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La République des comptables à lunettes

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Que l’exercice du pouvoir soit une expérience décevante par nature, il n’y a pas lieu de s’en plaindre ni de s’en étonner, tant qu’il s’agit de faire l’épreuve du réel, de mesurer l’étroitesse des marges de manœuvre dont on dispose, de faire face à la déception inévitable de ceux qui vous ont soutenu et à l’hostilité de ceux que vous avez battu. Vieille lune que cette décote des illusions au contact du réel. « On fait campagne en poésie, mais on gouverne en prose », avait l’habitude de dire Mario Cuomo, l'ancien maire de New York.

Lors de la campagne des primaires démocrates en 2008, Hilary Clinton avait utilisé l’argument de Mario Cuomo pour contrer la dynamique de la campagne de Barack Obama. Le lyrisme des campagnes n’est pas d’un grand secours quand il s’agit de gouverner par gros temps. La suite devait donner raison à Hillary Clinton et les discours sur l’espoir et le changement qui charmaient les foules n’ont pas résisté longtemps à l’épreuve du pouvoir.

Cependant la critique d'Hillary Clinton portait à faux sur un point : Obama n’avait nullement fait campagne « en poésie », mais « en prose » justement, et dans une prose fortement narrative de surcroît, aidé en cela par son conseiller David Axelrod que le New York Times avait surnommé le « narrateur d’Obama ». À partir des faits connus de sa biographie, Axelrod avait élaboré un récit, conjuguant l’histoire américaine et la vie du candidat démocrate. « Obama est en permanence engagé dans une discussion interne entre les différentes pièces de son moi hybride, commentait l’éditorialiste conservateur David Brooks, le Kenya et Harvard, le Kansas et les quartiers Sud de Chicago ; et il fait partager à l’extérieur cette conversation. »

François Hollande, lui, n’a pas fait campagne en poésie ni même en prose mais en chiffres (ceux du chômage, de la dette, des déficits publics). Le candidat normal s’est bien gardé de promettre des lendemains qui chantent, laissant à Jean-Luc Mélenchon le soin de faire vibrer les foules qui aspiraient au changement. Celui qui fut auditeur puis conseiller référendaire à la Cour des comptes, avant de devenir le secrétaire de la Commission des finances à l'Assemblée nationale, s’est employé pendant de longs mois à se composer la grise mine d’un comptable, allant jusqu’à s’infliger un régime de maigreur pour convaincre de la nécessite de lutter contre les déficits. 

L'Etat comptable: réunion le 2 juillet avec les préfets de région et les directeurs d'administration centrale à l'Elysée.L'Etat comptable: réunion le 2 juillet avec les préfets de région et les directeurs d'administration centrale à l'Elysée.© (Elysée)

C’est une tendance qui s’est imposée partout en Europe après la crise de 2008. Après les excès baroques du berlusconisme en Italie, de la fête zapateriste en Espagne, de l’hypersarkozysme en France, le temps est venu d’un nouvel « ethos » politique: le look « comptable à lunettes ». Budget en équilibre. Président équilibré. Monti en Italie. Rajoy en Espagne. Hollande en France.

Hollande gouverne comme il a fait campagne : en chiffres. C’est sur eux qu’il demande à être jugé. Naïveté de comptable. Comme un pilote privé de visibilité, il vole aux instruments. Réduire la dette. Maîtriser la dépense. Emprunter à taux bas. Renverser la courbe du chômage. Tout le hollandisme est là, dans cette explication donnée par lui-même: « Je pense que pour la France, c'est mieux que ce soit la gauche qui fasse cette mutation, qu'elle le fasse par la négociation, dans la justice, sans blesser les plus fragiles ni les déconsidérer. Les autres l'auraient fait sans doute, mais brutalement. »

La politique « socialiste » selon Hollande n’a pas à se prononcer sur la nature de cette mutation, sur ses enjeux sociaux ou ses risques écologiques par exemple. Seules comptent ses implications budgétaires. De l’austérité donc mais avec modération « sans blesser les plus fragiles ni les déconsidérer ». Le hollandisme est un humanisme. La gauche ? Une « droite complexée », selon le mot de Frédéric Lordon.

Non pas l'« austérité », comme l’euphémise Stéphane Le Foll dans une interview récente, mais « le sérieux » et même « le sérieux de gauche » : « Quand nous créons par exemple 100 000 emplois d'avenir, ce qui est un investissement de plus d'un milliard d'euros, c'est un vrai choix de gauche. C'est vrai pour l'Europe, avec les 6 à 8 milliards d'euros pour l'emploi des jeunes et le pacte de croissance qui vont bénéficier à 300 000 jeunes en France. C'est vrai pour le logement, pour l'emploi, pour la fiscalité. » Et d’interroger les mécontents : « Quelle serait l'autre ligne ? Laisser filer les déficits ? Chacun sait que ce serait irresponsable. »

Donc la ligne est la bonne… CQFD. Cette politique du chiffre a valu à Hollande le sobriquet de “Monsieur 75 %” sur Internet ; celui qui voulait instaurer une taxe de 75 % sur les revenus supérieurs à 1 million d’euros est désormais rejeté par 75 % des Français. Ce à quoi Stéphane Le Foll répond : « Changer de cap serait une erreur, mais je ne dis pas qu'il ne faut rien changer…. notre discours, lui, doit changer. »

C’est la ritournelle du hollandisme lénifiant. Les mesures adoptées iraient dans le bon sens, quoique trop lentement, trop timidement, mais ce « sens » n’apparaîtrait pas assez ou pas du tout. Ce serait le péché originel du hollandisme – un péché mortel à l’ère du storytelling intégré: timidité d’exécution, défaut d’explication. Car nous vivons désormais à l’ère du « storytelling intégré ». Les techniques de narration diffuses dans la société à travers la publicité et les médias ont pénétré le cœur même de l’Etat, la narration a pris le pas sur l’explication. Lorsque raconter et agir sont devenus une seule et même chose, dans une sorte d’illusion performative, de pensée magique, il est fatal en retour que l’absence ou le défaut de narration de l’équipe au pouvoir apparaisse comme de l’inaction, de l’indécision, voire de l’impuissance.

Au mois d’août 2012, Obama a confié au célèbre journaliste de CBS Charlie Rose que « l’absence d’un récit efficace avait constitué l’une des plus grandes erreurs des deux premières années de son mandat ». « J’ai pensé qu’il suffisait de mener une bonne politique, avait t-il expliqué, mais la nature de la fonction de président exige que l’on propose un récit au peuple américain. »

William Safire, l’éditorialiste conservateur du New York Times, s’est moqué de cette croyance magique dans le récit, une croyance partagée et propagée par les éditorialistes et les storyspinners qu’il qualifiait de « politeratti » de « polittérateurs ». Depuis 2007, ces « polittérateurs » dont se moquait Safire ont fait école en France. Ceux-là même qui reprochaient à Nicolas Sarkozy son storytelling permanent moquent désormais l’incompétence narrative du pouvoir en place. Chacun s’accorde à déplorer l’absence d’un cap, d'une direction, « lisible », « cohérente » de l’action gouvernementale. L’ingrédient narratif indispensable à la di-gestion difficile de l’austérité ferait défaut à ce président « normal », obstiné dans son refus de raconter des histoires aux Français, incapable de comprendre la nouvelle raison narrative du pouvoir qui suppose, faute de pouvoir agir, de capter leur attention, voire de frapper les esprits.

Oui, il y a un cap. Conférence de presse lors du conseil européen de juin 2013.Oui, il y a un cap. Conférence de presse lors du conseil européen de juin 2013.© Elysée

Pourtant le président ne manque pas, chaque fois que l’occasion lui en est donnée, d’affirmer sa « vision », son « cap » en joignant le geste à la parole, et en montrant le chemin à suivre d’une main ferme ou en hachant l’air de ses avant-bras… Mais un cap c’est un cap, cela n’a jamais fait un récit. Il a beau afficher sa détermination en envoyant des troupes au Mali ou en renvoyant les « Cahuzac » de Bercy. Peine perdue ! Le diagnostic des « polittérateurs » est formel : le manque d’un récit cohérent serait la cause du discrédit du président. Le pouvoir socialiste semble atteint d’un mal mystérieux que les grecs nommaient « anekdiegesis », l’absence ou l’impossibilité d’un récit. Mais qu’en est-il vraiment ?

L’exercice du pouvoir est par nature intrigant. Ôtez-lui ce caractère indéchiffrable, sa capacité de dissimulation, l’écheveau de ses intrigues, cette capacité de retardement ou de détournement de l’attention, qui est au principe même de toute intrigue narrative (qu’on l’appelle suspense, surprise, coup de théâtre), et le pouvoir se défait, il n’en reste rien, comme un ouvrage dont on a tiré les fils.

Il est dans l’essence même du pouvoir de se donner à lire comme une intrigue, d’exciter la curiosité, de retenir l’attention. L’exercice du pouvoir n’est rien sans cette mise en intrigue, qui s’appuie non seulement sur la théâtralité de l’Etat, sa mise en scène et sa stylistique, un dispositif de représentation (portrait, vestiaire, rituel), mais aussi une intrigue sans cesse nouée et dénouée et qui constitue la narration du pouvoir.

Une image ou une idée de « normalité », cela n’intrigue personne. Proclamer un an II ne suffit pas à créer une tension narrative, tout au plus à tirer un trait sur « l'annus horribilis » du hollandisme ; en aucun cas à comprendre les causes d’un effondrement symbolique sans précédent dans l’histoire de la Ve République.

Jérôme Batout, qui dirige depuis quelques mois la communication de Matignon, l’avait fort bien expliqué dans la revue Le Débat : « La normalité, qui donnait d’excellents résultats tactiques quand elle s’exprimait en mode de conquête de pouvoir contre un Président anormal, agit par ailleurs comme un puissant dissolvant des bases de l’exercice du pouvoir quand elle semble nier la dimension paranormale qu’emporte toute confrontation personnelle avec l’avenir d’une société. Ce qui marchait contre l’anormal conjoncturel de Sarkozy ne fonctionne pas contre le paranormal structurel de l’exercice du pouvoir. »

Dans les années 1930, Walter Benjamin s’était penché sur les raisons qui peuvent expliquer cette perte de la capacité de raconter. Selon lui, la compétence narrative des peuples régressait jusqu’à disparaître lorsque l’expérience cessait d’être communicable et que se perdait la faculté d’échanger des expériences. « L’une des raisons de ce phénomène saute aux yeux: le cours de l’expérience a chuté, expliquait Benjamin. Et il semble bien qu’il continue à sombrer indéfiniment… Car jamais expériences acquises n’ont été aussi radicalement démenties que l’expérience stratégique par la guerre de positions, l’expérience économique par l’inflation, l’expérience corporelle par la bataille de matériel, l’expérience morale par les manœuvres des gouvernants. »

Ce même phénomène se reproduit aujourd’hui. L’introduction par la télévision de modes de narration « instantanée », devenus à travers le câble et les chaînes du tout info un moyen massif et mondial de transmission des expériences, a contribué de manière décisive à aggraver la crise de narration constatée par Benjamin dans les années 1930. L’expérience économique de l’État-providence a été démentie par la mondialisation néolibérale qui délocalise des millions d’emplois, creuse les inégalités. L’expérience du crédit a été démentie par la dérégulation financière, aboutissant à la plus grave crise financière depuis 1930. L’expérience du progrès technologique a été mise en question par la première grande catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986, qui n’a pas attendu la chute du Mur de Berlin pour réunifier l’Europe sous un même nuage radioactif. L’expérience que les hommes avaient du temps et de l’espace est ridiculisée par la mondialisation médiatique, les nouvelles technologies de l’information et de la communication et l’explosion d’Internet. La possibilité même d’une expérience réelle du corps est mise en question par les mutations génétiques, le clonage, les neurosciences et les biotechnologies.

Mitterrand au bon vieux temps des «forces de progrès».Mitterrand au bon vieux temps des «forces de progrès».© (dr)

Un grand récit devrait rendre compte de ces différentes mutations. C’est un défi lancé à ceux qu’on appelait jadis « les forces de progrès ». C'est un défi narratif lancé à toute la gauche. Est-elle capable de le relever ? Rien n’est moins sûr. L’homo politicus est un voleur de mots. Loin de rendre compte des expériences en cours, il cherche à en modifier la perception.

L’impasse narrative du pouvoir socialiste n’est donc pas réductible à un défaut de com’, comme s’acharne à nous en convaincre la cohorte bavarde des décodeurs, des décrypteurs. C’est le fruit d’une déconnexion historique entre la souveraineté de l’Etat et la représentation du pouvoir. D’un côté une bureaucratie anonyme, de l’autre des hommes politiques désarmés. D’un côté des décisions sans visage, de l’autre des visages impuissants. Résultat : l’action est perçue comme illégitime et la parole publique a perdu toute crédibilité.

François Mitterrand avait pressenti cette évolution qui ruinait à terme le présidentialisme à la française : « Je suis le dernier des grands présidents… Enfin, je veux dire, le dernier dans la lignée de de Gaulle. Après moi, il n'y en aura plus d'autres en France. » Il avait parfaitement diagnostiqué les raisons de cette extinction programmée de la fonction présidentielle : « À cause de l'Europe… À cause de la mondialisation… À cause de l'évolution nécessaire des institutions. Après moi, il n'y aura que des comptables. »

BOITE NOIREChristian Salmon, chercheur au CNRS, auteur, notamment, de Storytelling : La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (La Découverte, 2007), poursuit une collaboration à la fois régulière et irrégulière, au fil de l'actualité politique nationale et internationale, avec Mediapart.

Début mai, il a publié chez Fayard La Cérémonie cannibale, essai consacré à la dévoration du politique. On peut lire, au sujet de cette dévoration, deux billets du blog de Christian Salmon sur Mediapart : Florange ou la dévoration du politique (3 déc. 2012) et Ce que l’affaire DSK/Iacub nous dit de l’époque (27 fév. 2013).

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Le PC est il mort?


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