Le sujet est sensible. Politiquement inflammable. Ce qui explique, peut-être, que parmi les très riches enseignements de l’enquête PISA dévoilée en décembre – qui a consacré une fois de plus le système scolaire français comme l’un des plus inégalitaires de l’OCDE – la question de la moindre performance des élèves “issus de l’immigration” ait été si peu commentée.
Pourtant cet aspect de l'enquête mérite qu’on s’y arrête. Selon l’OCDE, « les élèves issus de l’immigration (première et deuxième générations – ndlr) accusent des scores inférieurs de 37 points à ceux des élèves autochtones, soit presque l’équivalent d’une année d’études (contre 21 points, en moyenne, dans les pays de l’OCDE) », et ce à milieu social équivalent. Un chiffre en totale contradiction avec les statistiques officielles françaises qui ont montré avec constance depuis des années qu’à milieu social égal, les résultats scolaires des enfants issus de l’immigration étaient les mêmes, voire légèrement supérieurs à la moyenne.
Ainsi lorsque Claude Guéant, en pleine campagne électorale de 2012, avait affirmé que les enfants d’immigrés étaient responsables « pour deux tiers » de l’échec scolaire en France, les chercheurs n’avaient pas manqué de rappeler cette donnée essentielle. Expliquant cette sur-réussite par un plus fort investissement des familles immigrées à milieu social comparable, les spécialistes de la question balayaient ainsi l’idée d’une scolarité des enfants d’immigrés problématique en soi (lire notre article sur le sujet).
« On ne peut pas dire qu’il y a contradiction puisqu’on ne contrôle pas les mêmes choses et que la méthodologie suivie n’est pas du tout la même, prévient la directrice de la DEPP, Catherine Moisan, qui a supervisé l’enquête de l’OCDE en France. PISA est une photographie des performances à 15 ans, les enquêtes en question (les enquêtes françaises – ndlr) portent, elles, sur des trajectoires scolaires et les niveaux de diplôme. » Contrairement à une aptitude à résoudre un problème de maths à un instant donné – ce que mesure PISA –, le niveau de diplôme atteint – ce que mesurent les études françaises – est en effet le résultat de quantité de facteurs : l’ambition des familles, les choix d’orientation, l’environnement scolaire, etc.
Or que sait-on des parcours scolaires des enfants de la deuxième génération ? Ont-ils les mêmes chances, les mêmes opportunités de réussir ? Ont-ils les mêmes ambitions que la population majoritaire ?
Alors que ces questions sont politiquement fondamentales, la recherche publique paraît paradoxalement encore balbutiante. Les écueils sont effectivement nombreux. Interroger le fonctionnement de l’école, c’est mettre en doute le mythe républicain auquel les acteurs de l’institution sont très attachés puisque l’école serait intrinsèquement indifférente à l’origine. Questionner les publics, ces élèves et ces familles immigrées, c’est aussi prendre le risque d’ethniciser, d’essentialiser des capacités scolaires... Rédhibitoire.
Pour complexes qu’elles soient, ces questions méritent pourtant d’être posées. Non seulement parce que – l’enquête PISA le montre – il y a un échec plus important chez ces élèves que l’origine sociale ne suffit pas à expliquer, mais aussi parce que le sentiment d’injustice ou de discrimination au sein de l’école des élèves issus de l’immigration s’exprime de plus en plus fortement.
L’enquête Trajectoires et origines, menée conjointement par l’INED et l’INSEE, constitue à cet égard une nouveauté. Établie sur une solide base statistique (22 000 répondants), elle fournit des informations sur les parcours scolaires au sein des immigrations récentes d’Afrique subsaharienne, de Turquie et d’Asie du Sud-Est, encore peu étudiées, et permet des comparaisons avec des immigrations plus anciennes comme celle du Maghreb.
Dans un article à paraître de la Revue économie et statistique de l’INSEE, les chercheurs Yaël Brinbaum et Jean-Claude Primon décrivent ainsi, au-delà des tendances générales connues dans la population, des élèves issus de l'immigration (plus de sorties scolaires sans diplôme, plus d’orientations en voie professionnelle, plus de redoublements), des parcours scolaires très contrastés selon l’origine de ces élèves.
Dans l’accès à l’enseignement supérieur, les écarts sont par exemple beaucoup plus grands entre descendants d’immigrés de différents endroits du globe (entre ceux originaires de Turquie ou d’Asie du Sud-Est, pour prendre deux extrémités) qu’entre descendants d’immigrés et population majoritaire. L’enquête confirme que « les écarts scolaires à la population majoritaire disparaissent presque tous avec la prise en compte de l’environnement social et familial », sauf pour deux groupes : chez les descendants turcs, la probabilité d’être non diplômé ou de ne pas être bachelier reste toujours plus forte que dans la population majoritaire, de même que chez les descendants d’Afrique guinéenne et centrale (Cameroun, RDC, Côte d’Ivoire…).
Des chiffres, évidemment, qu’il conviendrait d’expliciter et qui ne suffisent pas à comprendre l'écart observé par PISA. « Il est aussi important de combiner sexe et origine – ce que PISA ne fait pas », souligne Yaël Brinbaum qui a présenté lors d’un récent colloque ces résultats. Dans l’enseignement professionnel, les garçons originaires d’Afrique guinéenne ou centrale sont deux fois plus nombreux que les filles de la même origine. Autre exemple : partout, les filles descendantes d’immigrés réussissent beaucoup mieux que les garçons, à l’exception des jeunes filles turques.
Pour la première fois, une enquête statistique solide a aussi mesuré le sentiment d’avoir été ou non discriminé dans son parcours scolaire. Une question encore taboue il y a quelques années. À la question : « Personnellement, avez-vous le sentiment d’avoir été traité différemment des autres élèves : lors des décisions d’orientation ? dans la notation ? dans la discipline et les sanctions ? dans la façon de s’adresser à vous ? », 21 % des enfants d'immigrés répondent positivement à l'une de ces questions, le palier de l’orientation arrivant en tête des injustices ressenties.
Ce que révèle aussi cette enquête, c’est que le sentiment de subir des discriminations n’est pas également réparti chez les élèves issus de l’immigration. Le sentiment d’injustice s’élève à 30 % chez les descendants d’immigrés nord-africains, à 33 % parmi les descendants d’immigrés subsahariens et à 31 % chez ceux de Turquie, c’est-à-dire parmi les catégories d’élèves où les non-diplômés sont les plus nombreux. « À l’opposé, l’expérience d’injustices scolaires est peu rapportée par les descendants de l’immigration d’Asie du Sud-Est (14 %), qui réussissent plutôt bien », note Yaël Brinbaum.
« Il est intéressant que la discrimination comme sentiment subjectif soit entendue, mais il me semble que le lien avec une discrimination réelle et objective n’est pas encore suffisamment travaillé », assure de son côté le chercheur Fabrice Dhume, coauteur du récent rapport sur l’intégration qui a défrayé la chronique ainsi que de nombreux ouvrages sur la question des discriminations. « Ce que mes travaux montrent, c’est que ce sentiment s’exprime parfois à des moments où il n’y a pas objectivement de discrimination, mais qu’il dit souvent une discrimination qui a pu avoir lieu des années auparavant, lors d’un redoublement en primaire par exemple », précise-t-il. Pour lui, la recherche doit donc aussi mettre en lumière les mécanismes propres au fonctionnement de l’école, qui peuvent aboutir à des discriminations objectives. Et, à cet égard, beaucoup reste encore à faire.
Revenons à l'enquête PISA. La dernière mouture souligne que les résultats des élèves issus de l’immigration sont, en France, quel que soit le milieu social, bien inférieurs à ce qu’ils sont dans d’autres pays. En mathématiques, la matière majoritaire cette année dans les tests, sous le niveau 2 (niveau basique qui exclut pratiquement de poursuivre l’école au-delà de la scolarité obligatoire), ils sont par exemple 16 % issus de l’immigration au Canada ou en Australie, contre 43 % en France. Des données qui interrogent évidemment le système scolaire français.
Si la recherche a depuis des années décrit l’effet de l’environnement scolaire, la ghettoïsation des établissements liée à la ségrégation urbaine, une offre scolaire – options, filières professionnelles très inégales sur le territoire – dont pâtissent plus particulièrement les enfants issus de l’immigration, elle a encore peu travaillé à l’échelle des établissements et des pratiques enseignantes.
L’expérimentation dite de « recherche-action », lancée en 2009 dans plusieurs établissements scolaires de Grenoble sous la houlette de Fabrice Dhume, reste en la matière une exception (lire ici notre article). Dans ces collèges et lycées, enseignants, CPE et éducateurs volontaires ont accepté de passer au crible leurs pratiques pour identifier d’éventuels mécanismes de discrimination. Comment notent-ils ? Qui sanctionnent-ils et en quels termes ? Comment sont orientés les élèves ? Des questions que la recherche s’est déjà posées sur la manière dont filles et garçons pouvaient être traités différemment à l’école (voir ici), mais qu’elle a encore beaucoup de mal à se poser pour les « minorités visibles ».
Reste que, de l’avis de ceux qui y ont participé, cette recherche a déjà contribué à infléchir leurs pratiques, par le simple fait de les avoir, parfois pour la première fois, réellement interrogées.
Prochainement, deuxième volet de cette enquête : Ce qu'en disent les acteurs de l'école.
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