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Les douaniers ne veulent pas être seulement les amis des grandes entreprises

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Les douaniers aimeraient faire leur métier. Non pas comme avant, eux qui étaient 22 500 en 1993 et qui sont 25 % de moins aujourd’hui alors que les échanges internationaux ont explosé. Mais au moins avec des moyens suffisants pour effectuer les missions qu’ils estiment nécessaires. Selon leurs syndicats, au moins la moitié d’entre eux sont en grève ou dans la rue ce jeudi après-midi pour le faire savoir à leur direction et à leurs ministères de tutelle, le budget et le commerce extérieur.

Et les agents de l'État ne dénoncent pas seulement les coupes récurrentes dans les effectifs, estimées à 400 fonctionnaires par an en moyenne depuis 2005. Ils s’inquiètent surtout de la mise en place du « projet stratégique Douane 2018 » (PSD), qui va bouleverser de fond en comble leur activité dans les quatre prochaines années. Axes principaux des réformes prévues ? Économiser de l’argent, concentrer les services, et surtout réduire la voilure dans les contrôles des entreprises importatrices, pour les inciter à choisir la France comme point d’entrée dans l’Union européenne.

« Le projet stratégique prévoit de changer complètement la vocation de la douane, en réduisant fortement la lutte contre la fraude, malgré le discours politique ambiant, s’alarme Philippe Bock, représentant du syndicat Solidaires. On nous demande tout simplement de nous transformer en force d’appoint du commerce extérieur. » Tous les représentants des salariés sont sur la même longueur d’onde, et une intersyndicale tire depuis des mois la sonnette d’alarme, lors de grèves et de manifestations dans un des 170 bureaux locaux, ou durant la tenue d’états généraux, régionaux puis nationaux.

Le dialogue entre la direction et les syndicats s’est totalement rompu peu de temps après la présentation du projet stratégique, à la fin 2013. Le texte exhorte la douane française à se mettre en mouvement pour faire pièce à la compétition des grands ports et aéroports des autres pays européens, susceptibles d’être préférés aux sites français pour accueillir les conteneurs de marchandises exportés vers l'Europe. L'inquiétude est d'autant plus forte que, à partir du 1er mai 2016, une entreprise pourra choisir de procéder aux formalités administratives de dédouanement dans un seul lieu pour toutes ses marchandises importées, même si elles entrent en Europe à partir de plusieurs endroits.

Il y a donc urgence, selon le projet stratégique. « La douane peut et doit être un acteur de l’attractivité du territoire français », pose le texte dès ses premières pages, pointant que « les hubs logistiques français se situent en deçà de leurs concurrents européens » et que « la part des importations destinées au marché français, mais dédouanées hors de France, avoisine aujourd’hui les 20 % ». Conclusion : il est vital d’attirer les entreprises, à coup de simplifications.

Il y a un mois, devant la fine fleur des grands patrons étrangers, François Hollande a donc promis la dématérialisation de « toutes les procédures en douane à l’import et à l’export ». Nicole Bricq, la ministre du commerce extérieur, abonde en ce sens : « La simplification des procédures douanières est un levier essentiel de compétitivité pour nos entreprises. Il faut avancer rapidement sur ce chantier. » Et l’État a retenu comme critère numéro un de cette simplification le temps de passage en douane : plus une marchandise est dédouanée rapidement, plus la plateforme d’accueil est considérée comme attirante. De 13 minutes en 2004, le délai moyen d’immobilisation des marchandises devrait être ramené à 4 minutes 30 en 2015, prévoit très officiellement le ministère du budget.

“Fluidification” et compétitivité

Mais derrière ces chiffres, une autre réalité se cache. « En fait, aujourd’hui, seulement 0,01 % des marchandises arrivant en France sont contrôlées en moyenne, assure Sébastien Gehan, le responsable national du SNAD-CGT. Rien que sur le port du Havre (deuxième port d’entrée du fret après Marseille, ndlr), moins de 1 % des marchandises le sont ! » Or, le PSD prévoit de permettre aux plus gros « clients » des douanes de se passer encore plus facilement de contrôle, en créant un « service grands comptes », qui devrait cibler une soixantaine d’entreprises ou transporteurs. Le rôle de ce service est présenté clairement : « Offrir un meilleur service aux entreprises leur permettant d’assurer une meilleure fluidité de la chaîne logistique, des gains financiers et une compétitivité », et « améliorer le positionnement de la douane française et de la France dans les classements internationaux ».

Ce processus de « fluidification » nécessite d’assurer un maximum d’enregistrements automatisés ou par internet, sans contrôle physique. Et ce, pour les opérateurs faisant entrer le plus de conteneurs dans l’Hexagone. Quitte à prendre le risque d’ignorer des fraudes potentielles ? C’est ce que craint Gaël Garcia, représentant de la CFDT à Roissy (premier aéroport européen pour le fret, qui regroupe 10 % des effectifs douaniers français) : « On nous demande d’accélérer les procédures, et donc de faire confiance aux grandes entreprises. Mais le monde des affaires n’est pas toujours celui de la bonne foi, on n’est pas chez les bisounours. » « Pour l’État, le pire ennemi du douanier français, ce n’est pas le fraudeur, c’est le douanier belge », grince Philippe Bock, de Solidaires.

Les syndicats accepteraient certainement mieux ces évolutions s’ils n’avaient pas le sentiment qu’elles sont avant tout un habillage masquant une baisse inéluctable des effectifs. « Ce PSD, c’est surtout un plan social douanier, peste Sébastien Gehan, de la CGT. Le projet ne répond qu’à une logique comptable et avalise une politique de renoncement. » De fait, il y est écrit noir sur blanc que « la doctrine adoptée depuis plusieurs années par la douane en matière de lutte contre la fraude » correspond à « contrôler moins mais contrôler mieux ».

Un « kit de communication » distribué aux cadres douaniers pour répondre aux inquiétudes, que Mediapart s’est procuré, admet quant à lui que « le réseau continue à se resserrer (en nombre de services et en effectifs) » et que « le format de la douane est tendanciellement à la baisse ». Alors que les échanges internationaux explosent, d’environ 7 % par an selon la direction des douanes, le budget alloué à cette administration se réduit inexorablement, passant de 1,6 milliard en 2011 à 1,597 milliard en 2014, soit un million d’euros et 300 à 400 postes en moins tous les ans.

« On ne dissimule pas le fait qu'il y a une nécessité à réorganiser les personnels, et c'est vrai que c'est une perspective compliquée », reconnaît-on à Bercy. Mais le ministère de l'économie se défend de tout renoncement, et promet de tout faire pour préserver les résultats, qui sont en progression constante, année après année : « La lutte contre la fraude n'est pas abandonnée. La douane est primordiale dans ce combat et nous continuerons à équilibrer accompagnement des entreprises et lutte contre les dérives. » « Qu’il y ait ou non un contexte budgétaire contraint, nous aurions eu besoin  d’un plan stratégique, assure-t-on à la direction de la douane. Il vaut mieux savoir où on va. »

Ces assurances de l'État ne convainquent guère sur le terrain. D’une seule voix, les représentants syndicaux dénoncent l’abandon en cours de leurs missions de lutte contre la fraude, et notamment à propos de la TVA, qui coûte plusieurs milliards d’euros par an à l’État. « On trouve par exemple régulièrement des conteneurs remplis de produits dont le taux de TVA est à 20 %, alors que d'après les documents remplis par leurs convoyeurs, ils étaient censés correspondre à une TVA réduite, pointe Philippe Bock. Si on ne contrôle plus, c’est de l’argent perdu. » Même inquiétude pour le trafic de stupéfiants, et les importations de contrefaçons. Et les syndicats ont beau jeu de rappeler que leurs services sont tout à fait rentables : ils estiment représenter « 0,003 % de l'effectif de la fonction publique », alors qu’ils perçoivent « 15 % des recettes de l'État », soit 67 à 68 milliards d’euros par an.

La réponse de l’administration tient en quelques mots : collecte de données et centralisation. « On ne peut plus mettre des douaniers derrière chaque conteneur, chaque camion, chaque avion, reconnaît Serge Puccetti, responsable de la communication de la douane. Il faut donc utiliser des dispositifs plus performants de collecte et d’analyse d’informations. » Le projet stratégique prévoit de créer un « service d’analyse de risque et de ciblage », charger d’évaluer toutes les informations remontant du terrain, des services de renseignements et des autres douanes européennes. Il pilotera ensuite, depuis Paris, les contrôles à effectuer sur le terrain.

Extrait du projet stratégique Douane 2018Extrait du projet stratégique Douane 2018

« Pour produire des analyses de risque et un ciblage de qualité ou pour piloter ses services, [la douane] devra se doter d’outils performants (système d’information décisionnel, datamining...) et mettre en place une organisation plus adéquate qui lui permettra de traiter en masse l’ensemble de ces données », indique le PSD. Officiellement, les responsables des douanes font toute confiance à ce processus moderne. Mais en interne, le scepticisme serait plus de mise : « Comment continuer à prendre en flagrant délit des voitures pleines de résine de cannabis à la frontière espagnole avec une centralisation très poussée ? » fait mine de s’interroger Philippe Bock. « Quand on ne couvre plus l’ensemble du territoire, les fraudeurs voient vite où sont les trous, déplore Gaël Garcia. Idem pour le ciblage, on finira par bien connaître les critères retenus. Il est nécessaire de maintenir un double filtre, avec une part de contrôles aléatoires. »

Autre point de crispation, le traitement réservé aux cadres douaniers : malgré les diminutions de postes, le nombre de cadres sera maintenu. « Le PSD est globalement neutre sur le volume des effectifs du cadre supérieur douanier », confirme le « kit de communication » distribué en interne. De quoi faire rager leurs troupes, prévenues pour leur part qu’elles pourraient être obligées d’être mobiles géographiquement si elles souhaitaient garder un poste. Et dans ce contexte tendu, ce n’est pas l’annonce de l’embauche d’un nouveau haut dirigeant à la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières, le service d’enquête de la douane, qui va calmer les esprits. Selon Solidaires, ce militaire retraité, qui sera fort bien payé, a bénéficié d’une embauche de complaisance parce qu’il est très proche d’un des sous-directeurs de la douane.

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