Mohammed VI a des amis fidèles. La France en fait partie. A tel point que lorsqu’un juge d’instruction français cherche à convoquer le directeur des services de renseignement marocains dans le cadre d’une plainte pour torture, le quai d’Orsay promet de se mêler d’une enquête en cours. Et que le président Hollande décroche son téléphone pour apaiser le roi.
Jeudi, l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat) apprend par hasard que le ministre marocain de l’intérieur, en visite en France, est accompagné du patron de la Direction générale de la surveillance du territoire, la DGST, Abdellatif Hammouchi. L’ONG se mobilise aussitôt : elle s’est constituée partie civile dans plusieurs plaintes pour torture, complicité de torture et non-assistance à personne en péril, visant notamment ce personnage secret mais très puissant de l’appareil sécuritaire marocain.
Dans l’un des cas, celui d’un Franco-Marocain, condamné au Maroc et récemment libéré, une juge d’instruction a été désignée en fin d’année dernière. Elle n’a pas encore commencé son enquête mais alertée, elle se décide à agir. Hammouchi est de passage, et les autorités judiciaires rarement averties de ses visites dans la capitale française. Jeudi 20 février, la magistrate décide donc d’envoyer sept policiers à la résidence de l’ambassadeur du Maroc en France, à Neuilly-sur-Seine, où est hébergé pour la journée le directeur de la DGST. L’objectif ? Lui remettre une convocation à une audition.
L’affaire aurait pu s’arrêter là : les policiers n’étaient pas venus arrêter Abdellatif Hammouchi et, le soir même, le patron du contre-espionnage était déjà dans l’avion. Mais les autorités marocaines n’ont pas apprécié la manœuvre. Elle l’ont d’autant moins goûtée que le ministre de l’intérieur marocain se trouvait au même moment dans la résidence de l’ambassadeur pour une rencontre avec des journalistes.
Hasard du calendrier, l’acteur Javier Bardem a lâché au même moment une petite bombe lors de la projection d’un documentaire sur le Sahara occidental, dont le Maroc revendique la propriété malgré l’opposition du Front Polisario, soutenu par l’Algérie : « L'ambassadeur de France aux Etats-Unis, François Delattre, qu'on a rencontré en 2011, nous a dit que le Maroc est une maîtresse avec laquelle on dort toutes les nuits, dont on n'est pas particulièrement amoureux mais qu'on doit défendre », a affirmé Bardem à Paris le 18 février. Des propos démentis depuis par le quai d’Orsay qui jure que l’acteur espagnol n’a jamais rencontré Delattre.
Vendredi soir, l’ambassadeur de France au Maroc a été convoqué par le ministère des affaires étrangères, « pour lui signifier la protestation vigoureuse du royaume ». Les autorités marocaines ont également exigé « avec insistance que des explications urgentes et précises soient données à cette démarche inadmissible et que les responsabilités soient identifiées ».
Quant à l’ambassade du Maroc en France, elle a estimé que « la violation des règles et usages diplomatiques universels et le non-respect des conventions entre les deux pays suscitent de nombreuses interrogations sur les motivations réelles de cette affaire et ses véritables commanditaires ». Avant d’ajouter, sur un ton complotiste : « La forte présence policière est intervenue curieusement à un moment où le ministre de l’Intérieur du Maroc était en réunion à la résidence avec plusieurs journalistes. »
Depuis le week-end, la colère du royaume n’a pas décru : convoquer le responsable des services secrets et parler du Sahara occidental sont deux des tabous les plus ancrés à Rabat. Lundi, le régime de Mohammed VI, fils d’Hassan II, a même annulé la conférence et tous les entretiens programmés le lendemain à Rabat avec Nicolas Hulot, envoyé spécial officiel du président de la République pour la protection de la planète.
François Hollande a finalement décroché son téléphone, lundi soir, pour appeler Mohammed VI. « Ils se sont parlés pour dissiper tout malentendu et réaffirmer l’amitié très proche entre le Maroc et la France. Si affaire il y a eu, elle est close. Le malentendu a été levé », explique-t-on à l’Elysée.
Lundi matin, l’ambassadeur du Maroc en France avait déjà été reçu par le directeur adjoint du cabinet de Laurent Fabius. Et samedi, le quai d’Orsay avait publié un communiqué d’une phrase : « En réponse à la demande des autorités marocaines, nous avons immédiatement demandé que toute la lumière soit faite, le plus rapidement possible, sur cet incident regrettable, dans l’esprit de l’amitié confiante qui lie la France et le Maroc. » Un communiqué visé par le cabinet de Laurent Fabius et dont l’Elysée a été alerté.
Le quai d’Orsay sous-entend donc qu’il va se mêler d’une procédure judiciaire en cours. Interrogé depuis, le ministère s’en défend et jure qu’aucune pression n’a été exercée sur les juges ou le parquet, même si les diplomates ne décolèrent pas de voir une magistrate envoyer une escouade de policiers auprès d’un personnage si puissant sans y mettre plus de formes. « Nous respectons scrupuleusement la séparation des pouvoirs et il n’y a pas d’ingérence dans la procédure judiciaire », a précisé mardi le porte-parole du quai d'Orsay. Du côté du ministère de la justice, c’est silence radio : « Le juge d’instruction est un magistrat indépendant. »
Selon plusieurs sources, le communiqué du quai d’Orsay a pour seul objectif d’apaiser les autorités marocaines. Il n’empêche : selon nos informations, le parquet spécialisé pour les crimes de guerre, les génocides et la torture avait contacté jeudi le ministère français des affaires étrangères pour lui demander si Hammouchi disposait ou non de l’immunité diplomatique. La réponse ne lui revenue que samedi matin. Trop tard. « C’est une méthode assez fréquente du quai d’Orsay pour avoir le temps d’exfiltrer d’éventuels mis en cause étrangers », affirme une source judiciaire.
Les plaignants sont furieux. « Il n’y a pas de "lumière" à faire ni même d’enquête à mener, s’indigne Hélène Legeay, responsable Maghreb/Moyen-Orient à l’Acat, qui s’est constituée partie civile. La violation flagrante du principe fondamental de séparation des pouvoirs à laquelle s’est livré le quai d’Orsay dans sa déclaration est préoccupante. » « L’avocat que je suis est particulièrement surpris de cette réaction, le militant des droits de l’homme aussi. En même temps, je suis un peu désabusé. Ce n’est pas la première fois que cela arrive. Je m’attendais à une réaction de ce type, mais pas de façon aussi flagrante », explique de son côté Joseph Breham, avocat de deux des trois plaignants. Avant d’ajouter : « Tout cela montre la puissance des relais marocains en France. »
« J’ai été insulté par les autorités marocaines, c’est une chose. Mais par le ministère des affaires étrangères français, c’est pire ! Je suis effaré… Je sais qu’on est en crise, qu’on a des intérêts à défendre mais là, ça va trop loin. La France se met à quatre pattes devant des tortionnaires ! », témoigne Adil Lamtalsi, un des plaignants joint par téléphone. Franco-Marocain de 33 ans, il a été arrêté en 2008 à Tanger dans le cadre d’une enquête pour trafic de stupéfiants.
Selon son témoignage, il a aussitôt été transféré, par hélicoptère, les yeux bandés et les mains menottés, vers le centre de détention de Temara, près de Rabat, géré par la Direction générale de la surveillance du territoire. Un centre dont l’existence est niée par les autorités, mais corroborée par de nombreux témoignages (notamment dans un rapport de l’ONG Human Rights Watch).
Adil Lamtalsi a raconté y avoir passé trois jours, au cours desquels il dit avoir été privé de sommeil, frappé, électrocuté, suspendu par les pieds pendant une heure, plongé la tête dans l’eau… Il a aussi sous-entendu avoir été victime de sévices sexuels. Selon son témoignage, les agents de la DGST lui ont cassé le pouce pour l'obliger à apposer son empreinte sur son témoignage forcé, utilisé lors de son procès. En novembre 2008, Lamtalsi a été condamné à dix ans de prison pour détention et trafic de cannabis. Il a été transféré en France en mai 2013, avant d’être libéré le 14 février dernier. Soutenu par l’Acat, il a porté plainte à son retour dans l’Hexagone pour torture, complicité de torture et non assistance à personne en péril. Le chef de la DGST marocaine est nommément visé pour complicité de torture.
Deux autres plaintes soutenues par l’Acat citent également le nom d’Abdellatif Hammouchi. La première concerne un autre détenu de droit commun franco-marocain, Mostafa Naïm, qui affirme lui aussi être passé par Temara. Il est actuellement détenu en France.
La deuxième est encore plus sensible pour les autorités marocaines puisqu’elle a été déposée par Ennaâma Asfari, célèbre défendeur des droits des Sahraouis, détenu au Maroc depuis le mouvement de 2010. A l’époque, les Sahraouis s’étaient massivement mobilisés pour dénoncer leurs conditions de vie, demander des réformes économiques et sociales et des emplois dans la fonction publique. La répression avait été violente.
Condamné avec 23 autres Sahraouis en février 2013, Ennaâma Asfari purge actuellement une peine de 30 ans de réclusion et témoigne lui aussi d’actes de torture. Son avocat, Joseph Breham, a déposé le 20 février une plainte en France pour torture ou complicité de torture à l’encontre de plusieurs responsables marocains, dont le directeur de la DGST.
Ces plaintes embarrassent évidemment les autorités françaises. Sous la gauche comme sous la droite, le royaume est considéré comme un allié précieux. Ce fut le cas avec Hassan II sous François Mitterrand et Jacques Chirac et cela l’est toujours avec Mohammed VI. En 2007, une autre affaire judicaire avait provoqué la fureur de Nicolas Sarkozy et du roi, avec le lancement par un juge d’instruction de plusieurs mandats d’arrêt internationaux contre des ressortissants marocains impliqués dans la disparition en 1965 de Mehdi Ben Barka.
Mohammed VI a aussi été le premier chef d’Etat étranger à être reçu à l’Elysée après l’élection de François Hollande en mai 2012. Lors de sa visite à Rabat, en avril 2013, le président français avait ravi ses hôtes en célébrant la « stabilité » du pays face aux printemps arabes « porteur de risques ». Il n’a pas non plus changé la position de la France sur le Sahara occidental : la France continue d’être opposée à l’indépendance de cette région annexée en 1975.
BOITE NOIREToutes les personnes citées, sauf mention contraire, ont été interrogées lundi et mardi.
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