Commencée par une crise au sein du conseil de Vivendi Universal et le renvoi de Jean-Marie Messier en 2002, la présidence de Jean-René Fourtou pourrait se terminer par une crise identique. Car le choix de la candidature de Numericable pour la reprise de SFR est en train de provoquer de nombreux remous dans le monde des affaires, qui soutenait massivement l’option Bouygues. Beaucoup se demandent comment a été prise cette décision et les promesses qui ont été avancées pour emporter l’adhésion.
Une nouvelle fois, le fonctionnement du conseil de Vivendi se retrouve au centre des discussions. Au fur et à mesure que les détails émergent, la question de la responsabilité du conseil, de l’indépendance des administrateurs, est posée.
La direction de SFR a travaillé depuis plusieurs mois avec Numericable en vue d’un rapprochement et les équipes ont fini par être convaincues de l’intérêt de cette opération, qui limiterait la casse sociale. Mais il semble que le choix du conseil de Vivendi n’ait pas été dicté par ces seules considérations. D’autres intérêts paraissent avoir pesé.
Jean-René Fourtou, à la différence de son vieil ami Claude Bébéar, a toujours été en faveur de la solution Numericable. Il a mené personnellement les discussions avec Patrick Drahi, le propriétaire de Numericable, pour la reprise de SFR. Selon nos informations, il a conduit le processus jusqu’au bout, y compris devant le conseil. « Jean-René Fourtou a bâti un conseil à sa main. Il l’a amené là où il voulait, en organisant un passage en force », raconte un connaisseur du dossier.
Jeudi soir dernier, le comité exécutif, qui réunit Vincent Bolloré, Daniel Camus, directeur financier du groupe, Pascal Cagni, Aliza Jabès et Alexandre de Juniac, administrateurs indépendants, et est présidé par Jean-René Fourtou, s’est retrouvé au siège de Vivendi pour examiner les candidatures des repreneurs de SFR. Jean-René Fourtou, qui veut Numericable, emporte selon nos informations assez vite la décision. Le lendemain, le conseil se range à l’avis du comité exécutif.
Si la décision de choisir Numericable n’a pas été votée « à l’unanimité » comme l’a assuré Vivendi, elle n’a guère rencontré de résistance. Seul Pascal Cagni, administrateur indépendant, a voté contre. Claude Bébéar, qui soutenait la candidature de Bouygues, n’a pu peser sur les discussions. Hospitalisé, il a participé au conseil par téléphone. On le dit furieux.
Quant à Vincent Bolloré, il s’est tu. « Vincent Bolloré était aussi favorable à la candidature de Bouygues. Mais il n’a pas voulu s’opposer à Jean-René Fourtou. Il aurait été marginalisé », explique un connaisseur du dossier.
Poussé vers la sortie par Vincent Bolloré, à l’issue d’un putsch qui a eu lieu l’automne dernier, Jean-René Fourtou n’a jamais caché qu’il voulait quitter la présidence de Vivendi en beauté lors de l’assemblée générale du groupe prévue le 24 juin. Dans ce contexte, l’opération Numericable lui semble de loin préférable, pour être en accord avec ce calendrier, car elle ne pose pas, à ses yeux, de grands problèmes de concurrence et donc pourrait s’achever rapidement.
De plus, Numericable a fait une offre d’achat de SFR, payée essentiellement en numéraire, même si Vivendi conservera une participation dans le nouvel ensemble. Ce montage permettra au groupe d’empocher très vite le produit de la vente. M. Fourtou tiendrait beaucoup, lors de sa dernière assemblée, à pouvoir annoncer la vente de SFR et surtout la gratification qui va avec, soit sous forme de dividendes soit sous forme de rachat d’actions. Une façon de faire oublier aux actionnaires qu’après douze années de présidence, ils n’ont jamais retrouvé les cours d’antan. L’action n’a jamais dépassé les 30 euros depuis 2002. Cela lui permettrait aussi d’en profiter : Fourtou détient encore quelque 800 000 actions du groupe.
Le camp Bouygues comme les banquiers ont toutefois été étonnés par l’opacité qui entourait l’offre de Numericable. Son actionnaire Patrick Drahi n’a jamais présenté toutes les modalités de son offre. Et ce n’est qu’au dernier moment mercredi soir, à la clôture des offres, que le groupe a fait savoir discrètement qu’il avait renchéri sur sa proposition, après avoir pris connaissance de celle de son concurrent Bouygues. De l’avis des observateurs, Numericable a été nettement favorisé durant tout le processus par la direction de Vivendi.
Depuis le choix de Vivendi, des rumeurs insistantes circulent sur l’intérêt personnel que pourrait avoir la direction dans cette affaire. Jean-René Fourtou, Jean-François Dubos, président du directoire après avoir été pendant plus de vingt ans secrétaire général du groupe, et enfin Alexandre de Juniac, P-DG d’Air-France-KLM qui siège au conseil de Vivendi comme administrateur indépendant du groupe, se seraient vu promettre un poste d’administrateur dans la nouvelle entité SFR-Numericable.
Interrogé sur cette éventualité lors de la présentation de son projet devant la presse lundi, Patrick Drahi a refusé de se prononcer. Vivendi, de son côté, dément toute décision à ce stade. « Ce n’est pas encore totalement décidé. Mais c’est possible voire probable », explique un des administrateurs de Vivendi à Mediapart. « Avec la vente de SFR, le conseil de Vivendi va éclater. Une partie des administrateurs va rejoindre l’entité télécom. L’autre partie du conseil, qui devrait être en grande partie renouvelée, va rester dans Mediaco (nom de code du nouveau Vivendi recentré sur les médias). »
Selon nos informations, Jean-René Fourtou devrait non seulement être nommé comme administrateur mais aussi reprendre une présidence. Celle de la nouvelle entité lui aurait été promise. Mais Patrick Drahi a affirmé ce lundi qu’il assurerait lui-même la présidence du nouveau groupe, au moins un certain temps. En attendant, M. Fourtou pourrait récupérer la présidence d’un quelconque comité stratégique ou autre. La perte de sa présidence chez Vivendi serait ainsi en partie compensée, d’autant que dans le même temps, selon nos informations, Vincent Bolloré a accepté de lui céder sa place au conseil de l’assureur italien Generali. À 74 ans, Jean-René Fourtou a décidément du mal à renoncer au pouvoir.
Mais le pouvoir pourrait se doubler de quelques intérêts financiers, en plus des jetons de présence. Depuis vendredi, des rumeurs récurrentes circulent sur un plan de stock-options qui devrait être mis en place dès la formation de la nouvelle entité. Les chiffres sont même précis : le plan correspondrait à 1,35 % du capital de la nouvelle entité, évaluée autour de 10 milliards d’euros. Le management pourrait donc se partager autour de 135 millions d’euros. Jean-René Fourtou, qui a déjà amassé une fortune de plusieurs dizaines de millions d’euros à la tête d’Aventis (devenu Sanofi-Aventis) et de Vivendi, en serait un possible bénéficiaire.
Interrogé dès vendredi par Mediapart, Vivendi dément cette information, qui relève selon lui d’une campagne. Patrick Drahi a lui aussi démenti tout projet en ce sens. « Nous n’avons eu aucune information sur un éventuel plan de stock-options », soutient un administrateur. « Il n’y a pas de plan pour l’instant. Mais il paraît évident qu’il y en aura un à un moment ou à un autre », dit un autre. Altice, la société mère de Numéricable, a déjà créé des structures d’intéressement pour ses dirigeants au Luxembourg, Altice Management par exemple.
Tout cela porte une sérieuse ombre sur le fonctionnement du conseil de Vivendi. Les administrateurs étaient-ils au courant de ces possibles arrangements entre la direction du groupe et Numericable ? Si oui, comment ont-ils pu cautionner une opération qui pourrait se traduire par un enrichissement personnel pour le président du groupe ? Le rôle d’Alexandre de Juniac est particulièrement pointé. « Comment un administrateur indépendant, président d’une société publique de surcroît, peut-il accepter de voter en faveur d’une opération où il pourrait être personnellement intéressé ?, se demande un membre éminent du monde des affaires. Cela crée un certain problème. » Alexandre de Juniac n’a pas répondu aux questions que nous lui avons envoyées.
Toutes ces rumeurs et ces soupçons commencent à créer une certaine tension chez Vivendi et Numericable. Il y aurait beaucoup trop d’interférences dans le projet, à leur goût. Selon nos informations, les deux groupes trouveraient dangereux dans ce contexte d’attendre trois semaines et voudraient presser le pas pour rendre le rapprochement irréversible. Ils aimeraient boucler le financement bancaire, préalable au choix définitif, d’ici deux à trois jours.
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