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« Le FN ne peut pas encore arracher une partie de la droite »

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Marine Le Pen peut-elle faire exploser les droites ? Le Front national tire-t-il profit de la radicalisation d'une partie de la droite et des mobilisations réactionnaires ? À deux mois des municipales, et après un an de manifestations auxquelles la présidente du FN n'a pas participé, l'historien des extrêmes droites Nicolas Lebourg – qui vient de lancer le premier Observatoire des radicalités politiques (ORAP) –, décrypte la situation du parti

Il explique l'équilibre interne difficile que tente de maintenir Marine Le Pen, mais aussi le changement de visage des radicaux du FN : le rôle des anciens du GUD qui « peuvent travailler avec la patronne, mais ne doivent pas être dans le parti », l'influence d'Alain Soral sur la nouvelle jeunesse frontiste.


Mediapart : Pendant un an, Marine Le Pen n'a pas pris part aux mobilisations réactionnaires qui ont fait reculer le gouvernement sur la loi famille. Ce choix ne l'a-t-il pas décentrée du jeu politique et évincée quelque peu de l'agenda médiatique ?

Nicolas Lebourg : Elle travaille à se présidentialiser de manière très ferme. Lors de l’histoire Gayet/Hollande, une partie de la droite – dont Jean-François Copé – essayait de récupérer l’affaire. Elle s’est placée nettement au-dessus au niveau moral et éthique en expliquant qu’elle ne s’occupait pas de la vie privée. Cela fait plusieurs fois qu’elle le fait.

Ce n’est pas impossible qu’au long cours sa stratégie soit payante : désormais, elle court beaucoup moins les plateaux que certains UMP. Son objectif, ce ne sont pas les cantonales, c’est 2017. Elle veut arriver en 2017 avec des élus municipaux qui auraient un bilan de gestionnaires et une image capable de rassembler une partie de l’électorat de gauche, une partie de celui de droite, et le sien.

Elle voulait faire exploser les droites. Mais la radicalisation sur les questions de société que poursuit une partie de l’UMP ne la met-elle pas en difficulté ?

Pour faire exploser son concurrent, il faut distribuer du capital social et financier, des places. Pour l’instant, le FN est essentiellement en capacité de promettre des places de conseillers municipaux. On verra s’il y a des députés élus à la proportionnelle. Alors on pourra commencer à parler de reconfigurations entre structures partisanes. Pour l’instant, Marine Le Pen ne peut pas arracher une partie de la droite, c’est du fantasme.

Au défilé du 1er-mai du FN, en 2012.Au défilé du 1er-mai du FN, en 2012. © Reuters

Mais cette recomposition à droite est déjà à l’œuvre dans un département, le Vaucluse, où la porosité entre droite et extrême droite est importante ?

Parce qu'aujourd'hui, le FN est incontournable dans le Vaucluse. En meeting, Marion Maréchal-Le Pen passe très bien avec un public Front national, mais aussi devant des gens de droite. Elle s’appuie aussi sur une sociologie extraordinaire. Dans ce département, le FN va pouvoir percuter les partis de droite car il commence à pouvoir distribuer les places.

Marine Le Pen peut-elle durablement fédérer deux “Front national” au sein du FN, l’un incarné par Florian Philippot au Nord-Est, l’autre par Marion Maréchal-Le Pen au Sud-Est ?

Le Front national de Marion Maréchal-Le Pen n’est pas celui de Marine Le Pen, c’est un FN qui s’assume de droite et cherche ostensiblement des alliances avec la droite. Car la première est élue dans un système à deux tours et a besoin des reports de voix, alors que la seconde est députée européenne (donc un vote à un tour) sur des terres populaires, avec un autre électorat.

Marion Maréchal-Le Pen est tout à fait en position de rassembler un certain nombre de personnalités au FN qui ne sont pas très enthousiastes sur la personne de Florian Philippot et la ligne qui chercherait à ramener le FN à un souverainisme. Et elle est inattaquable, car elle porte le nom “Le Pen”. Qu’il y ait deux “Front national”, l’un de gauche, du Nord, l’autre de droite, du Sud, n’est pas un risque pour la vie du parti, au contraire : leurs électeurs locaux voteront pour eux.

Lors de la convention du FN sur les municipales, le 17 novembre.Lors de la convention du FN sur les municipales, le 17 novembre. © Reuters

L’équilibre interne semble pourtant difficile à maintenir…

Il y a un équilibre difficile, pour une raison très simple. Pour l’instant, Florian Philippot n’a été propulsé numéro deux que par caprice de la présidente. Il y a un précédent dans le parti : Bruno Mégret. Au prochain congrès, il y aura d’un côté l’aile Maréchal-Le Pen, de l’autre Philippot. Est-ce qu’il aura des mandats et sera légitimé par la base ? Sans cela, il sera dans une position extrêmement difficile. Pour lui, tout un travail de clientélisme intérieur et de volonté de se trouver des appuis est en train de se faire dans la perspective de ce congrès.

Un vrai conflit oppose aussi Florian Philippot à une grande part de l’encadrement ?

Il y a face à lui une façade méditerranéenne, de Nice à Perpignan (Louis Aliot, Marie-Christine Arnautu, Marion Maréchal-Le Pen), qui refuse cette idée qu’on va faire un chevènementisme de droite. La croix de Lorraine sur les tracts, ce n’est pas leur culture. Ils ont plutôt le souvenir de la guerre d’Algérie à fleur de peau et un côté plus antifiscaliste. Mais il s’agit surtout d’un conflit de personnes. Comme lorsque Marion Maréchal-Le Pen dit qu'on n'a pas vocation à faire un parti d’énarques…

Cela donne lieu à des ambiguïtés de la part de Marine Le Pen, par exemple sur De Gaulle et le gaullisme.

Elle n’est pas claire du tout sur la personnalité du général De Gaulle. Sur la question du gaullisme, cela se comprend bien, puisqu’elle est chargée de faire la synthèse entre la ligne néosouverainiste de Florian Philippot et la ligne du Sud, dans les terres où reste un fort souvenir pied-noir et harki.

Dans quelle mesure Marine Le Pen a-t-elle procédé au ménage dans son parti ? Ses exclusions sont très médiatiques, on l'a vu en 2011 avec celle d'Alexandre Gabriac, dont la photo faisant un salut nazi avait fait le tour des médias, ou tout récemment avec la candidate qui avait comparé Taubira à un singe ?

L’affrontement idéologique de Marine Le Pen n’était pas avec les néofascistes de type Gabriac mais avec les nationaux-catholiques, ses premiers ennemis. Au fur et à mesure, ils sont bien purgés. Sur la question de Gabriac, c’est très ambigu. David Doucet et Dominique Albertini ont révélé, dans leur Histoire du Front national, que les membres de l’Œuvre française sont rentrés avec l’aval de Jean-Marie Le Pen et que, juste après, ils ont été purgés par Marine Le Pen de manière très médiatique, pour montrer comment elle nettoyait le parti.

Qui sont les radicaux du Front national aujourd'hui ?

Au sein du parti, les radicaux ne sont plus les mêmes que dans les années 1980-90, parce que la nouvelle droite ne produit plus d’idées depuis bien longtemps et que le courant nationaliste-révolutionnaire est complètement liquéfié. Il y a aujourd’hui deux types de radicalités : l’antisémitisme et l’islamophobie. Les radicaux aujourd’hui, au FN, dans l’entourage de Marine Le Pen, ne sont pas encartés. Frédéric Chatillon, par exemple, n'a pas sa carte. L’idée c’est qu’ils peuvent travailler avec la patronne, mais qu'ils ne doivent pas être dans le parti.

F. Chatillon avec Steeve Briois (secrétaire général du FN) et Nicolas Bay (secrétaire général adjoint du FN), en novembre 2011.F. Chatillon avec Steeve Briois (secrétaire général du FN) et Nicolas Bay (secrétaire général adjoint du FN), en novembre 2011. © Capture d'écran LCP.

Mais ils peuvent être dans le micro-parti de Marine Le Pen (« Jeanne »), où elle a placé aux postes-clés plusieurs anciens du GUD (lire notre enquête)

Le problème existe lorsqu’on peut vous prendre la main dans le sac. Or, 99,9 % de nos concitoyens ne savent pas qui sont Frédéric Chatillon ou Axel Loustau. Expliquer qui ils sont prend du temps. Donc, cette sous-traitance sur le côté fonctionne et n’est pas contrariante pour Marine Le Pen.

Autre exemple : à Nantes, le candidat (“Rassemblement bleu marine”) est Christian Bouchet, qui a été un nationaliste-révolutionnaire. Il est sur une ligne purement mariniste, rien ne sort de type nationaliste-révolutionnaire. À partir du moment où vous tenez le discours du parti, cela fonctionne.

C'est donc un problème de contrôle de la parole ?

Le problème du FN est celui de la discipline. Le secrétaire général, Steeve Briois, a demandé dans deux directives internes aux responsables départementaux de vérifier les pages Facebook et Twitter des candidats. Des responsables du parti veulent même les leur interdire. Car à l'ère du buzz, c’est problématique.

Alors que l’extrême droite se caractérisait par un émiettement de groupes connectés, Marine Le Pen a fait le pari de transformer le FN en écurie présidentielle.

À partir de la scission, en 1999, le FN ne fonctionne plus sur le système du « compromis nationaliste », c’est-à-dire de l’alliance de toutes les chapelles. On passe à l’allégeance au clan Le Pen puis, lorsque Marine Le Pen prend la présidence du FN, à un système d’écurie présidentielle comme dans d’autres partis. C’est un changement de management total et une rupture profonde dans l’extrême droite française.

Le problème, c’est que les meilleurs cadres proviennent traditionnellement de l’extrême droite radicale. Par exemple les nationalistes-révolutionnaires, qui prônent le néofascisme de gauche et sont très bons sur les questions d’agit-prop. Donc le problème est d’avoir des cadres qui ne vous compromettent pas médiatiquement.

Le FN, qui n’avait plus de formations depuis la scission, a relancé son école de formation.

Mais là aussi il y a une rupture profonde : pour la première fois, les formateurs du FN (comme Louis Aliot) ne sont pas issus de l’extrême droite la plus radicale (de la nouvelle droite, des nationalistes-révolutionnaires). Le parti essaye de se doter de cadres qu’il forme. Si ce pari est gagné, l’extra-droite changera de visage. S’il ne fonctionne pas, les clientèles radicales reprendront le dessus et retourneront chercher les places, et on retombera dans les années 1990.

Vous avez été le premier à évoquer l’influence d'Égalité et Réconciliation, le mouvement d'Alain Soral, sur une partie de la nouvelle jeunesse frontiste. De quelle façon s’exerce-t-elle ?

Cela se ressent en discutant avec des cadres et militants du FN. Des militants ont rejoint le FN après s’être autoradicalisés en regardant les vidéos d’Alain Soral, après avoir fréquenté Égalité et Réconciliation, ou en étant parfois militant d’E&R. Ils vont au FN pour y trouver une traduction politique, ils pensent que le discours néosouverainiste est un excellent habillage pour leur discours contre la puissance des "lobbys".

Ils n’auraient pas leur place dans un autre parti politique, et au FN les places sont faciles à prendre. Donc on peut faire carrière en étant soralien, dans le Front national. Mais certains au FN (comme Louis Aliot) s’en inquiètent et pensent que s'ils progressent dans le parti, cela risque d’exploser et de ruiner tout le travail de "dédiabolisation" – et les chances pour la présidentielle. Aujourd’hui, des tensions se cristallisent et cette question pèse au Front national.

Vous venez de lancer, avec d'autres chercheurs, l'Observatoire des radicalités politiques (ORAP). Au Front national, malgré la stratégie affichée de « dédiabolisation », des responsables acceptent mal le travail et les codes de la recherche ?

Certains ont du mal avec nos approches normalisées ou connaissent mal le milieu de la recherche. Comme lorsque Florian Philippot s'énerve parce qu'il n'a pas droit à la parole à notre premier colloque sur le FN, en juin 2013. On n'a jamais vu un colloque sur le PCF, le PS, la démocratie chrétienne inviter les responsables des partis, il ne s'agit pas de faire un débat télévisé. Alors qu'il est très diplômé, il ne connaît pas le milieu de la recherche et il s'imagine que c'est une espèce d'horrible complot contre lui. Il s'énerve sur Twitter, il fait un communiqué de presse, puis Wallerand de Saint-Just (trésorier du FN, ndlr), rebondit lui aussi sur le sujet.

Les dirigeants du FN réfutent aussi l'étiquette d'« extrême droite »...

Les gens qui rejoignent le Front national – comme Florian Philippot – ne veulent pas du terme d'extrême droite. Ils veulent avoir les places d'élus mais pas le stigma social. Or, c'est un terme neutre qui correspond à une réalité structurelle et historique de la vie politique française depuis les années 1880. Le mot "extrémisme", les gens d'extrême droite comme d'extrême gauche ne l'aiment pas. 

Bruno Gollnisch, Jean-Marie Le Pen et Marine Le Pen au Parlement européen, le 11 décembre 2013.Bruno Gollnisch, Jean-Marie Le Pen et Marine Le Pen au Parlement européen, le 11 décembre 2013. © Reuters

Vous avez dénoncé le traitement médiatique du FN, qui propose selon vous « une lecture schizophrène » du parti en alternant entre sa diabolisation et sa dédiabolisation.

Il y a une mythologie fatigante du double discours. Non, il n'y a pas de double discours de Marine Le Pen : elle n'est pas racialiste, elle ne croit pas dans l'inégalité des races, elle n'est pas antisémite, ou négationniste. Mais Marine Le Pen est une femme d'extrême droite. Tout son discours correspond au national-populisme, courant dominant de l'extrême droite française depuis les années 1880, mâtiné par le néopopulisme, qui est la mutation des extrêmes droites depuis le début des années 2000 en Europe. 

Il y a un manque de pondération, selon vous ?

L'extrême droite rend les débats hystériques. Les uns et les autres devraient admettre que c'est un terme structurel, neutre. Lorsque Henri Guaino expliquait, à France Inter, que Marine Le Pen lui paraissait quasiment gaulliste, comment peut-il faire une telle confusion intellectuelle et historique ? Le gaullisme, ce n'est pas l'extrême droite. 

Aujourd'hui, beaucoup de gens évoluant vers l'extrême droite se sentent bien loin du racialisme et du nazisme, ils s'accrochent à une idée de type national-populisme. Les slogans des années 1990, à l'époque de Bruno Mégret (« F comme fasciste, N comme nazi »), avaient un sens dans le contexte politique de l'époque. Mais penser, comme certains à gauche, qu'on va faire dans les années 2010 le "Ras L'Front" des années 1990, c'est ne rien comprendre aux nouvelles clientèles de l'extrême droite et pourquoi elles y adhèrent. Pour elles, il y a un rêve : la société industrielle, les années 1960 et l'idée qu'il y avait une classe ouvrière solidaire, alors qu'aujourd'hui on évolue dans une société fragmentée par des communautarismes.

Mais les racines du FN, créé par Jean-Marie Le Pen avec d'anciens collaborationnistes et des néofascistes, ont tendance à être occultées, notamment dans les médias, au profit du storytelling d'un prétendu « nouveau FN » ?

On n'est pas obligé de parler des racines ou de ressortir tout le XXe siècle. Dans le programme du FN aujourd'hui, il y a largement de quoi nourrir un débat contre l'extrême droite. Lorsque Marine Le Pen explique à son université d'été, en septembre, comment elle exercerait le pouvoir, elle prône un exécutif très fort dans un contact direct avec les peuples, par-delà les corps intermédiaires, avec des référendums. C'est une vraie proposition d'extrême droite, de type césariste, qui peut avoir des conséquences extrêmes et terribles.

BOITE NOIRENicolas Lebourg est chercheur au Centre de recherches historiques sur les sociétés méditerranéennes (CRHISM) de l’université de Perpignan. Il nous a accordé un entretien d'une heure, le 5 février. Nous le publions en deux parties : la première (publiée ici), est consacrée aux mobilisations réactionnaires et radicales des derniers mois ; la seconde porte sur les enjeux internes du Front national.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Pulseaudio partagé sur le LAN


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