Il faut un culot monstre, voire un certain mépris de la justice, pour choisir pareille ligne de défense. Lundi 10 mars, devant le tribunal de grande instance de Paris, Patrick Buisson s’est présenté, par la voix de son avocat, comme une pure « victime ». La victime des journalistes d’Atlantico qui ont diffusé « à son corps défendant » quatre extraits de ses bandes, et la victime d’un dictaphone fou, qui se serait déclenché « à son insu ». La preuve ? Les bruits de graviers. « Je ne pense pas que Patrick Buisson ait voulu enregistrer les graviers à leur insu ! » a osé son avocat. Pour l’ancien “gourou” du chef de l’État et maître à penser de la droite ultra, le moment était pathétique.
Lundi, Nicolas Sarkozy et Carla Bruni demandaient non seulement au tribunal de condamner Patrick Buisson à 60 000 euros de dommages et intérêts pour avoir enregistré clandestinement l’ancien chef de l’État et plusieurs de ses conseillers au fil du quinquennat, mais ils réclamaient surtout le retrait immédiat des sons mis en ligne par Atlantico, les jugeant attentatoires à l’intimité de leur vie privée. À l’évidence, en agissant par référé (une procédure d’urgence), le couple veut prévenir de nouvelles fuites.
Attendue vendredi 14 mars, cette décision sera scrutée de près par les défenseurs de la liberté d’informer, huit mois après l’arrêt ubuesque de la Cour d'appel de Versailles qui a obligé Mediapart et Le Point, au nom précisément du respect de la vie privée, à supprimer toute citation des “bandes Bettencourt” réalisées par le majordome, y compris les passages ayant révélé la fraude fiscale de la milliardaire – Mediapart a depuis formé un recours.
À l’audience, cependant, l’avocat de Nicolas Sarkozy n’a pas fait de droit, ou quasiment pas. Ami de trente ans du président, Me Thierry Herzog s’est contenté de régler son compte personnel à Patrick Buisson, dépeint comme un traître doublé d’un « menteur ». Après la publication mi-février d’un premier indiscret sur l’existence de ces bandes, l’ancien journaliste s’était visiblement précipité dans les bureaux de Nicolas Sarkozy pour démentir « sur l’honneur » et « jurer les yeux dans les yeux qu’il n’y avait aucun enregistrement ».
Puis « il a menti une seconde fois », selon Me Herzog, en affirmant dans les médias « qu'il avait l'autorisation de Nicolas Sarkozy pour procéder ainsi ». En réalité, l’ancien conseiller « n'a fait qu'ajouter le mensonge au mensonge, l'amoralité à l'immoralité, la perversité à la déloyauté ! ». Se tournant vers le défenseur de Patrick Buisson, Me Herzog lui a lancé : « Soyez mon intermédiaire pour le lui dire ! »
En face, Me Gilles-William Goldnadel a tenté un rabibochage. « Patrick Buisson s’associe pleinement à la demande légitime des époux Sarkozy (de retirer les extraits du site), a plaidé l'avocat. Nous sommes victimes au même titre que les époux Sarkozy de la publication incriminée (…) et de cette perversion de la liberté de la presse ! » D’ailleurs, Patrick Buisson s’apprête à porter plainte pour « vol, recel et utilisation malveillante », afin de saisir « de quelle manière les enregistrements litigieux sont arrivés entre les mains du site incriminé », « car ce n’est pas Patrick Buisson qui les a fournis, ils ont été subtilisés ».
Admettons. Mais l’article 226-1 du Code pénal sur l’atteinte à la vie privée n’incrimine pas seulement la diffusion de paroles prononcées à titre confidentiel, il punit leur simple captation. Me Goldnadel le sait, alors il fait un effort pour imaginer que le dictaphone ne s’est pas déclenché accidentellement : « Si par pure hypothèse intellectuelle absurde, l’enregistrement était volontaire, mais que (Patrick Buisson) ne voulait rien en faire, il s’agit là d’un délit impossible… » Selon lui, « le délit prévu par l’article 226-1 n’est possible que si le prévenu a la volonté de porter atteinte à la vie privée ». Or Patrick Buisson, jure-t-il, n’a jamais eu l’intention de jouer au « mouchard de la République ».
Mais derrière le sort tragique de Patrick Buisson, se jouait lundi une bataille bien plus fondamentale, celle du retrait ou non des extraits sonores, de la prévalence ou pas du droit d’informer sur le respect de la vie privée d’un chef de l’État. Pour Me Richard Malka, défenseur de Carla Bruni, « il faut saisir l’occasion de sacraliser et sanctuariser la vie privée », et « réitérer la jurisprudence Bettencourt » (celle d'un arrêt de la Cour de cassation d'octobre 2011 défavorable à la publication d'enregistrements par Mediapart). « C’est le procédé (déloyal) qui importe », selon lui, quel que soit l’intérêt des informations révélées au public, leur nature professionnelle ou personnelle.
En l’occurrence, dans l’extrait où apparaissait sa cliente (dépublié dimanche par Atlantico), il était question du salaire présidentiel de Nicolas Sarkozy, jugé risible par Carla Bruni. « Qu’est-ce que ça apporte ça ? a interrogé Me Malka. C’est du journalisme, ça ? »
Dans tous les cas, « la diffusion de propos tenus à titre privé est une infamie », a poursuivi Me Malka, citant l’affaire des quotas à la Fédération française de football (déclenchée par Mediapart grâce à la captation clandestine d’une réunion interne à la FFF). « Il faut mettre un terme à ces dérives », dignes d’une « société orwellienne ». Bigre. « Sinon, on peut tuer n’importe qui en procédant ainsi, c’est la barbarie. »
Et pas question que les journalistes puissent « saucissonner » une conversation portant à la fois sur des faits privés et professionnels, qu’ils puissent « faire du tri sélectif pour échapper à la loi » en reproduisant uniquement les seconds ! « À partir du moment où (un média) diffuse une conversation teintée de vie privée, alors il faut réprimer », a tancé l’avocat de Carla Bruni.
En défense d’Atlantico, Me Basile Ader a dû ainsi expliquer que les extraits sélectionnés par la rédaction relevaient bien de « l’intérêt général », tel que défini par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme ; que « la première info, c’est le scandale Buisson lui-même ! » ; que même dans l’extrait retiré par Atlantico (« par souci d’apaisement » vis-à-vis de Carla Bruni), « il était intéressant » d’apprendre que le relogement de Brice Hortefeux était « un critère » de réflexion pour son limogeage du gouvernement. Bref, Atlantico a joué là « son rôle de chien de garde de la démocratie. »
En plus, « si on va devant la Cour européenne de Strasbourg, la jurisprudence a posé un statut spécial de la vie privée du président de la République, qui est aux antipodes de notre jurisprudence très protectrice pour un quidam anonyme, a rappelé Me Ader. Même sa santé peut être un élément d’intérêt général ! » L'avocat de Nicolas Sarkozy, Me Herzog, ne l'écoutait déjà plus, peut-être absorbé par la polémique du jour autour de sa propre mise sur écoute. Judiciaire celle-là.
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