Chez Orange, la censure, ce n’est pas du cinéma. Selon des documents auxquels Mediapart a eu accès, les intérêts personnels du président du groupe Stéphane Richard interfèrent avec la ligne éditoriale. Fin 2013, à un moment où le journal Le Monde publiait plusieurs articles sur l’affaire Tapie incriminant Stéphane Richard, il a été demandé à la directrice générale de la filiale Frédérique Dumas de renoncer à financer un film sur Yves Saint-Laurent, celui que préparait Bertrand Bonello, pour ne pas « s’attirer les foudres » de Pierre Bergé, actionnaire du quotidien supposé peser sur la ligne éditoriale, et ancien compagnon du célèbre couturier.
Frédérique Dumas, productrice très respectée dans le milieu, a alors refusé de sacrifier un projet artistique au profit des intérêts privés du P-DG. Le 7 février 2014, elle a été révoquée. Déjà, en 2011, la filiale Orange Studio s’était vu interdire par la direction du groupe de financer tout « film politique ». La décision avait été prise après deux longs-métrages de Mathieu Kassovitz (L'Ordre et la morale) et de Nicolas Hulot (Le Syndrome du Titanic), jugés trop dérangeants. Les producteurs et réalisateurs, à qui nous avons appris ces ingérences, se disent choqués. Orange tente de minimiser.
En juin 2013, Stéphane Richard est au cœur d’une tempête judiciaire et médiatique, largement chroniquée sur Mediapart depuis 2008. Le journal Le Monde publie plusieurs articles qui décrivent le rôle de l’ancien directeur de cabinet de la ministre de l’économie Christine Lagarde lors de l’arbitrage favorable rendu à Bernard Tapie en 2008 dans l’affaire Adidas. En un mois, une trentaine de papiers relatant les évolutions de l’enquête judiciaire en cours évoquent les responsabilités de celui qui est entretemps devenu P-DG d’Orange. Le 13 juin, un article est titré : « L’avenir de Stéphane Richard à la tête d’Orange en question ». Le 17 juin, « Amère et troublée, Mme Lagarde se défausse sur M. Richard, son ex-collaborateur ». Le 18, « M. Richard aux policiers : “C'est Mme Lagarde qui a donné [son] accord” en faveur de l'arbitrage ».
Ce même 18 juin, en fin d’après-midi, Frédérique Dumas, directrice d’Orange Studio (anciennement appelée Studio 37) depuis sa création en 2007 reçoit un message sur la boîte vocale de son téléphone. Celle qui a coproduit des films comme The Artist, Les Beaux Gosses, Gainsbourg vie héroïque ou encore Welcome, entend la voix de Xavier Couture, conseiller spécial du P-DG d’Orange Stéphane Richard lui dire ceci :
Voici la retranscription du message de Xavier Couture :
« Oui, Frédérique, c’est Xavier, écoute, on discutait avec Stéphane, de la problématique du Monde au sens le plus large avant que, voilà, que j’essaie de convaincre les journalistes du Monde d’être un peu plus gentils avec Stéphane, et pas de faire un feuilleton avec une histoire qu’on aimerait bien voir retomber. Je pense qu’il serait utile de réfléchir à deux fois avant de financer le film sur Yves Saint-Laurent qui est très contesté par Pierre Bergé comme tu le sais, voilà. Donc ça n’a pas un lien de cause à effet immédiat, mais je pense que c’est peut-être pas utile en ce moment de s’attirer les foudres de Pierre Bergé. Donc je ne sais pas où tu en es sur ce film. On me dit que Orange Studio aurait l’intention de le produire, or à ce stade Stéphane n’est pas vraiment favorable voilà, écoute tu peux me rappeler quand tu veux. Je t’embrasse. »
Orange Studio coproduit en effet le film à hauteur de 1,3 million d'euros – une autre société de production, Europa Corp, investit la même somme. Mais au mépris de la liberté éditoriale d’une filiale censée être indépendante et pour préserver les intérêts privés de Stéphane Richard, il est demandé à Frédérique Dumas de renoncer à financer le long-métrage de Bertrand Bonello. Le tout pour satisfaire Pierre Bergé, dont on suppute qu'il exerce une influence sur le contenu des articles du Monde, et dont tout le monde sait à l’époque qu’il privilégie un autre film sur Yves Saint-Laurent, signé Jalil Lespert, comme Mediapart l’a déjà raconté.
Afin de confirmer l’authenticité de l’enregistrement et d’obtenir des explications, Mediapart appelle donc Xavier Couture pour lui demander s’il a bien laissé un message de ce type. Réponse de l’intéressé : « C’est ridicule. J’ai été journaliste, éditeur de presse. Vous imaginez la rédaction du Monde et les journalistes qui suivent ces dossiers en reçevant un appel de Pierre Bergé sur le thème “Calmez-vous”. Ça n’existe pas. Je ne suis ni naïf ni idiot. »
Xavier Couture explique : « Je suis depuis très longtemps lié à Pierre Bergé. Il était le promoteur du film de Jalil Laspert sur Yves Saint-Laurent. Il considérait que l’autre film en élaboration n’était pas conforme à l’idée qu’il se faisait d’Yves Saint-Laurent. Il s’est permis de m’appeler en me disant amicalement qu’il n’était pas favorable à ce qu’on le soutienne. »
Xavier Couture conteste d’abord l’existence même du message, évoquant une « création ». Puis quand on lui lit mot à mot, il tempère : « Ça me paraît assez bénin. Si on peut s’éviter de se mettre Pierre à dos, c’est aussi bien. Stéphane n’était peut-être pas favorable à ce qu’on mette Pierre Bergé de mauvaise humeur. On est tous copains avec lui. La belle affaire. »
Pour Xavier Couture, « ce serait fort si on avait renoncé au film. Mais ce n’est pas le cas. Ce n’est pas un ordre, assure-t-il. J’ai demandé à ce qu’on réfléchisse. On a réfléchi. On a fait le film. Il y a zéro problème. »
Mais pourquoi avoir tenté ? Pourquoi mentionner Le Monde s’il ne s’agissait pas d’obtenir des faveurs éditoriales ? Pourquoi faire passer les intérêts privés du P-DG avant ceux de son entreprise, qui avait décidé de faire le film ? « C’est une ignominie à laquelle je ne peux qu’apporter une récusation formelle. Je porterai plainte en diffamation. Il va falloir que vous fassiez la preuve que j’ai tenu ces propos. »
Face à ses réactions outrées, Mediapart décide alors de faire écouter l’enregistrement à Xavier Couture, qui reconnaît sa voix. Changement de pied : « Je ne suis même pas certain que Stéphane m’ait demandé quoi que ce soit. Pour essayer d’aider Pierre Bergé, j’ai utilisé tous les arguments. Je prends ça entièrement sur moi. Ça vous évitera d’appeler Stéphane Richard. D’ailleurs, on va s’en tenir à cette version : j’ai outrepassé mes droits en disant que Stéphane Richard était défavorable, alors qu’en fait, il n’était pas au courant. » Le P-DG d'Orange, qui n’a pas souhaité nous répondre, n’y serait donc pour rien.
Au bout du compte, Orange Studio a bien financé le film : « Christophe Lambert (d’Europa Corp, coproducteur du film) m’a dit qu’on ne pouvait pas se désengager. » Contacté, Christophe Lambert explique qu’« à l’époque rien n’était signé, mais Orange avait pris un engagement moral ». Et il précise : « Ce film devait exister en dépit des pressions, au nom d’une certaine liberté du cinéma. Et sans Orange, il n’aurait pas vu le jour. »
Au vu de ce contexte, difficile pour le groupe de Stéphane Richard de se désister en dernière minute sans susciter un scandale. D’autant que Frédérique Dumas résiste : « Le scénario était magnifique, Bertrand Bonello est un grand réalisateur. Je ne pouvais pas ne pas le faire. »
Contacté par Mediapart, Pierre Bergé ne souhaite pas dire si il est bien intervenu ou si ses désirs ont été anticipés. Ni « apporter de commentaire » à l’affaire.
Bertrand Bonello, lui, ne s’en prive pas. Le réalisateur, à qui l'on relate les faits, se dit « choqué » : « Toute l’histoire de ce film a été compliquée. Il y a eu beaucoup d’interventions. Je n’étais pas au courant de celle-ci. C’est un message vocal sans appel. Sans ambiguïté. Je suis abasourdi. Maintenant, ça dépasse le cinéma. On est dans les intérêts privés de deux personnes, Stéphane Richard et Pierre Bergé. On n’est plus du tout sur le fait de produire ou non un film en fonction de sa qualité. Je suis d’autant plus choqué que quelques jours après ce message, en juillet, j’ai rencontre Pierre Bergé qui m’avait tancé : “Je vous en voudrais de me faire passer pour un censeur, moi l’ami des artistes.” »
Sept mois mois plus tard, le 7 février 2014, Frédérique Dumas est révoquée. « Mais cela n’a aucun lien avec cette affaire », assure Orange qui, pour des raisons juridiques, se dit dans l’impossibilité de s’exprimer sur les raisons de cette séparation.
D’après nos informations, cette intervention spectaculaire dans la ligne éditoriale de Studio Orange n’est pas pas la première du genre. Le 16 novembre 2011, sort le film de Mathieu Kassovitz L’Ordre et la morale, consacré à la prise d’otages de gendarmes dans la grotte d’Ouvéa et à l’intervention sanglante de l’armée, quelques jours avant le second tour de l’élection présidentielle de 1988 opposant François Mitterrand à Jacques Chirac (relire notre analyse du film ici).
Quinze jours plus tard, le 1er décembre 2011, se réunit le conseil d’administration de Studio 37. Siègent notamment ce jour-là Christine Albanel, présidente du conseil d’administration, porte-parole d’Orange, ancienne ministre de la culture (2007-2009) et ancienne plume de Jacques Chirac ; Gervais Pellissier, n° 2 du groupe et proche de Stéphane Richard, ou encore Elie Girard, directeur de la stratégie et du développement.
Mediapart s’est procuré le procès-verbal de ce conseil d’administration dont voici un extrait :
« Les membres du conseil commentent les derniers films coproduits. Gervais Pellissier commente le film de Mathieu Kassovitz L’Ordre et la morale et précise qu’il ne souhaite pas que le groupe poursuive sur une ligne éditoriale de ce type. Il précise que les fonds qui nous sont confiés, par notre actionnaire principal, ne doivent pas servir à financer des films politiques et que nous devons rester mesurés quand il s’agit d’histoires récentes. Christine Albanel précise que ce film est sorti trop tôt par rapport aux faits et qu’il aurait été préférable d’attendre quelques années encore avant de sortir ce film. Il en est de même pour le film de Nicolas Hulot Le Syndrome du Titanic, qui a été un mauvais choix d’après Elie Girard.»
Le conseil doit tirer les leçons de ces choix et faire preuve de plus de circonspection quand on touche à une actualité récente qui pourrait avoir un impact "politique" sur le groupe. »
Pour Frédérique Dumas, qui assiste au conseil, la sentence est définitive. Interrogée sur ce point, elle reconnaît aujourd’hui qu’elle a obtempéré : « Dans les deux années qui ont suivi, on est par exemple venu me proposer un film sur une candidate à l’élection présidentielle et un film sur Karachi. Je savais qu’il m’était impossible de les produire. »
Xavier Couture, membre de droit du conseil d’administration à l’époque, mais absent ce 1er décembre 2011, est choqué par notre question sur le refus de financer des films politiques : « Je n’ai jamais jamais entendu parler de ça. Jamais. Ça me paraît lunaire. Les règles de gouvernance du studio laissaient une totale indépendance à Frédérique Dumas et je ne vois pas la maison prendre une décision aussi stupide. C’est impossible. Le cinéma par définition rend compte de la vie en général, de la vie de la cité parfois, et donc la politique est directement associée à une démarche cinématographique. Le contraire serait sans objet : la liberté éditoriale est consubstantielle de la vie culturelle d’une manière générale et en particulier de la vie du cinéma. Personne n’a jamais contesté les choix éditoriaux de Frédérique Dumas. »
Quand on insiste, Xavier Couture s’offusque de plus belle : « Je ne sais pas qui vous a raconté des blagues pareilles. Lors des films de Kassovitz et Hulot, le conseil d’administration s’était étonné des piètres résultats financiers mais pas de leur caractère politique. Pas sur le fond. Vous imaginez une maison comme la nôtre, cotée en Bourse, où le président est visible et qui a une filiale de coproduction, s’amuser à jouer avec la politique, avec le choix éditorial ? »
La preuve est pourtant bien là, dans le PV auquel nous avons eu accès et que nous lisons à Xavier Couture. Après avoir rappelé que ces films ont bel et bien été produits, il explique : « Orange est une entreprise dont l’actionnaire de référence est l’État, une entreprise qui a vocation avant tout à servir l’infrastructure du pays par un équipement de réseaux. C’est donc très compliqué d’affirmer des opinions politiques fortes qui peuvent être en opposition avec tel ou tel acteur politique qui par ailleurs accompagnent la vie de l’entreprise. C’est compliqué car on finit toujours par fâcher quelqu’un. Une œuvre avec un fort parti pris risque d’être en contradiction avec telle ou telle opinion de tel ou tel parti, des choix politiques ou d’administrations. »
Xavier Couture tente de minimiser : « Je me souviens de CB 2000, la filiale cinématographique dirigée par Francis Bouygues, c’était pareil. Ils faisaient peu de films politiques car l’entreprise intervenait sur des marchés allant à de grandes entreprises. Ça me paraît assez légitime. »
Comme Xavier Couture, Christine Albanel commence par nier toute intervention dans la ligne éditoriale. « Dans mon souvenir, il y avait eu une discussion avant de financer le film de Kassovitz, c’est tout. Mais on n’a mis aucun obstacle. Et on ne peut absolument pas dire qu’il y a eu une décision formelle pour éviter les films politiques. »
Mais pourquoi considérer, près de 25 ans après les faits, qu’il est trop tôt pour faire un film sur une tuerie ? « Il y a le temps de l’histoire et un temps plus immédiat. On n’a cependant pas empêché le film d’être produit. Cela prouve qu’il n’y a eu aucune censure. Mais c’est un film qui n’a pas rencontré son public, il y a peut-être des raisons à cela. »
Christine Albanel ne se souvient d’aucune consigne. « Je n’en ai pas le souvenir, et même s’il y a une discussion pour dire “bon, ça n’a pas marché, c’était un peu sensible”, so what ? On peut aussi avoir des souhaits, des préférences, vouloir toucher le plus grand public. S’il n’y a pas eu d’autres films politiques, c’est qu’on ne nous en a pas proposé. »
Pour Frédérique Dumas, les choses sont pourtant limpides : « Studio 37 a été créé par Didier Lombard, qui tenait à l’indépendance éditoriale de la filiale. Rien ne relevait du groupe. Sous Stéphane Richard, il a été mis fin à cette indépendance. »
Mathieu Kassovitz, directement concerné et à qui l’on rapporte la teneur du conseil d’administration, ne se montre qu’à moitié surpris : « Ce qui me surprend, c’est que Hulot et moi, on ait réussi à faire nos films. Les grands groupes n’ont aucun intérêt à financer ce genre de projets qui ne rapportent rien et qui les mettent en difficulté puisque leurs patrons sont amis ou travaillent avec des hommes politiques. Je n’ai jamais eu de problème avec Orange. Je découvre les coulisses. C’est comme ça. »
L’allusion de Christine Albanel au laps de temps insuffisant laissé depuis 1988 ne l’étonne guère plus : « Ces gens-là voudraient qu’on attende leur mort. Ils n’aiment pas qu’on leur rabâche des choses. On ne fait rien sur la guerre d’Algérie, rien sur la guerre d’Indochine. Il y a beaucoup plus de possibilités aujourd’hui de faire un cinéma politique et à controverse aux États-Unis qu’en France, alors qu’on est le pays qui a créé ce cinéma. »
Mathieu Kassovitz en profite pour rappeler tout ce que son film a subi : « L’Ordre et la morale a été censuré en Nouvelle-Calédonie, où il n’est pas sorti. L’argument du distributeur était que les gens risquaient de brûler la salle… Je suis sûr qu’on me dirait la même chose aujourd’hui sur La Haine : le film terminerait sur YouTube. Mais la première censure, c’est quand on me dit que L’Ordre et la morale n’est pas un film pour Cannes. Et qu’un des films qui prend sa place est La Conquête, ce magnifique pamphlet pro-Sarkozy. »
Nicolas Hulot, dont le film est cité comme un contre-exemple de ce qu'il faut faire lors de ce conseil d’administration, dénonce également « une forme de censure ». L’homme, qui se dit désolé pour les réalisateurs qui sont passés derrière et qui n’ont pas pu faire leur film, trouve le contenu du PV « affligeant ». « C’est un mélange des genres anormal. Mais chacun appréciera. » Nicolas Hulot explique qu’il n’a jamais eu de retour sur son film de la part d’Orange. « Mais à l’évidence, ils ne s’attendaient pas à une approche aussi cinglante de notre société. J’ai bien vu que s’ils avaient su, ils ne seraient pas venus. »
Frédérique Dumas a été remplacée à la tête de Studio Orange par Pascal Delarue, qui assistait à ce conseil d’administration du 1er décembre en tant que directeur général adjoint. Officiellement, rien n’a changé. Mais plusieurs producteurs nous ont indiqué que les règles du comité d’investissement avaient été modifiées. À présent, les décisions ne relèvent plus de la direction de la filiale mais se prennent à la majorité des membres du conseil d'administration. Dont la nouvelle composition rend les membres de la filiale minoritaires en voix.
Orange refuse de commenter l’information, expliquant ne faire aucune différence entre l’ensemble des salariés d’Orange. Mais quand on pose la question à Frédérique Dumas sur les possibles conséquences d’un tel choix, son avis est tout autre : « Avec un vote à la majorité, je n’aurais même pas pu produire The Artist, un film muet en noir et blanc auquel personne n’aurait cru. » Et qui n’a même pas de portée politique.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Actualité 25/02/14