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Rejeter les Roms permet de « faire exister les frontières »

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Comme chaque été depuis 2010, marqué par le discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy, le climat s’annonce délétère à l’égard des Roms et des gens du voyage. Les propos haineux, ainsi que les amalgames entre les uns, principalement originaires de Roumanie et de Bulgarie, et les autres, le plus souvent français, se succèdent de l’extrême droite à la droite filloniste. À Nice, le 4 juillet 2013, l’ancien leader du FN, Jean-Marie Le Pen, a dénoncé la présence « urticante et disons… odorante » des Roms, avant de prédire qu’il en viendrait bientôt « 50 000 » dans la ville.

Pas en reste, le député-maire UMP des lieux, Christian Estrosi, a appelé les maires de France à la « révolte », le 7 juillet sur Europe 1. « J’en ai maté d’autres et je vous materai », a-t-il lancé à propos de gens du voyage installés sur un terrain de football de la commune. Évoquant leurs « belles et grosses caravanes pour lesquelles les Français, il faudrait quelque fois toute une vie pour se payer la même », il les a qualifiés de « délinquants ». « La première chose que je fais, a-t-il menacé, c'est de vous mettre des caméras partout pour surveiller vos faits et gestes dans les quelques heures qui viennent. On va noter ceux qui rentrent, sortent, à quelle minute, à quel moment et ce que vous allez faire partout, dans la ville, dans la métropole, etc. (…) Je vais relever les plaques d'immatriculations les unes après les autres. »

Le 9 juillet à l'aube, deux opérations d'expulsion se sont déroulées à Deuil-la-Barre dans le Val d'Oise et à Ris-Orangis dans l'Essonne. Alors que la période estivale est souvent mise à profit par les élus locaux et les préfets pour démanteler les campements, notamment ceux qui avaient été épargnés en raison de la scolarisation des enfants, Mediapart s’est entretenu avec l’anthropologue Michel Agier, qui a publié, en avril 2013, La condition cosmopolite, l’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire (éd. La Découverte), pour comprendre comment les Roms sont devenus la nouvelle figure du paria.

© (DR)
Comment expliquez-vous que les Roms fassent l’objet d’un tel rejet en France ? Pourquoi cristallisent-ils tant de préjugés ?

Dans le contexte de la mondialisation, les Roms, ou plutôt ceux qui sont désignés comme tels, sont utiles au pouvoir. Au moment où les États-nations périclitent, où la crise économique fragilise les sociétés “occidentales”, les gouvernants ont besoin de ce nom pour créer un dehors. Ils ont besoin de faire croire à leur altérité absolue, de les constituer en étranger ennemi, pour faire exister leurs frontières. Expulser des Roms est une manière de produire de la nationalité, tout comme expulser des Afghans ou reconduire à la frontière des migrants venus d’Afrique. Le langage de l’origine, de la race, de l’ethnie, de la civilisation revient traditionnellement dans les temps incertains, comme c’est le cas aujourd’hui. 

Dans votre livre La condition cosmopolite, vous parlez d’« obsession identitaire » des gouvernements actuels…

Gouverner, aujourd’hui, consiste à assigner des places à des personnes selon la catégorie de population à laquelle elles sont identifiées. L’assignation identitaire est non seulement un acte de domination et une violence qui nie les subjectivités. Mais cela constitue aussi une mise à l’écart. En désignant “les Roms”, le pouvoir énonce deux décrets de ségrégation, il les nomme et les met à l’écart de la société, des droits. D’une certaine manière, l’État les place hors-État pour se décharger de sa responsabilité en matière d’intégration.

L’usage selon vous du terme “Roms” n’est pas anodin…

Ce terme n’est pas neutre. Il relève de l’identité ethnique. Aujourd’hui, recourir à l’ethnie n’a plus aucun sens, si ce n’est celui de désigner artificiellement un dehors pour mettre à l’écart. En Afrique, lors de la colonisation, l’administration, se servant des travaux d’ethnologues du XIXe siècle, a divisé ce continent en ethnies. Elle l’a fait dans le but d’exercer le plus efficacement son administration. On connaît les dégâts qui en ont résulté puisque la partition ethnique a entraîné de nombreux conflits, pour certains encore irrésolus. Les migrations vers les villages, vers les villes, vers d’autres pays, ont rendu inefficientes ces catégorisations. Les ethnies n’existent plus nulle part comme formes d’organisation sociale, économique, culturelle ou cultuelle autonome comme elles ont pu l’être au moment où ce terme a été créé. Ce qui existe aujourd’hui ce sont des identités ethniques dans des contextes complexes, de plus en plus individualisés. Les gens se déplacent, la migration est généralisée, tous les endroits du monde sont connectables. C’est à ce moment, paradoxalement, que l’identité ethnique est instrumentalisée. Les Roms ne sont plus nomades depuis des décennies. Ils migrent parce qu’ils ont perdu leur travail et sont discriminés dans leur pays d’origine. L’une des spécificités de cette population est d’être marginalisée économiquement et socialement. La question rom est liée à la crise post-guerre froide. Ces personnes ont été laissées pour compte de la transition dans les pays de l’Est et ont cherché à s’installer ailleurs que dans leur pays d’origine. En ce sens, elles symbolisent l’échec de l’Union européenne à constituer un espace de libre circulation. Mais ces migrants ne peuvent pas être confondus avec les personnes qu’on appelle “gens du voyage” et qui sont d’ailleurs pour la plupart de nationalité française.

© (DR)
D’où vient cette lecture identitaire adoptée par les gouvernants ?

Cette lecture identitaire se fonde sur l’idée qu’il existerait une vérité essentielle dans l’identité, que nos agissements s’expliqueraient par la filiation ou l’appartenance à un groupe, ancré au plus profond de notre être. D’où vient cette idée? Dans l’anthropologie, je m’oppose à cette conception selon laquelle l’ethnie serait encore et toujours l’essence même d’un peuple, d’une personne, de tout ce qu’elle fait, de ce pour quoi elle agit. C’est l’idée d’ontologie qui revient en force aujourd’hui, elle recrée artificiellement cette image culturaliste, néo-ethnique, celle d’une vérité identitaire immuable, comme si les gens transportaient avec eux, depuis la naissance, depuis la naissance de leurs parents et de leurs ancêtres quelque chose qui n’aurait jamais bougé. Cette vision est erronée. Elle ne correspond pas à la réalité de la transformation du monde puisqu’aujourd’hui, ce qui prévaut c’est la mobilité, la mise en relation de personnes différentes. L’altérité m’intéresse plus que l’identité, les frontières plus que les murs. Les coutumes, les langues, les manières de manger, de se vêtir, d’habiter, de travailler, de s’aimer, les valeurs morales, tout ce qui constitue ce qu’on appelle les pratiques culturelles, se transforment en permanence. Cette transformation touche avant tout les personnes en déplacement, elles incarnent par leur expérience un cosmopolitisme ordinaire, ce que j’ai appelé la condition cosmopolite, alors même que, de manière erronée, ce sont elles qu’on va désigner avec le langage identitaire le plus fermé, ethnique, racial, religieux ou autre.

La figure du bouc émissaire varie au fil des ans : les étrangers, les Français d’origine étrangère, les musulmans, etc. Celle des Roms paraît, ces derniers temps, dépasser toutes les autres en matière de rejet.

On peut, en s’appuyant sur l’observation des situations de frontière, reconnaître trois figures d’étranger, toutes anciennes : le paria, le métèque et l’errant. Les gens ne sont pas l’un ou l’autre par essence, ils le deviennent en fonction des situations. Ces figures sont variables, elles dépendent du contexte. J’utilise ces termes, plutôt que des termes ethniques, car ils décrivent les relations, les processus à l’œuvre dans le monde contemporain. Le métèque a le droit de rester là où il vit, de travailler, mais il n’a pas le droit de cité, il ne peut voter ou être propriétaire. Cela pourrait être, en France, les 350 000 ou 400 000 étrangers en situation irrégulière, dont un très grand nombre travaille, légalement ou illégalement. L’errant est ce migrant qui parcourt l’espace méditerranéen. Il bouge, n’arrive pas à se fixer. Il essaie de traverser le Sahara, il se retrouve à Rabat au Maroc, il s’arrête près de Ceuta et Melilla dans les forêts, il vit à Patras en Grèce, court après un camion, essaie de sauter dans un bateau pour rejoindre l’Italie, il s’installe à Paris, à Jaurès, sous le pont, avant de repartir pour le Calaisis, où il campe dans des squats ou sur la plage. Il bouge sans savoir pour combien de temps, sans trouver de point de chute. C’est une version nouvelle du vagabond qui se multiplie aujourd’hui, avec la difficulté de passer les frontières et de trouver place quelque part.

Les Roms sont-ils les nouveaux parias ?

Les Roms sont entre le paria et l’errant. Comme le réfugié, le paria est installé dans un camp. Non pas temporairement, mais ad vitam. Il y reste des dizaines et des dizaines d’années. Il est assigné à un camp, lui-même installé aux marges des villes et des États. J’ai été frappé de constater, il y a quelques semaines, que certains responsables d’ONG en sont à demander la constitution, en France, de “camps humanitaires”. On en est là. La situation est si désespérée que des militants associatifs en appellent à l’urgence comme dans les pays dits du tiers-monde. Mais aussi, du même coup, l’idée fait son chemin que le camp devient est une solution envisageable. Réserver un espace d’exception, d’extra-territorialité, qui organise l’exclusion, à une population n’est plus impensable. La fonction du camp est de mettre durablement à l’écart, d’accréditer l’idée d’une altérité absolue en lui donnant une forme, la forme-camp. Il est intéressant de noter que l’on a cessé de parler de bidonville pour parler de campement rom. La notion de bidonville inclut la reconnaissance d’être dans la ville, son usage met en évidence la responsabilité des pouvoirs urbains et politiques. Avec le camp, on bascule dans l’exception. Outre son poids historique évident, ce terme place les personnes qui y vivent en dehors de la ville, de la responsabilité urbaine et donc de l’État.

Des « riverains », qui apparaissent à cette occasion comme groupe constitué, aux responsables politiques, une autre spécificité du rejet dont les Roms font l’objet n’est-elle pas qu’il est généralisé ? Les municipalités font circuler des pétitions, des élus manifestent, des voisins les chassent… On n’a jamais vu cela à l’encontre des Afghans ou des Tunisiens par exemple, même si leur présence a pu faire polémique.

Les élites sont les premiers responsables de cette situation. On peut parler de xénophobie et de racisme d’État. La création d’un ministère de l’identité nationale, les discours des Sarkozy, Hortefeux, Besson, Guéant, ont laissé des traces. Tout cela a autorisé des paroles de type ségrégationniste. Racisme n’est d’ailleurs pas le terme qui convient : celui de superfluité me semble plus exact, car ces personnes, sous le prétexte de leurs modes de vie, leurs pratiques culturelles, sont rejetées du partage de la commune humanité. Là encore, c’est un phénomène qu’il faut comprendre dans ses contextes et ne pas essentialiser l’analyse. Parler d’ethnicisation ou de racialisation s’avère très insuffisant, un peu tautologique. Prendre l’essentialisme pour cause dernière renvoie encore à l’idée d’une vérité identitaire qui resurgirait. Or on oublie le principal, à savoir qu’il s’agit toujours d’un discours qui naît dans un conflit : quel pouvoir décrète la guerre des races ou la guerre contre les migrants ? Comment les sujets répondent-ils ? Il faut partir de cette situation pour comprendre les langages identitaires qui sont utilisés, plutôt que de prendre ceux-ci pour des vérités en soi.

Le rejet semble aller de pair avec une certaine indifférence à l’égard de leur extrême pauvreté…

Indifférence au minimum, rejet au maximum : voilà ce que les gouvernants réclament des citoyens à l’égard des Roms. En même temps, il ne faut pas noircir le tableau, cette population est aussi soutenue par des personnes qui leur apportent des vivres, des vêtements, des associations qui les aident à faire valoir leurs droits, des artistes qui retracent leurs parcours. C’est vrai en général pour les migrants qui sont aidés et défendus juridiquement par des associations en Europe.

« Hélas, les occupants de campements ne souhaitent pas s’intégrer dans notre pays pour des raisons culturelles ou parce qu’ils sont entre les mains de réseaux versés dans la mendicité ou la prostitution » : dans quel registre s’inscrit cette citation de Manuel Valls du 14 mars 2013 dans Le Figaro ?

Manuel Valls tend ce piège identitaire qui consiste à accuser l’autre. Il sous-entend que pour être égaux, il faut être identique. Quel est le problème ? Qu’ils ont de plus grandes familles ? Qu’ils font du bruit le soir ? Cette phrase n’est pas celle du commissaire de police du coin. C’est celle d’un ministre de l’intérieur. En ce sens, il est dans le même registre que ses prédécesseurs de droite. Il invoque une vague identité culturelle pour rendre ces personnes responsables de leur exclusion. Il suffit de peu de mots, il suffit qu’un ministre ou qu’un président montre l’ennemi pour que partout chacun s’empare de cette figure. Le peuple, les riverains, les voisins, reconnaissent cet ennemi comme leur ennemi. Il suffirait que les élites aillent dans l’autre sens, fassent la pédagogie de l’altérité plutôt que de l’identité, pour renverser la tendance. Comme les gens circulent de plus en plus, ces questions se poseront avec de plus en plus d’insistance. Il y a une responsabilité des élites à s’occuper de cela. À l’ère de la mondialisation et de l’Europe, l’État-nation ne correspond plus qu’à une toute petite partie de notre cadre de vie. En se repliant de manière un peu pathétique sur elle-même, la France prend du retard par rapport à d’autres pays qui font attention à accueillir les étrangers.  



BOITE NOIRECet entretien a été réalisé avant les déclarations publiques de Jean-Marie Le Pen et Christian Estrosi. Il permet néanmoins de comprendre le contexte permettant la production de ce type de propos.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Le PC est il mort?


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