Un sheikh des Émirats, Claude Guéant, Thierry Breton, Bernard Tapie, Pierre Estoup… On trouve ces personnalités dans l’incroyable affaire Bucciali, qui vient de surgir au détour de l’enquête pour « escroquerie en bande organisée » menée sur l’arbitrage frauduleux rendu en faveur de Tapie.
Résumée de façon triviale, l’affaire Bucciali a tous les ingrédients d’une énorme tentative d’escroquerie, reposant sur des cessions de créances fictives et du chantage au procès. Cette affaire a beaucoup occupé le juge-arbitre Pierre Estoup, qui a réclamé 9 milliards d’euros à la France, avec beaucoup d’insistance, entre 2005 et 2010, mais en pure perte (lire notre article du 10 juillet ici). Ayant pris sa retraite de magistrat en 1991, Pierre Estoup monnayait ses services dans la justice arbitrale, une forme de justice privée en vogue dans les milieux d'affaires en raison de sa parfaite discrétion et des fortes sommes attribuées. Quitte à jouer de son influence, Pierre Estoup ne manquait pas de faire état, en bonne place sur son papier à en-tête, de sa qualité de « premier président honoraire de la cour d’appel de Versailles ».
Le 13 mai 2005, Pierre Estoup assigne donc l’État devant la cour d’appel de Paris, en exigeant pour ses clients la somme colossale de 9 272 015 900 euros. Une démarche à la lisière des activités d'avocat ou de conseil juridique, que n'exerce pourtant pas Pierre Estoup. L’ancien magistrat n'en a cure. Il prétend obtenir la révision d’une décision rendue en 1972 par cette même cour d’appel de Paris, qui avait refusé d’indemniser l’ingénieur automobile Paul-Albert Bucciali (1889-1981) pour l’utilisation de ses brevets aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale.

Pierre Estoup a alors reçu mandat de la société américaine Bucciali Patent Requisition Claim INC et de la fille de Paul-Albert Bucciali de réclamer des créances à la France. Inventeur d’un essieu pour véhicule à traction avant, Bucciali avait déposé un brevet aux États-Unis en 1931. Brevet qui a été réquisitionné par le gouvernement américain à son entrée en guerre en 1941 et qui a été utilisé sur de nombreux véhicules militaires. Un accord global entre la France et les États-Unis (accord Blum-Byrnes) est intervenu pour régulariser la situation, en 1946-48, où il était question de prêts-bails, d'aide réciproque, des surplus militaires et de créances de guerre.
Mais les demandes d’indemnisation déposées par Paul-Albert Bucciali, elles, ont été rejetées par la justice française, d’abord en 1966 au tribunal de grande instance de Paris, puis en 1972 devant la cour d’appel.
Trente-trois ans plus tard, Pierre Estoup, lui, se fait fort d’introduire un « recours en révision », en application de l’article 595 du Code de procédure civile, et d'assigner l'État devant la cour d'appel. Reprenant l’historique des véhicules (Dodge, GMC, Studebaker et Chevrolet) construits avec le brevet Bucciali, le juge arbitre se livre – dans son assignation – à un savant calcul, au terme duquel il croit pouvoir se retourner contre l’État français, qui avait été indemnisé par les États-Unis.
Notre juge arbire a, lui aussi, intérêt à agir : selon une convention d’honoraires du 20 mai 2005, Pierre Estoup aurait touché un « honoraire de résultats » sur les sommes récupérées, de 10 % jusqu’à 4 milliards d’euros (soit 400 millions), et de 5 % au-delà de cette somme...
L’enquête actuellement confiée aux policiers de la brigade financière par les juges d’instruction Guillaume Daïeff, Serge Tournaire et Claire Thépaut a permis d’en savoir beaucoup. Les enquêteurs ont ainsi découvert que Pierre Estoup avait, courant 2006, obtenu deux rendez-vous consécutifs à Bercy pour plaider sa cause : il a été reçu au cabinet de Thierry Breton les 10 et 16 janvier 2006.

Interrogé pendant sa garde à vue, le 22 mai dernier, Pierre Estoup explique qu’il cherchait auprès de Bercy « une solution amiable » dans ce dossier. Il indique avoir été reçu par un magistrat, alors conseiller juridique du ministre, qu’il nomme « Carbonnier ». À l’époque, le conseiller juridique de Thierry Breton était le magistrat Jean-Baptiste Carpentier, actuel patron de l’organisme anti-blanchiment Tracfin. Sollicité par Mediapart, celui-ci « ne confirme ni n'infirme ».
Il faut croire que ces deux rendez-vous avec le cabinet n’ont pas été fructueux, puisque Pierre Estoup se fend d’une lettre assez impersonnelle, adressée à « Monsieur le ministre de l’économie », le 12 juin 2006. L’ancien magistrat explique à Thierry Breton que « la société de droit américain » Bucciali « réclame à l’Etat, dans les circonstances suivantes qui méritent une attention particulière, les sommes qui lui sont dues en vertu des accords Blum-Byrnes sur le règlement des créances de guerre entre la France et les Etats-Unis d’Amérique ». L’ancien magistrat l’assure avec aplomb, le recours en révision de la société Bucciali est « incontestablement recevable ».
L'impavide Pierre Estoup écrit encore ceci au ministre de l’économie : « La nature et le montant considérable de la créance, ainsi que sa dimension politique débordant largement le cadre judiciaire, la recherche des conditions d’un règlement amiable semble mieux appropriée à la situation. » Et le juge arbitre ajoute, presque menaçant : « Il me serait agréable de recevoir votre réponse de principe avant le 10 juillet 2006, en raison des décisions que la société Bucciali Patent Requisition Claim INC doit prendre à brève échéance dans ce dossier qui serait parfaitement connu de vos services. »
Bercy ne cède pas. La cour d'appel de Paris non plus. Du coup, le 3 avril 2008, la société Bucciali retire discrètement son instance en révision. Malgré ces échecs, Pierre Estoup ne se décourage pas. Cette fois-ci, ce ne sont plus les États-Unis qu'il va mettre en avant pour plaider sa demande de créance.
Le 20 juillet 2009, Estoup adresse un courrier au secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant, pour lui demander une audience au sujet du « litige opposant le Sheikh Ben Saqr Al Qasimi à l’Etat français ». Ce sheikh des Émirats a, en effet, racheté récemment des parts de la société Bucciali Patent Requisition Claim INC. Une société qui avait été créée dans l’unique but de récupérer les prétendues créances dues depuis la guerre.
L'ingénieur Paul-Albert Bucciali avait cédé ses « créances » en juillet 1980 (un an avant son décès) à un certain Michel Breuil, qui lui-même les a ensuite cédées à cette société de droit américain, finalement rachetée par le sheikh. De là à imaginer que ce dernier ait été berné, il n'y a qu'un pas.

L’intervention d'Estoup auprès de Claude Guéant ne donne rien non plus. Le secrétaire général de l’É lysée aurait prudemment fait répondre au juge arbitre que ses clients devaient plutôt envisager une action en justice, afin de faire indemniser une cession de créance manifestement frauduleuse.
Ce n’est pas la voie que va choisir Pierre Estoup. Les enquêteurs ont découvert dans l’ordinateur de sa secrétaire un courrier de l’homme d’affaires Christian Bozon à Bernard Tapie, daté du 3 août 2010, soit deux ans après l’arbitrage frauduleux dont a bénéficié Tapie.
Ce courrier donne mandat à Bernard Tapie d’intervenir dans le « litige » opposant le sheikh à l’État français, « avec mission d’apporter un éclairage nouveau et réel sur cette affaire aux personnalités qui vous paraîtraient les mieux qualifiées pour les résoudre ». S’agirait-il de Claude Guéant ou de Nicolas Sarkozy ? Mystère…

Interrogé en garde à vue, le 27 juin dernier, Bernard Tapie proteste. « Mais attendez, je reçois 200 lettres par jour, alors le courrier de monsieur Bozon, ne soyez pas étonné que je ne m’en rappelle pas. » Est-il intervenu dans cette affaire ? « Mais je ne sais même pas qui est le sheikh Ben Saqr Al Qasimi ! », répond-t-il.
Tapie tient bon. « Vous me représentez le courrier. Cela ne me dit rien du tout. Que l’on me montre le mandat qui m’a été donné dans cette affaire. Je ne suis jamais intervenu pour ces gens-là. À la lecture de la lettre, je reste sur mes positions quant à mon implication dans cette affaire, mais elle me rappelle dans son contenu une affaire qui a couru tous les milieux financiers de Paris et qui s’est avérée être totalement bidon », lâche Tapie. Qui précise : « La France n’a jamais été débitrice de créances à l’égard des Émirats arabes unis. Il s’agissait d’un chantage pour tenter d’obtenir de l’État français de l’argent. »
Le signataire du courrier adressé à Tapie, Christian Bozon, est un homme d’affaires franco-suisse à la réputation sulfureuse. Il a notamment réalisé des opérations controversées aux Comores. C'est aussi une connaissance de Pierre Estoup, l'ancien magistrat l’a reconnu au cours de sa garde à vue.
Dans son édition du 11 juillet, Le Monde rapporte que cette affaire a aussi été évoquée le 26 juin dernier devant la Cour de justice de la République (CJR) par Catherine Bergeal, directrice des affaires juridiques à Bercy entre 2007 et 2013. Regrettant que sa direction n'ait pas été consultée sur le choix de Pierre Estoup comme arbitre dans le dossier Tapie/Crédit lyonnais, elle a expliqué : « Nous avions pu constater qu'il était l'auteur d'une analyse juridique gravement erronée et que, par ailleurs, son comportement au regard des règles éthiques pouvait être mis en cause, à l'occasion d'un dossier Bucciali pour lequel il avait demandé des sommes élevées à l'État français, en 2006 et de nouveau en 2009. »
Évoquant une « demande de transaction extravagante, puisqu'elle se réfère à une affaire qui a été jugée définitivement par la cour d'appel de Paris en 1972 », Catherine Bergeal souligne qu'elle a été présentée de manière « quasiment comminatoire », et réitérée auprès du secrétaire général de l'Élysée, Claude Guéant, en 2009. La haute fonctionnaire a fourni aux magistrats une note produite par le cabinet d'avocats qu'elle avait saisi à l'époque, et qui concluait « nettement à l'existence d'une fausse cession de créance constitutive d'une escroquerie ».
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