Les avocats de Jérôme Kerviel n’y croyaient plus. Depuis six ans, ils avaient emmené des preuves, des témoins, des questionnements. À chaque fois, tous les arguments qu’ils avaient soulevés devant les juges s’étaient heurtés à un mur de dénégation et d’indifférence. La justice d’État passait. Il convenait de s’en tenir à la version élaborée par la Société générale et soutenue par toute l’oligarchie financière dès la révélation de ses pertes le 24 janvier 2008 : la banque était victime d’un trader fou et solitaire.
Dans un ultime sursaut, la Cour de cassation vient de casser ce mécanisme infernal et de rappeler les règles du droit. La chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par Jérôme Kerviel concernant les dispositions pénales de l’arrêt de la cour d’appel qui le condamne à 5 ans d’emprisonnement dont deux avec sursis pour abus de confiance et manipulations informatiques. En revanche, elle casse les dispositions civiles qui condamnaient Jérôme Kerviel à payer 4,9 milliards d’euros de dommages et intérêts au titre de réparation du préjudice (voir l'arrêt ici).
« Lorsque plusieurs fautes ont concouru au dommage, la responsabilité de leurs auteurs se trouve engagée dans la mesure qu’il appartient aux juges sur le fond de déterminer. Ainsi quelle que soit la nature des infractions commises, les juridictions pénales qui constatent l’existence d’une faute de la victime ayant concouru aux dommages sont amenées à en tirer les conséquences sur l’évaluation du montant de l’indemnité due à cette dernière par le prévenu », motive la Cour de cassation dans un communiqué expliquant l'arrêt. « Si le tribunal a signalé à plusieurs reprises les fautes commises par la Société générale, il n’en a pas tenu compte pour les dommages mis à la charge du prévenu », a noté le président lors de la lecture de l’arrêt avant de renvoyer le procès devant le tribunal de Versailles.
« C’est un revirement complet de la jurisprudence », regrettait Jean Veil, avocat de la Société générale sur les marches du tribunal. De fait, c’est une défaite cuisante pour la banque, mais aussi pour toute une oligarchie financière qui se pensait intouchable. Toute sa version d’une banque victime des agissements d’un trader est à bas. Les responsabilités de la banque, maintes fois soulignées depuis le début de cette affaire, sont enfin mises en lumière.
« La Cour de cassation a entendu ce que nous disions depuis six ans. Jérôme Kerviel ne peut être seul responsable des pertes de la Société générale. Celle-ci a des responsabilités. C’est à la justice maintenant de les déterminer. L’affaire Kerviel devient l’affaire Société générale », a commenté de son côté David Koubbi, l’avocat de Jérôme Kerviel. Celui-ci ose espérer que le Parquet ne demandera pas l’emprisonnement de Jérôme Kerviel, comme il en avait exprimé l’intention si le pourvoi était rejeté, tant que l’affaire ne sera pas rejugée.
Même si la cassation est partielle et ne porte que sur les 4,9 milliards d’euros demandés par la Société générale, une nouvelle instruction s’impose. Pour déterminer le préjudice que la banque dit avoir subi, la justice ne va pas cette fois-ci pouvoir faire l’économie de mettre les mains au cœur de la machine financière, afin de pouvoir estimer les défaillances de la banque.
« Il va falloir des expertises », se désolait en aparté un des avocats de la Société générale. Oui, il va falloir des expertises indépendantes. Car c’est un des aspects les plus troublants de ce dossier. Il n’y en a jamais eu. Une faute que rappelle en creux l’arrêt de la Cour de cassation. Jusqu’à présent, la justice s’est contentée de se fier « aux seuls dires de la banque », comme le rappelait Eva Joly dans son entretien, jusqu’à se fier à des décryptages écrits de bandes tronquées, semble-t-il.
Beaucoup d’aspects du dossier ont été laissés dans l’ombre jusqu’à présent, comme Mediapart l’a longuement documenté (voir notre dossier Kerviel). Le champ des recherches est immense : il englobe les pratiques internes de la Société générale et ce que savait la hiérarchie ainsi que la façon dont le débouclage des positions de Jérôme Kerviel a été mené, jusqu'aux conditions financières dans lesquelles certains responsables hiérarchiques sont partis. Plus de sept années de salaire, alors qu’ils sont censés avoir failli dans leur tâche de contrôle, cela mérite explication.
Les questions multiples soulevées par les avocats de Jérôme Kerviel, les témoins ou des experts extérieurs soulevant les aberrations et les manques dans le dossier ne peuvent cette fois restées sans réponse. Par exemple, comment expliquer que rien n’ait changé dans les contrôles de la banque alors que des affaires similaires à celle de Jérôme Kerviel s’étaient déjà produites dans le passé et pourraient même avoir lieu par la suite ? De même, qu’a donc vu et noté la chambre de compensation Eurex, qui tient un relevé précis de toutes les positions et demande chaque soir des appels de marge pour garantir les positions prises par les différents établissements financiers ? Les 50 milliards d’euros de positions prises par Jérôme Kerviel entre le 3 et 18 janvier ne peuvent pas être passées inaperçues. Qu’a-t-elle fait alors ?
Par ailleurs, comment expliquer que la commission bancaire, présente au second semestre 2007 dans les locaux de la Société générale au moment où Jérôme Kerviel travaillait pour justement homologuer les nouvelles pratiques bancaires et les contrôles de la banque, n’ait rien vu ? La liste des questions restées en suspens dans cette affaire placée dès le départ sous la haute surveillance de Patrick Ouard, conseiller juridique de l’Élysée du temps de Nicolas Sarkozy, est très longue.
Tout cela va prendre du temps. Il en sortira peut-être une vision de cette affaire bien différente de celle qui a été donnée jusqu’alors. Des mystères seront peut-être enfin éclaircis. Les réponses ne feront peut-être pas toujours plaisir à la banque. D’autant que c’est son PDG actuel, Frédéric Oudéa, qui avait été chargé de gérer tout le dossier, après les révélations de la « fraude » de Jérôme Kerviel.
En attendant, l’arrêt de la Cour de cassation a un premier effet direct pour la Société générale : il remet en cause le crédit d’impôt de 1,7 milliard d’euros qui lui avait été accordé par le ministère des finances.
Le président de la Société générale d’alors, Daniel Bouton, ancien inspecteur des finances, et ancien directeur du Budget, avait trouvé sans peine des oreilles attentives auprès de l’administration de Bercy pour aider la banque dès les révélations des pertes de la banque. Xavier Musca, alors directeur du Trésor – il deviendra par la suite secrétaire général de l’Élysée sous Nicolas Sarkozy –, lui avait apporté un appui marqué, avait souscrit à la nécessité de soutenir la banque dans ces moments dangereux. Jérôme Kerviel n’a-t-il pas été accusé d’avoir fait peser un risque systémique sur le système financier mondial, lors de son procès ?
En moins de trois semaines, un rapport avait été écrit par l’administration des finances, à l’initiative de Christine Lagarde, alors ministre des finances. Remis le 4 février 2007, il reprenait et détaillait l’argumentaire de la Société générale, sans distance. Sans enquête approfondie, sans avoir assuré le respect de l’égalité des parties, l’administration écrivit la version officielle de l’affaire Kerviel, qui sera reprise par la justice. Outre le fait de dédouaner la banque de toute responsabilité, ce rapport ouvrait la voie au passe-droit fiscal accordé à la Société générale.
À l’époque, Bercy avait consulté le conseil national de la comptabilité, la compagnie nationale des commissaires aux comptes et d’autres professionnels du chiffre pour savoir si la Société générale pouvait bénéficier d’un tel dispositif. Michel Trudel, alors président de la compagnie nationale des commissaires aux comptes, avait rendu un avis négatif sur le sujet. Pour lui, la Société générale ne pouvait disposer d’un tel dispositif, car, en dépit de tout ce qu’elle déclarait, elle était aussi responsable des pertes causées. « Dans le cas précis, il n’y a pas d’interprétation possible. On ne peut que répéter les textes qui existent. Un avis du Conseil d’État rendu en octobre 2007 sur le cas d’Alcatel rappelle qu’une société ne peut bénéficier d’une déduction fiscale suite à une fraude, si la société a failli dans ses contrôles ou fait preuve de carences manifestes. C’est bien le cas de la Société générale. La commission bancaire l’a condamnée à 4 millions d’amende en juillet 2008 pour défaillance de ses systèmes de contrôle », avait-il insisté lorsque nous l’avions interrogé à nouveau sur le sujet en juin dernier.
Le cabinet de Christine Lagarde avait décidé de passer outre cette mise en garde. Sans attendre le jugement, l’administration fiscale accordait dès mars 2008 un crédit d’impôt de 1,7 milliard d’euros à la banque. Elle s’empressera dans l’année de reverser la même somme à ses actionnaires sous forme de dividendes et de rachat d’actions.
Dédouanée de toute responsabilités lors des procès en première instance et en appel, la Société générale pouvait se prévaloir de la faveur fiscale qui lui avait été accordée par Bercy. Mais l’arrêt de la Cour de la cassation change tout. Il insiste sur les responsabilités de la banque, responsabilités dont elle ne saurait se dispenser. Dès lors, la jurisprudence établie par le conseil d’État en octobre 2007 s’impose : la banque ne peut bénéficier d’une déduction fiscale, puisqu’elle a failli à ses contrôles. Il conviendrait donc de lui demander de rembourser le crédit d’impôt de 1,7 milliard d’euros dont elle a bénéficié. Pierre Moscovici va-t-il oser le lui réclamer ?
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