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A l'Epide de Compiègne, envoyer des courriels racistes et pornos vaut un simple avertissement

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Créé en 2005, l'Établissement public d’insertion de la défense (Épide) parie sur un encadrement dispensé par d'anciens militaires pour réinsérer des jeunes sans diplôme ni emploi, et en grande difficulté sociale. Ancien contractuel d'un de ces centres de la « dernière chance », Laurent Létoffé, 40 ans, ne cache pas sa colère. Le 10 juin 2013, après deux contrats de trois ans au centre Épide de Compiègne (Oise), son contrat n'a pas été renouvelé, pour insuffisance professionnelle et « attitude incompatible avec les missions de l’Épide ». Au bout de six ans, la plupart des contractuels sont habituellement embauchés en CDI. « Sauf cas particulier », rappelle son ex-directeur, Éric Nicaise, lieutenant-colonel à la retraite, qui reproche à Laurent Létoffé, notamment, des propos « graveleux » envers ses collègues féminines et une attitude menaçante. Des faits contestés par Laurent Létoffé devant le tribunal administratif.

Or, l’ex-salarié avait précisément alerté quelques mois auparavant la direction nationale de l’Épide sur l’envoi depuis sa messagerie professionnelle par le directeur adjoint du centre de Compiègne, Auguste Bernard, de courriels avec des pièces jointes à caractère raciste, pornographique et sexiste. Ce dernier, également lieutenant-colonel retraité, est, lui, toujours en poste. Joint par téléphone, Auguste Bernard nie avoir envoyé les messages les plus compromettants et dit avoir reçu un simple avertissement suite à une enquête administrative menée par la direction générale de l'Épide.

Mediapart a pu consulter et authentifier la soixantaine de courriels concernés, tous envoyés depuis l’adresse professionnelle d'Auguste Bernard entre juin 2010 et mars 2011, pendant les heures de travail. Parmi les destinataires figurent des adresses extérieures à l’Épide mais aussi quelques subordonnés, dont le responsable du « service  courant », M. C., sur la messagerie duquel ces courriels auraient été découverts. « Son ordinateur était branché en permanence, une dizaine de moniteurs pouvaient accéder à sa messagerie, explique Laurent Létoffé. Un jour, en 2011, deux moniteurs sont venus me voir en me disant : “Voilà ce qu’on a trouvé sur sa messagerie.” » 

Au milieu de quelques diaporamas anodins du style « Perles du bac » ou « Paysages de la baie de Somme », Auguste Bernard a relayé auprès de ses subordonnés des photos érotiques (calendriers Playboy, calendrier Marc Dorcel, « calendrier de l’Avent XXX », etc.) voire pornographiques (calendrier « recette des moules belges », « Fête de la moule », vidéo d’une bonne sœur faisant du vélo sur un godemiché, de femmes malmenant des pénis, etc.). Avec un net penchant pour les images dégradantes pour les femmes. Un diaporama montre des femmes obèses en lingerie fine, un autre intitulé « d'où vient le Nesquik » détaille l’anatomie d’une femme noire aux seins hypertrophiés, photographiée comme une bête de foire, ou encore une femme urinant en pleine rue, le sexe à l’air, devant son chien. Une vidéo, élégamment intitulée « Auras-tu les couilles de regarder jusqu’au bout ? » est, elle, consacrée à une scène de mutilation génitale chez deux hommes.

Dans ce lot, quelques diaporamas ont un caractère clairement raciste. L’un d’eux, intitulé « Le jeune des banlieues françaises », égrène une succession de préjugés racistes. Sur fond de musique arabe, on voit défiler de « bons » Français qui questionnent un jeune Maghrébin : « Tu te considères français quand ? » « Quand je touche les allocs, le RMI et toutes les aides que votre putain de pays me donne », répond le jeune. Le reste est à l’avenant : les jeunes des banlieues « jettent des pierres sur les policiers en patrouille », « cassent tout dans les manifs », « sifflent la Marseillaise », « niquent nos jeunes Françaises », « veulent que du halal dans les cantines », « mettent le bordel là où ils habitent », font des enfants « pour les allocs et construire une maison au bled », etc. Un diaporama, envoyé mardi 30 novembre 2010 à 9 h 14 avec pour unique commentaire d’Auguste Bernard : « À méditer !!! »


Extrait du diaporamaExtrait du diaporama
Capture d'écran d'un des courriels (nous avons blanchi les autres adresses)Capture d'écran d'un des courriels (nous avons blanchi les autres adresses)

Dans un style un peu différent, un courriel intitulé « Allez hop c’est vendredi, tous à la mosquée ! » montre des jeunes femmes nues sur des tapis de gymnastique, en position de prière, avec le sexe bien visible. « Eh oui, vous aussi vous allez vous convertir… », conclut le message envoyé le lundi 17 janvier 2011, à 11 h 19. Un autre diaporama, intitulé « Vous avez dit Roms », en fait consacré à la Roumanie, enchaîne les images d’un pays présenté comme rétrograde : bâtiments décrépis, voitures tractées par des chevaux, un homme déféquant sur la chaussée, un couple faisant l’amour dans une voiture sous les yeux d’un enfant. Conclusion du diaporama envoyé le jeudi 14 octobre 2010, à 8 h 28 ? « La Roumanie est bien dans la CEE (sic) ».

Un autre courriel contient un diaporama de photographies en couleurs de Hitler et de son entourage, réalisées par un photographe nazi, Hugo Jaeger, et publiées pour la première fois par le magazine américain Life dans les années 1970. Les photographies, envoyées à deux salariés de l’Épide, ont un intérêt historique et documentaire évident : « History you don’t get to see often », indique d’ailleurs la première diapositive. Faut-il y voir également une sympathie idéologique ? Impossible de le savoir. Questionné à ce sujet, Auguste Bernard botte en touche. « Il n’y a jamais eu de photos du Troisième Reich, aucun fichier n’a été retrouvé lors de l’enquête administrative ! » dément-il.

Le directeur adjoint du centre reconnaît avoir envoyé certains courriels – « des blagounettes qu’on avait quand on partait en opérations extérieures » –, mais nie les plus compromettants (les gros plans de sexe, les diaporamas racistes, etc.). « J’ai transféré sur le mail des liens privés, sur Youtube, sur des sites, mais ils ont vérifié le disque dur de mon ordinateur, ils n’ont retrouvé aucun fichier », indique Auguste Bernard. Ce n’est d'ailleurs pas le contenu des courriels qui a été sanctionné par l'Épide, mais simplement le fait qu’il utilisait « le réseau de travail pour (s)on usage personnel ».

« Les comptes-rendus des cadres lors de l'enquête administrative montrent qu'il y a eu des échanges avec des liens sur des diaporamas à caractère grivois, mais rien à caractère raciste, antisémite ou faisant l'apologie du Troisième Reich, confirme Éric Nicaise, directeur du centre de Compiègne. On n'a pas retrouvé trace de quoi que ce soit dans les mémoires des ordinateurs. » Lorsque Mediapart évoque les courriels décrits plus haut, Éric Nicaise dit ne les avoir jamais vus, de même que le siège. « J'ai demandé au siège de me montrer ces mails, s'ils existaient, mais ils m'ont répondu ne pas les avoir vus et je n'ai pas réussi à mettre la main sur un seul des messages », explique-t-il. Interrogé plus avant, pour savoir notamment si les deux personnes dépêchées par le siège ont fouillé les serveurs de mails ou bien uniquement les ordinateurs, Éric Nicaise dit ne pas savoir et renvoie vers le siège. Ce dernier refuse de nous répondre. Éric Nicaise, lui, indique : « J'ai demandé à l'informaticien ce matin, on a changé de serveurs il y a deux ans, on a perdu beaucoup d'infos à ce moment là. » Avant donc que l'enquête administrative ne soit menée...

Laurent Létoffé assure de son côté avoir alerté une première fois par oral, en 2011, l’ex-directrice des ressources humaines de l’Épide, partie depuis. « Elle m’a dit qu’elle s’en occuperait, mais il ne s’est rien passé », affirme-t-il. Nous n’avons pas pu vérifier ce point. Mais, selon nos informations, depuis le 25 mars 2013, Charles de Batz de Trenquelléon, le directeur général de l'Épide, ne pouvait ignorer l'existence et le contenu de ces courriels. Alors en conflit avec son directeur de centre qui, dès fin 2012, lui avait indiqué qu’il ne souhaitait pas le garder à l’issue de son deuxième contrat (normalement suivi d’un CDI), Laurent Létoffé avait rendez-vous ce jour-là avec le directeur général au siège, à Malakoff. Pour tenter de sauver son emploi. Selon nos informations, le référent a montré une dizaine de ces courriels à l'une des collaboratrices de Charles de Batz, avant de proposer au directeur de lui remettre les fichiers. « Mais on attendait qu'il nous les demande, et il n’a jamais rien demandé », assure Laurent Létoffé. 

En désespoir de cause, le salarié a informé le directeur général de l’Épide, dans un courrier du 31 mai 2013, de son intention de divulguer ces mails auprès des ministères de tutelle de l’Épide ainsi que de plusieurs journaux (dont Mediapart). La réponse de l’Épide est confuse. Tout en menaçant Laurent Létoffé de « poursuites pénales » en cas de « publications d’allégations diffamatoires ou de preuves obtenues en violation du secret des correspondances privées », Charles de Batz l’accuse de n’apporter « aucune preuve ». Pour finir par indiquer avoir « pris la mesure des faits » et avoir « d’ores et déjà » diligenté une enquête administrative. Qui aurait donc abouti à… un simple avertissement !

Contactée le 6 février 2014, la direction générale de l’Épide n’a pas donné suite. « M. Charles de Batz ne souhaite pas vous parler, il n’y aura pas d’entretien », a fini par nous répondre le service de communication le 13 février, après plusieurs relances.

Fils d’artisan, « autodidacte », « catholique » et « père de trois jeunes enfants », Laurent Létoffé n’en revient pas. « Nous sommes missionnés par l’État pour donner un coup de main à des jeunes à la dérive, sortis des quartiers difficiles, souvent issus de l’immigration, avec des contextes familiaux très compliqués, s’indigne le réserviste. Nous sommes censés leur apprendre les bases des codes sociaux. Et on se retrouve avec des anciens lieutenants-colonels qui s’amusent à faire circuler des trucs racistes et pornos sur leur messagerie professionnelle, tout en sanctionnant des gens parce qu’ils ne seraient pas “dans l’esprit Épide”. Je trouve ça scandaleux de recevoir des leçons de gens comme ça, qui sont payés sur de l’argent public en plus de leur retraite. »

Sur son travail à l'Épide, les versions divergent. Embauché en 2007 comme simple moniteur, Laurent Létoffé avait été promu un an plus tard chef de section-référent, avec une trentaine de jeunes sous sa supervision, du fait de « ses belles qualités humaines et professionnelles », a attesté son ancien directeur de centre, Denis Prebolin. « J’ai travaillé pendant 26 mois comme référent de section sans en avoir le salaire, mais ce n’était pas grave : on ne rentre pas à l’Épide par hasard », précise Laurent Létoffé. Selon le chef de section, ses ennuis ont commencé en juin 2010 avec l’arrivée du nouveau directeur du centre de Compiègne. Dès juillet 2010, Éric Nicaise remet en question sa possible titularisation en indiquant dans son évaluation qu’il « doit accepter de se remettre en question très rapidement s’il ne veut pas compromettre son parcours au sein de l’Épide ». Le message est clair.

Jusqu'ici considéré comme un « excellent moniteur, franc et loyal (…) parmi les meilleurs » (évaluation de 2009), Laurent Létoffé voit ses évaluations s'effondrer. « Il a été amené à remplacer un référent par intérim et a été confirmé sur ce poste contre mon avis, ça a été une catastrophe, explique de son côté Éric Nicaise. Sa section avait un taux d'insertion de 20 %, alors que les autres tournaient à 50 %. » Comment expliquer alors ce courriel envoyé le 15 octobre 2012 par Laurent Létoffé à son équipe, et à son directeur en copie, pour la féliciter des bons résultats obtenus avec 51,22 % de sorties positives (jeunes quittant le centre avec un contrat de travail ou une formation rémunérée) ? Sans démentir ce mail, Éric Nicaise avance de son côté d'autres chiffres, mais qu'il ne souhaite pas voir publiés pour des raisons de « secret professionnel ».

Désigné délégué syndical le 29 février 2012, Laurent Létoffé est convoqué dès le lendemain par Éric Nicaise pour « dérapages verbaux ». « Je suis représentant syndical CGC, donc il ne faut pas me la faire, le dialogue syndical, je sais ce que c'est ! » proteste Éric Nicaise. Le 19 mars 2012, l’avertissement tombe, justifié après coup par l’Épide sur la base de témoignages de salariés datés des 20 mars 2012 et 20 avril 2012… Plusieurs salariées se plaignent des « commentaires graveleux » de Laurent Létoffé. D'autres agents se seraient dits inquiets du couteau pliable qu'il avait en permanence dans sa poche. « Il était source de troubles graves auprès d'autres cadres, notamment féminins, certains personnels se sentaient même menacés, et il a eu des comportements inadaptés envers les volontaires », affirme Éric Nicaise. Selon qui, « la procédure de non-renouvellement est extrêmement contrôlée par le siège, avec un dossier très étayé, et ce pour éviter tout arbitraire ».

Suivi pour une dépression, Laurent Létoffé a contesté la sanction de mars 2012 devant le tribunal administratif d'Amiens. Il a également demandé à être réintégré. Le 28 mai 2013, le juge des référés, saisi en urgence, a refusé de suspendre la décision de non-renouvellement de son contrat. Mais la justice n'a pas encore tranché sur le fond. « Le concept de l’Épide, à la base, est excellent, mais il y a eu des dérives au niveau de la direction, regrette-t-il. Et vu les jeunes que nous accueillons, qui ont souvent vécu des choses très difficiles, il faut un encadrement irréprochable. »

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