C’est un enregistrement qui prouve une ingérence dans le cours de la justice au profit d’un homme, Nicolas Sarkozy, et au mépris de toutes les règles de procédures. Les 6 et 14 novembre derniers, le patron de la police judiciaire parisienne, Christian Flaesch, nommé au début du quinquennat Sarkozy à ce poste stratégique, a informé Brice Hortefeux, son ancien ministre de tutelle, du contenu de la procédure des juges dans l’affaire du document libyen publié par Mediapart en 2012.
Non seulement le haut policier l’a prévenu de son audition par les magistrats, comme Le Monde l’a déjà évoqué, mais il lui a surtout expliqué comment s’y « préparer », en lui signalant des questions qui lui seraient posées et en lui soufflant les documents qu’il devrait apporter pour assurer ses arrières, ainsi que le montre le contenu des échanges auquel Mediapart a eu accès.
Après l’affaire Azibert, du nom de ce magistrat soupçonné d’avoir monnayé son influence à la Cour de cassation en faveur de l’ancien chef de l’État, ces échanges confirment la porosité d'une partie de l’appareil policier et judiciaire avec le clan Sarkozy quand il est menacé par les affaires.
Interceptée lors de l’écoute d’une ligne de Brice Hortefeux, ordonnée par deux juges en charge de l’affaire sur les financements libyens de Sarkozy (dans laquelle l’ancien président a lui aussi été placé sur écoutes), cette conversation a coûté en décembre dernier son poste au chef de la PJ parisienne, sans toutefois donner lieu à des suites judiciaires.
Pourtant, dans l’une de ces trois écoutes, d’une durée totale de près de vingt minutes, l’ancien ministre de l’intérieur se renseigne sans gêne sur les procédures en cours. « Et concernant Takieddine, vous avez des nouvelles ? » questionne ainsi Brice Hortefeux. « J’en sais rien parce qu’il faut qu’on l’interroge, répond Christian Flaesch. C’est la DCPJ [la Direction centrale de la police judiciaire – ndlr] qui doit l’interroger. »
Ce n’est pas la première fois que Brice Hortefeux apparaît, à travers des écoutes téléphoniques, comme disposant d’informations privilégiées au sein de la police. En septembre 2011, il avait informé son ami Thierry Gaubert, lui aussi ancien proche collaborateur de Sarkozy, de la teneur d’un procès-verbal explosif de sa femme dans l’affaire Karachi. « Elle balance beaucoup apparemment Hélène », avait averti Hortefeux, conduisant son ami Gaubert à exercer de nouvelles pressions sur Hélène de Yougoslavie. Un temps mis en cause, Hortefeux s’était retranché derrière son « intuition » et des « rumeurs de presse », sans plus de précisions.
Débarqué de la PJ le 11 décembre dernier pour une faute « déontologique », Christian Flaesch avait expliqué à M6 deux mois plus tôt, en octobre, comment il gérait « les dossiers liés au monde politique » : « Il n'y a jamais de pression, à part peut-être celle des médias qui veulent connaître le contenu des dossiers, osait le haut policier. Notre seule pression, c'est de faire notre travail sereinement, en dehors de toutes les manipulations et de toute l'agitation qu'il peut y avoir sur un sujet. Nous nous devons de rester dans la procédure et de suivre le Code pénal. » Dans les faits, il s'est affranchi des règles, en laissant lui-même planer un parfum de manipulation.
Le 6 novembre 2013 au matin, Christian Flaesch appelle Brice Hortefeux pour l’informer que des actes d’enquête le concernant ont été demandés à la police par les juges.
« Bonjour M. le ministre, salue le policier. Je voulais vous dire que dans l’affaire du financement de la campagne de 2007 et de la plainte de Nicolas Sarkozy (…) il y a un juge d’instruction qui a été désigné et ce qu’il nous demande, c’est de vérifier votre emploi du temps ainsi que celui de Ziad Takieddine pour les 5, 6 et 7 octobre 2006. » Rien que de très normal, prévient-il : « On vous avait déjà entendu et vous aviez donné un certain nombre d’éléments, mais ne vous inquiétez pas parce qu’on va contacter tous les gens avec qui vous aviez été en contact à cette période-là pour vérifier vos déclarations. »
« Oui, mais honnêtement, je ne me souviens pas de mon emploi du temps », lance Hortefeux. Christian Flaesch lui rafraîchit la mémoire en lui rappelant qu’il est passé au sommet de l’élevage de Cournon, puis en Bretagne, et lui rappelle les noms qu’il avait déjà donnés à la police.
« Donc, ne vous inquiétez pas. On va appeler tous ces gens. Ils (les juges) nous demandent d’aller au ministère pour les agendas », dit le policier. « Un agenda sur quelle année ? Mais c’est sur toute l’année ? » semble alors s’inquiéter Hortefeux. « Non, c’est octobre 2006. Ne vous inquiétez pas », précise le “grand flic”, qui se veut rassurant.
Hortefeux se dit ennuyé que l’un de ses ennemis figure parmi les témoins. « Il faut lui dire que c’est dans le cadre d’une plainte déposée par Nicolas Sarkozy. Qu’il aille pas répéter partout… »
« Je préfère vous prévenir à l’avance pour que vous n’appreniez pas par la bande que l’on est en train de faire une enquête, s’excuse encore le policier. Si vous avez votre agenda, vous nous le mettez de côté. »
Le même jour, en fin d’après-midi, Christian Flaesch rappelle l’ancien ministre de l’intérieur :
— « Ce n’est pas moi qui ai le dossier directement donc je vais (dire) au chef de service que vous êtes en situation de fournir les éléments qu’on vous demande. Et puis comme ça, officiellement, ils vous demanderont… »
— « Voilà, voilà, acquiesce Hortefeux. Bon, ben, je dis à Martine [sa secrétaire – ndlr]… »
— « … de se tenir prête, enchaîne le policier. Et qu’on va lui demander précisément des choses sur votre agenda et je vais dire aux enquêteurs que vous l’avez retrouvé et que votre secrétaire peut extraire ce qui nous intéresse. »
— « D’accord », approuve Hortefeux avant de s’enquérir du sort de Takieddine.
Le 14 novembre, Christian Flaesch est à nouveau en ligne. Cette fois, il annonce son audition prochaine à Brice Hortefeux. « Déjà, bonne fête avec 24 heures de retard ! » lance-t-il d’abord guilleret. La veille, le 13, c’était en effet la saint Brice. « Ça, c’est très gentil, répond Hortefeux, flatté. Voilà ce que c’est d’être un homme informé. »
Christian Flaesch mentionne aussi un plantureux déjeuner pris avec le sénateur Pierre Charon, l’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy. Le briefing peut commencer :
— Le policier : « Bon, suite à la conversation de l’autre fois, ce sont les juges qui vont vous convoquer et vous demander notamment de fournir vos agendas. »
— Hortefeux : « D’accord. »
— Le policier : « Ça veut dire que vous les préparez et que vous attendez la convocation. »
— Hortefeux : « Oui, je crois que c’est le 20 décembre. (…) Alors, simplement, il faudrait que je prépare les agendas de quand en fait ? »
— Le policier : « 2006, c’est les dates que je vous avais demandées. »
— Hortefeux : « D’accord. »
— Le policier : « À mon avis, il faut y aller avec des photocopies ou avec l’original. En tout cas, ils vont vous demander des précisions là-dessus. Et quand vous les voyez, c’est pas la peine de leur dire que vous êtes déjà au courant parce que je vous ai appelé. C’est pas… »
— Hortefeux : « Ah d’accord, d’accord ! »
— Le policier : « … pas utile, parce que je l’ai fait comme ça, quoi. (…) Pour vous préparer. »
Christian Flaesch sait bien que ses coups de fils sont parfaitement irréguliers sur le plan procédural.
Brice Hortefeux n’est pas encore au clair :
— « C’était octobre la réunion ? Je ne me souviens plus… »
— Le policier : « Oui, enfin, vous n’êtes pas obligés d’arriver avec tous les agendas. De toute façon, vous pouvez leur dire que vous leur fournirez plus tard ou vous allez envoyer quelqu’un le chercher pendant l’audition. »
— « Je ne comprends pas pourquoi il faut recommencer… », se plaint l’ancien ministre.
— « Parce qu’il y a des précisions, notamment par rapport… parce que là vous étiez interrogé sur la possibilité que vous soyez parti de Clermont. »
— Hortefeux : « Oui. »
— « En Libye. Et là, ce serait pour la Suisse. »
— Hortefeux : « Pour la Suisse ? C’est marrant que vous dites ça. Mediapart m’avait interrogé il y a deux ans. Il y avait une histoire de Suisse. (…) J’ai pas foutu les pieds en Suisse, heu, je ne suis pas allé à Genève depuis vingt ans. »
— « En tout cas, ça va être nos vérifications sur votre emploi du temps », commente Christian Flaesch.
Brice Hortefeux signale que son emploi du temps ministériel était « très public ». « À tout point de vue, j’ai pu remarquer qu’il était difficile d’être discret quand on était au gouvernement, précise-t-il. Ça, c’est quelque chose que j’ai bien mesuré. »
— « Je vais essayer de retrouver, poursuit Hortefeux. Depuis notre conversation, j’ai pas retrouvé mon agenda. Je ne pense pas l’avoir égaré ou perdu. » (…)
Le policier et l’ancien ministre de l’intérieur devisent enfin sur un dossier que prépare L’Express sur Claude Guéant, l’ancien secrétaire général de l’Élysée et ministre de l’intérieur, qui se retrouve lui aussi mêlé à plusieurs affaires judiciaires (Tapie, Kadhafi…). « Alors j’ai reçu, je vous le dis, des journalistes – m’enfin vous devez être au courant – qui travaillent à L’Express beaucoup sur Guéant », dit Hortefeux. Le policier abonde : « Oui, bien sûr, je suis au courant. » Sans dire comment il l’est.
« Ils m’ont dit qu’ils avaient vu Claude, très bien. Ils ont rencontré Takieddine six heures ! » s’étonne l’ancien ministre. « Ça va encore nous faire du boulot, les déclarations de Tak ! » se plaint le policier. Hortefeux conclut : « Oui, je pense. Visiblement, là, il était très calme. Je ne sais pas ce qu’il leur a dit… »
BOITE NOIREMediapart est à l’origine des révélations sur les soupçons d’un financement occulte libyen sous le règne de Mouammar Kadhafi à l’occasion de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy de 2007, lesquels soupçons sont aujourd’hui au centre des investigations judiciaires visant le premier cercle de l’ancien président de la République (lire notre dossier).
Après plusieurs mois d’une enquête commencée à l’été 2011 et ayant donné lieu à de nombreux articles sur les relations entre les proches entourages de Nicolas Sarkozy et de Mouammar Kadhafi, Mediapart a ainsi publié, le 28 avril 2012, un document officiel libyen évoquant ce soutien financier du régime de Tripoli au candidat Sarkozy au moment de l’élection présidentielle de 2007.
L’ancien chef de l’État français, qui n’a pas poursuivi une seule fois Mediapart en diffamation, a contourné le droit de la presse en nous attaquant pour « faux et usage de faux » au printemps 2012, tandis que nous ripostions en l’accusant de « dénonciation calomnieuse » (lire ici). L’enquête préliminaire menée par la police judiciaire ne lui ayant évidemment pas donné raison, Nicolas Sarkozy a déposé plainte avec constitution de partie civile à l’été 2013, procédure qui donne automatiquement lieu à l’ouverture d’une information judiciaire pour « faux et usage de faux ».
Mediapart, à travers son directeur de la publication Edwy Plenel et les deux auteurs de cette enquête, Fabrice Arfi et Karl Laske, a été placé fin 2013 sous le statut de témoin assisté dans ce dossier. Nous n’avons pas manqué de contester une procédure attentatoire au droit de la presse et de faire valoir le sérieux, la consistance et la bonne foi de notre enquête (lire ici et là).
De fait, nos révélations sont au cœur de l’information judiciaire ouverte un an plus tard, en avril 2013, pour « corruption » sur le fond des faits de cette affaire franco-libyenne qui inquiète grandement Nicolas Sarkozy et ses proches. C’est dans le cadre de cette instruction que Brice Hortefeux a été placé sur écoutes (comme MM. Sarkozy et Guéant) par les juges Serge Tournaire et René Grouman. Le contenu de l’écoute Hortefeux a ensuite été versé dans l’enquête des juges René Cros et Emmanuelle Legrand, chargés d’instruire la plainte pour faux déposée par Nicolas Sarkozy. Placé sous le statut de témoin assisté dans ce dossier, Mediapart a accès au contenu de la procédure.
En la révélant aujourd’hui, nous défendons nos droits et faisons valoir nos moyens de défense. Le contenu de cette écoute d’un ancien ministre de la République confirme que la procédure diligentée pour « faux et usage de faux » est une manœuvre de diversion pour faire écran au fond du dossier de corruption franco-libyen.
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