Non, la DGSE n’a jamais alerté sur les risques d’un possible coup d’État en Guinée, quelques jours avant les élections législatives de septembre 2013, comme l’a assuré à l’époque le Canard enchaîné. C’est du moins la réponse apportée, dans un courrier très inhabituel, par le service de renseignements français à l’avocat de Beny Steinmetz, diamantaire et homme d’affaires franco-israélien fortement impliqué dans le business minier de ce pays très pauvre de l’Afrique de l’Ouest.
Mediapart a raconté en détail comment Steinmetz se battait comme un diable pour conserver les droits d’exploitation de la mine de Simandou, considérée comme la plus importante réserve mondiale non exploitée de minerai de fer. Une concession que lui conteste par tous les moyens Alpha Condé, le président élu en 2010 dans les conditions controversées que nous avons décrites dans cette enquête. Le diamantaire est quant à lui soupçonné par la justice américaine et le FBI d’être mêlé de près à une vaste affaire de corruption internationale, qui aurait permis à son groupe BSGR d’obtenir les droits sur Simandou avant l’arrivée de Condé au pouvoir.
Dans le cadre de cette bataille de titans, où tous les coups sont permis, la communication joue un rôle clé. Et l’article du Canard enchaîné paru le 25 septembre tient une place importante dans la lutte d’influence que se livrent Condé et Steinmetz. L’hebdomadaire satirique avait titré : « Des notes de la CIA et de la DGSE annoncent un coup d’État à Conakry », et détaillait le contenu de deux rapports censément publiés par les services de renseignements américains et français. Ces textes auraient affirmé que « des mercenaires français, sud-africains et israéliens, disposant de relais à Paris et en Afrique et soutenus par un roi du diamant [Beny Steinmetz, ndlr], préparent un coup d'État en Guinée, véritable eldorado minier ».
Selon le Canard, le texte américain évoquait « le financement de partis d'opposition » et le « recrutement de milices peules », ethnie supposée hostile au président Condé. Des manifestations, à l’occasion des élections législatives, auraient pu servir « de couverture à des opérations ciblées, menées par les mercenaires ». Le document français, lui, évoquerait « de sérieux risques d'opérations en cours, tendant à déstabiliser l'État guinéen ». Et un « mode opératoire » consistant, lors de grandes manifestations, à « inciter la police et les forces armées à recourir à la force et ainsi créer des martyrs ».
« Steinmetz a-t-il décidé de sauvegarder ses intérêts guinéens par des moyens musclés ? C'est la conviction des services français et US, qui n'apportent pas de preuves mais font des rapprochements », écrivait le journal, assurant que les opérations devaient être menées par « un certain Victor Nassar, israélien et "consultant en sécurité pour BSGR depuis des années" », selon le document américain.
Autant d’allégations violemment dénoncées par Beny Steinmetz, et son entreprise BSGR. Il est vrai qu'Alpha Condé et ses proches se sont aussitôt saisis de cet article pour crier au complot et à une entreprise de déstabilisation à quelques jours des élections. Du coup, le 1er octobre, l’avocat parisien Richard Malka porte plainte devant le tribunal correctionnel de Paris contre le Canard enchaîné et son directeur de la publication Michel Gaillard, au nom du magnat du diamant et de son groupe. Dénonçant les « affabulations » du journal, la plainte, que Mediapart a pu consulter, souligne que « l’ensemble de cet article est estimé diffamatoire par chacune des parties civiles », Steinmetz et BSGR.
« Il est imputé à M. Beny Steinmetz d’avoir ni plus ni moins recruté des mercenaires, préparé un coup d’État, organisé une insurrection violente, corrompu le pouvoir guinéen, déstabilisé un régime par des moyens illégaux, le tout pour placer au pouvoir un parti fantoche et protéger ses intérêts miniers. Il n’y a nullement besoin d’insister sur le caractère diffamatoire de ces imputations qui, si elles étaient avérées, constitueraient des crimes aussi bien qu’un scandale international », indique le texte de la plainte. Qui assure par ailleurs que « aucune des parties ne sait même qui est Monsieur Victor Nassar ». Les plaignants réclament 200 000 euros, à verser à « des associations caritatives guinéennes ».
Dans une démarche fort peu courante, l’avocat a écrit à deux reprises à la DGSE, le 24 octobre et le 20 novembre, pour lui demander d’authentifier la note publiée par le Canard enchaîné. « Cette note m'apparaît à ce point fantaisiste et erronée sur absolument tous les éléments factuels évoqués qu’il ne me paraît pas plausible qu’elle émane effectivement d’un service de renseignements », écrit Malka.
La réponse est encore plus inédite (à notre connaissance) : un courrier à en-tête du chef de cabinet de la DGSE, daté du 13 janvier, est parvenu jusqu’au bureau de l’avocat. En trois lignes expéditives, le service fait savoir que le document cité « n’émane pas de la DGSE ».
Ce texte non sourcé, long de deux pages et rédigé en français, a été fourni au tribunal et à Steinmetz par le Canard, dans le cadre de la préparation du procès, qui devrait avoir lieu en novembre prochain. La note anglophone, de cinq pages et datée du 13 septembre, a également été transmise.
L’évocation de ces deux documents à l’origine très incertaine avait suscité l’émoi dans le pays. Le jour même de la parution du Canard enchaîné, le ministre guinéen de la sécurité avait alerté sur la situation de son pays, affirmant qu’il était « en danger ». « La ficelle est tirée à partir de l'extérieur », avait-il même lancé, accusant des membres du parti d’opposition UFDG. Le dirigeant de ce parti, et ancien premier ministre, avait aussitôt répliqué sur RFI pour démentir fermement. Le feuilleton avait pris un peu partout sur le Web francophone, chaque camp défendant sa version des faits.
Devant ce flot de réactions, le Canard enchaîné avait enclenché dès la semaine suivante une timide retraite, rappelant qu’« en faisant état des deux documents à l'origine de ce tumulte politique, "Le Canard" n'a pas présenté des vérités d’Évangile. Mais bien les thèses de crânes d'œuf du Renseignement ». Si le premier article n’était pas signé, le second l’était par le journaliste maison Jean-François Julliard. Il avait d’ailleurs rencontré dans le courant de la semaine un représentant du parti UFDG à Paris, pour s’expliquer.
Aujourd’hui, l’hebdo satirique ne souhaite pas s’exprimer sur une affaire qui sera jugée dans quelques mois. Et on peut le comprendre, tant les coups tordus se multiplient dans la redoutable bataille de communication qui agite tous les acteurs tournant autour des très profitables mines guinéennes.
Ainsi, les deux notes controversées apparaissent dans un document non signé, rédigé en anglais, qu’a obtenu Mediapart. Elles sont accompagnées du texte de la plainte, d’articles sur le sujet et d’une chronologie censée documenter « comment la campagne pour révoquer les droits miniers de BSGR en Guinée est basée sur de fausses allégations et sur des accusations non fondées ». Au passage, ce dossier attribue le premier article du Canard à Julliard, ce que ce dernier récuse, et confond le journaliste avec son homonyme, ancien dirigeant de Reporters sans frontières.
Le ton de ce dossier ressemble fort à une récente interview de Beny Steinmetz. Le 9 octobre dans L’Opinion, le milliardaire accusait le président guinéen de mener une « campagne de désinformation visant à salir [sa] réputation, celle de [sa] société et [son] nom », assurant que les accusations de corruption le concernant étaient « une pure invention ». D’autres éléments, tout aussi troublants, circulent. Ainsi, nous avons révélé la conversation accablante, enregistrée le 2 décembre 2012, entre l’ancien ministre guinéen des mines Mahmoud Thiam et Samuel Mebiame, lobbyiste chargé des intérêts économiques sud-africains sur le continent.
Les deux hommes accusaient l’actuel chef de l’État guinéen d’avoir falsifié le résultat des élections qui l’ont conduit au pouvoir en 2010, avec l’aide des services sud-africains, et contre versement de 14 millions de dollars. Ils racontaient aussi comment Condé distribuait lui-même les concessions minières à ses amis ou affidés et évoquaient différents scénarios possibles pour se débarrasser du président.
Mediapart a également publié un autre document qui corroborait le contenu de la conversation enregistrée et tapait très fort, et avec méthode, sur le camp d’Alpha Condé. Ce rapport, apparu brièvement sur Internet, long de 87 pages dans sa version anglophone, n’était lui non plus ni signé, ni sourcé. À manipuler, donc, avec la plus grande prudence. Sous peine de se prendre les palmes dans le tapis.
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