En ce jour où la Cour des comptes rend public son traditionnel rapport annuel et où la presse se délecte des histoires, petites et grandes, qu’elle dévoile, sans doute est-il utile d’en faire le constat : la grande majorité des enquêtes conduites par la juridiction financière restent secrètes. Quelques-unes pour de bonnes raisons mais la majorité d’entre elles pour de mauvaises : parce que, de très longue date, la France baigne dans une culture démocratique anémiée et piétine fréquemment le principe de transparence qui est pourtant édicté en matière de finances publiques par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Si l’on s’en tient aux textes fondateurs de la République, la France est, certes, un pays exemplaire. Les principes qui y sont affichés sont tous irréprochables et affirment le droit imprescriptible des citoyens à connaître l’usage des fonds publics, qui est fait en leur nom par les élus de la Nation. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui, en son article 14, affiche ce droit fondamental dans toute démocratie : « Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée. » Et l’article 15 consolide ce droit, en faisant cet ajout : « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. »
La Constitution de la Vème République, en son article 47-2, défend, elle aussi, exactement les mêmes principes de transparence démocratique : « La Cour des comptes assiste le Parlement dans le contrôle de l'action du Gouvernement. Elle assiste le Parlement et le Gouvernement dans le contrôle de l'exécution des lois de finances et de l'application des lois de financement de la sécurité sociale ainsi que dans l'évaluation des politiques publiques. » Et cet article 47-2 fait cet ajout majeur : « Par ses rapports publics, elle contribue à l'information des citoyens. ».
Pourtant, ces principes sont allégrement piétinés depuis longtemps. D’abord, pendant plus d’un siècle, la Cour des comptes s’est bornée à ne divulguer qu’une seule publication : son rapport annuel. Et ce qui figurait fréquemment dans ce célèbre rapport annuel n’était pas toujours les affaires les plus graves, mais trop souvent les plus grotesques ou les plus ubuesques.
Au lieu d’être un exercice de transparence démocratique, le rapport de la Cour des comptes s’est trop souvent apparenté – par la faute de la Cour tout autant que celle de la presse – à une sorte de vaudeville courtelinesque sur les stupidités de ces « Messieurs les ronds-de-cuir ». Et dans ce registre du bêtisier de l’administration, la Cour des comptes excelle toujours : si l’on se plonge dans le rapport annuel de 2014 publié ce mardi 11 février (il peut être téléchargé ici), on trouve un lot fourni d’histoires de ce type, des facilités de circulation offertes par la SNCF à ses agents et leurs familles jusqu’aux dysfonctionnements des internats d’excellence en passant par l’inutilité de la Chancellerie des universités de Paris.
Des progrès sur la voie de la transparence ont, certes, été effectués au fil des ans. La révision constitutionnelle de juillet 2008 a ainsi élargi les missions de la Cour des comptes et a assoupli les dispositions du Code des juridictions financières, qui fixe les règles de publication de la Cour des comptes et de ses chambres régionales, de sorte que le droit d’information des citoyens soit mieux garanti.
De ces progrès, le rapport de la Cour des comptes qui vient d’être publié ce mardi en fait grand cas. Voici en effet ce qu’elle explique : « Initialement cantonné au rapport public annuel, le champ des publications a été progressivement étendu, notamment depuis que la révision constitutionnelle de juillet 2008 a confié à la Cour la mission, nouvelle et spécifique, de "contribuer", "par ses rapports publics", "à l’information du citoyen". Une disposition législative du 29 juillet 2011 (article L. 143-1 du code des juridictions financières) lui permet désormais de rendre publiques toutes ses observations et recommandations, sous réserve des secrets protégés par la loi. Un décret du 29 mars 2013 en a précisé les modalités d’application (article R. 143-1 du même code). »
La Cour ajoute : « Depuis 2011, les publications de la Cour sont ainsi passées d’une vingtaine à plus d’une soixantaine par an. Cette augmentation ne tient pas à ce que le nombre des travaux effectués par la Cour s’est sensiblement accru, mais résulte d’une publication plus fréquente des travaux habituels. En particulier, la plupart des référés adressés au Premier ministre ou aux ministres sont désormais publiés (29 en 2013), et tous les travaux réalisés pour le Parlement et le Gouvernement le sont systématiquement. Cette évolution s’inscrit dans la nouvelle mission constitutionnelle impartie à la Cour, telle que le législateur l’a déclinée, et qu’elle s’attache à progressivement mettre complètement en oeuvre. D’autres types de travaux sont encore susceptibles d’être rendus publics à l’avenir, par exemple les rapports sur les entreprises publiques. Conformément à la prescription du législateur (article L. 143-1 précité du code des juridictions financières), les publications de la Cour sont effectuées dans le strict respect des secrets protégés par la loi : secret touchant à la défense nationale, mais aussi secrets commercial et des affaires ou secrets relatifs à la protection de la vie privée. »
Mais dans cet auto-bilan très flatteur, la Cour des comptes omet de préciser quel est le nombre total de rapports ou de référés qui sont réalisés chaque année par ses propres soins ou par les chambres régionales. Or, le chiffre est énorme : environ 1 200 rapports. Si l’on prend en compte les quelque 60 rapports rendus publics par la Cour des comptes et ceux qui sont publiés par les chambres régionales – dont nous n’avons pas obtenu le nombre exact – le bilan ne fait aucun doute : ce n’est qu’une infime partie des rapports qui sont rendus publics.
Concrètement, le Code des juridictions financières prévoit la publication de certains rapports, et au premier chef, celle évidemment du rapport annuel. La loi prévoit aussi la publication de tous les rapports qui sont réalisés à la demande de l’Assemblée nationale ou du Sénat. De même, tous les référés doivent être rendus publics sous les deux mois qui suivent leur transmission aux commissions concernées du Parlement. Il en va de même des rapports qui ont trait à l’argent résultant de la générosité publique. Et surtout, tous les rapports régionaux qui portent sur des collectivités publiques, régionales ou locales, doivent être rendus publics – c’est une obligation légale. Mais l’immense majorité des autres rapports restent secrets, en violation des articles 14 et 15 de la Déclaration des droits de l’homme.
A cela, il y a parfois des raisons qui se comprennent. Par exemple, pour les rapports qui ont conduit un magistrat financier à faire jouer l’article 40 du code de procédure pénale, il est compréhensible qu’aucune publicité n’intervienne, au moins dans un premier temps, pour protéger le secret de l’instruction.
Mais pour tous les autres cas, le secret est incompréhensible. Il contrevient à un droit fondamental des citoyens, celui de savoir comment l’argent public est utilisé. Et le premier président de la Cour des comptes a beau périodiquement rappeler qu’il est partisan d’une publicité de plus en plus large des enquêtes de la juridiction, les choses n’avancent qu’à un train de sénateur.
Vieux débat au sein même de la Cour des comptes : partisans d’une transparence élargie, certains magistrats financiers font valoir que la Cour devraient avancer plus vite vers plus de publicité ; d’autres objectent que la publicité d’un rapport impose une procédure, en amont, beaucoup plus complexe, beaucoup plus lourde, qui pourrait conduire la Cour à être beaucoup moins productive.
Mais il y a un moyen simple de se faire une opinion dans ce débat d’expert. Il suffit de se référer aux rapports que la Cour des comptes ne voulait pas rendre publique mais que la presse a tout de même pu révéler pour comprendre qu’il y a, dans le fonctionnement français, une opacité choquante. Arrêtons-nous juste à quelques exemple, pour en prendre la mesure.
A titre d’illustration, examinons par exemple le rapport que la Cour des comptes a consacré à l’affaire Tapie. Frappé à chaque page de la mention « Confidentiel » (voir ci-contre), ce rapport a été bouclé à l’automne 2010, mais ne devait jamais être publié.
A l’époque, j’ai assez vite appris son existence, et les rumeurs qui me parvenaient laissaient entendre que le document était d’une grande importance puisque les magistrats financiers avaient mis au jour des fautes pénales. J’ai donc cherché ce document avec d’autant plus d’obstination que le scandale Tapie était en passe d’être étouffé. Le héros de la saga, Bernard Tapie, avait perçu ses 405 millions d’euros prélevés sur les deniers publics, et j’en étais réduit à chroniquer ses achats fastueux – un jour un yacht, le lendemain une villa à Saint-Tropez...
J’ai donc frappé à toutes les portes. A la Cour des comptes – mais j’ai trouvé... porte close! A la commission des finances de l’Assemblée nationale – mais son président, un certain… Jérôme Cahuzac, qui avait le fameux document – est resté assis dessus, sans rien vouloir en divulguer. Et ainsi de suite, pendant de longues semaines. Jusqu’à ce que je rencontre un citoyen remarquable qui, disposant du rapport et étant indigné qu’il ne soit pas mis sur la place publique, a accepté de me le remettre.
Dans un souci de protection de nos sources, nous avons donc totalement ressaisi ce rapport, et le 21 mai 2011, soit près de six mois après sa confection, nous sommes parvenus à le mettre en ligne, inséré dans un article intitulé Affaire Tapie : le rapport qui accable Christine Lagarde.
Pour mémoire, voici ce rapport :
Affaire Tapie: le rapport secret de la Cour des comptes qui accable Christine Lagarde by Laurent MAUDUIT
Or, la révélation de ce rapport a joué un rôle majeur dans l’affaire Tapie. Alors qu’elle était en passe d’être étouffée, elle a d’un seul coup été relancée. Ce rapport pose donc une grave question : le fait que la Cour des comptes ne l’ait pas publié ne constitue-t-il pas un scandale démocratique ? La question concerne non pas les magistrats financiers eux-mêmes, qui sont soumis aux règles du Code des juridictions financières, mais le législateur qui a la possibilité de modifier ce code. Bientôt trois ans après la révélation de ce rapport, la seule version disponible reste d'ailleurs celle de Mediapart.
Et des exemple de ce type, il en existe de nombreux autres, d’importance diverse. Si je m’en tiens aux seuls rapports de la Cour des comptes qui n’auraient pas dû être révélés et qui l’ont finalement été par moi, je dois encore citer le rapport de la Cour des comptes sur la prestigieuse Ecole d’économie de Paris.
Daté du 28 avril 2011, ce rapport est longtemps resté secret. Quand j’ai commencé mes enquêtes pour écrire mon livre sur Les imposteurs de l’économie (Editions Gawsewitch, avril 2012) (ici mon billet de blog à ce sujet), j’ai d’abord cherché à comprendre les conflits d’intérêt que toléraient trop d’économistes français parmi les plus connus, se présentant dans les médias sous leur casquette d’universitaires mais cachant parfois qu’ils étaient en réalité appointés par la finance. Dans cette enquête importante, dans la foulée des révélations faite aux Etats-Unis par le célèbre documentaire Inside Job, j’ai aussi cherché à comprendre si l’OPA de la finance n’avait pas encore été au-delà : si, en plus de la corruption de quelques économistes vedette, le monde de la finance n’avait pas mis aussi la main sur la recherche économique, notamment au travers des Fondations et des financements privés qu’elles autorisent depuis quelques années.
Or, comme souvent en ce cas, la Cour des comptes n’a pas publié les rapports qu’elle a réalisés sur ce type de fondations, même si celles-ci ont connu beaucoup de dérives, comme on l’a vu avec Sciences-Po. Au cas par cas, certaines fondations ont donc d’elles-mêmes publié certains rapports – ce fut le cas par exemple de la Fondation de l’Ecole d’économie de Toulouse qui a fait l’objet d’un rapport à consulter ci-dessous :
Mais d’autres rapports n’ont pas été rendus publics, comme celui concernant l’Ecole d’économie de Paris. C’est en menant mes enquêtes que je suis parvenu à le trouver, et que j’ai fini par le mettre en ligne sur Mediapart. Pour mémoire, voici cet autre rapport :
Or, ce document permet de comprendre si la recherche économique de pointe dans les pôles d’excellence, est restée ou non, indépendante en France (Lire L’OPA de la finance sur la recherche économique).
Et encore ne s’agit-il que de quelques rapports sur de très nombreux autres réalisés sur ce type de fondations. Vraisemblablement, toutes les fondations ont fait l’objet d’enquêtes identiques conduites par la Cour des comptes. Leur publication, non pas aléatoire au gré des investigations de la presse, mais systématique permettrait de dresser un vrai bilan de l’ouverture de l’université aux financements privés, avec les graves dérives que cela a pu susciter. Mais, dans l’immédiat, la Cour des comptes garde jalousement ses secrets.
Autre exemple, plus récent : deux journaux, Le Monde et Mediapart, ont révélé ces derniers jours le rapport que la Cour des comptes a consacré à la Société nationale immobilière (SNI), la filiale de la Caisse des dépôts et consignations au cœur, au cours de ces dernières semaines, de nombreuses controverses (Lire Vers une privatisation du n°1 du logement social). Mais ce rapport n’a jamais été rendu public par la Cour des comptes, elle-même. A Mediapart, dans le souci de protéger la source qui nous a permis d’en prendre connaissance, nous avons même été contraint de ne pas publier le rapport in extenso mais de n’en présenter que les principales conclusions.
La diffusion de ce rapport a été si restreinte que même la ministre du logement, Cécile Duflot, n’en a pas été destinataire. Or, qu’est-ce qui justifie que des faits aussi graves que ceux révélés par ce rapport, portant sur des dérives multiples révélant un climat d’affairisme dans un secteur très important, celui du logement social, ne soit pas porté à la connaissance des citoyens ? Rien ! Et cela encore atteste des règles d’opacité qui trop souvent régissent la démocratie française.
C’est d’autant plus choquant que si la pugnacité de la presse permet parfois de mettre au jour certains rapports secrets de la Cour des comptes, d’autres rapports restent durablement secrets. Dans le cas du logement social précisément, c’est également le cas. Car si le rapport sur la SNI a été révélé, un autre existe, portant sur le scandale d’Icade, une autre filiale de la Caisse des dépôts. Or, ce rapport est, selon nos sources, encore plus explosif que le premier. Alors pourquoi est-il tenu secret ? Ce type de confidentialité vient confirmer que la France dispose d’une démocratie anémiée, sinon même nécrosée.
Combien d’autres rapports dorment dans les coffres-forts de la Cour des comptes ? Sans doute n’en connaît-on pas même la liste. Pour la période récente, on sait ainsi que la Cité du cinéma a fait l’objet d’un rapport qui serait explosif. Un rapport sur Areva a aussi été abandonné à la critique rongeuse des souris…
Il faut se rendre à l’évidence : engluée dans sa culture de monarchie républicaine, celle du secret défense et de l’opacité généralisée, la France se tient à l’écart du mouvement des grandes démocraties où, ces dernières années, la transparence a fait, en certains pays, de formidables progrès. C’est le Freedom of information act qui a lancé, en 1966, cette tendance mondiale en faveur de la transparence publique et du droit à l’information des citoyens sur tous les actes publics. Et depuis, de nombreux pays ont marché sur ces brisées, adoptant des législations encore plus progressistes. En Suède, désormais, même de manière anonyme, un citoyen peut obtenir un document administratif. La révolution démocratique islandaise a même fait un pas de plus : un citoyen a le droit d’exiger des documents portant sur une entreprise privée dès lors que celle-ci est sous contrat ou aidée par l’Etat.
On peut donc penser qu’à petit pas, la Cour des comptes va continuer à progresser chaque année vers un peu plus de transparence. Mais en vérité, c’est d’une véritable révolution démocratique dont la France aurait besoin. Pour que la Déclaration des droits de l’homme ne soit pas perpétuellement violée. Pour que la transparence soit la règle et l’opacité une exception très encadrée en contrôlée par les élus de la Nation.
C’est la conception même de la démocratie qui se joue en cette matière. Le secret est l’une des marques des systèmes oligarchiques, qui tiennent les citoyens à l’écart des grandes décisions. La démocratie repose, elle, sur de tout autres règles. Dans son célèbre ouvrage L’Etrange défaite, écrit juste après la débâcle de Juin 1940, c’est ce qu’observe Marc Bloch en parlant du travail de reconstruction démocratique incombant à ceux qui libèreront le pays : « Je n’aurai pas l’outrecuidance de leur tracer un programme. Ils en tireront eux-mêmes les lois au fond de leur cerveau et de leur cœur. Ils en adapteront les contours aux leçons des évènements. Nous les supplions seulement d’éviter la sécheresse des régimes qui, par rancune ou orgueil, prétendent dominer les foules, sans les instruire ni communier avec elles. Notre peuple mérite qu’on se fie à lui et qu’on le mette dans la confidence »
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