Elle entre enfin en action. Un an après l’affaire Cahuzac, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HAT), présidée par l’ancien magistrat Jean-Louis Nadal, s’est réunie pour la première fois le 7 février. Alors qu’elle commence à peine à recruter son personnel (vingt postes de fonctionnaires budgétés), elle doit commencer à traiter les déclarations de patrimoine et d’intérêts remplies par les parlementaires. Ces derniers avaient jusqu’au 1er février pour les envoyer (de même que les eurodéputés, les conseillers des ministres ou du président de la République, contre le 1er juin pour les maires et patrons d’exécutifs locaux).
Cet exercice de transparence inédit a mis le parlement en émoi, certains députés réalisant l’ampleur d’une réforme qu’ils ont votée en septembre. Dès cet été probablement, leurs déclarations de patrimoine seront consultables par leurs électeurs sur simple demande adressée à la Haute autorité (avec interdiction toutefois d’en reproduire le contenu). Le ministère de l’intérieur doit encore fixer par arrêté les conditions dans lesquelles cette mise à disposition se fera au sein des préfectures. Quant aux déclarations d’intérêts des élus, qui listent leurs activités parallèles, elles seront directement mises en ligne sur le site de la HAT, sans doute dès mai ou juin prochain.
C’en est trop, visiblement, pour le sénateur UMP Patrice Gélard, qui a déposé un recours pour « excès de pouvoir » devant le Conseil d’État. S’il refuse d’exposer ses motivations à Mediapart, l’objectif est clair : tenter de faire annuler le décret qui a fixé, fin décembre, le contenu détaillé des questionnaires.
À quelques jours de la date butoir, d'autres complaintes ont retenti dans les médias à l'encontre de ces déclarations de patrimoine. « C’est très chiant » et « très con » de « devoir déclarer le livret A de ma fille de 6 mois à 15 euros et 6 centimes », s’est par exemple étouffé le centriste Jean-Christophe Lagarde (UDI). « C’est complètement ubuesque, on est en train de nous faire passer pour des malhonnêtes », a tonné Marie-Christine Dalloz (UMP), tandis que son collègue Philippe Gosselin (UMP), gêné par des questions « un peu spécieuses » sur « le conjoint, ses activités et ses revenus », évoquait « le petit trou de la serrure dans la chambre à coucher ». « Dans la rubrique “observations”, j’ai écrit : “Ça suffit l’inquisition !” » s’est aussi vanté Jacques Myard (UMP). Dans toutes les bouches, la même rengaine : ce système déclaratif n’aurait pas empêché les mensonges de Jérôme Cahuzac.
Même à gauche, la mauvaise grâce a frappé. « C’est un monument de paperasserie », s’est étranglé le socialiste François Loncle, remonté contre les « dix-sept pages à remplir avec un détail inouï », et choqué de devoir « donner le prix d’argus de la Citroën C3 de (sa) femme ». Depuis le parlement européen, l’écologiste Daniel Cohn-Bendit est allé jusqu’à dénoncer un « poujadisme mis en forme administrative ». « J’ai l’impression qu’un fonctionnaire sadique de Bercy a pris un malin plaisir à imaginer ce questionnaire, a lancé l’eurodéputé. Je déclare une Volvo achetée d’occasion en 1995 ; ils me disent : “Quelle est la valeur vénale aujourd’hui ?” (…) Mais qu’est-ce que ça peut leur foutre ? »
Le président de la Haute autorité, Jean-Louis Nadal, avait pourtant pris les élus par la main. « Grâce à la mise en œuvre de ces nouveaux dispositifs, la France (…) figurera parmi les pays les plus avancés », a plaidé l'ancien magistrat dans un courrier aux députés. Deux lignes téléphoniques ont aussi été ouvertes pour l'occasion, qui ont « reçu pas mal d’appels et de questions », selon la HAT.
En réalité, cette déclaration de patrimoine n’aurait pas dû soulever la moindre difficulté puisqu’elle s’avère identique, à peu de choses près, à celle que remplissaient déjà les élus depuis des années et qu'ils adressaient à l'ex-Commission pour la transparence financière (remplacée fin décembre par la HAT après vingt-cinq ans d'existence). « C'est quasiment le même formulaire, confirme le député écologiste François de Rugy, étonné par le cinéma de certains collègues. Ça m'a pris une heure à tout casser et c’est moins compliqué que la déclaration d’impôts ! À ce stade, en plus, la HAT ne réclame aucun justificatif. »
« Moi ça m'a pris une demi-heure, confirme le socialiste Christophe Castaner, très favorable à la transparence, au point qu'il a publié sa déclaration de patrimoine sur son blog. Le seul truc qui m'a un peu gêné, c'est de fournir les revenus de ma conjointe. Comme on est séparés mais pas divorcés, ça me gonfle de lui demander combien elle gagne. À part ça, c'est très simple. »
En fait, ça n’est pas tant la complexité du questionnaire qui a froissé certains députés, que la certitude de voir les journalistes et les électeurs se précipiter en préfecture pour éplucher ces documents. Conscients que l'amende de 45 000 euros prévue en cas de divulgation du contenu ne suffira pas à décourager toute reproduction, les parlementaires ont rempli leur formulaire avec plus de sérieux que jamais, soudain méticuleux.
Chez les ministres du gouvernement Ayrault, l’annonce d'une publication de leur déclaration de patrimoine avait déjà eu le même effet vertueux. D’après nos informations, la Commission pour la transparence a en effet constaté des différences entre la déclaration que certains ont initialement fournie en arrivant (destinée à rester sous clef) et celle qu'ils ont communiquée pour publication en avril 2013, bizarrement plus précise, sinon plus complète.
Au-delà du droit de regard et d’alerte des citoyens, qui pourront signaler des anomalies à la HAT, les parlementaires craignent surtout les pouvoirs de contrôle de cette autorité indépendante, très étendus par rapport à ceux (bien maigres) dont jouissait feue la Commission pour la transparence financière, déjà chargée de traquer les enrichissements illicites en cours de mandat. Désormais, la loi prévoit que l’administration fiscale devra fournir aux “enquêteurs” de la HAT « tous les éléments (...) permettant d'apprécier l'exhaustivité, l'exactitude et la sincérité » des déclarations. Enfin des superpouvoirs ?
Pas tant que ça. Dans son “testament” (son ultime rapport d’activité publié fin décembre), l’ex-Commission pour la transparence, forte de vingt-cinq ans d’« expérience » en matière de vérification de patrimoine, « regrette » que la réforme ne soit pas allée « plus loin » et que « certaines prérogatives qu'elle estimait (…) nécessaires à l'efficacité des contrôles (de la HAT) ne soient pas prévues ». Sa crainte : que l’administration fiscale, réputée peu partageuse, fasse de la rétention d’informations.
Au-delà des déclarations de revenus et d'ISF des parlementaires, dont la transmission sera automatique, la loi « semble laisser (…) à l’administration (fiscale) une certaine marge d'appréciation quant au choix des éléments à transmettre », estime l’ex-Commission, qui recommandait « un droit d’accès » plus explicite aux « redressements » déjà signifiés par le Fisc, ainsi qu’aux « donations » dont les élus ont pu « être l’auteur ou le bénéficiaire ».
Par ailleurs, elle déplore que « la possibilité pour la Haute Autorité d'examiner le patrimoine des enfants mineurs (…) n'ait pas été introduite » (« afin de lutter plus efficacement contre des comportements de contournement de la législation »), pas plus que le droit « d’accéder (…) à des documents situés dans des locaux professionnels ». Sans doute la HAT et son président Nadal, ancien procureur général près la Cour de cassation et plus haut parquetier de France, auront-t-il à cœur, cependant, d’en remontrer à leurs prédécesseurs.
Mais la déclaration de patrimoine n’est pas le seul objet de frictions potentielles entre la HAT et les parlementaires. La publication programmée de leurs déclarations d’intérêts, qui vont dévoiler leurs occupations et revenus parallèles (jusqu’à cinq ans avant l’élection), de même que le métier actuel de leur conjoint, en agacent plus d’un.
Ainsi les députés avec une double casquette d'avocat (vingt-trois déclarés l'an dernier) ou de consultant (sept) ont-ils dû communiquer l’identité de leur employeur et leurs honoraires. Si le Palais-Bourbon exigeait déjà, depuis plusieurs années, une déclaration d'intérêts, ce document ne portait guère à conséquence puisqu’il prenait la poussière dans le coffre-fort de Noëlle Lenoir, la déontologue maison (au point que vingt-sept élus de la promotion 2012 s'étaient permis de lui rendre une copie blanche).
Désormais, la Haute autorité pourra se prononcer sur des cas précis de conflits d’intérêts, publier ses recommandations, voire saisir le bureau de l’Assemblée (ou du Sénat). À charge pour ce dernier de trancher – ou pas. En effet, au nom du principe de séparation des pouvoirs, le législateur n’a pas doté la HAT d’un quelconque pouvoir d’ « injonction » à l’égard des parlementaires, à l’inverse des ministres ou des élus locaux.
Même les activités bénévoles des députés seront désormais scrutées à la loupe. « Des collègues de gauche s'étonnent qu'il faille déclarer ses anciennes responsabilités associatives, relève l’écologiste François de Rugy. Mais c’est normal, elles peuvent aussi faire naître des conflits d'intérêts ! » La jeune socialiste Fanélie Carrey-Conte, par exemple, a récemment endossé le rôle clef de rapporteur d’une proposition de loi PS qui visait à élargir les pouvoirs des mutuelles, alors même qu’elle fut administratrice d’une mutuelle étudiante, la LMDE (ex-MNEF), d’ailleurs très liée au PS.
« Le dernier truc un peu chiant, c’est qu’il faut préciser les activités annexes de nos assistants, commente le socialiste Christophe Castaner. C’est tout de même une immixtion dans la vie d’une tierce personne… » Lui s’est bien sûr exécuté, sans problème. Pour d’autres parlementaires qui salariaient leur femme ou leur fiston aux frais de l’Assemblée, tout en prenant bien soin de ne pas l’afficher, cet exercice de transparence aura décidément été compliqué.
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