommes et femmes politiques est majeure : « La manière dont on parle des immigrés et des minorités, la rapidité à les défendre et à lutter contre les propos xénophobes sont essentielles pour empêcher les individus de (re)basculer dans les préjugés. »
Tous les groupes sociopolitiques sont désormais concernés : les diplômes immunisent de moins en moins contre la peur de l'autre. Plus surprenant encore : les électeurs de gauche basculent à leur tour. « Même dans le camp idéologique où les valeurs d’ouverture sont les plus fortes, où pour beaucoup elles font partie intégrante de leur identité politique, les digues sont en train de se fissurer », notent-ils, remarquant un rejet spécifique de l'islam.
La montée de l'intolérance à l’égard des musulmans a incité la CNCDH à entamer un débat puis à revoir sa position à propos de l’usage du terme « islamophobie ». Le rapport annuel consacre un long développement aux raisons de ce revirement. Ses conclusions le placent, là encore, en porte-à-faux avec le nouveau premier ministre qui, alors qu’il était ministre de l’intérieur, avait fait de l’islamophobie le « cheval de Troie des salafistes ». « On ne peut nier que le mot fait aujourd’hui partie du paysage politique, médiatique et institutionnel. Il s’est notamment illustré par une actualité tout à fait prégnante, à l’occasion de faits divers inquiétants qui se sont succédé, à l’instar de ces agressions ciblant des femmes voilées », indique la CNCDH.
Outre ces violences de plus en plus fréquentes, l’institution met en avant plusieurs arguments. Le terme est certes « imparfait » sémantiquement, notamment en raison du suffixe « phobie » qui désigne une peur paranoïde et qui, en ce sens, déresponsabilise le coupable. Mais qui penserait à rayer de son vocabulaire « xénophobie » et « homophobie » ? Le terme, par ailleurs, s’est imposé partout dans le monde. Depuis les années 1990, la plupart des institutions internationales de défense des droits de l’homme et de la lutte antiraciste le reprennent. Enfin, et surtout, il sert à désigner une réalité actuelle. Les contours du racisme évoluent : sous couvert de défendre la laïcité ou l’égalité hommes-femmes, de nombreuses voix revendiquent une parole stigmatisante à l'égard des musulmans. La critique de l’islam (évidemment légitime) devient un paravent légal pour discriminer les personnes assimilées à tort ou à raison à cette religion.
« Le racisme a subi un profond changement de paradigme dans les années post-coloniales, avec un glissement d’un racisme biologique vers un racisme culturel, observe la CNCDH. Se cachant derrière ce nouvel habillage, le terme d’“islamophobie” a été utilisé par les groupes politiques pour fédérer un électorat plus large et revendiquer le droit d’exprimer sa détestation de la religion musulmane et du musulman. Plus inquiétant encore, une certaine frange radicale franchit le pas du discours aux actes. Selon eux, l’islamophobie relèverait de la liberté d’opinion et d’expression, et à ce titre, les manifestations de haine qu’elle inspirerait, que ce soit à l’encontre du culte musulman ou de ses croyants, ne sauraient tomber sous le coup de la loi pénale. Suivant ce dangereux raisonnement, l’agression d’une femme voilée ne serait qu’un acte de militantisme contre une pratique jugée comme une forme d’oppression à l’égard des femmes. »
Face à ce danger, la CNCDH considère qu’il convient de « nommer ce que l’on dénonce et souhaite combattre ». Et affine sa définition. L’islamophobie désigne ainsi un phénomène visant l’islam et les musulmans et se manifestant « à travers des opinions et des préjugés négatifs, souvent à la source de rejet, d’exclusion et de discriminations, des propos injurieux ou diffamatoires, des incitations à la haine, des dégradations de biens porteurs d’une valeur symbolique, et parfois même des agressions ». Pour désigner les faits condamnés par la loi pénale, la CNCDH, par souci de précision, se propose de continuer à parler d’actes antimusulmans.
Faudra-t-il fabriquer un mot pour signifier le rejet dont les Roms font l’objet ? L’Autorité administrative indique avoir été contrainte de créer un indice particulier pour prendre en compte le caractère massif de l’hostilité à leur égard. Elle recense les préjugés innombrables qui les assimilent à des voleurs exploitant les enfants. Des entretiens en face à face conduits par l’institut de sondages CSA montrent les appréciations négatives qu’ils suscitent. En vrac : « Aversion et dégoût, accusation d’impureté et refus du contact, déception et frustration dues à leur incapacité supposée à changer, mépris et même haine en liaison avec la croyance en leur différence et leur infériorité. » Et de citer le témoignage emblématique d’une femme de 57 ans, secrétaire, qui habite à Paris, catholique non pratiquante, et qui vote PS : « Je ne suis pas raciste, mais je ne veux plus voir les Roms. C’est de la vermine. Ils volent les sacs à main. Ils agressent les vieilles dames. Ils maltraitent leurs chiens. Je donne à manger à leurs chiens, pas aux Roms. »
Cette population est la « moins-aimée » des minorités, conclut la CNCDH. Perçue comme « séparée du monde », elle se voit reprocher à la fois d’être « hors-système » tout en « profitant du système ». En déclarant que les Roms sont « des populations qui ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation », Manuel Valls n’a pas contribué à « arranger les choses », souligne l’institution dans une litote.
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