Dis, la gauche, c’est quand qu’on va où ? L’ambiance est à la débandade dans la gauche française : face à François Hollande qui maintient son cap, elle n’y peut rien changer. La démission de Delphine Batho, malgré la virulence inattendue de ses critiques (lire ici), n’a pas entamé le splendide isolement du pouvoir présidentiel (lire notre article), confinant désormais au « monarchisme normal » de la Ve République.
L’affaire Cahuzac est désormais loin derrière, veut croire le château. Au regard de la quasi-crise de régime d’il y a deux mois, le « choc de moralisation » alors promis ressemble désormais à une pichenette démoralisante. Le changement de régime souhaitée par Jean-Luc Mélenchon, ou même les vœux de référendum institutionnel d’ampleur, émis par les dirigeants du PS Harlem Désir, Guillaume Bachelay, ou Olivier Faure, ont fait long feu.
Au final, la méthode Hollande a débouché sur une loi de transparence contestée dans ses propres rangs et la mise en œuvre d’une nouvelle limitation du cumul des mandats qui n’est passée qu’à une dizaine de voix. Quant à la réforme constitutionnelle initialement annoncée en début d’année, après s’être peu à peu réduite à une réforme du Conseil supérieur de la magistrature, elle a aussi échoué aux portes d’un Congrès de Versailles finalement annulé, faute de consensus appochant les deux tiers du parlement sur les textes présentés. On avait cru Lionel Jospin ressuscité par la grâce d’un rapport sur la rénovation de la vie publique, c’est en réalité à sa deuxième mort politique que l'on a assisté.
Même les amis les plus fidèles du président s’inquiètent d’un manque de pédagogie, comme son ministre de l’agriculture, Stéphane Le Foll, dans le Monde, ou son ministre de l’emploi, Michel Sapin, dans nos colonnes. Même le très docile PS de Harlem Désir lance l’alerte via son bureau national, qui se permet de conseiller au président de ne pas aller trop loin dans sa réforme des retraites (lire ici). Et alors que les angoisses se multiplient dans les cabinets ministériels, Hollande semble demeurer imperméable au moindre doute.
« En ce moment, je ne cesse de penser à l’équipe de France à la coupe du monde de 2010, confie un conseiller ministériel hollandais, peu après la législative partielle de Villeneuve-sur-Lot, perdue par le PS, comme les sept précédentes partielles. Les Bleus ont connu huit défaites de suite avant la coupe du monde, mais on continuait à dire “tout va bien”, parce qu’on avait la meilleure équipe, les meilleurs joueurs. Ça a mal fini… » Un secrétaire national socialiste glisse de son côté, préférant en rire : « Je suis tellement déprimé que je ne suis même pas sûr de voter pour moi au premier tour des municipales. »
Dans ce paysage morose à gauche, la montée du FN face à une droite radicalisée et émiettée semble presque arranger le pouvoir en place. De plus en plus nombreux sont les élus ou conseillers à livrer toujours cette même analyse, en principe aussi indicible qu’inimaginable : « C’est comme si Hollande jouait un second tour face à Marine Le Pen en 2017, convaincu que les électeurs de gauche n’auront pas d’autre choix que voter pour lui. » De fait, d’un point de vue purement machiavélien et électoraliste, difficile de ne pas reconnaître à un tel calcul une cohérence tacticienne certaine. Car il est aussi le diagnostic d’une gauche en quête d’une alternative impossible.
Alors que l’attente de changement dans l’électorat de gauche n’a jamais semblé aussi grande depuis l’élection de Hollande, les forces de gauche semblent comme désemparées, sidérées par la difficulté de l’exercice du pouvoir actuel. La sénatrice Marie-Noëlle Lienemann, figure de l’aile gauche socialiste, ne cache pas être déconcertée par la « gestion Hollande » : « C’est la même chose à chaque réforme : il envoie loin le bouchon vers la droite et une majorité de la gauche essaie de le ramener le plus possible vers elle. Même si on y arrive parfois, cette méthode est contre-productive et anxiogène pour le peuple et l’électorat de gauche. » Le secrétaire national d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), Pascal Durand, ne masque pas, lui, son abattement : « Le président n’est même pas en capacité d’appliquer sa transparence. Il dit qu’il sera “intraitable”, puis il se fait mettre en minorité par ses propres députés. Il fait le cador, puis il fait canard. Tout ça plombe la crédibilité et le courage. »
Au gouvernement, le « quarteron des anti-austérité » (Benoît Hamon, Arnaud Montebourg, Cécile Duflot et Christiane Taubira) tente bien de s’organiser en interne pour « peser sur la ligne ». Mais sans se résoudre à renverser la table, malgré les déconvenues en cascade. Un très proche de l’un d’eux souligne : « Que Hollande occupe la centralité du pouvoir, c’est une figure imposée de la Ve République. Mais la bataille idéologique devrait être davantage menée du gouvernement. Au lieu de ça, on se laisse porter par le mainstream et les réformes structurelles de l’Union européenne. »
Chez les socialistes qui ne sont pas au gouvernement, la structuration d’une divergence se construit patiemment, mais sans franchement dépasser le stade de l’embryon. L’aile gauche du PS a bien convaincu plus de 20 000 militants socialistes de voter des amendements gauchisant un tantinet un texte d’orientation européen à la portée insigne (lire ici). « La conception du rôle du parti est assez éclairante, puisqu’il n’est absolument pas pensé pour peser dans le rapport de force global », convient Guillaume Balas, responsable du courant de Benoît Hamon.
À l’Assemblée nationale, les remous, chaque semaine plus rugissants, font sévèrement tanguer le bateau du groupe socialiste. Pour Christophe Borgel, rapporteur du texte sur le non-cumul, il y a « un équilibre très difficile à trouver pour nous députés : être ni godillots ni déloyaux. » Cet ancien proche de Dominique Strauss-Kahn admet que « l’attitude rigide des cabinets ministériels ulcère parfois les parlementaires, qui n’en peuvent plus de la façon dont ils sont traités par certains. Et l’avis du gouvernement ne peut pas être un argument d’autorité à tout moment ». Un député proche de Pierre Moscovici déplore de son côté une caporalisation du groupe parlementaire qu’il supporte de moins en moins. « Il y a des attitudes d’apparatchik vraiment détestables, qui ne servent pas la cause et radicalisent jusqu’aux députés les plus loyaux ». La députée Nathalie Chabanne, tombeuse de François Bayrou, confie son ras-le-bol : « J’en ai marre d’entendre la désespérance sur les marchés et ne pas la relayer. Je n'ai pas été élue députée pour ça. »
Au parlement, les divers courants, clubs et sous-sensibilités commencent à peine à se rendre compte qu’il pourrait être envisageable de converger. Récemment, la « gauche durable » (proches de Martine Aubry portés sur l’écologie), la « gauche populaire » (composée d’anciens strauss-kahniens), « Maintenant la gauche » (le courant d’Emmanuel Maurel, Marie-Noëlle Lienemann et Jérôme Guedj) et « Un monde d’avance » (les proches de Benoît Hamon) ont ainsi plaidé de concert pour la mise en œuvre de la réforme fiscale promise pendant la campagne de François Hollande.
Mais ce regroupement ponctuel (qui rappelle sans le dire le rassemblement des courants qui avaient porté Martine Aubry à la tête du PS au congrès de Reims), qui pèserait environ 70 députés, se garde bien d’intimer ou même d’interpeller directement l’exécutif. « Il ne s’agit pas de grand soir ou de petit matin, on sait que le changement se fera dans le temps. Mais il faut des boussoles… », résume le député aubryste et tempéré Christian Paul. Les récriminations sont pourtant multiples et diverses. « Ce n’est pas la Cour des comptes qui doit gouverner, sinon on le paiera », implore l’hamoniste Pouria Amirshahi. « La Commission européenne ne peut plus décider de ce qu’on fait. C’est nous qui aurons des comptes à rendre aux Français, pas Barroso », enchaîne Laurent Baumel, de la gauche populaire. « On nous a parlé du redressement dans la justice, conclut l’écologiste François de Rugy. On a bien vu le redressement, mais désormais il faut résister à la tentation de Bercy et faire aussi de la justice ».
Comme nous le fait remarquer un ministre : « Le vrai problème de Hollande, c’est l’impensé d’une majorité alternative parlementaire. Débarquer l’un de nous, c’est prendre le risque de l’instabilité parlementaire ». Pourquoi ne pas alors envisager de créer un groupe dissident, afin de contraindre plutôt le gouvernement à composer ? Après tout, rien que si les proches de Benoît Hamon sortaient du groupe PS, aux côtés des groupes écolo et communiste, rien ne pourrait plus se faire sans cette alter-majorité… « On a déjà fait beaucoup depuis un an, interrompt Pascal Cherki, on n’a voté ni le traité européen ni l’accord sur l’emploi. Dans l’histoire de la gauche au pouvoir sous la Ve République, il n’y avait eu jusqu’alors que deux désaccords pareillement exprimés à l’Assemblée nationale, sur le traité d’Amsterdam (en 1997) et sur la guerre en Irak (en 1991) ». « Il y a un tas de mécontentements morcelés, mais aucune stratégie de convergence sérieuse, se lamente de son côté Marie-Noëlle Lienemann. Aujourd’hui, il ne reste plus beaucoup d’options : soit une riposte collective, soit une unité sans conditions, soit on se laisse aller dans le mur ».
Chez les écologistes, la volonté de faire vivre une « culture de coalition » frise désormais la bipolarité stratégique clinique. Un coup on critique durement le gouvernement, un coup on l’encourage timidement. Symbole du trouble de la personnalité écolo, ministres et dirigeants d’EELV en sont réduits à mettre en scène, un brin facticement, une crise de foi après la démission de Delphine Batho, pour cause de baisse conséquente du buget de l’écologie. Un mélodrame vite surmonté, pour finalement la laisser seule en tirer les conséquences politiques et dénoncer l’influence des lobbies sur le pouvoir actuel. Quelques jours plus tard, les mêmes écolos félicitaient le premier ministre après l’annonce d’investissements d’avenir finalement « verdis ».
Quant à la baisse budgétaire, les écolos entendent l’amenuiser au gré des futures discussions budgétaires. Même ils n’en sont pas certains. « On préfère avoir les mains sales dans le moteur, que pas de mains du tout », justifie un dirigeant d’EELV, le soir de la démission de Batho. Mais il estime dans le même temps : « A ce rythme, on enregistre trop de défaites pour trop peu de victoires, plein de petites merdes s’accumulent, et on a pas de gain significatif. On ne pourra pas tenir comme ça longtemps, car le compte n'y est vraiment pas ». Il ajoute : « C’est pas que nous sommes des éternels optimistes, c’est qu’il n’y a pas d’alternative dans la Ve République ». Mais l’hypothèse d’une sortie en fin d’année, une fois que la loi logement de Cécile Duflot sera votée, est de plus en plus évoquée. Un « mauvais budget » qui serait alors confirmé fournirait un prétexte suffisamment valable et audible.
Alors, les écologistes ne coupent surtout pas les ponts avec le reste de la gauche critique du pouvoir actuel. « On n’a pas d’autre réponse à la situation désespérante actuelle, que d’être partout où on peut discuter », dit Pascal Durand, le secrétaire national d’EELV. Les discussions avec les communistes n’ont jamais été aussi amicales, comme lors des « assises citoyennes » de Montreuil (lire notre article). « Plus on avance dans le temps, plus le nombre de ceux qui à gauche veulent rompre avec l’austérité grandit, nous y expliquait ainsi Pierre Laurent. Désormais, rien n’est plus urgent que le rassemblement des forces de gauche ». Pour le porte-parole du PCF, Olivier Dartigolles, l’objectif doit être de « mettre la même pression d’enfer sur le gouvernement, que celle mise par le Medef dès le lendemain du 5 mai. Il nous faut créer un rapport de forces unitaire pour que Hollande ne puisse pas faire autrement que de changer de chemin ».
Mais ces belles intentions se heurtent à la réalité du calendrier électoral, et son corollaire boutiquier de la mise en concurrence. Tout le monde pense à son parti, aux sièges municipaux et européens qu’il faut sauver ou qu’il faut conquérir. La perspective des élections européennes apparaît pourtant comme le dernier espace possible de recomposition avant la dernière ligne droite du quinquennat Hollande, rythmée par des scrutins locaux (cantonales et régionales) et la préparation de la prochaine élection présidentielle. Seules ces européennes de juin 2014, seul vote de type proportionnel à un tour en France, offrent pourtant la possibilité aux initiatives dissidentes de bousculer le paysage politique, souvent en innovant sur les castings et les alliances recomposantes (liste Tapie en 1994, Cohn-Bendit et EELV en 1999 et 2009, voire le RPF de Pasqua/De Villiers en 1999).
Mais pour l’heure, les intérêts partisans ont pris le dessus sur l’esprit d’aventure à gauche, et l’hypothèse de voir se concrétiser les velléités de convergences alternatives à la politique gouvernementale paraît vaine. « Les alliances électorales n’ont de sens qui s’il y a une dynamique collective crédible, admet Pascal Durand. La stratégie de rassemblement de la gauche et des écolos n’est souhaitée par personne. Les socialistes dans une logique hégémonique et féodale, et le Front de gauche dans une stratégie de dénonciation et de pari sur l’échec ».
Peu à peu, Jean-Luc Mélenchon est devenu l’emblème de cette réconciliation impossible entre les gauches. Lui s’est fixé comme objectif que le Front de gauche passe devant le PS au niveau national, et de battre Bové dans sa circonscription du sud-ouest. Tout en jouant le jeu du Front de gauche, lui et ses proches ne cessent de marquer leurs différences avec l’attitude conciliante du PCF vis-à-vis des « partenaires » de la majorité gouvernementale. Pour lui, comme pour la majorité des autres forces du Front de gauche, PS et EELV sont davantage des « concurrents ». Et l’alternative, jugée inéluctable par Mélenchon (« Je suis convaincu que la chaîne va craquer quelque part en Europe », répète-t-il souvent aux micros) entend s’appuyer davantage sur une « marée citoyenne » que sur des accords de cartel. Même si pour l'heure, la révolution bolivarienne à la française a du mal à émerger.
« La virulence de son adversité le place en dehors de la réalité, balaie un ministre proche de François Hollande. Il n’a donc aucun effet sur le réel. Il utilise un langage qui n’est pas entendu. » Les résultats des élections partielles, où le Front de gauche plafonne entre 5 et 8%, douchent un peu les élans d’enthousiasme de Mélenchon. Et l’évolution de sa personnalité lyrico-mystico-charismatique déroute les alliés communistes. « Il est persuadé qu’il est le sauveur, le recours, regrette un dirigeant communiste. Dans certaines réunion de coordinations nationales du Front de gauche, il nous saoûle avec ses analyses selon lesquelles Hollande n’aura pas d’autre choix que de le nommer premier ministre. Je ne sais pas s’il y croit vraiment, mais ce n’est pas très sérieux… » Selon ce même dirigeant communiste, Mélenchon aurait toutefois « compris l’inquiétude des réseaux militants face à la brutalité de la forme qu’il a pu employer ».
Pour autant, l’ancien candidat à la présidentielle du Front de gauche continue à faire entendre sa voix, et il est celui qui porte la parole anti-austérité le plus fort dans les médias. Lors du dernier congrès du PG, il a été le premier à gauche à questionner une remise en cause de l’euro actuel, envisageant une zone de coopération tournée vers l’Europe du Sud et le bassin méditerranéen. Plus récemment, il s’est emparé de l’affaire Kerviel pour dénoncer les agissements de la Société générale. « Mais il en fait trop, soupire un écologiste également présent devant le tribunal. La cause est juste, la lutte contre les pratiques bancaires, mais pourquoi se prendre pour Zola et comparer Kerviel à l’affaire Dreyfus ? »
Mélenchon cultive sa « culture solitaire », pour ne pas dire personnelle. Il a passé l’âge de mettre les mains dans le cambouis interne du moteur unitaire de la gauche. Il est très peu présent dans la gestion de son Parti de gauche (PG), s’est auto-proclamé « patrimoine commun » du Front de gauche, assumant « goûter être le tribun du peuple », et multiplie les passages médiatiques parfois déconcertants, ne rechignant pas à répondre aux invitations dans les émissions de divertissement (chez Laurent Ruquier ou Cyril Hanouna). Cet été, il repart en tournée sud-américaine, pour travailler à son « Internationale de la révolution citoyenne ». Mais cette dispersion semble troubler l’aura de la révélation de la dernière présidentielle.
Sa virulence à l’égard de François Hollande heurte également son « amie de plus de trente ans » et ex-camarade au PS, Marie-Noëlle Lienemann : « Jean-Luc, il ne veut faire des trucs collectifs que contre Hollande. Il est passé d’entre-deux de la gauche à obstacle. Il ne cesse d’en rajouter dans l’irrémédiable, et ses excès de provocation lui ôtent son image d’homme d’Etat. Mais il ne pourrait être qu’un grain de sable si on se donnait les moyens d’avoir un accord solide avec les écologistes et les communistes. En faire l’ennemi n°1 est une erreur ». Pascal Durand partage aussi le point de vue d’une radicalisation contre-productive : « Il renverse la table depuis un an, et il a gagné quoi ? Sa manifestation du 5 mai, elle a vachement fait peur à Hollande ».
Pour le PCF aussi, le temps de l’invective a vécu. « La façon dont on tend la main aux autres partis qui n’en peuvent plus de la politique actuelle est décisive, dit Olivier Dartigolles. On doit être tranquille et ouvert, être le plus disponible et préparer un nouveau pacte politique pouvant préfigurer une nouvelle majorité ». Mais à ce rythme, difficile d’imaginer cette nouvelle majorité voir le jour pour le centenaire de l'assassinat de Jean Jaurès. « Que ça nous fasse plaisir ou pas, Hollande restera assimilé à la gauche. On n’y peut rien. Son échec sera notre échec, juge Marie-Noëlle Lienemann, fataliste. Dire qu’il y a une alternative alors qu’il n’y en a pas, c’est mentir au peuple ». Presque perdue dans ses pensées, elle pense à voix haute : « Mais s’il n’y a pas d’autre politique possible, alors il ne reste plus que Le Pen pour emporter la mise… » Or, pour l’heure, la gauche préfère contempler ses divisions, et son errance au pouvoir.
BOITE NOIRECe récit est le condensé de deux mois de carnets de note, au gré des discussions, des rencontres et des coulisses de meetings ou réunions, avec divers leaders et cadres des différentes forces de gauche, conseillers ministériels ou élus.
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