Par-delà le petit sensationnel cannois – la vie des puissants de ce monde agglutinés sur la Côte d’Azur à saison fixe –, les incroyables péripéties de l’hôtel Martinez dévoilent les pratiques rapaces, obliques et mafieuses de l’État partial en France.
Emmanuel Martinez (1882-1973), natif de Palerme, devine les besoins de la haute, au lendemain du premier conflit mondial : se dégourdir les jambes sur la planète (soit une demi-douzaine de villes distinguées de l’hémisphère nord), à condition de dîner, dormir – et plus si affinité – dans des cocons seyants, des palaces valorisants. À Londres, Paris (le Carlton ou le Westminster), Nice (le Ruhl entre autres) et Cannes, M. Martinez dirige des établissements prisés par une clientèle choisie. Celle-ci aura son port d’attache, son nid, son biotope, attachés au nom de cet Italien cosmopolite, polyglotte, entreprenant et bâtisseur : le Martinez, inauguré à Cannes le 20 février 1929. Dix années follement luxueuses s’ensuivent, du krach de Wall Street à la Seconde Guerre mondiale. Emmanuel Martinez tangue (il s’endette auprès de la Foncière du Nord) mais ne coule pas.
L’occupation nazie est une autre paire de manches. La France est saignée aux quatre veines par son vainqueur, selon un plan diabolique de vampirisme concocté par le régime hitlérien. Celui-ci a besoin de relais, se goinfrant au passage, mais fournissant et enrichissant l’oppresseur allemand avec fiabilité. Parmi ces trafiquants et profiteurs de guerre, outre Joseph Joanovici, un personnage se détache, tant il amasse : Mendel (dit Michel) Szkolnikoff, auquel Pierre Abramovici vient de consacrer une étude foisonnante.
Szkolnikoff approvisionne la Kriegsmarine, puis la SS, en draps et tissus, sans oublier parfums, vins, fromages, etc. Mais la passion dévorante de Szkolnikoff, c’est l’immobilier. Il se gorge d’immeubles dans le quartier des Champs-Élysées à Paris. Surtout, fort de ses appuis monégasques (il devient résident du Rocher sur lequel règne le prince hitlérophile Louis II), le carambouilleur notoire part à l’assaut de l’hôtellerie des environs. Szkolnikoff met la main sur le Louvre et le Windsor à Monaco, le Plaza et le Ruhl à Nice, ou encore le Majestic à Cannes. Cette spoliation – au nom de ses intérêts propres ou de ceux de Göring – était facilitée par l’appropriation de la Foncière du Nord, qui “tenait” ces palaces endettés.
Et c’est alors qu’Emmanuel Martinez, en grande difficulté avec son joyau Art déco de Cannes en partie réquisitionné, sur les conseils de son fidèle factotum, Marius Bertagna, entre en contact avec Szkolnikoff en juin 1943. L’ogre du marché noir propose un pacte à l’aubergiste criblé de dettes : reprise des créances contre une partie du capital de l’hôtel Martinez.
Après la Libération, Szkolnikoff, en fuite en Espagne, aurait été abattu, en juin 1945, dans des conditions aussi suspectes que rocambolesques. Quant à Emmanuel Martinez, il se réfugie en Italie. La Cour de justice de Grasse le condamne par contumace à vingt ans de travaux forcés le 8 mai 1945, pour « faits de collaboration avec l’ennemi ». Et son hôtel est mis sous séquestre par l’État au nom de la confiscation des profits illicites. En juillet 1945, Martinez est déclaré “solidaire” des obligations pécuniaires infligées à Szkolnikoff, dans la mesure où il lui avait « apparemment » cédé ses actions.
Tout n’est cependant pas si simple. En 1949, un arrêt définitif de la Cour de justice de Lyon prononce l’acquittement d’Emmanuel Martinez : « Il résulte que l’accusé ne s’est pas rendu coupable du crime de relations avec l’ennemi. »
Que s’est-il passé ? Son bras droit, Marius Bertagna, s’est transformé en accusateur implacable. Bertagna s’avère d’une parfaite duplicité. Au service de Martinez, il était cependant, à l’insu de celui-ci, un agent rétribué de Szkolnikoff durant l’Occupation. À la Libération, pour se dédouaner, il charge de tous les maux son patron réfugié en Italie, décrit comme un allié du profiteur de guerre caché en Espagne. Marius Bertagna parvient non seulement à se blanchir en noircissant autrui, mais l’État le bombarde aussitôt à la tête de l’hôtel Martinez sous séquestre, pour faire tourner l’affaire. Trente ans durant, jusqu’en 1974, Marius Bertagna demeurera directeur du Martinez. La dénonciation calomnieuse paie…
Contrairement aux dires de Bertagna pris pour argent comptant à la Libération (où, dans la précipitation générale, ceux qui enquêtent poursuivent puis jugent à la fois !), Martinez n’a jamais vendu ses actions à Szkolnikoff en juin 1943. Il les a laissées en gage, contre un emprunt (d’un peu plus de 19 millions de francs), remboursé deux mois plus tard, le 28 août 1943, contre restitution des titres. Cela n’avait été qu’un dépôt, une caution.
On en arrive à cette aberration insane : Martinez paie pour Szkolnikoff, auquel rien ne le liait donc. Il est pourtant déclaré “solidaire” de l’escroc suppôt des nazis. On en arrive également à ce déni de justice extravagant : les biens de Szkolnikoff – et, partant, de Martinez – sont déclarés séquestrés en juillet 1945, un mois après la mort du larron en Espagne. Or il est illégal de saisir un mort ! Et il n’est pas conforme de condamner (Emmanuel Martinez en l’occurrence) par solidarité avec un mort…
Qu’à cela ne tienne, l’actif et les bénéfices de l’hôtel Martinez serviront à payer l’amende fiscale faramineuse, 3,9 milliards de francs, infligée à Emmanuel Martinez ; avec un intérêt moratoire de 1 % par mois – créant une “dette perpétuelle”, nous y reviendrons.
La confiscation des profits illicites (ordonnance d’octobre 1944) obéissait à des principes incontestables : « La plus élémentaire justice fiscale exige que soient reversés au Trésor Public tous les gains qui ont été rendus possibles par la présence de l’ennemi. Alors que la Nation s’appauvrissait, il est inadmissible que certains se soient enrichis à ses dépens. » En revanche, son application se révèle on ne peut plus désastreuse.
La confiscation des biens de Szkolnikoff – le séquestre en langage judiciaire – ne comportait pas la pièce essentielle à la fortune du trafiquant : les sociétés du textile sous son contrôle. Le pouvoir gaulliste ne voulait surtout pas nationaliser ce secteur, dont profiteront – en tout bien tout honneur ! – quelques capitaines d’industrie des Trente Glorieuses, dont Marcel Boussac. Mais c’est une autre affaire, qui devrait rebondir en son temps…
Sur quelle bête se paie alors l’État ? L’hôtellerie de luxe amassée par Szkolnikoff. Toutefois, divers groupes de pression s’en mêlent, proclamant que de tels fleurons du tourisme français et de tels réservoirs de main d’œuvre qualifiée, ne sauraient tomber dans des escarcelles étrangères, forcément à l’affût. Si bien qu’une loi de 1948 autorise le mode d’exploitation des hôtels sous séquestre par l’administration des Domaines – direction du ministère de l’économie, qui a pour tâche de réguler et d’arbitrer en matière de patrimoine public. L’État, quand bon lui semble, car tel est son bon plaisir, confisque arbitrairement, gère dans l’illégalité, adjuge sans aucun contrôle.
Les cessions se feront au compte-gouttes. Le Plaza et l’Hôtel de France, à Nice, sont vendus en 1949, tandis que le Majestic de Cannes donne lieu à une transaction en 1952. L’Hôtel de Paris, dans la capitale, est écoulé en 1954. Le Ruhl, à Nice, finit par sortir du giron des Domaines au milieu des années 1960. Le Martinez, quant à lui, demeure dans les jupons de la République…
Et ce malgré les recours entamés par Emmanuel Martinez, dès l’arrêt définitif de 1949 à Lyon. Des témoignages rappellent alors comment il avait sauvé des juifs traqués ou des résistants emprisonnés. Sa propre fille n’a-t-elle pas épousé, pendant l’occupation, Thomas Kenny, un Anglo-Canadien travaillant pour un réseau britannique organisant des exfiltrations d’agents à Marseille ? Ému et confiant lors de sa relaxe, Emmanuel Martinez, comme le rapporte à l'époque un article du Progrès, pleure en s’époumonant : « Vive la France ! » Il part ensuite à Cannes, pour récupérer son hôtel, mais se fait éjecter par le directeur qui gère les lieux au nom de l’État français, son fidèle second d’avant-guerre, Marius Bertagna, éternel Iago !
Emmanuel Martinez, jusqu’à sa mort près de vingt-cinq ans plus tard, en 1973, se lance dans un safari judiciaire aux allures de calvaire. Pas une année sans une procédure en révision pour “faits nouveaux”, avec son lot d’avis, de mémoire, de recours, de rapport, de décision, de réponse, d’ordonnance, d’arrêt et de décret (ici, un tableau récapitulatif impressionnant). Le vieil Italien, désormais sans le sou, se heurtera toujours à une raison d’État, par définition rogue et insensible, dont rendent compte les mètres linéaires de documents d’archives accumulés depuis lors.
Le ton est donné par cette ordonnance du tribunal civil de Grasse (2 mars 1949), qui autorise l’administration des Domaines à poursuivre l’exploitation de l’hôtel Martinez « comme elle l’a fait en bon droit jusqu’à ce jour dans un intérêt d’ordre public ». Une formule est martelée deux pages durant, qui vaut sésame : « Dans un but d’intérêt national. » L’impudence va même jusqu’à faire écrire au président du tribunal, Valeton, censé dire le droit mais le balayant d’un revers de manche : « Attendu que si l’autorisation ainsi prévue n’a pas été sollicitée pour l’exploitation de l’hôtel Martinez dès le retour à son fonctionnement normal, c’est par suite d’un oubli matériel. » L’État, par le truchement des Domaines, a tous les droits : circulez, il n’y a rien à contester !
Emmanuel Martinez se défend comme un beau diable : « Le chiffre représentant notre solidarité dépasse toute imagination. Des dizaines de générations ne pourraient pas se libérer d’une telle dette. La décision à notre encontre est d’une rigueur exceptionnelle. » (Mémoire déposé devant le comité de confiscation de la Seine du 30 décembre 1952.) Les travaux des historiens de la collaboration économique ont, depuis, démontré que pour le poisson Martinez pris, à tort, dans les rets d’une prétendue justice, combien d’énormes intérêts ont échappé à toute sanction – Rhône-Poulenc, le Crédit Lyonnais, la Banque de Paris et des Pays-Bas (Paribas) et tant d’autres, qui avaient créé des sociétés mixtes avec des groupes nazis, ne furent inquiétés, pas plus que le fasciste français Eugène Schuller, patron de L’Oréal, et tutti quanti !
Dans ce même mémoire de 1952, Emmanuel Martinez relève que la confiscation dont il s’estime victime repose sur l’audition de son traître, Marius Bertagna, qui avait donc certifié que les actions de son hôtel éponyme avait été cédé par Martinez à Skolnikoff : « Or nous apportons la preuve irréfutable que nous sommes toujours en possession des titres dont il s’agit. »
Il faudra attendre le 30 avril 1974, un an après la mort d’Emmanuel Martinez, à 91 ans, pour que la Cour de cassation reconnaisse que la preuve de la pseudo vente de son hôtel à Szkolnikoff n’a jamais été apportée, rendant ainsi caduque la condamnation de 1945.
Pire – et qui prouve la duplicité de l’État : le 22 août 1963, la direction des Domaines, qui chargeait donc Martinez de tous les péchés de collaboration, écrivait à une nièce du trafiquant Szkolnikoff l’informant de la fortune amassée par son oncle au moment de la confiscation de 1945 : « Les actions des hôtels Ruhl et Martinez ne sont pas comprises dans les valeurs de l’hérédité restant à aliéner au motif que M. Szkolnikoff ne détenait, d’après les documents sociaux, aucune participation dans les entreprises propriétaires de ses établissements. Aussi bien la liquidation de ces actions n’intéresse-t-elle pas le patrimoine du decujus. » Autrement dit, l’État impute un lien d’affaires entre Szkolnikoff et Martinez pour dépouiller celui-ci. Mais dès lors qu’une héritière de Szkolnikoff pointe le nez, l’État nie ce même lien !
L'administration semble s’être acharnée sur Martinez et ses héritiers. Toutes les sociétés et personnes physiques condamnées solidairement avec Szkolnikoff à la Libération ont bénéficié ensuite de mesures de mainlevée, à la seule exception du séquestre d’Emmanuel Martinez (et de la société fermière de l’hôtel Martinez). C’est une façon de camoufler jusqu’au bout des comptes hétérodoxes.
Le Léviathan et ses fonctionnaires d’autorité ont plus d’une turpitude dans leur sac. L’intendance des séquestres – aucun compte de gestion du Martinez ne fut jamais déposé par les Domaines ! – s’avère inconsciente ou sciemment désastreuse : les sommes que rapportent les ventes ou l’exploitation des hôtels mettent des années (quatre versements en 35 ans !) à remonter de la Côte d’Azur à la Trésorerie du XVIe arrondissement de Paris (censée recouvrer la dette), si bien que des intérêts de retards faramineux sont imputés, mécaniquement, à Emmanuel Martinez puis à ses héritiers, pour atteindre aujourd’hui 23 millions d’euros et former une “dette perpétuelle”. Vingt-sept ans durant, pas un centime résultant de l’exploitation de l’hôtel Martinez n’a été prélevé pour procéder au règlement de la dette. L’État a fabriqué un déficit abyssal pour devenir créancier ! L’État, excipant de sa propre mauvaise gestion (les Domaines relèvent de son autorité), s’est octroyé lui-même (le fisc relève de son autorité) une créance assortie d’intérêts moratoires, de surcroît illégalement calculés, en l’absence de la moindre expertise des comptes !
Droit foulé aux pieds, opacité malveillante : l’apurement de la dette devient impossible. Et tout, absolument tout semble entrepris pour décourager les tentatives de recouvrement, de la part des légataires. L’État, par l’intermédiaire d’avocats retors et de magistrats obligeants, empêche d'aborder le fond de l’affaire, jouant de l’autorité de la chose jugée, reprochant des recours individuels aux recours collectifs, des recours collectifs aux recours individuels, travestissant au besoin l’argument des concluants pour se déclarer incompétent sur une action en revendication de propriété immobilière, etc. Comme l’énonce un proverbe corrézien qu’aimait à citer le président Chirac : « On ne fait pas avancer un âne qui chie. »
En dernier recours, l’État et ses conseils jouent la montre, espérant que les lois de la biologie éteindront l’affaire. Cela réussit finalement avec la veuve, en secondes noces et sans enfant, d’Emmanuel Martinez. De vingt-cinq ans plus jeune que lui, elle lui survécut vingt-cinq ans ; ce qui nous mena jusqu’aux dernières années du XXe siècle. Mais voici que reprend le flambeau la fille du fondateur de l’hôtel, celle qui avait épousé un agent des Britanniques en pleine occupation allemande. Suzanne Martinez-Kenny est née en 1923. Il lui reste deux fils, remontés comme des pendules. L’État doit donc se dépatouiller face à une antique Antigone qui ne lâchera rien. Nous l'avons rencontrée dans son petit appartement de la butte Montmartre à Paris…
Résumons l’affaire : l’État, se prévalant d’une créance inexistante, confisque le Martinez à la Libération tout en créant une dette perpétuelle rendant sa restitution impossible. Ce fut le séquestre le plus long de l’histoire : il a duré 34 ans, jusqu’à ce qu’une loi de finance rectificative, votée en catimini – pendant la trêve des confiseurs – le 21 décembre 1979 à l’Assemblée nationale, procède, au titre de “dation en paiement” de la créance Szkolnikoff, au transfert de la propriété de l’hôtel à l’État.
L’État, c’est Giscard, en ces temps désormais reculés. Longtemps ministre de l’économie, il a profité et fait profiter de « l’hôtel de la rue de Rivoli » (ainsi le Martinez est-il surnommé, en référence au siège du ministère avant Bercy). Dans certains cartons du Centre des archives économiques et financières (CAEF) à Savigny-le-Temple (77), on trouve, épinglées – les post-it n’existaient pas encore –, des notes de Marius Bertagna, directeur du Martinez, indiquant sur certaines réservations, pour les affidés de Valéry Giscard d’Estaing : « Gratuit. »
Contre tous les usages, le dossier du Martinez suit M. Giscard d’Estaing de la rue de Rivoli à l’Élysée, après l’élection présidentielle de 1974. Or en février de cette année-là, l’État-fripon frappe très fort. Les Domaines passent un contrat d’assistance, pour gérer le Martinez, avec une société hôtelière qui appartient au ministre de la justice : Jean Taittinger (1923-2012) ! Encore un représentant – les Dassault n’ont rien d’uniques – d’une de ces dynasties affairo-politiques nichées dans la Ve République.
Jean Taittinger – maire de Reims, vin de Champagne oblige – est un ami de Valéry Giscard d’Estaing. Cela tombe bien. Le septennat de celui-ci permet à celui-là de devenir pleinement propriétaire du Martinez en écartant prétendants et complications juridiques. Le gouvernement italien, défenseur des intérêts de feu son ressortissant Emmanuel Martinez, est évincé de méchante façon et en violation d’accords bilatéraux (Quaroni-Marie).
Quant à la ville de Cannes, intéressée par l’achat de l’hôtel, elle est roulée dans la farine par le ministre du budget Maurice Papon, toujours prompt à rendre service aux puissants du moment et ne refusant donc rien au président Giscard. La vente se fait au profit de l’ami Taittinger, in extremis, en avril 1981, juste avant l’élection de François Mitterrand.
Nous avons là, cependant, un beau cas de continuité républicaine : la cession du Martinez est signée par le ministre du budget de droite Maurice Papon et confirmée, quelques mois plus tard, par son successeur de gauche, Laurent Fabius.
Le groupe de Jean Taittinger acquiert, lors d’une braderie bassement concurrentielle, le palace pour 65 millions de francs : bagatelle au moins sous-évaluée de moitié ! Le mépris des lois est patent de bout en bout. La dation en paiement de 1979 ne pouvait porter que sur un bien meuble (œuvres d’art). Or le Martinez est un immeuble. Attitude illicite de l’État, aggravée par une autre entourloupe : une telle dation ne pouvait intervenir que sur l’initiative, non pas de la puissance publique, mais des actionnaires du Martinez. Ces ayants droit ont été ignorés en toute illégalité, mais délibérément : l’État n’allait pas convoquer, pour une dépossession finale, des héritiers spoliés sans merci depuis 1944 !
L’oligarchie financière ainsi servie, plastronne. Au JDD (14 novembre 2009), Frantz Taittinger, fils de Jean, ancien député-maire (RPR) d’Asnières, déclare : « Quand ma famille avait négocié l’achat avec les ministres du budget Maurice Papon puis Laurent Fabius, tout avait été hyperverrouillé. » La famille Taittinger réalisera une mirifique plus-value en cédant, en 2005, le Martinez au groupe américain Starwood, qui lui-même l'abandonnera, en 2012, à un fonds du Qatar : nous sommes loin du « but d'intérêt national », longtemps brandi par la nation française…
Un homme, issu de la préfectorale, ose regimber : le maire de Cannes, Georges-Charles Ladeveze. Il se répand en courriers furibards et saisit la justice. Cet élu récalcitrant disparaît lors des municipales de 1983, au profit d’Anne-Marie Dupuy (RPR), dont l’adjoint, Jean-Louis Vouillon, étouffe l’affaire en diligentant le désistement de la ville. Précision sans doute utile : Jean-Louis Vouillon est le notaire qu’avait choisi Jean Taittinger pour acquérir le Martinez auprès de l’État !
L’affaire – une erreur judiciaire commise dans l'empressement de la Libération, suivie d’un scandale au lourd parfum très français de conflits d’intérêts – perdure et prospère depuis soixante-dix ans.
En 1954, Me Celice, avocat d’Emmanuel Martinez, usait de cette ironie de bon aloi propre aux maîtres distingués du barreau : « Pour être condamné à 4 milliards, au titre des profits illicites, il avait fallu que M. Martinez eût servi à toutes les troupes d’occupation allemandes et aux Italiens (qui au demeurant étaient des compatriotes) des repas de caviar pendant plusieurs années. Il fallait même supposer qu’il avait accompagné la location des chambres de toutes sortes d’attractions sur lesquelles il avait prélevé un important bénéfice. Hors de là, on ne pouvait pas voir comment cet hôtelier avait pu réaliser, non pas un chiffre d’affaire de 2 milliards, mais un bénéfice de 2 milliards. On prétend qu’aujourd’hui le ridicule ne tue point en France : nous en avons malheureusement un exemple frappant. »
Soixante ans plus tard, Me Zeghmar, du barreau de Marseille, a pris le relais, en défense de Suzanne Martinez-Kenny ainsi que d’autres plus petits porteurs de parts de l’hôtel Martinez. L’heure n’est plus à l’ironie mais à l’indignation, face au recel successoral, à la spoliation et à la privation abusive du droit de propriété dont la République s’est rendue coupable : « L’État gangster français a réalisé la plus grande spoliation dans l’hôtellerie de luxe du XXe siècle. La réalité de l’affaire Martinez a été soigneusement cachée – les archives n’étant généralement accessibles qu’à partir de 2047, et pour certaines 2071. Saint Augustin déjà l’affirmait : “Que sont les bandes de brigands, sinon de petits États ? Que sont les États, sinon de vastes bandes de brigands ?” J’accuse l’État – dit républicain – d’avoir spolié Emmanuel Martinez et toute une famille au mépris des principes libéraux démocratiques et républicains, d’avoir été et de demeurer, dans ce dossier, un État au service de l’oligarchie financière, dont il n’aura été, de bout en bout, que l’instrument. »
Lundi 24 février 2014, devant la IVe chambre de la cour d’Aix-en-Provence (l’État fit son possible, en vain, pour que ce fût devant la Ire chambre, qui a la réputation de dire un droit plus courbe !), une action en revendication de la propriété du Martinez est à nouveau diligentée. L’État se conduira-t-il derechef en créature nietzschéenne (Ainsi parlait Zarathoustra) : « L’État est le plus froid des monstres froids. Il ment froidement ; et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : “Moi l’État, je suis le peuple.” » ?…
BOITE NOIREMerci à Pierre Abramovici, auteur de Szkolnikoff. Le plus grand trafiquant de l'Occupation (Nouveau Monde éditions). Toute ma gratitude à Patricia Brandao, inquisitrice hors de pair, qui connaît les archives – économiques, diplomatiques, judiciaires – comme sa poche et qui m'a guidé dans ce maquis de l'affaire Martinez.
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