Les juges Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire en ont bientôt fini avec l’affaire Karachi. Les deux magistrats financiers ont signifié, lundi 10 février, la fin de leur instruction au parquet de Paris et à toutes les parties liées au dossier – parties civiles, mis en examen ou témoins assistés –, quatre jours après avoir saisi la Cour de justice de la République (CJR) des cas d’Édouard Balladur, de François Léotard et, dans une moindre mesure, de Nicolas Sarkozy.
L’un des principaux protagonistes du dossier, le marchand d’armes Ziad Takieddine, étant actuellement en détention, le procureur de la République de Paris n’a qu’un mois pour rendre ses réquisitions définitives. Les juges devront ensuite signer une ordonnance dite “de renvoi devant le tribunal correctionnel”, qui mettra un terme définitif à leur instruction.
Douze personnes, parmi lesquelles les principaux collaborateurs de MM. Balladur, Léotard et Sarkozy à l’époque des faits, à savoir Nicolas Bazire, Renaud Donnedieu de Vabres et Thierry Gaubert, sont actuellement mises en examen et sont susceptibles de se retrouver sur le banc des prévenus. Un premier procès pourrait avoir théoriquement lieu avant l’été si le calendrier judiciaire le permet, affirment plusieurs sources liées au dossier.
Dans une ordonnance dite d’“incompétence”, par laquelle ils se sont dessaisis le 6 février du volet ministériel de leur dossier au profit de la CJR, seule juridiction autorisée à juger les délits ministériels, les juges ont couché sur 168 pages trois ans d’investigations. Ventes d’armes, commissions occultes, valises d’espèces, financements politiques illicites, corruption internationale… : tous les ingrédients de l’affaire d’État sont réunis dans ce document clé, cité par Le Monde et dont Mediapart a eu connaissance en intégralité. En voici les principales leçons.
- Le lobbying suspect de Léotard
Au sein du gouvernement Balladur, l’homme des ventes d’armes, c’était lui. Ministre de la défense entre 1993 et 1995, François Léotard a signé les quatre contrats d’armement (trois avec l’Arabie Saoudite et un avec le Pakistan) au centre de l’enquête judiciaire. Les juges le soupçonnent d’avoir imposé un réseau d’intermédiaires, composé des hommes d’affaires Ziad Takieddine, Abdul Rahman el-Assir et Ali Ben Moussalem, dans les négociations, afin de détourner d’importantes enveloppes de commissions.
« Deux proches de M. Léotard, ministre de la défense, sont à l’initiative des contrats de commissions », notent les magistrats dans leur ordonnance, citant les noms de Jacques Douffiagues, ancien président de l’office d’armement Sofresa, aujourd’hui décédé, et Renaud Donnedieu de Vabres, ancien conseiller spécial de M. Léotard à la défense. Sur les quatre ventes d’armes en cause, 327 millions d’euros de commissions avaient été promis au réseau d’intermédiaires proches de Léotard, baptisé le “réseau K”. « Le réseau K était en place peu après l’arrivée de la nouvelle majorité pour intervenir auprès des autorités politiques françaises », soulignent les magistrats.
« Le surcoût injustifié du réseau K », poursuivent-ils, a eu pour effet de propulser le taux de commissions occultes sur les marchés saoudiens à 20 % du montant total des contrats. Du jamais vu.
« Il était parfaitement inutile de recourir à un nouveau réseau pour obtenir des contrats acquis. […] Ni M. Takieddine, ni M. el-Assir ne pouvaient être de la moindre utilité. […] Les déclarations de M. Takieddine sur son propre rôle sont d’ailleurs également inconsistantes », écrivent les juges Van Ruymbeke et Le Loire.
Même constat dans le marché des sous-marins Agosta vendus au Pakistan en septembre 1994 : « Les investigations confirment le caractère tout à fait anormal et exorbitant des commissions versées à ce réseau, apparu tardivement fin mai 1994 », à une date où, soulignent les juges, « le choix de la France était définitif » côté pakistanais. « Ce réseau […] est venu se surajouter, à un moment où le contrat de vente des sous-marins était sur le point d’être finalisé, à un premier réseau devant financer la corruption au Pakistan, tant au niveau militaire que politique. »
- La convocation de Sarkozy inévitable
Lui était le ministre de l’argent. Contrairement à ce qu’il a toujours affirmé, Nicolas Sarkozy a bien eu à connaître, en tant que ministre du budget entre 1993 et 1995, des dessous financiers des ventes d’armes du gouvernement Balladur, selon l’enquête judiciaire.
Avant d’aborder le cas personnel de l’ancien président français, les juges décrivent dans leur ordonnance le système de paiements secrets mis en place par la Direction des constructions navales (DCN), alors entreprise d’État, en marge du contrat des sous-marins pakistanais. « La DCN a mis en place, concomitamment à la conclusion du contrat Agosta, un système opaque destiné au paiement des commissions au réseau Takieddine/el-Assir. […] La DCNI, mandatée par le pouvoir politique, avait ainsi la volonté d’occulter ses propres paiements afin de protéger le circuit des commissions », notent-ils. Une situation que les magistrats décrivent comme « anormale ».
Ils rappellent que l’ancien directeur financier de la DCN, Gérard-Philippe Menayas, a affirmé devant eux que « la création de ces structures n’a pu se faire qu’avec l’aval des cabinets des deux ministères de la défense et du budget », respectivement dirigés par François Léotard et Nicolas Sarkozy. « Ce système était étroitement contrôlé par l’Etat. En amont, le volume des commissions était validé contrat par contrat par les deux ministres de la défense et du budget », ajoutent les magistrats.
Une société écran luxembourgeoise, baptisée Heine, a tout particulièrement attiré l’attention des juges. Créée par la DCN en novembre 1994, soit deux mois après la signature du contrat Agosta avec le Pakistan, Heine a été le premier réceptacle des commissions occultes, avant de les ventiler vers d’autres sociétés offshore dans les Iles Vierges britanniques, en Irlande ou sur l’Ile de Man.
Or, notent les juges, « un résumé manuscrit chronologique, saisi le 13 février 2007 à la DCN dans une autre enquête, fait état de la création de Heine ». « Cette note a été établie par M. Boivin », écrivent-ils, en référence à Jean-Marie Boivin, le dirigeant de Heine, qui a quitté la DCN en 2004.
Les magistrats poursuivent : « Une mention fait état de ce que “M. Bazire (directeur de cabinet d’Édouard Balladur – ndlr) est d’accord pour la création de Heine”. Cette note comporte une seconde mention : “Nicolas Sarkozy donne également son accord depuis le ministère des finances” ». Plusieurs cadres de la DCN ont défilé dans le bureau des juges et ont indiqué qu’il leur paraissait inévitable que le ministère du budget, membre du conseil d’administration de l’entreprise d’armement, ait validé le montage offshore au Luxembourg ayant permis le versement des commissions.
M. Menayas est même allé plus loin, rappellent les juges : « Il est clair que le ministère du budget a nécessairement donné son accord pour la création de Heine. Vu l’importance du sujet, cette décision ne pouvait être prise qu’au niveau du ministre. »
Le nom de l’ancien chef de l’État français est également cité par les juges dans un autre volet de leur enquête. Celui-ci concerne ce qu’ils ont appelés « les octrois injustifiés » au réseau Takieddine. Comprendre : les paiements accélérés des commissions, ce qui, d’ordinaire, ne se fait pas dans ce type de contrat dont les équilibres financiers sont souvent précaires. Mais dans le cadre des contrats saoudiens, le gouvernement Balladur n’a pas hésité à mettre en péril les finances publiques en offrant des paiements accélérés, appelés « balourds » dans le jargon militaro-industriel, au réseau Takieddine.
Un marché en particulier avec l’Arabie Saoudite est susceptible d’inquiéter Nicolas Sarkozy. Il s’agit du contrat “Mouette”, portant sur la réfection de frégates militaires. Le « balourd » de commissions consenti par l’administration française sous Balladur a ainsi permis au réseau Takieddine de percevoir, dès 1995, 195 millions de francs de commission occultes.
Selon les juges, « Matignon a rendu des arbitrages validant les balourds accordés au réseau K. ». Ils ajoutent que « le 19 décembre 1994, M. Sarkozy, en sa qualité de ministre du budget, donnait par lettre son accord au contrôleur financier pour viser les lettres de garantie […] concernant le contrat Mouette ». C’est-à-dire qu’il en validait tous les aspects financiers. Et ils citent à ce propos une ancienne haut-fonctionnaire de Bercy, Patricia Laplaud, qui a fait « des remarques très vives sur le balourd (de commissions) qu’elle n’a, dit-elle, accepté que contre un accord écrit de son ministre ». Nicolas Sarkozy, donc.
Ces éléments suffisent-ils à le mettre en cause pénalement ? Les juges ne tranchent pas. « Il apparaît, au vu des éléments recueillis, qu’il appartient à la Cour de justice de la République d’entendre M. Sarkozy sous le statut de témoin assisté sur son rôle ès-qualité de ministre du budget », écrivent-ils. Le statut de témoin assisté est une bizarrerie du droit français, qui consacre le fait qu'il existe des indices contre quelqu'un dans un dossier judiciaire, mais que ceux-ci ne sont pas suffisamment « graves et concordants » pour justifier une mise en examen.
L'intervention de l'un de ses proches conseillers (et ami), Thierry Gaubert, dans la mécanique de récupération des fonds détournés constitue un soupçon fort que la Cour de justice de la République ne pourra ignorer.
- Les espèces de la campagne Balladur
Tout cet argent détourné sur les ventes d’armes avec la complicité du gouvernement a bien servi à quelque chose ? Oui, répondent les juges. Et notamment à un financement politique illicite. « À l’époque où M. Takieddine récupérait d’importantes sommes en espèces à Genève, des espèces ont alimenté la vie politique française. Ainsi en est-il du financement de la campagne présidentielle de M. Balladur », affirment les magistrats.
Évoquant les difficultés de financement de sa campagne, n’étant pas soutenu par le RPR de l’époque, les jugent rappellent que le premier ministre et candidat Édouard Balladur « a eu recours à des espèces en quantité importante ». « Sans les remises en espèces, M. Balladur aurait dû rembourser aux banques sur son patrimoine personnel ces sommes, qui manquaient dans le financement des dépenses », précisent-ils.
Et de poursuivre : « Au soir de la défaite, la situation était critique car il manquait une vingtaine de millions de francs. Ils seront compensés (pour partie – ndlr) quelques jours plus tard par un dépôt de 10 millions de francs. » Les juges parlent ici d’un dépôt, le 26 avril 1995, de 10 050 000 francs au Crédit du Nord sur le compte de l’association de financement de la campagne de M. Balladur. Ils notent que « ce dépôt est exactement du même montant que le retrait du 7 avril », sur un compte suisse du réseau K. L’enquête a d’ailleurs montré que Ziad Takieddine se trouvait à Genève ce jour-là. « Selon Mme Takieddine, son mari lui avait confié être allé au QG de campagne de M. Balladur et avoir été en relations avec M. Bazire durant la campagne », soulignent les magistrats.
Face au Conseil constitutionnel, censé scruter la sincérité des comptes des candidats à la présidentielle, Édouard Balladur a livré de « fausses explications », accusent Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire. Ces derniers citent les rapporteurs du Conseil constitutionnel, violemment désavoués par le président d’alors, Roland Dumas, qui n’avait pas hésiter à valider des comptes truqués : « En se bornant à soutenir que ce versement de 10.050.000 francs en espèces correspond au produit de ventes d’objets divers et des collectes réalisées lors des manifestations et réunions publiques organisée pour le soutenir, le candidat (Balladur – ndlr) n’apporte aucun justificatif. »
Avec une certaine malice, les magistrats notent que « les seuls dépôts en espèces dont il a été justifié concernant les donateurs s’élèvent à 12.850 francs ».
Dans leur ordonnance, les juges préfèrent ainsi pointer du doigt les espèces remises par Ziad Takieddine à un proche collaborateur de Nicolas Sarkozy à Bercy, Thierry Gaubert : « Il relevait au cabinet du ministre de M. Hortefeux, chef de cabinet. Il a été recruté par M. Sarkozy, dont il avait été le collaborateur à la maire de Neuilly. M. Gaubert a suivi M. Hortefeux pour s’occuper de la campagne. » Après plusieurs années de démentis, Ziad Takieddine a fini par avouer, en juin 2013, avoir contribué personnellement au financement occulte de la campagne Balladur, notamment au travers de remise de fortes sommes en liquide à Thierry Gaubert et Nicolas Bazire, après les avoir retirées à Genève.
L’enquête judiciaire a enfin permis d’établir que des enquêtes d’opinion sur la campagne Balladur avaient été financées par le marchand d’armes Abdul Rahman el-Assir par l’entremise d’un célèbre spin doctor américain, Paul Manafort. Interrogé aux États-Unis, ce dernier a glissé : « J’ai cru comprendre qu’il y avait un lien entre M. Takieddine et la campagne de M. Balladur. »
- Les zones d’ombres de l’intervention de Chirac et Villepin
Il reste une zone grise dans l’examen des faits. Les juges confirment qu’un arrêt du paiement des commissions a été signifié aux intermédiaires du camp Balladur « par le pouvoir politique issu des urnes », et ce après « une enquête officieuse », en juillet 1996. Il n’y aura jamais d’enquête officielle, ni de transmission aux autorités judiciaires.
L’ancien ministre de la défense Charles Millon a indiqué avoir reçu l’instruction du président Chirac « de procéder à la révision des contrats d’armement et de vérifier dans la mesure du possible s’il existait des indices sur l’existence de rétro-commissions ». « Pour le contrat pakistanais, au vu des rapports des services secrets, on a eu une intime conviction qu’il y avait rétro-commissions », a déclaré Millon.
Ancien secrétaire général de l’Élysée, Dominique de Villepin, qui a confirmé l’instruction de Jacques Chirac, a précisé que « d’après l’examen qui avait été fait », « les intermédiaires non pakistanais et non saoudiens apparaissaient sans lien véritable avec ces marchés mais imposés par le ministère de la défense et ayant des liens avec des personnalités publiques françaises ». Les conditions d’arrivée des intermédiaires, comme le montant exorbitant des commissions qu’ils avaient perçues, ont conduit le président Chirac à « arrêter la partie des commissions qui apparaissait illégitime, non justifiée », selon Villepin.
La gauche en est informée lors de l’alternance de 1997. Les juges pointent une note adressée au premier ministre Lionel Jospin, en 1998, qui indique que « le président de la République lui-même est intervenu dans cette affaire après son élection pour interdire la poursuite de certaines pratiques ».
Là encore, la discrétion prévaut et la justice ne sera jamais informée, alors même qu’une enquête vise une partie des faits de blanchiment des sommes en question par des responsables du Parti républicain, à travers un établissement financier, le Fondo. Ziad Takieddine restera un simple témoin, mais l’ancien ministre François Léotard, et son chargé de mission, devenu ministre des affaires européennes, Renaud Donnedieu de Vabres, seront condamnés en 2004 pour « blanchiment », et, pour ce qui concerne M. Léotard « financement illicite » d’un parti politique.
L’arrêt secret du paiement des commissions concernait une partie des marchés d’armement signés par l’équipe Balladur. « Le contrat Sawari 2 était le principal contrat visé car l’essentiel des commissions n’avait pas été payé et il restait dû près de 200 millions d’euros, relatent les juges. Quant au contrat pakistanais Mercor, les commissions avaient été payées à hauteur de 88 % […] Le solde dû s’élevait à 39.315.900 francs. » Alors que des messagers enjoignent Takieddine et ses amis de renoncer d’eux-mêmes à ces fonds, une procédure d’arbitrage est engagée, et très vite « une transaction est intervenue ».
En mars 1997, le premier ministre Rafik Hariri, très proche de Jacques Chirac, s’entremet et offre un arrangement à Ziad Takieddine : « le versement de 130 millions de dollars pour solde de tous comptes. » L’enquête des juges, qui a confirmé l’arrivée de cet argent sur les comptes de Takieddine, a révélé que ce dernier n’avait pas partagé comme il l’aurait dû sa compensation avec son associé el-Assir. Mais les magistrats n’ont pas remonté la piste d’Hariri, ni cherché à comprendre ses motivations, en questionnant ses proches.
L’Élysée n’avait-il pas été informé ? Dominique de Villepin a déclaré n’avoir « jamais entendu parler d’une compensation ».
Mais c’est surtout la reprise du paiement des commissions, dès 1997, vers d’autres intermédiaires, qui restera la plus lourde zone d’ombre de cette instruction. « En remplacement des sociétés Rabor et Estar, dont les contrats ont été détruits, il y a eu trois destinations, a soutenu Ziad Takieddine, rappellent les juges. Une partie a bénéficié à une société qui représente M. Chirac. Une autre partie a bénéficié à une autre société qui représente M. de Villepin. La troisième est celle de M. Djouhri – l’intermédiaire Alexandre Djouhri – qui chapeaute les trois sociétés. » M. Takieddine mettait en cause « un groupe de grande envergure en Arabie Saoudite appartenant à M. Bugshan, disposant d’une structure à Genève gérée par Wahib Nacer ».
Après quelques auditions, et des vérifications assez sommaires, les juges tranchent : « Les seules affirmations de M. Takieddine sur une éventuelle destination politique de ces fonds étayée par aucun élément probant (il n’en a fourni aucun) ne permettent de retenir la commission d’abus de biens sociaux », écrivent-il.
Wahib Nacer a confirmé avoir « proposé l’intervention de M. Bugshan, qui avait des liens privilégiés avec le roi », « pour débloquer la situation ». Les dignitaires saoudiens semblent avoir été les principaux bénéficiaires de cette seconde vague qui s’interrompt en juillet 2000. 1,1 milliard de francs aurait été destiné au n°2 de la marine, 85 millions seraient allés à Khalid Bugshan, enfin 425 millions et 1,4 milliard auraient été destinés au prince Sultan. Force est de constater que la découverte du versement de ces montants exorbitants n’a pas déclenché d’investigations à la hauteur de l’enjeu. Les avocats des intermédiaires du clan Balladur y trouveront sans doute un solide argument de plaidoirie.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Si j’étais un terroriste