Surnommé le « squale » pour sa capacité à naviguer dans les eaux troubles de la politique, l'ancien directeur du renseignement intérieur, Bernard Squarcini, limogé par la gauche pour ses accointances avec la Sarkozie, comparaissait mardi 18 février devant la XVIIe chambre correctionnelle du tribunal de Paris, pour « collecte de données à caractère personnel par un moyen frauduleux, déloyal et illicite », une peine passible de 5 ans de prison et 300 000 euros d'amende.
Poursuivi pour l'exploration des listings téléphoniques de Gérard Davet, journaliste du Monde, en juillet 2010, en pleine affaire Woerth-Bettencourt, ce « grand flic » et « professionnel du renseignement » est accusé d’avoir détourné de son usage l’article 20 de la loi du 10 juillet 1991 relative au « secret des correspondances émises par la voie des communications électroniques », dans le but de violer les sources du journaliste et de limiter l’impact de révélations politico-financières qui embarrassaient jusqu’au plus haut sommet de l’État.
Le procès du “Squale” s'est ouvert à 13 h 40 devant une salle d'audience comble, sous le crépitement des flashs de la presse venue assister au premier procès visant la collecte de “fadettes” d'un journaliste, ces relevés de correspondances téléphoniques, après le passage devant le Conseil supérieur de la magistrature de l'ancien procureur de Nanterre, Philippe Courroye, épargné dans le même dossier.
En pleine affaire Woerth-Bettencourt, Le Monde a publié, le 17 juillet 2010, dans son édition du week-end, les procès-verbaux d’audition de la garde à vue du gestionnaire de fortune de la milliardaire. Signé « l’audition de Patrice de Maistre met Éric Woerth en difficulté », l'article de M. Davet apportait de nouveaux éléments sur la proximité et les liens “affectifs” et ”professionnels” qui unissaient les deux hommes. Dans son article, M. Davet révélait que les enquêteurs s'intéressaient désormais aux conditions de l'embauche de la femme du ministre, engagée en 2007 au sein d'une société gérant notamment les avoirs offshores de Liliane Bettencourt.
Alerté dès la publication de l'article par le directeur général de la police nationale, Frédéric Péchenard, qui lui signale les fuites d’un haut fonctionnaire, M. Squarcini, à l’époque en Corse, en réfère aussitôt au n°2 de la DCRI, Frédéric Vaux, et lui demande de vérifier avec le sous-directeur des technologies, Stéphane Tijardovic, ses « quelques soupçons, avec des vérifications techniques ponctuelles », dans l’unique but de savoir qui, dans un cabinet régalien, se livre à des fuites.
Décision est alors prise, sur le fondement de la menace aux « intérêts fondamentaux de la Nation », de recourir à l’article 20 de la loi du 10 juillet, qui autorise de manière dérogatoire, les personnes habilitées – seulement au nombre de trois en France, MM. Squarcini, Vaux et Tijardovic – à procéder à des “réquisitions directes” auprès des opérateurs téléphoniques, sans consultation préalable de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sûreté (CNCIS), organe chargé, depuis l'affaire des écoutes de l'Élysée sous François Mitterrand, d'assurer le contrôle des demandes de consultation de fadettes.
En connaissance de cause, les responsables de la DCRI décident d'utiliser la voie d'exception : ils évacuent d'office le recours à l'article 22 de la loi qui prévoit la réquisition de fadettes auprès des opérateurs (Orange, SFR, Bouygues ou Free) par le biais du Groupement interministériel de contrôle (GIC), un organisme sous le contrôle du premier ministre, avec avis consultatif de la CNCIS.
Les responsables de la DRCI ignorent également l'article 40 du code de procédure pénale, qui prévoit l'obligation pour un fonctionnaire d'informer le procureur de la République de tout « crime » ou « délit » dont il a la connaissance, permettant ainsi l'ouverture d'une information judiciaire et la saisine d'un juge indépendant sur la violation du secret de l'instruction.
La DCRI demandera le 17 juillet 2010 les factures détaillées de Gérard Davet puis, le 21 juillet, celles de David Sénat, magistrat placardisé et limogé fin août, après les révélations sur les fuites au ministère de la justice. Les relevés obtenus par le Squale indiquent cinq appels passés entre les deux hommes dans la soirée du 16 juillet et près de 100 contacts au cours du même mois.
Invité à s'exprimer à la barre du tribunal, le Squale rappelle son attachement « au service de la France » et se défend de tout espionnage des journalistes qu’il connaît, et pour lesquels il a « un immense respect ». Selon lui, il s'agissait en l'espèce d'une « vérification technique » très urgente, en vertu de la défense des intérêts fondamentaux de la nation, pour « débusquer une fuite, un traître dans un cabinet ministériel ».
Très en verve, l'avocat du Squale, Me Patrick Maisonneuve, plaide également « la proportionnalité des buts poursuivis » par M. Squarcini et explique que la démarche de la DCRI était conforme aux textes en vigueur, qui accordent aux autorités, en vertu de l'article 20 de la loi du 10 juillet 1990, une dérogation aux règles de contrôle des lignes téléphoniques dans les cas de « défense des intérêts nationaux ».
« Mais pourquoi n'avez-vous pas saisi la justice pour violation du secret de l'instruction par le biais de l'article 40 du code de procédure pénale comme vous en aviez l'obligation ? interroge le président.
— C'est le choix de M. Péchenard, répond Bernard Squarcini. Je ne m'auto-saisis pas des affaires, j'ai agi sur demande de ma hiérarchie, déclare-t-il, renvoyant la responsabilité de la réquisition sur l'ami d'enfance de Nicolas Sarkozy, ni visé par les faits, ni cité comme témoin dans l'affaire.
— Mais pourquoi avoir procédé à ces demandes de fadettes nominatives alors que vous saviez que M. Davet était un journaliste, (...) que les révélations dans la presse, d'informations contenues dans les PV de garde à vue sont fréquents, (...) et que celles-ci ne portaient évidemment pas atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ? insiste le président du tribunal.
— Quand M. Péchenard m'appelle, il m'indique qu'il y a des fuites dans un ministère régalien (...) on parle du ministère de la justice, on ne parle pas de celui de la culture ! Je ne m'étais pas auto-saisi, il y avait urgence à débusquer la “taupe” », répond M. Squarcini.
L'avocate du journaliste, Me Burguburu, rappelle pourtant au Squale que ses services n'ont pas réagi le 8 juillet, soit quelques jours avant les révélations du Monde, sur une fuite similaire dans Le Figaro, livrant au public le PV d'audition de l'ancienne comptable Claire Thiboult. « Ce PV était favorable au pouvoir en place, mais j'ai peut-être mauvais esprit », avance-t-elle, ironique.
Interrogé par l'avocat de l'association des journalistes judiciaires sur la décision de recourir à des moyens de « police administrative », en lieu et place de moyens de « police judiciaire » à l'encontre d'un journaliste, M. Squarcini déclare que son objectif n'était pas de démasquer les sources du journaliste, qui « ne m'intéresse pas » mais d'identifier « quelqu'un qui, dans un ministère, allait à l'encontre de ses obligations, qui nuisait à l'intérêt national ».
Cité à la barre par la défense, l'ancien coordinateur national du renseignement, Ange Mancini, qui connaît bien le Squale, explique avoir repéré au milieu des années 1980 « ce jeune commissaire brillant et très efficace, (...) un homme de renseignement, un homme du renseignement » qui, selon lui, ne pourrait pas aller à l'encontre des intérêts de son service et du pays.
« Notre rôle est d'étudier les demandes adressées par les services de renseignements », explique l'ancien délégué général de la CNCIS, Rémi Recio, qui déclare comprendre la démarche du directeur de la DCRI, pour « fermer des portes », tout en soulignant que la commission n'a eu que très peu de demandes de consultation de fadettes de journalistes, et que celles-ci n'ont jamais été nominatives.
Le magistrat Hervé Pelletier, président de la CNCIS depuis 2009, s'étonne lui du recours à l'article 20 de la loi du 10 juillet 1990 sur le fondement de la « protection des intérêts fondamentaux de la nation » et rappelle que cet article n'autorise que des réquisitions sur des « transmissions aléatoires », et en aucun cas les « demandes nominatives » de fadettes.
Enchaînant sur le témoignage de M. Pelletier, les avocats des parties civiles estiment que, réputé proche de Nicolas Sarkozy, M. Squarcini n'avait jamais voulu se préoccuper de la menace des intérêts fondamentaux de la nation, mais voulait protéger l'exécutif qui craignait que ces fuites ne déstabilisent Éric Woerth et le gouvernement. « En agissant ainsi, M. Squarcini souhaitait intimider les sources potentielles et dissuader les journalistes de faire leur travail sur l'affaire. »
Vient le tour de Gérard Davet, victime d'un « préjudice moral et professionnel » important, et qui est la preuve même que le « secret des sources est la condition démocratique de la liberté d'information », selon les avocats des parties civiles.
Le journaliste dénonce « des méthodes typiquement barbouzardes », soulignant qu'à « trop fréquenter les politiques, les grands flics précèdent les désirs ou suivent des ordres, sans se demander s'ils enfreignent ou non la loi». Rappelant le climat politique de l'époque et la difficulté d'enquêter, M. Davet déclare en regardant M. Squarcini : « J’ai cru comprendre qu’il est extrêmement rare de demander les fadettes d’un journaliste, sauf quand il a des liens avec des services étrangers, la criminalité organisée ou des organisations terroristes. Je n’entre dans aucune de ces trois catégories. »
Seule explication plausible aux yeux du journaliste : « L'Élysée a assez mal vécu que nos infos sortent, parce qu’elles affaiblissaient les positions de monsieur Woerth. » La DCRI a opté pour « des méthodes administratives détournées ». « En marge du droit », résume l’avocat du Monde, Me François Saint-Pierre, qui s'interroge sur les motivations politiques d'une telle procédure d'exception alors qu'une procédure judiciaire était la voie évidente.
Après six heures de procès, Me Burguburu lance : « Dois-je quand même rappeler que dans cette affaire, le 21 octobre 2010, il y a eu des cambriolages dans la maison de campagne de M. Davet, dans les locaux de Mediapart, chez l'ancien journaliste de Mediapart Fabrice Lhomme et chez le directeur du Point, Hervé Gattegno ? ». Toisant le banc de la défense, l'avocate conclut : « Vous auriez dû dire non, monsieur Squarcini, dire non à l'espionnage d'un journaliste, dire non à la violation du secret des sources, dire non à la violation d'un des fondements de la démocratie. »
Reprenant les arguments des parties civiles, le substitut du procureur rappelle que l'article 20 de la loi du 10 juillet 1991 ne permettait pas la réquisition des « demandes nominatives et détaillées » des fadettes, mais un « balayage aléatoire » des communications, et que cet article dérogatoire ne devait s'appliquer qu'aux situations de réelle menace sur des « intérêts fondamentaux de la nation ». Mais face au secret défense couvrant une partie de l'affaire, et demandant au tribunal de « tenir compte des services rendus par M Squarcini », il n'a réclamé qu'une peine de 5 000 euros d'amende à l'encontre de l'ancien patron de la DCRI.
Le délibéré est attendu le 8 avril.
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