Le dossier a été rondement mené. En moins de trois heures, la Cour de cassation a examiné le pourvoi déposé par Jérôme Kerviel, avant de décider de renvoyer son verdict au 19 mars. Mais dans cette affaire, tout a été expédié. Alors que la justice a mis plus de douze ans avant de juger la faillite du Crédit lyonnais, que Jean-Marie Messier, accusé d’avoir conduit Vivendi Universal à la faillite en 2002, est encore en train d’attendre le verdict de la cour d’appel – qui lui sera sans doute favorable –, en moins de six ans, Jérôme Kerviel a épuisé tous les recours de la justice.
L’ancien trader de la Société générale a été condamné pour abus de confiance, faux et usage de faux, intrusion frauduleuse de données dans le système de traitement automatisé, à cinq ans de prison dont deux avec sursis et à 4,915 milliards d’euros de dommages et intérêts. La peine a été confirmée en appel. Jérôme Kerviel et l’association « Halte à la corruption, à la censure, au despotisme et à l’arbitraire » s’étaient pourvus en cassation. Mais seul le pourvoi de Jérôme Kerviel a été admis.
L’ancien trader, qui a reconnu avoir mené des opérations fictives, a toujours nié avoir réalisé ces opérations en secret. « Toute ma hiérarchie était au courant », n’a-t-il cessé de plaider. Ce que confirme un ancien trader de la Société générale (voir Les Confessions d'un trader). Toutes les demandes d’expertises indépendantes, que ce soit pour les courriels internes de la Société générale, les bandes d’enregistrement lors de la découverte des pertes en janvier 2008, les pertes estimées par la Société générale (voir notre dossier : l’affaire Kerviel), lui ont systématiquement été refusées par la justice. Celle-ci s’est appuyée sur les seuls dires de la banque et des documents qu’elle avait mis à sa disposition, au point que dans son évaluation des dommages et intérêts, elle n’a même pas retenu le 1,7 milliard d’euros de crédit d’impôt consenti par Bercy dès mars 2008, que la Société générale avait omis de mentionner.
L’avocat de Jérôme Kerviel, Me Patrice Spinosi, avait soulevé plusieurs moyens pour contester le jugement de la cour d’appel : violation du code de la procédure pénale, responsabilité de la Société générale mise en cause par la Commission bancaire qui avait sanctionné les manquements de la banque, absence de profit personnel, condamnation civile (dommages et intérêts) disproportionnée. Tous ces moyens ont été rappelés à l’audience, comme toutes les objections données par l’avocat général, Yves Le Baut.
Dans un très long avis écrit, l’avocat général avait contesté tous les arguments du pourvoi. Passant vite sur le non-respect du code de procédure pénale – « Il appartient au président à qui incombe la direction des débats (..) de conduire ceux-ci comme il l’entend » –, il s’attarde surtout sur le fond du dossier, au cœur du pourvoi en cassation : la Société générale a-t-elle ou non une part de responsabilité dans les opérations fictives menées par son trader ?
La banque a toujours défendu qu’elle ignorait tout des positions prises par son trader, qui lui ont permis malgré tout d’empocher un résultat de 1,4 milliard d’euros en 2007 – un record absolu pour un trader, lequel qui avait engagé début janvier 2008 50 milliards d’euros, soit l’équivalent des fonds propres de la banque. Certes, la banque avait reconnu être coupable de négligence, mais rien n’avait été de son fait.
Lors des auditions au cours du procès, plusieurs témoins avaient contesté la ligne de défense de la Société générale. Revenant sur les procédures internes et externes du monde financier, ils avaient souligné combien il était impossible que la banque ignore tout des agissements de son trader, surtout au vu des montants engagés. Un ancien responsable du marché à terme international de France (Matif) avait notamment rappelé que toutes les opérations menées par Jérôme Kerviel intervenaient sur des marchés régulés, et passaient donc obligatoirement par la chambre de compensation Eurex. Chaque soir, celle-ci faisait la balance et demandait des appels de marge aux banques pour couvrir des positions perdantes.
Cela avait été le cas pour les positions de Jérôme Kerviel. Ses engagements étaient même si énormes qu’Eurex s’en était alarmée et avait écrit en octobre 2007 au responsable de la déontologie de la banque pour s’en inquiéter et demander des éclaircissements. La banque l’avait rassurée. Par la suite, la direction de la banque avait invoqué la négligence dans ses contrôles pour justifier cette réponse. À aucun moment, la justice n’a entendu les responsables d’Eurex. Ceux-ci l’ont été par la suite au cours d’une plainte déposée par Jérôme Kerviel, mettant en cause la responsabilité de la banque. Mais la plainte a été classée sans suite et les déclarations des responsables d’Eurex ont été enterrées.
De même, lors du procès, un ancien responsable de la société de courtage Fimat, filiale de la Société générale qui réalisait des opérations de la banque, avait raconté combien la suractivité de Jérôme Kerviel désorganisait son entreprise et qu’en juin 2008, ils continuaient à dénouer les opérations du trader, censées avoir été toutes débouclées le 25 janvier 2008. Depuis, il est au chômage et considéré comme un pestiféré dans le monde financier : il a brisé l’omerta.
Lors de ce même procès en appel, d’anciens supérieurs hiérarchiques de Jérôme Kerviel avaient reconnu avoir quitté la banque à la suite de transactions. Les montants proposés par la banque étaient inconnus : les indemnités de licenciement correspondaient à sept années de salaire, quand les tribunaux accordent au grand maximum pour un préjudice jugé immense deux ans et demi de rémunérations. Dans l’accord transactionnel, il était précisé que le salarié s’engageait « à respecter la confidentialité des informations relatives tant à l’activité de la Société générale qu’à celle de ses filiales et partenaires dont il a pu avoir connaissance à l’occasion de l’exercice de ses fonctions et à ne rien faire, dire, suggérer, qui puisse porter atteinte à l’image, à la réputation et à la considération de la Société générale ».
Lors du procès en appel, l’avocat de Jérôme Kerviel, David Koubbi, avait demandé à un des anciens supérieurs du trader, Martial Rouyère, qui avait bénéficié d’une de ses transactions, ce qui se passerait s’il parlait. « Je dois rendre l’argent », avait-il expliqué (voir Le prix du silence). La cour n’avait même pas relevé la déclaration, alors qu’aucun accord de confidentialité ne peut normalement être invoqué devant la justice. En français dans le texte, on pourrait même se demander si un tel accord ne relève pas de la subornation de témoin.
Dans son jugement, la cour d’appel avait exclu toute responsabilité de la banque dans la fraude. Dans son pourvoi, l’avocat de Jérôme Kerviel rappelait que les manquements de la banque relevés par la Commission bancaire « étaient de nature à interdire que soit établi tout détournement, lequel ne peut être caractérisé quand celui qui s’en prétend victime en connaissait ou aurait dû en connaître l’existence et partant, par son inaction, a contribué à la réalisation de l’infraction ».
Contestant ce moyen soulevé devant la Cour de cassation qui, pour lui, s’apparente à remettre en cause le jugement sur le fond, l’avocat général répond quand même à la question. Il reprend l’argumentaire de la banque, qui a séduit la justice. Pour lui, la banque, même si elle a commis des manquements et des erreurs, ne saurait avoir une part de responsabilité dans les opérations fictives de Jérôme Kerviel. « Une victime négligente n’est pas pour autant une victime consentante et l’on ne peut tirer pour conséquence du défaut de vigilance de la partie civile son adhésion à la commission des agissements qui lui ont porté préjudice », écrit l’avocat général.
Un argument longuement repris lors de l’audition. Pourtant, comme l’attestent des procès-verbaux du comité central d’entreprise de la banque, la Société générale avait déjà connu plusieurs accidents comparables sur des activités de trading, dont un six mois avant qui s’était achevé par le suicide du trader (voir Et si la Société générale n’avait rien retenu). Mais la Société générale ne saurait être coupable, même de négligence.
Une exception bien française. Au cours des différents procès sur des fraudes de trader, sur les subprimes ou sur des marchés obligataires – la baleine londonienne notamment – qui ont eu lieu récemment à Londres ou New York, la justice, britannique ou américaine, a toujours considéré que les banques en cause avaient des responsabilités dans ce qui s’était passé. Celles-ci ont accepté de payer des amendes massives – 550 millions de dollars pour Goldman Sachs dans l’affaire Tourre, 920 millions de dollars pour JPMorgan dans l’affaire de la baleine de Londres – pour éviter des procès publics. Un dispositif de faveur qui est lourdement contesté par l'opinion publique aux États-Unis. Que diraient-ils s'ils étaient en France ? Car ici, c’est l’inverse : non seulement la banque est dédouanée de toute responsabilité, mais en plus, l’État lui fait cadeau de 1,7 milliard d’euros d’impôt !
L’autre contestation de l’avocat de Jérôme Kerviel portait sur le montant des dommages et intérêts demandés, alors que le trader n’avait tiré aucun profit personnel de ses opérations fictives et que les montants étaient disproportionnés. Enfin, le préjudice de la Société générale est peut-être lié à la façon dont la banque a débouclé les positions ?
Dans un long argumentaire, l’avocat général balaie toutes ces objections. La loi, rappelle-t-il, ne prend pas en compte la notion de profit personnel dans les affaires de fraude et d’abus de confiance. Certes, admet-il, il est arrivé dans le passé que des cours d’appel retiennent l’absence de profit personnel dans les affaires pour fraude et abus de confiance. De même, certaines prenaient en compte la négligence de la victime. Dans ses arrêts, la chambre criminelle de la Cour de cassation avait aussi retenu cet aspect du profit personnel dans le passé. Mais le droit a changé: « depuis une douzaine d’années, les arrêts récents de la chambre criminelle ne font plus une quelconque référence à une telle absence de profit », insiste-t-il.
Que Jérôme Kerviel ait gagné 1,4 milliard sur ses opérations de trading en 2007, qu’il n’en ait pas détourné un centime à son profit, alors que tout cela aurait été possible puisque la banque dit n’avoir découvert ces sommes que par la suite, ou qu’il ait mis toutes ces sommes sur un compte dans quelque paradis fiscal, ne fait donc aucune différence aux yeux de la justice. Les circonstances atténuantes ne semblent pas jouer dans ce cas-là. De même, le fait que la Société générale ait fait pour le moins preuve de négligence ne saurait lui non plus être pris en compte. « Juger autrement conduirait à considérer comme en parties équivalentes, dans la réalisation du dommage, l’action criminelle ou délictueuse de l’accusé ou du prévenu et la négligence éventuelle de la partie civile (à supposer au demeurant que cette négligence soit en lien direct avec le dommage) », conclut l’avocat général.
Il oppose une même fin de non-recevoir à l’évaluation des dommages subis par la Société générale. La banque a donné l’évaluation de ses pertes, le 24 janvier 2008, en même temps qu’elle révélait la fraude de Jérôme Kerviel. Or, à cette date, de l’aveu même de la Commission bancaire, la banque n’avait pas dénoué toutes les positions prises par son trader. De plus, comme le dit avec insistance l’avocat de Jérôme Kerviel, et à juste titre, la façon dont les positions sont débouclées, les jours où les transactions sont exécutées – cette semaine-là, les marchés américains étaient fermés pour deux jours –, l’heure même où tout cela s’est fait, peuvent faire varier sensiblement les résultats, aggraver ou réduire la perte, voire faire un profit.
Mais la justice n’a jamais cherché à aller très loin sur ce point. Les dires seuls de la Société générale ont fait autorité. Aucune expertise indépendante n’a été réalisée. « Si la justice voulait vraiment savoir la vérité sur ce qui s’était passé, elle en avait tous les moyens (…). Pourquoi n’avoir rien demandé à Eurex ? C’est la chambre de compensation qui fait office de notaire sur ce marché réglementé. Elle a toutes les preuves, les traces de tous les mouvements », expliquait Sylvain Passemar, ancien informaticien chez Fimat, à Mediapart.
Dans son jugement, la cour d’appel avait répondu à ces questionnements en s’appuyant sur le rapport Lagarde, commandé par la ministre des finances de l’époque. « Le rapport Lagarde du 4 février indique qu’Eurex et Liffe, gestionnaires des marchés concernés, auraient confirmé à l’AMF ne pas avoir de critiques à formuler sur les opérations de la banque pendant les trois journées du 21 au 23 janvier. » Des informations de troisième main au conditionnel, sans avoir entendu un seul intéressé, deviennent donc une preuve indéniable. « En statuant ainsi, la cour d’appel a sans insuffisance ni contradiction justifié l’octroi de dommages-intérêts à la partie civile en réparation d’un préjudice dont elle a souverainement constaté qu’il résultait directement des infractions dont elle a déclaré le prévenu coupable », analyse l’avocat général.
Dès lors, la condamnation à payer 4,915 milliards d’euros de dommages et intérêts s’impose. Balayant les accusations d’une condamnation civile à perpétuité au vu des montants demandés, l’avocat général insiste : « L’octroi de dommages et intérêts, qui ne représente pas le caractère d’une sanction pénale, n’est nullement fonction d’un manquement commis par le condamné mais exclusivement du préjudice subi par la victime ; dès lors, aucun principe de proportionnalité ne peut être invoqué à cet égard », écrit-il.
« Qu’on ne vienne pas ici nous jeter à la face les déclarations paternalistes de l’établissement bancaire qui, pour faire bonne figure, prétend qu’il n’entend pas poursuivre le recouvrement sur l’ensemble de ces sommes », a rétorqué l’avocat de Jérôme Kerviel à l’audience. Admettre un partage des responsabilités serait « prendre le risque d’ébranler le droit stable », lui a rétorqué l’avocat général, en réponse à sa demande de révision des dommages et intérêts.
Dans son avis, l’avocat général conclut en s’appuyant sur l’avis du professeur de droit Mortier, qui semble résumer son état d’esprit : « Se servir du caractère exorbitant de cette somme pour tenter de discréditer des magistrats, faire penser qu’ils pourraient manquer de mesure, ne pas avoir le sens de la justice, voire être sujets aux pressions des puissances financières, est dans le meilleur des cas, profondément injuste. »
Après un tel réquisitoire, où tous les éléments qui pourraient introduire ne serait-ce qu’un questionnement sur le déroulé de la justice, l’équité du procès, ou les preuves, sont balayés, le cours de la justice paraît écrit d'avance. La Cour de cassation doit rendre son arrêt le 19 mars. Mais le parquet a déjà fait savoir que Jérôme Kerviel serait incarcéré dans un délai rapproché, en cas de rejet du pourvoi. Une affaire rondement menée, décidément.
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