Michel Koebel est maître de conférences en sociologie à l'unversité de Strasbourg. Spécialiste de la politique locale, il a publié Le Pouvoir local ou la démocratie improbable (2006, Éditions du Croquant). Il est le premier chercheur à avoir dépouillé le répertoire national des élus, conservé au ministère de l'intérieur, qui compile les déclarations remplies par les mairies après chaque élection. Une mine de renseignements sur les 500 000 élus locaux de France (voir toutes les références de ses travaux sous l'onglet Prolonger).
Dans cet entretien à Mediapart, il montre combien le maire, présenté comme la « personnalité politique la plus aimée des Français », peut aussi être un petit potentat local, dont le profil sociologique n'est pas toujours si proche de ses administrés. Il détaille aussi les lacunes de la démocratie locale à la française.
Le maire est souvent présenté comme la figure politique préférée des Français, comme si c'était la seule figure politique à qui on pouvait faire confiance. Est-ce le cas ? Et pourquoi un tel attachement ?
D'abord, ce sont des sondages qui disent cela, et je me méfie de leurs échantillons et de toutes ces enquêtes très générales posées en dehors des échéances électorales. Cela dit, la commune elle-même est conçue dans la décentralisation comme l'échelon du quotidien, des actes administratifs, de certaines démarches sociales. C'est peut-être parce que l'on recourt fréquemment aux services de la mairie qu'on la trouve plus utile que la région, le département ou le député.
Par ailleurs, il existe toute une rhétorique de la proximité qui laisse penser que le maire est proche des gens. En réalité, plus la taille de la commune est importante, moins vous allez croiser le maire lors d'une fête, dans une cérémonie ou dans la rue. Passé 10 000 ou 20 000 habitants, vous ne le connaissez plus que par le journal municipal, sur lequel il a une emprise totale, ou via la presse locale. Ce sont donc les stratégies de communication des maires qui leur permettent de se faire connaître. De là à dire qu'on les connaît bien, c'est une autre affaire ! D'ailleurs, depuis une quinzaine d'années le maire lui-même n'est plus épargné par la méfiance envers les politiques.
Des politologues parlent au sujet des maires de « présidentialisme municipal ». Les maires des 36 000 communes françaises seraient donc de petits potentats locaux ?
Cela arrive… et c'est le système qui veut ça. Dans les communes de plus de 3 500 habitants, le scrutin est à liste bloquée : on ne peut pas rayer ou rajouter des noms. Ce mode de scrutin est d'ailleurs étendu aux communes entre 1 000 et 3 500 habitants pour les municipales de mars. Ce scrutin concentre l'ensemble du bénéfice politique sur la tête de liste. Regardez les affiches électorales des municipales : il est très rare d'avoir les visages de l'ensemble des colistiers, même quand il y a dans la liste tel sportif local connu ou tel responsable associatif bien identifié par les habitants. À tel point que beaucoup de gens pensent encore que, lors des élections municipales, ils élisent le maire, alors qu'il s'agit en fait d'élire un conseil municipal.
Dans ce scrutin, une liste est donc d'abord une construction habile, qui donne à penser qu'il existe une diversité : il y a le ou les jeunes, plusieurs métiers représentés, etc. En réalité, être sur une liste, c'est déjà faire allégeance à la tête de liste. Et ça reste le cas si vous êtes élu : on ne critique pas publiquement le maire qui vous a pris sur sa liste. Il n'est pas rare que des adjoints se fassent démettre de leur fonction à la moindre contestation. Il y a une sorte de chape de plomb. Être élu dans une majorité municipale, bien souvent, c'est gagner le droit de se taire ! Et puis il y a même des petits despotes locaux, des gens qui ne délèguent absolument rien, veulent tout contrôler.
Par ailleurs, le scrutin, proportionnel avec une prime majoritaire à la liste arrivée en tête, crée des majorités puissantes et des oppositions réduites. La majorité est tellement confortable que ce n'est pas la peine de discuter. En Allemagne, c'est la proportionnelle intégrale qui s'applique : quand ils n’obtiennent pas la majorité des sièges – ce qui est fréquent –, les élus sont souvent obligés de discuter et de faire des compromis avec les autres élus en fonction des projets.
Vous écrivez : « La décentralisation devait, selon ses promoteurs, rapprocher les élus des citoyens. Elle n’a fait que les en éloigner socialement. » Vous montrez que si, parmi les 500 000 élus locaux, il y a toujours beaucoup d'agriculteurs, car 86 % d’entre elles sont des communes de moins de 2 000 habitants, leur nombre diminue, de même que celui des ouvriers et de petits travailleurs indépendants. Les maires sont de plus en plus des retraités, des fonctionnaires, des cadres. Dans ce domaine aussi, la sélection sociale semble jouer à plein...
Depuis le début des années 1980 et la décentralisation, le nombre de maires agriculteurs ne cesse de baisser, plus vite que la population des agriculteurs ne se réduit. Sur les 36 000 maires, seuls 800 sont des ouvriers et 94 % d’entre eux dans des communes de moins de 1 500 habitants. Les commerçants, notaires, etc., sont de moins en moins nombreux. En revanche, le nombre d'employés a augmenté, principalement car les lois sur la parité ont fait entrer plus de femmes dans les conseils municipaux, et les femmes sont à 80 % des employées…
Ces chiffres montrent que même dans les petites communes, le capital de notable n'a plus autant de valeur, car la gestion locale est de plus en plus complexe. Les tâches se compliquent, cela favorise des professions qui gèrent au quotidien des dossiers, animent des équipes, utilisent la communication. Il y a donc une première forme de sélection par les compétences réelles. Mais il y a aussi une sélection par les compétences "supposées" : par exemple, les ouvriers vont souvent ne pas oser se présenter parce qu'ils pensent ne pas avoir les qualités pour gérer une mairie. Les électeurs eux-mêmes votent d'ailleurs plus volontiers pour des chefs d'entreprise, des médecins, des professeurs ou des ingénieurs que pour des ouvriers ou des employés, car ils pensent qu'ils ont davantage les capacités pour gérer. Dans Au nom du maire (un documentaire de 2004), on voit le quotidien d'une maire, ouvrière en usine, qui gère une commune de 7 000 habitants, Louvroil (Nord).
Quand je l'ai rencontrée lors d’une projection publique, je lui ai dit « Vous devez être la seule maire ouvrière d'une commune de cette taille ». Elle a ri, et m'a dit qu'effectivement le documentaire ne disait pas tout : elle était certes ouvrière en usine, mais elle y a pris très vite des responsabilités, a longtemps milité à la CGT et au PCF, jusqu’à y prendre des responsabilités nationales, et elle est devenue vice-présidente du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais. Et elle avait choisi de se présenter à Louvroil parce que le FN y avait fait le meilleur score dans la région. Cet exemple montre que tout peut s’apprendre, mais qu’il faut en avoir la possibilité et le temps.
Faudrait-il donc former les maires pour qu'ils représentent davantage leurs administrés ?
Depuis une quinzaine d'années, les élus locaux ont de plus en plus de possibilité de se former… une fois qu'ils sont élus ! En réalité, il faudrait proposer aux candidats aux municipales de se former gratuitement dans des centres de formation pour acquérir des compétences qu'ils n'ont pas forcément : la prise de parole en public, la connaissance des dossiers à gérer, la façon d'animer une réunion, etc.
Et les maires des grandes villes ? Il n'y a pas beaucoup d'ouvriers ou d'employés parmi eux…
Le profil des maires des grandes villes est encore plus sociologiquement marqué. Ce sont des professionnels de la politique. Ils appartiennent aux catégories sociales les plus favorisées.
Mais le non-cumul des mandats va changer cela, non ? Le fait qu'il ne soit plus possible de cumuler un mandat de parlementaire avec un exécutif local à partir de 2017 ne va-t-il pas permettre l'émergence d'autres profils ?
Ça reste à voir ! Il sera toujours possible de rester maire et président d'un exécutif intercommunal, départemental ou régional ; ou encore parlementaire et conseiller départemental (ou régional). Et il sera toujours possible de présenter à sa place son homme de paille ou son conjoint pour garder en quelque sorte le siège au chaud. Dans les villes allemandes, les maires et leurs adjoints sont des professionnels, très bien payés. Et il n'est pas question qu'ils cumulent avec une autre profession, d'autres postes ou des fonctions dans des syndicats locaux.
D'après vos travaux, « l’âge d’or du pouvoir local se situe entre 50 et 80 ans », seuls 3,7 % des maires en France et 10,3 % des adjoints ont moins de 40 ans. C'est la prime à la maturité… voire à la vieillesse quand on parle d'octogénaires !
Il y a encore 20 ou 30 ans, on devenait plus souvent maire par sa notoriété, son investissement durable dans la commune, etc. Il fallait être devenu un notable local pour être élu maire, et cela pouvait prendre des lustres. Les compétences réelles, aujourd'hui, quelqu'un de 25 ans peut les avoir. Pourquoi faudrait-il attendre 60 ans pour gérer une commune ? Pourtant, de la même manière que la domination masculine continue de peser énormément dans la sélection du personnel municipal, il subsiste une domination de l'âge. Dans les esprits des élus, comme dans celui des électeurs, on continue de croire qu'il faut avoir de l'expérience pour gérer une mairie. Et quand il y a transmission du pouvoir, c'est en général à un dauphin qui a fait preuve d'une abnégation totale pendant des années. Cela ne laisse pas beaucoup de chances aux gens qui n'appartiennent pas déjà au sérail.
Avec les lois sur la parité, les conseils municipaux se sont fortement féminisés. La fonction d'adjoint s'est elle aussi féminisée avec la loi de 2007 qui a étendu la parité aux adjoints. Aujourd'hui, 48 % des adjoints sont des femmes dans les communes de plus de 3 500 habitants. Mais vous montrez que seules 10 % des maires sont des femmes ! Et qu'au sein même des exécutifs, les délégations les plus prestigieuses (finances, etc.) sont souvent attribuées aux hommes.
Oui, la plupart des attributions les plus prestigieuses sont massivement confiées à des hommes. Et les attributions les moins convoitées sont confiées très majoritairement à des femmes. Il s'agit d'attributions souvent associées, dans les représentations communes, à de supposées compétences féminines. 93 % des adjoints « petite enfance, enfance et famille » sont des femmes ! C’est le cas aussi de plus de trois quarts des adjoints à l’« animation/vie associative » et au « social », 70 % pour le « scolaire ». C'est inimaginable et même caricatural ! Mais c'est autant le produit d'une assignation par les hommes que d'une forme d'auto-assignation par les femmes. D'ailleurs, les hommes cumulent aussi davantage les représentations (rémunératrices) au niveau intercommunal.
Les dépenses des collectivités locales sont dans le viseur de l'exécutif. François Hollande veut regrouper des régions, mais le pouvoir a aussi en tête les dépenses des collectivités locales. De fait, le personnel a beaucoup augmenté dans les communes et les intercommunalités ces dernières années. Faut-il réduire le nombre de communes ? Mutualiser encore plus ?
L'État a encouragé les communes à se regrouper par des dotations financières. Désormais, les plans locaux d'urbanisme vont devenir intercommunaux, et la clause de compétence générale, qui permettait aux communes de tout faire, ne tardera pas à être remise en cause, malgré les discours rassurants du gouvernement. Le problème, c'est que l'intercommunalité privilégie souvent les communes-centres. La plupart des conseillers des autres communes n'osent pas s'opposer à la ville-centre car ils défendent leurs intérêts proprement communaux et vont fermer les yeux sur la plupart des grandes décisions à condition de garantir les quelques avantages qu’ils visaient en acceptant d’intégrer l'intercommunalité. On est en train de recentraliser au niveau local dans des villes-centres, qui sont elles-mêmes dirigées par un quarteron formé par le premier magistrat, un ou deux adjoints, le directeur général des services et le directeur du cabinet, bref une élite sociale et politique locale qui concentre l’essentiel du pouvoir communal et intercommunal. Les villages risquent d'être les grands perdants de l'affaire, notamment en terme de présence des services publics.
Lors des municipales des 20 et 23 mars, le scrutin de liste va être étendu aux communes entre 1 000 et 3 500 habitants. Et ces listes devront être paritaires. N'est-ce pas un vrai progrès démocratique ?
Sur le papier, oui. Mais derrière l'objectif d'une plus grande démocratisation, cette réforme risque en fait de concentrer encore davantage le pouvoir dans les communes sur quelques personnes. Quant à la parité, il y aura certes environ 15 000 femmes supplémentaires dans les conseils municipaux en mars 2014. Mais si vous rapportez ce chiffre à l'ensemble des communes où cela s'applique, cela ne fera en moyenne que deux femmes de plus par conseil : dans ces communes, il y a déjà 35 % de femmes. Donc, ce n'est pas la révolution annoncée. Par ailleurs, il y a une autre modification importante : lors des municipales des 20 et 23 mars, les électeurs vont aussi élire leurs conseillers communautaires. Là encore, il s'agit sur le papier d'instaurer plus de démocratie. Mais en réalité, il ne sera pas possible de « panacher », de faire son choix parmi les noms proposés. Le pouvoir des intercommunalités, où les débats démocratiques sont quasi inexistants, va donc se concentrer encore plus dans les mains de ceux qui détiennent déjà le pouvoir dans les communes.
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BOITE NOIREL'entretien, réalisé lundi 24 février par téléphone, a été relu et légèrement amendé par Michel Koebel.
Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.
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